11. LA STRICTE VÉRITÉ
James quitta l’île peu avant cinq heures à bord de l’embarcation d’un pêcheur local. Au dispensaire, il aida Jo à rassembler ses affaires et lâcha quelques billets pour lui procurer une paire de béquilles.
En théorie, le trajet jusqu’à l’aéroport n’aurait pas dû durer plus d’une heure, mais l’autoroute était si embouteillée que le taxi les déposa devant le terminal moins de quarante minutes avant le décollage. Après de longues palabres, l’employée accepta de leur remettre des cartes d’embarquement et de les conduire à bord d’un véhicule électrique jusqu’au salon d’attente des passagers de première classe.
James, qui comptait se changer avant de monter à bord de l’avion, fit son entrée dans la cabine en T-shirt sale et pantalon de treillis raidi par la poussière. Épuisé, il ignora le regard désapprobateur des hommes d’affaires installés à ses côtés et ôta ses rangers en dépit des protestations de Jo.
Dès que l’appareil atteignit son altitude de croisière, il inclina son dossier à l’horizontale, posa une serviette chaude sur son visage et s’accorda douze heures de sommeil ininterrompu.
Ils se posèrent sur l’aéroport de Londres Heathrow à quatorze heures GMT. James manifesta son intention de prendre une douche et de profiter du déjeuner offert aux passagers de première classe, mais Jo insista pour regagner le campus sans plus attendre.
La fillette semblait ne plus faire grand cas de son échec au quatre-vingt-seizième jour du programme d’entraînement. Comme la plupart des résidents du bloc junior, elle avait une très haute opinion d’elle-même. Elle ne serait pas rétablie avant le début de la prochaine session, mais elle avait la conviction que seul un nouvel accident pourrait l’empêcher d’obtenir le T-shirt gris.
James l’installa sur un chariot à bagages, les béquilles posées sur ses cuisses, puis la poussa jusqu’à l’aire d’arrivée des voyageurs. Il constata avec amertume qu’aucun membre de CHERUB ne les y attendait.
— Appelle le campus, dit Jo. Ils ont dû nous oublier.
— La batterie de mon portable est à plat, et je n’ai que de la monnaie indonésienne. Tu n’auras pas vingt pence ?
Jo secoua la tête.
— Formidable, soupira James.
Ils se présentèrent au comptoir des renseignements et persuadèrent l’hôtesse de les laisser utiliser son téléphone fixe. Il composa le numéro de la cellule d’urgence du campus. Le contrôleur de permanence bascula son appel sur le poste de Meryl Spencer.
— Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, ironisa James.
— Je suis navrée. Je n’ai pas dormi de la nuit, à cause de ce qui est arrivé à Gabrielle…
— Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Oh, James, ne me dis pas que tu n’es pas au courant ?
* *
*
À trente-neuf ans, Meryl Spencer, ancienne star de l’athlétisme mondial, n’était plus en âge de passer des nuits blanches. Elle souffrait d’une migraine carabinée, son esprit était confus et ses mains agitées de tremblements.
En tant que responsable de formation, elle faisait office de parent de substitution. Toute la nuit, elle avait dû faire bonne figure devant les camarades de Gabrielle. Au petit matin, à bout de nerfs, elle s’était isolée dans les toilettes pour pleurer en silence. Lorsque Kyle et Lauren l’avaient contactée pour obtenir un rendez-vous de toute urgence, elle était parvenue à garder sa contenance. Elle avait pris le temps de se maquiller discrètement avant de rejoindre son bureau.
— Alors, tu as de nouvelles ? demanda le garçon.
On lui avait posé cette question un nombre incalculable de fois au cours de la nuit. Elle était excédée.
— Si c’est pour ça que vous me dérangez, je vous répète que je ne sais rien d’autre que ce qui est affiché sur le panneau d’information depuis huit heures du matin. Gabrielle a passé onze heures au bloc opératoire. Elle est en salle de réveil. Elle a souffert de graves hémorragies internes, mais ses organes n’ont pas subi de dommages irrémédiables…
— Oui, j’ai lu l’affiche, dit Kyle. En fait, on n’est pas venus pour te parler de ça. Lauren a une chose importante à te dire.
Meryl sourit.
— Tiens, pendant que j’y suis, Lauren… J’ai reçu un appel de ton frère. Il est de retour avec quatre jours d’avance. Il a été chargé de raccompagner une élève blessée. Il s’est posé à Heathrow, il y a une heure et j’ai oublié d’envoyer quelqu’un pour les chercher.
— Tu ne te débarrasseras pas de lui aussi facilement, sourit la jeune fille.
— C’est drôle, c’est exactement ce qu’il a dit. Ça doit être de la télépathie. Alors, c’est quoi, ton problème ?
Lauren raconta en détail les événements qui s’étaient déroulés la veille devant la maison des Asker.
— Je sais que ça peut sembler énorme, mais c’est la stricte vérité, ajouta-t-elle.
— Je te crois. Large est l’un des types les plus détestables que j’aie jamais rencontrés. Zara en a plus qu’assez de ses débordements. Elle a l’intention de tout mettre en œuvre pour qu’il soit viré de CHERUB.
— Vraiment ?
Meryl réalisa qu’elle en avait trop dit.
— Quand Mac était directeur, il lui accordait systématiquement le bénéfice du doute. Zara a trente ans de moins, et notre génération ne voit pas les choses de la même manière. De notre point de vue, les agents devraient être traités avec respect. En ce qui me concerne, j’ai toujours considéré que les méthodes d’entraînement musclées de Large pouvaient être assimilées à des mauvais traitements. Ceci étant dit, je préférerais que mon opinion reste entre nous. Ça ne doit pas sortir de cette pièce.
— C’est promis, dit Kyle.
— Pour en revenir à votre affaire, il suffirait que Zara place Boulette au bâtiment junior jusqu’à ce que le conseil de discipline ait rendu sa décision.
— Pas question, répliqua Lauren. Certains T-shirts rouges sont de vrais sadiques.
— Je suis d’accord, approuva Kyle. Rappelez-vous la fois où il a fallu installer un circuit de surveillance vidéo pour démasquer le garçon qui rasait les cochons d’Inde…
— Ce qui est étrange, fit observer Meryl, c’est que tout le monde sait que Large adore les chiens. Il essayait sans doute de t’impressionner, rien de plus.
— Peut-être, dit Lauren, mais je ne veux prendre aucun risque.
— Tu pourrais lui tendre un piège, porter un micro dissimulé et le pousser à renouveler ses menaces. Avec une telle preuve, il serait foutu à la porte, sans l’ombre d’un doute.
— Ça ne marchera pas, dit Kyle. Large connaît la musique. Il ne tombera pas dans le panneau.
Meryl se frotta les yeux.
— Tu sais, Lauren, je suis extrêmement fière de toi, car tu n’as pas envisagé une seule seconde de céder au chantage.
— Plutôt mourir ! lança la jeune fille.
— Seulement, nous n’avons pas beaucoup de possibilités… Vous n’avez pas d’existence légale, il est donc impossible de porter plainte auprès de la police. Tu pourrais avertir officiellement les membres du comité d’éthique, mais ton témoignage serait versé au dossier, et Large en prendrait connaissance. Je suggère que Boulette soit provisoirement transféré au bloc junior. Aucun T-shirt rouge n’osera s’en prendre au chien de la directrice.
— Mais Joshua va être dans tous ses états…
— Il n’a que trois ans, tempéra Meryl. Il s’en remettra, tout comme Boulette. Je préfère le savoir à l’abri, même s’il se fait un peu chahuter par des sales mômes, que le retrouver empaillé sur la cheminée de Norman Large.