4. PRÊTS À TOUT
Owen Campbell-Moore était chargé d’entretenir les pelouses et les parterres de fleurs du parc municipal situé à moins d’un kilomètre du Zoo. C’était un rasta nonchalant aux énormes dreadlocks rassemblées dans un bonnet jaune, rouge et vert. Gabrielle et Michael le trouvèrent dans la remise, allongé sur une chaise longue, les pieds posés sur la selle d’un motoculteur.
— Comment ça va, les amoureux ? s’exclama-t-il en se redressant pour leur serrer la main.
— Super, répondit Michael.
— Et la vie au Zoo ?
Owen semblait éprouver une étrange nostalgie des douze années passées dans le foyer de réinsertion.
— C’est le chaos, comme d’habitude, expliqua Gabrielle. Une fille s’est tailladé les poignets dans la salle de bains, il y a deux jours, et ils n’ont toujours pas nettoyé le carrelage.
— Ah, il me manque tellement, ce bon vieux Zoo… dit le rasta en enfilant ses bottes en caoutchouc.
Il ouvrit une grosse boîte de café instantané, en tira un trousseau de clés, sortit de la remise et se dirigea vers le bâtiment qui abritait les vestiaires du terrain de sport voisin. Son jean était si large et si lâche qu’on apercevait l’élastique de son caleçon. Aux yeux de Gabrielle et Michael, cette dégaine d’adolescent ne convenait pas à un homme d’une trentaine d’années.
Les trois complices pénétrèrent dans le vestiaire des garçons. Le sol carrelé était maculé de taches de boue. Une odeur épouvantable émanait des toilettes.
— C’est encore bouché, soupira Owen.
— Je crois que je vais attendre dehors, gémit Gabrielle en réprimant un haut-le-cœur.
— On n’en a pas pour longtemps, dit Michael.
Owen grimpa sur un tabouret, déplaça un panneau du faux plafond et s’empara d’une brique de cocaïne.
Gabrielle sortit du vestiaire, enfonça les mains dans les poches ventrales de son hoodie et se tourna vers le parc. Un inconnu d’environ dix-sept ans au visage constellé de boutons était assis sur le dossier d’un banc de béton, à une trentaine de mètres. Il tenait un téléphone portable à l’oreille. Lorsqu’elle croisa son regard, il sursauta imperceptiblement puis tourna la tête. Il referma le clapet de son mobile, enfourcha son VTT puis pédala vers la sortie du parc.
— C’est bon, lança Michael en lui tendant un sac de sport Fila.
— Tu reconnais ce type, là-bas, sur le vélo ? demanda Gabrielle.
Mais le cycliste franchit les grilles du parc avant que son coéquipier n’ait pu apercevoir son visage.
Owen verrouilla la porte des vestiaires et se dirigea vers la remise.
— À bientôt, dit Michael. C’est toujours un plaisir de te rencontrer. On se verra sûrement au Green Pepper, un de ces quatre.
— Je ne sors pas beaucoup, en ce moment, répondit le rasta. Ma copine a repris ses études à l’université. Le soir, je dois m’occuper des enfants.
Les deux agents se dirigèrent vers le portail du parc municipal.
— Je crois qu’on est suivis, chuchota Gabrielle.
— Ah bon ? Tu sais, tu es un peu parano, des fois.
Rappelle-toi le jour où tu as cru qu’un vieux nous suivait, à la sortie du bowling…
— Tu vas me resservir cette histoire jusqu’à la fin des temps ? gronda-t-elle. Ce garçon ne s’attendait pas à ce que je ressorte du vestiaire. Il a évité mon regard, il est monté sur sa bécane et il a tracé jusqu’à la sortie.
Michael jeta un regard circulaire au jardin public.
— On ne peut pas faire grand-chose, à part ouvrir l’œil et rester vigilants, comme d’habitude.
— Je ne suis pas tranquille, Michael.
— De quoi as-tu peur ?
Gabrielle haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Sa dégaine, son attitude… Je crois que c’était un Runt.
Le gang des Runts rassemblait des adolescents originaires d’une cité située à l’autre extrémité de la ville, des délinquants sans envergure qui revendaient de la drogue dans la rue, volaient des voitures et cambriolaient des maisons individuelles. Leurs leaders n’avaient pas plus de vingt-cinq ans.
— Tu penses que ce mec nous a suivis pour localiser le stock de Major Dee ? demanda Michael. Les Runts n’oseraient pas s’en prendre aux Slasher Boys. Ils n’ont pas la carrure.
— Ouais, tu as sans doute raison. N’empêche, ce type a complètement flippé quand il m’a vue sortir du vestiaire.
— C’était peut-être un flic.
— Il est trop jeune pour faire partie des stups. Ça pourrait être un informateur, à la rigueur.
— Ou quelqu’un d’un autre gang… Major Dee a des ennemis partout. Il a doublé à peu près tout le monde, de la mafia russe aux membres de sa propre famille. Tu crois qu’on devrait appeler Chloé ?
— Pour quoi faire ? demanda Gabrielle. Elle est contrôleuse de mission, elle ne peut pas faire de miracles. Elle va nous conseiller de continuer comme prévu et de nous mettre à l’abri si notre sécurité est menacée. Mais si on disparaît avec la cocaïne de Major Dee, on ne pourra jamais remettre les pieds à Luton.
Michael et Gabrielle remontaient une rue peu fréquentée en longeant un mur de parpaings. Le Green Pepper café se trouvait à moins de trois minutes de marche, mais ils avaient les nerfs à vif.
— Alors, on appelle Major Dee pour lui parler de cette ronde de police ? dit Michael en sortant son mobile de la poche de son jean.
À cet instant, trois cyclistes débouchèrent à l’angle d’une allée. Ils portaient des survêtements sombres et des écharpes sur le visage. Malgré cette précaution, Gabrielle reconnut instantanément le regard et la coupe de cheveux caractéristique de l’un d’eux, un délinquant aperçu sur les photos de surveillance étudiées avant de partir en mission : Aaron Reid, vingt-deux ans, membre du gang des Runts ; il avait purgé trois ans de détention pour avoir battu à mort un élève de son lycée.
Les VTT se rapprochaient à vive allure. Michael se mit à courir droit devant lui. Deux cyclistes se lancèrent à sa poursuite. Gabrielle se glissa entre deux véhicules stationnés le long du trottoir. Le troisième Runt, l’inconnu qu’elle avait remarqué dans le parc municipal, jeta son vélo au sol et sortit un couteau de cuisine de la poche intérieure de son blouson.
— File-moi le sac, gronda-t-il.
Gabrielle découvrit que la lame était maculée de sang frais. Malgré cette vision d’horreur, elle devait rester concentrée. En théorie, l’entraînement qu’elle avait reçu à CHERUB lui permettait de vaincre n’importe quel assaillant à un contre un, fût-il armé d’un couteau.
Elle laissa le garçon approcher.
— Si tu me files la coke, je jure que je ne te ferai aucun mal.
— Va te faire foutre, lança Gabrielle. Tu n’es qu’un lâche. Tu n’auras jamais le cran.
Le Runt brandit le couteau et effectua une fente maladroite. Gabrielle fit un pas de côté, saisit son poignet et le désarma en lui tordant le bras derrière le dos. Elle lui donna un formidable coup de pied à l’entrejambe, puis lui cogna le crâne contre le capot d’une Fiat Tipo. Le premier coup laissa le garçon groggy ; le second imprima l’empreinte de sa tête dans la carrosserie et le plongea dans l’inconscience.
Un client sortit de la boucherie hallal, sur le trottoir opposé. Il se figea, observa la scène d’un œil incrédule puis regagna la boutique.
Gabrielle jeta un regard circulaire dans la rue et constata qu’elle était provisoirement hors de danger. Mais une question la hantait : à qui appartenait le sang aperçu sur le couteau ?
Elle fit volte-face et courut vers le parc municipal. Lorsqu’elle franchit le portail, elle remarqua que la porte des vestiaires avait été arrachée de ses gonds. Elle pénétra dans la remise.
Owen gisait dans une mare de sang, face contre terre, la gorge tranchée.
Gabrielle resta saisie d’effroi. À sa connaissance, les Runts n’avaient jamais commis d’acte aussi violent. À l’évidence, ils étaient désormais prêts à tout, et Michael était en danger. Elle devait quitter les lieux du crime au plus vite afin de ne pas figurer au nombre des suspects, puis appeler Chloé pour l’informer de la gravité de la situation. Tremblant de tous ses membres, elle recula vers la porte. Alors, elle entendit des voix provenant de l’extérieur.
— Ça nous fait deux kilos. Sans compter ce qui se trouve dans le sac de la petite Black. J’espère que les autres ont réussi à lui piquer.
— Le collègue de Sasha a juré qu’il devait y avoir au moins dix kilos.
— Mais elle est où, cette dope ? On a regardé partout.
Épouvantée, Gabrielle marcha furtivement vers le fond de la remise. Elle estimait que cinq ou six Runts étaient rassemblés devant la porte. Dans son empressement à retrouver Owen, elle avait manqué de la plus élémentaire prudence. Les membres du gang avaient formé deux groupes : l’un avait été chargé de fouiller les vestiaires à la recherche du stock de Major Dee, l’autre de récupérer son sac.
— Je me casse avant que les flics débarquent, dit l’un des Runts.
— Attends un peu, lança l’un de ses complices. On n’a pas fouillé le vestiaire des filles.
— Si tu tiens vraiment à faire un séjour en taule, c’est ton problème. Moi, je vais aller me sniffer quelques lignes loin de tout ce bordel.
Des rires fusèrent. Les garçons échangeaient des blagues, comme si le meurtre et le braquage qu’ils venaient de commettre n’étaient que des détails sans importance.
— Et si on prenait une photo du macchabée avant de lever le camp ? gloussa l’un d’eux.
Un concert d’acclamations enthousiastes accueillit cette suggestion. Un Runt entonna une chanson de Bob Marley.
D’une seconde à l’autre, les tueurs pénétreraient dans la remise.
Gabrielle se tourna vers les outils alignés sur le mur du fond. Elle devait à tout prix y trouver de quoi se défendre.