5. CONTRE-LA-MONTRE
Michael eut beau courir à perdre haleine, les deux cyclistes gagnèrent rapidement du terrain. Il tourna à droite et s’engagea dans une large rue passante. Conscient qu’il n’avait plus la moindre chance d’échapper à une confrontation, il se glissa derrière une haute boîte aux lettres et asséna au premier de ses poursuivants un coup de pied au niveau de la hanche.
Aaron Reid perdit le contrôle de son VTT, heurta un muret, bascula par-dessus le guidon et se cogna violemment le front contre un poteau de béton.
Le second Runt parvint à freiner, mais Michael le martela d’une bordée de coups de poing qui l’étendit pour le compte. Il le fouilla sommairement et s’empara d’une hachette trouvée dans la poche intérieure de son blouson. Lorsqu’il leva la tête, il aperçut cinq bicyclettes qui filaient dans sa direction.
Malgré l’entraînement reçu à CHERUB, l’issue d’un combat à cinq contre un était extrêmement incertaine. En outre, il supposait que les Runts, venus en découdre avec le gang de Major Dee, étaient lourdement armés. Le Green Pepper café était situé à moins d’une minute de sa position. Une foule de Slasher Boys fréquentaient l’établissement à toute heure de la journée.
Les cinq Runts se trouvaient désormais à une centaine de mètres. Accroupi derrière la boîte aux lettres, hachette en main, Michael fit défiler les numéros figurant dans la mémoire de son téléphone portable. Apercevant une brèche dans le flot ininterrompu de véhicules, il plaqua l’appareil contre son oreille et s’élança sur la chaussée.
— Green Pepper, répondit un homme à l’autre bout du fil.
— Clive, c’est Michael Conroy. Il faut absolument que tu…
Une voiture pila tout près de lui. Le conducteur lança un coup de klaxon rageur.
— Qui ça ? demanda son interlocuteur.
Michael atteignit le trottoir opposé et sprinta en direction du café.
— Je dois livrer un paquet de la part de Dee, mais les Runts sont après moi. Je suis à deux cents mètres, en descendant la rue. Il faut que vous me tiriez de ce merdier.
Sur ces mots, il se remit à courir. Trois des cinq cyclistes franchirent le caniveau et se lancèrent à ses trousses. Leurs complices éprouvaient des difficultés à se frayer un passage dans la file ininterrompue de véhicules qui occupait la chaussée.
— Bougez-vous ! lança Michael à l’adresse des passants.
Il fit un écart pour éviter une femme portant un bébé dans ses bras et se retrouva contraint d’enjamber in extremis un plot de béton. Son genou heurta le sommet de l’obstacle. Il perdit l’équilibre, lâcha son téléphone portable et heurta de plein fouet une voiture en stationnement. Il parvint à retrouver l’équilibre en s’agrippant à un rétroviseur extérieur, mais un Runt se porta à sa hauteur et lui lança un violent coup de poing entre les omoplates.
Ses trois adversaires mirent pied à terre. Michael recula en effectuant des moulinets avec sa hachette.
— Approchez, bande d’enfoirés ! hurla-t-il. Vous ne me faites pas peur.
À son grand soulagement, quatre hommes encagoulés jaillirent de la façade aveugle du Green Pepper, de l’autre côté de la rue. L’un d’eux brandit un fusil à pompe, le pointa à la verticale et enfonça la détente. Une détonation assourdissante retentit. Deux de ses complices portaient des machettes. Le quatrième exhibait un pistolet automatique et un sabre japonais.
Les hommes de Major Dee étaient des durs à cuire. Ils avaient pour la plupart grandi dans les quartiers les plus violents de Kingston, en Jamaïque, avaient liquidé des rivaux et purgé de longues peines de prison. Les Runts réalisèrent un peu tard qu’ils n’auraient pas dû s’aventurer aussi profondément en territoire ennemi.
Saisis de panique, deux des cyclistes enfourchèrent leur VTT. Le troisième souleva son sweat-shirt, révélant la crosse d’un pistolet automatique.
Michael se précipita sur lui et le frappa à l’épaule à l’aide de sa hachette. Sa victime s’écroula dans la haie qui bordait le trottoir. Il saisit la main qui s’était refermée sur l’arme à feu, la força à lâcher prise puis glissa le pistolet dans la ceinture de son pantalon.
Le leader du commando des Slasher Boys épaula son fusil et fit feu en direction des Runts qui battaient en retraite, sans parvenir à atteindre sa cible.
— Tu n’es pas blessé, Michael ? demanda-t-il.
Ce dernier reconnut aussitôt la voix de Major Dee.
— Tu ne devais pas te trouver ici, dit-il, le souffle court.
Dee secoua la tête.
— J’ai réfléchi. Ta copine avait raison. Ce deal sentait l’embrouille à plein nez.
— Tirons-nous, dit Michael.
Mais Major Dee se tourna vers le Runt à l’épaule blessée effondré contre la haie. Il posa le canon du fusil sur son front puis ôta sa cagoule.
— Tu as de la chance, dit-il, tout sourire. Je vais te laisser en vie. Mais tu diras à tes amis qu’on va s’occuper sérieusement de leur cas.
Il lâcha un rire dément, baissa son arme et fit sauter l’une des rotules du garçon. Le sang gicla sur les baskets blanches de Michael. Le Runt poussa un hurlement d’agonie. Deux berlines s’immobilisèrent devant le Green Pepper.
— On se casse ! lâcha Dee.
Michael, Major Dee et un troisième membre du gang embarquèrent à bord de l’un des véhicules. Le chauffeur enfonça la pédale d’accélérateur.
Michael glissa une main dans sa poche et réalisa qu’il avait égaré son téléphone.
— L’un de vous peut-il me prêter son portable ? supplia-t-il. Je ne sais pas où est passée Gabrielle.
* *
*
Stuart, un garçon de quatorze ans emmitouflé dans un anorak, tenait son mobile braqué sur le corps sans vie d’Owen lorsqu’une pelle le frappa en plein visage. Il perdit aussitôt connaissance, bascula en arrière et heurta lourdement le sol de ciment.
Gabrielle lâcha son arme improvisée, saisit le manche de la petite fourche glissée sous son bras et la planta à trois reprises dans le ventre de l’un de ses ennemis.
Deux de moins. Avant que leurs cinq camarades ne réalisent ce qui venait de se produire, elle franchit la porte de la remise et s’élança sur l’allée pavée menant au portail du parc municipal.
Lorsqu’elle eut parcouru trente mètres, elle sentit une main frôler son épaule. Elle interrompit brusquement sa course et fléchit les genoux. Emporté par son élan, son poursuivant roula sur son dos. Elle saisit son bras, le précipita au sol de toutes ses forces et se remit à courir.
Seuls deux des quatre Runts qui n’avaient pas encore été mis hors d’état de nuire parvenaient à suivre le rythme imposé par Gabrielle. Lorsqu’elle atteignit la sortie, elle découvrit les VTT de ses adversaires posés contre la grille. Elle enfourcha un mountain bike Muddy Fox et pédala avec l’énergie du désespoir. Les deux garçons sautèrent sur leur bicyclette et se lancèrent à sa poursuite.
Une foule de curieux était rassemblée au centre de la chaussée, autour du couteau sanglant et de l’adolescent boutonneux étendu devant le pare-chocs de la Fiat Tipo.
Gabrielle prit de la vitesse puis souleva le guidon d’un coup sec pour enjamber le caniveau. Sa roue arrière se déroba. Elle percuta les étals de fruits et de légumes alignés devant la vitrine d’un épicier avant de poursuivre sa course.
Des centaines d’oranges et de citrons rebondirent sur la chaussée. Le commerçant déboula sur le trottoir en hurlant des injures, bloquant la trajectoire des Runts. Ces derniers ralentirent l’allure, le chassèrent à coups de pied, puis se mirent en danseuse pour tâcher de refaire leur retard.
Gabrielle s’engagea dans la large rue menant au Green Pepper. Elle aperçut Aaron Reid étendu sur le bas-côté, le front ensanglanté. Soudain, elle entendit la détonation caractéristique d’un fusil à pompe.
On échangeait des coups de feu devant le café. Il était désormais hors de question d’y trouver refuge. Mieux valait tenter de semer ses poursuivants. Dès qu’elle serait en sécurité, elle trouverait un moyen de contacter Chloé.
Elle remonta une rue peu fréquentée, baissa la tête et pédala droit devant elle, avec puissance et régularité, comme une spécialiste du contre-la-montre. Elle espérait que la pente viendrait à bout des ultimes forces de ses adversaires.
Aux abords d’un feu rouge, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
L’un des Runts, au bord de l’asphyxie, avait jeté l’éponge.
Deux voitures de police, sirènes hurlantes, tournèrent à l’angle d’une rue. Gabrielle effectua un virage à droite et déboucha dans une artère escarpée menant sur les hauteurs de Luton.
Elle se mit en danseuse et se lança dans l’ascension de la côte. Son ennemi, un garçon de type indien aux phalanges ornées d’énormes bagues dorées, éprouvait des difficultés à suivre la cadence.
Le mobile de Gabrielle se mit à sonner. Elle lâcha une poignée et glissa une main dans son jean pour s’emparer de l’appareil. Alors, une voiture jaillit d’une voie de garage privée et lui coupa la route.
Elle enfonça les freins et braqua à gauche pour contourner l’obstacle, mais cette manœuvre brutale bloqua la roue avant. Elle bascula tête la première par dessus le guidon et son crâne heurta violemment l’aile du véhicule. La conductrice détacha sa ceinture et se précipita à son chevet.
Gabrielle était étendue au milieu de la route. Sa bouche était remplie de sang et elle ne sentait plus son bras droit.
— Oh mon Dieu, gémit la femme. Je suis désolée… Je ne t’ai pas vue arriver.
Le Runt mit pied à terre et se dirigea vers la conductrice. Sans dire un mot, il la saisit par le col de la veste et la frappa en plein visage. Puis il souleva son sweat-shirt et sortit un long couteau de l’étui glissé contre sa cuisse.
Gabrielle était étourdie, épuisée, incapable de faire un geste. Comme dans un cauchemar, elle sentit la lame pénétrer dans son abdomen. En proie à une douleur indescriptible, elle se roula en position fœtale. La femme poussa un hurlement.
Le Runt se tourna vers cette dernière.
— File-moi les clés de la bagnole ! rugit-il.
Secouée de sanglots, la conductrice les lui tendit d’une main tremblante.
— Prenez ma voiture, mais laissez-la tranquille, bégaya-t-elle.
Gabrielle sentait ses forces l’abandonner. Une mare de sang noir grandissait sur la chaussée. Elle sentit le Runt lui arracher le sac de sport contenant la marchandise de Major Dee.
Le garçon jeta son vélo dans le coffre du véhicule et prit place derrière le volant.
La femme saisit Gabrielle par les épaules et la tira en arrière pour éviter que le Runt ne lui roule dessus.
Lorsque la voiture eut disparu au coin de la rue, elle jeta un regard hébété aux alentours et réalisa que son agresseur avait emporté le sac à main contenant son portable. Elle craignait pour la vie de l’adolescente qui haletait entre ses bras, mais elle n’avait aucun moyen de contacter les secours.
Elle essuya son visage ensanglanté d’un revers de manche et prit la décision d’aller chercher de l’aide chez le voisin le plus proche. Alors, elle entendit la sonnerie électronique provenant du portable de Gabrielle.
Elle ramassa l’appareil dans le caniveau et le porta à son oreille.
— Gabrielle, lança Michael. Où es-tu ? Je suis avec Major Dee et…
— Raccrochez, hoqueta la femme. Il faut que j’appelle une ambulance.
— Gabrielle ? répéta le garçon. Gabrielle, est-ce que tout va bien ?
N’obtenant pas de réponse, il consulta l’écran du mobile.
Son interlocutrice avait mis fin à la conversation.