24. FEINTE DE FRAPPE

Il était dix-neuf heures. James, Bruce et Junior se dirigeaient vers le terrain de foot illuminé par une batterie de projecteurs.

— Je ne joue plus très souvent, expliqua ce dernier. J’y vais surtout pour rencontrer des potes. Pour être honnête, je n’ai plus vraiment la forme.

— Ce n’est pas étonnant, sourit-il. Tu fumes et tu bois trop. C’est un miracle que tu puisses encore marcher.

— Les types que je vais vous présenter sont sympas, mais ce sont des pros du business qui brassent pas mal de fric. Ne leur manquez pas de respect. Surtout à Sasha.

— C’est qui ? demanda Bruce.

— Le chef de la bande, un vieil ami de mon père. Il m’aime bien, mais c’est un vrai dur. Un soir, dans un pub, un type l’a bousculé et l’a traité de branleur. Sasha a ordonné à deux de ses hommes de l’attacher à un pare-chocs et de le traîner sur cinq kilomètres avant de se débarrasser de son corps.

— La vache, il ne rigole pas, s’étrangla James.

Il avait lu de nombreux rapports de police attestant du comportement ultraviolent de Sasha Thompson, mais cet acte de barbarie ne figurait pas dans les documents joints à l’ordre de mission.

Regroupés par classes d’âge, des pupilles aux vétérans, une cinquantaine de footballeurs portant des maillots jaune fluo floqués de l’inscription Centres Thompson, les spécialistes du pot d’échappement s’entraînaient sur le terrain. Sasha supervisait la séance, assis sur un banc. Il plaça ses mains en porte-voix et hurla à l’adresse de l’un des participants :

— Jonesy, qu’est-ce que tu fous ? Je t’ai demandé de le marquer à la culotte !

Sasha avait quarante-six ans. Depuis deux saisons, victime d’un genou capricieux, il avait cessé de jouer au football, mais il s’était maintenu en forme en courant et en soulevant quotidiennement de la fonte.

— Junior ! s’exclama-t-il, tout sourire. C’est gentil d’être passé. Je peux te parler une minute ?

Les deux colosses qui l’encadraient s’écartèrent pour laisser Junior s’asseoir à ses côtés. James et Bruce s’alignèrent le long de la ligne de touche.

— J’ai reçu un appel de ta mère, dit Sasha. Elle est dans tous ses états. C’est qui ces deux-là ? Les minables qui étaient chez toi tout à l’heure ?

— Oui, répondit Junior d’une voix hésitante.

— Julie était en pleurs, mon petit. J’imagine que tu dois être très fier de toi. De quoi l’as-tu traitée, déjà ?

Junior fixa silencieusement la pointe de ses baskets.

— Elle dit que tu as séché les cours et que tu as fumé des pétards dans ta chambre. C’est vrai ?

Le garçon haussa les épaules.

— Ouais… admit-il dans un souffle.

Sasha le saisit par la nuque et serra de toutes ses forces.

— Avant d’être incarcéré, ton père m’a fait promettre de garder un œil sur toi. Quand je lui ai demandé jusqu’où je pouvais aller, il m’a conseillé de te dérouiller si nécessaire. Il faut vraiment qu’on en arrive là ?

— Non, patron, gémit Junior.

— Offre des fleurs à ta mère et estime-toi heureux que Mr Ormondroyd, du bureau de conditionnelle, soit une vieille connaissance. Il m’a promis de passer l’éponge sur ton absentéisme.

— Merci, Sasha…

L’homme le relâcha puis se tourna vers James et Bruce.

— Vous êtes qui, vous deux ? gronda-t-il.

— James est un copain, expliqua Junior. On ne s’est pas vus depuis que…

— Je ne t’ai rien demandé, interrompit Sasha.

— On vient de sortir de prison, expliqua James. On est arrivés au Zoo hier. Avant, on vivait chez notre tante, en Écosse

— C’est bon, je vois le tableau. Inutile de me raconter ta vie. Julie Moore vous a dans le nez, alors je ne veux plus vous voir traîner avec Junior, c’est compris ?

Ces mots sonnaient le glas de la mission. Sasha avait pris les agents en grippe au premier coup d’œil. Ils avaient désormais autant de chances d’infiltrer les Mad Dogs que de remporter le gros lot de l’Euromillions.

— Tirez-vous avant que je ne demande à mes gars de vous refaire le portrait à coups de pied-de-biche, ajouta l’homme.

— Allez, quoi, grommela Junior. C’est des copains. Ils n’ont rien fait de mal.

— Je t’ai demandé ton avis, toi ? Tu crois que je peux me fier au jugement d’un morveux qui passe son temps à s’enfiler des saloperies dans les narines ?

La mort dans l’âme, James et Bruce tournèrent les talons et s’éloignèrent d’un pas traînant.

— Tu te souviens du jour où la Mustang de Crazy Joe a cramé ? insista Junior. C’est James et sa demi-sœur qui ont fait le coup.

Le visage de Sasha s’illumina.

— Eh, les mômes, revenez ! lança-t-il.

James s’immobilisa. L’homme se leva puis s’avança vers lui pour lui serrer chaleureusement la main.

— C’est toi qui as brûlé la Mustang de Crazy Joe ? Je crois que je n’ai jamais autant rigolé de toute ma vie. Et je n’étais pas le seul, pas vrai les gars ?

Les gorilles rassemblés autour du banc hochèrent la tête en gloussant, puis s’approchèrent de James pour lui donner l’accolade.

— James était avec moi à Miami quand papa s’est fait braquer par le gang des Péruviens, ajouta Junior. On aurait tous été liquidés s’il n’avait pas réussi à s’échapper pour prévenir la police.

— Je suis navré, James, dit Sasha. Je ne savais pas que tu connaissais Keith. Je pensais que tu n’étais qu’un petit voyou que Junior avait rencontré au bureau de conditionnelle, ce matin. Tu sais jouer au foot ?

James haussa les épaules.

— Je peux taper dans un ballon, mais je suis franchement nul. Par contre, mon cousin est super doué.

Sasha se tourna vers Bruce.

— Tu as quel âge ?

— Quatorze ans.

— Tu évolues à quel poste ?

— Milieu ou ailier, mais je peux jouer n’importe où, sauf dans les buts.

Sasha consulta sa montre.

— Il reste quarante minutes d’entraînement, si tu veux tenter ta chance dans l’équipe des minimes. Le terrain est glissant. Va chercher une paire de chaussures à crampons au clubhouse.

— Ça me dirait bien, dit Bruce, en dépit de son intérêt exclusif pour les arts martiaux.

— Et toi, James ? demanda Sasha. Tu es sûr que ça ne te dit rien ? Tu as l’air en pleine forme.

— Je l’ai déjà vu jouer, s’esclaffa Junior. C’est une vraie catastrophe ! Il vaut mieux qu’il joue avec moi, dans l’équipe de district. On fait un peu n’importe quoi, mais au moins, on ne se prend pas au sérieux.

— Ouais, je préfère, confirma James.

Sasha semblait profondément déçu.

— Je n’appelle pas ça du foot, mais si tu préfères…

Quelques minutes plus tard, Bruce se joignit à l’équipe des moins de quinze ans. Sacha regagna sa place sur le banc et se remit à hurler sur les joueurs de l’équipe première.

James et Junior marchèrent le long de la ligne de touche pour rejoindre deux associés de Sasha.

James, qui avait consulté leur dossier lors de la préparation de la mission, les reconnut aussitôt. Sawas, vingt-huit ans, avait vu le jour au sein d’une famille pauvre originaire de Turquie. Il avait interrompu ses études de comptabilité pour purger une peine d’emprisonnement de quatre ans pour trafic d’héroïne.

David, alias Wheels, dix-neuf ans, était un ancien surdoué du karting. Les revenus modestes de ses parents ne lui permettant pas de suivre une filière d’apprentissage, il était devenu pilote du gang des Mad Dogs et mettait à profit ses compétences pour semer la police lors des braquages à main armée. En dépit de sa réputation de toxicomane, de joueur pathologique et de déséquilibré notoire, son casier judiciaire était resté vierge. Il n’avait en tout et pour tout écopé que d’une amende de soixante-quinze livres pour avoir uriné dans la rue.

— Vous n’auriez pas un petit boulot pour moi ? demanda Junior. Je suis complètement fauché.

Wheels et Sawas poussèrent un profond soupir.

— J’ai quelques coups en préparation, mais il faut que le patron soit d’accord.

— Il a été très clair sur ce point, ajouta Wheels.

— Allez, quoi, supplia Junior. Filez-moi quelques grammes de coke ou un sachet d’herbe à fourguer. Il y a des tonnes de petits bourges à mon lycée, des pigeons que je pourrais plumer sans prendre de risques.

— Vois ça avec Sasha, insista Sawas.

— Le moment est mal choisi. Il va m’arracher la tête.

— Et pour moi, vous auriez quelque chose ? demanda James.

— Je ne te connais pas, répondit Sawas.

— Mais si, c’est lui qui a ruiné la caisse de Crazy Joe, expliqua Junior.

— Ah oui, je me souviens… Ne le prends pas mal, gamin, mais ça ne prouve pas qu’on peut te faire confiance.

Wheels, lui, semblait davantage disposé à travailler avec James.

— On va aller faire un tour, et je te montrerai deux ou trois trucs, dit-il. J’ai besoin d’un assistant, et tu as l’air d’assurer.

— Sérieux ?

— Et moi ? gémit Junior. J’ai tellement besoin de fric.

— C’est ça, tu vas nous faire chialer, ironisa Sawas. Ta mère roule dans une Mercedes à soixante-dix mille dollars, et tout le monde sait qu’il y a des millions sur son compte en banque.

— Mais moi, je ne toucherai pas un sou avant mon vingt et unième anniversaire. Je ne peux pas rester à sec pendant six ans !

Sawas commençait à perdre patience.

— Je te le répète une dernière fois : parles-en à Sasha. S’il donne son accord, je te ferai bosser, c’est promis.

— Vous n’êtes qu’une bande de minables ! lança junior d’une voix haut perchée. J’en ai marre qu’on me prenne pour un gamin, merde !

En dépit de ses affirmations, il trépignait comme un enfant de cinq ans exigeant que sa mère lui offre des bonbons. Convaincu qu’il n’obtiendrait rien de ses interlocuteurs, il se dirigea vers le lotissement situé en bordure du terrain de sport.

— Bon, tu viens ou pas ? demanda-t-il en se tournant vers James.

Ce dernier se sentait mal à l’aise. La proposition de se lier aux activités criminelles des Mad Dogs était alléchante, mais il craignait que son camarade ne se sente délaissé.

— On va où ?

— Chez Sasha. On se les gèle, ici.

James interrogea Wheels du regard.

— Il n’y a pas d’urgence. Je te rejoins tout à l’heure.

— Tout le monde se retrouve chez Sasha ?

— Oui, il a une grande cave voûtée où on se réunit après le foot pour jouer aux cartes et écouter de la musique.

— Ça marche. Atout à l’heure.

À cet instant, Sasha se dressa sur son banc et s’exclama :

— Nom de Dieu, vous avez vu à quelle vitesse court ce gamin ?

James se tourna vers le terrain où se déroulait un match d’entraînement opposant les minimes aux cadets. Bruce, chaussé d’Adidas à crampons deux pointures trop longues pour lui, était le plus petit des joueurs. En dépit de ce handicap, il avait semé la défense adverse et filait droit vers le gardien.

Il préférait les arts martiaux aux sports d’équipe, mais sa pointe de vitesse et son sens de la coordination faisaient de lui un attaquant né. La balle semblait littéralement aimantée à ses pieds.

Le portier essaya de fermer l’angle, mais Bruce le força à plonger sur une feinte de frappe et se contenta de pousser la balle dans les cages vides.

Junior, qui avait suivi toute l’action, était médusé.

— Tu as vu ça ? Ton cousin a dribblé toute la défense !

Bruce haussa les épaules avec modestie puis marcha calmement vers le rond central. Ses coéquipiers se ruèrent sur lui pour le porter en triomphe.

— Un génie ! lança Sasha. Oui, ce garçon est un génie.