39. UN JEU DANGEREUX
L’approche d’un suspect dans le cadre d’une enquête relative au crime organisé est une opération délicate. Chloé ne pouvait pas appréhender Bentine à son domicile et le conduire au poste de police locale sans éveiller les soupçons de Major Dee, de Sasha Thompson et des flics véreux qu’elle les soupçonnait d’avoir recrutés.
Elle passa la journée du mercredi à filer sa cible afin de dresser avec précision son emploi du temps. Craignant d’être victime de son inexpérience, elle demanda à John Jones, son ancien supérieur hiérarchique, de l’assister lors de l’interrogatoire prévu pour le lendemain. Elle informa l’agent de liaison de la police du Bedfordshire des grandes lignes de l’opération, mais se garda de préciser qu’elle s’apprêtait à violer délibérément les règles de procédure protégeant les droits des suspects.
Le bureau de Siméon Bentine était situé au-dessus d’un drugstore, à deux cents mètres du Green Pepper, en plein cœur du territoire des Slasher Boys. La plaque de laiton apposée sur la porte indiquait Siméon Bentine, expert-comptable. Cependant, au cours de ses recherches, Chloé n’avait recueilli aucune preuve démontrant que l’homme de main de Major Dee avait obtenu cette qualification.
Le jeudi matin, elle patienta dans le café d’en face en compagnie de John. Bentine gara sa voiture devant le magasin peu après neuf heures. Il plaça une affichette EN PANNE sur le pare-brise, ouvrit la porte et s’engagea dans un escalier étroit. Dès que les deux contrôleurs virent la lampe s’allumer derrière les stores du bureau, ils traversèrent la rue et pénétrèrent dans l’immeuble.
Ils gravirent les marches jusqu’au premier étage, poussèrent une porte vitrée et trouvèrent leur suspect devant la machine à café.
— Désolé, mais je ne reçois que sur rendez-vous, dit ce dernier. Je vous invite à fixer une date avec ma secrétaire. Elle devrait être là d’une minute à l’autre.
— Linda ne viendra pas aujourd’hui, lâcha Chloé.
— Sa voiture est en panne, ajouta John Jones. Elle ne vous a pas encore prévenu ?
— Qui êtes-vous ? demanda Siméon, la mine anxieuse.
Il était conscient de s’être livré à un jeu dangereux en traitant avec deux gangs ennemis. Il n’était pas tranquille et s’attendait au pire.
— Asseyez-vous, monsieur Bentine, dit calmement Chloé.
— Vous êtes de la police ?
Cette idée semblait le rassurer. A sa connaissance, contrairement aux criminels qu’il fréquentait depuis des années, les flics ne procédaient pas à des exécutions sommaires.
— Asseyez-vous, répéta John en écartant un revers de son manteau pour exhiber le holster fixé à sa ceinture. Il faut que nous parlions.
— Et vous, vous vous asseyez sur la procédure, gronda Bentine, convaincu qu’il avait affaire à des enquêteurs de police. Je pourrais vous traîner devant les tribunaux.
Chloé exhiba une fausse carte d’identification du MI5.
— Allez-y, je vous en prie, ricana-t-elle. Appelez le ministre.
— Nous, contrairement à vous, nous n’avons qu’un patron, ajouta John. Ça simplifie les choses.
— Si vous avez des preuves ! arrêtez-moi, tonna Siméon. Sinon, débarrassez-moi le plancher !
— Oh, nous pourrions vous arrêter, dit John, mais vous n’êtes pas à proprement parler un gros poisson.
— Vous êtes même un parfait amateur, cher monsieur, ronronna Chloé. Un homme dans votre situation aurait dû avoir la présence d’esprit de changer de portable régulièrement. Imaginez-vous ce qui pourrait vous arriver si les enregistrements de vos conversations avec Sasha Thompson tombaient entre les mains de Major Dee ? Qu’est-ce que vous lui avez dit hier, déjà ? Ne t’inquiète pas, Sasha, j’aurai bientôt d’autres coups juteux à te proposer.
John hocha la tête.
— Vu la masse de paperasse qu’on nous force à remplir avant de procéder à la moindre arrestation, il serait plus facile pour nous de laisser Major Dee s’occuper de votre cas.
Siméon passa une main sur son front trempé de sueur.
— Est-ce que je serai payé, si j’accepte de vous fournir des informations ?
John et Chloé éclatèrent de rire.
— Je crains que vous n’ayez mangé votre pain blanc, lâcha le contrôleur.
— La prochaine fois que vous refilerez un tuyau à Sasha Thompson pour lui permettre de dépouiller Major Dee, poursuivit Chloé, nous voulons être tenus au courant. Vous nous direz où aura lieu le braquage, et la police mettra en place une opération de surveillance afin de filmer tout le spectacle.
Siméon haussa les épaules.
— Vous écoutez mes conversations téléphoniques. Qu’est-ce que je pourrais vous apprendre de plus ?
— Il y a toujours des détails qui nous échappent. Grâce à votre collaboration, si tout se passe bien, on arrêtera Major Dee, Sasha Thompson et tous leurs complices les mains dans la poudre.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? protesta Siméon. Ma tête sera mise à prix, si on apprend que je suis à l’origine de ce coup de filet. Je veux que vous m’accordiez l’immunité totale et que vous me fournissiez un moyen de quitter le pays.
— Vous n’obtiendrez pas l’immunité, dit fermement John, mais les autorités fermeront les yeux, le temps pour vous de transférer vos comptes en banque et de fuir pour le pays de votre choix. On ne peut rien faire de plus, mais c’est ça ou la perceuse sans fil de Major Dee.
— Capturer Sasha et Major Dee en même temps ne va pas être facile. Ils sont extrêmement prudents.
Bentine s’accorda quelques secondes de réflexion.
— Il y aurait peut-être un moyen…
— Nous vous écoutons, dit John.
— Major Dee ne supervise jamais les échanges en personne, mais il donnerait n’importe quoi pour se venger des Mad Dogs. S’il apprend que Sasha a une nouvelle fois l’intention de le doubler, je suis convaincu qu’il lui tendra une embuscade.
— Je vois… Vous informez Sasha qu’un deal de marchandise est sur le point de se dérouler et vous prévenez Major Dee qu’il va se faire dépouiller. Le moment venu, les flics filment la rencontre, identifient tous les participants, puis les arrêtent un à un à leur domicile.
— Seulement, je veux des garanties. J’ai cinquante-trois ans. Je suis trop vieux pour aller en prison et je ne veux pas finir suspendu à un crochet de boucher. Je travaillerai avec vous, pourvu que vous transmettiez à mon avocat des documents officiels garantissant que je pourrai quitter le pays.
— C’est un marché honnête, dit Chloé. Quand pourrons-nous passer à l’action ?
— Chaque semaine, Major Dee reçoit deux ou trois gros chargements de cocaïne. Je n’en ai jamais parlé à Sasha parce que c’est grâce à ces arrivages que Major Dee fait tourner la boutique. Sans eux, les Slasher Boys ne seraient qu’une petite bande de revendeurs à la sauvette.
— Et vous ne vouliez pas tuer la poule aux œufs d’or.
— Précisément. Je pense que Sasha prendra son temps pour monter le braquage. Une semaine, au moins. Je peux lui en parler immédiatement, mais informer Major Dee qu’il va être dépouillé est plus complexe. Il va falloir que je m’explique sur la façon dont j’ai obtenu ce tuyau.
— Nous pourrons vous aider à trouver une justification, si c’est nécessaire, dit Chloé. Mais désormais, nous voulons rester informés de vos moindres faits et gestes.
Siméon se leva et serra longuement la main de ses nouveaux associés.
— Si vous jouez franc-jeu avec moi, je vous promets que vous n’aurez pas à vous plaindre de mes services.