38. TÊTE BAISSÉE

Selon le plan échafaudé par Sasha, le commando des Mad Dogs aurait dû enfermer les membres du gang de Salford à l’intérieur du bunker. Dans l’impossibilité de faire appel à la police, ils y seraient demeurés jusqu’à ce que leurs complices, inquiets de ne pas recevoir de leurs nouvelles, viennent les délivrer.

Mais l’opération avait tourné à la catastrophe. Elle s’était achevée par une fusillade en pleine rue. La moitié des habitants de Rudge Estate avaient contacté le central de la police. La patrouille dépêchée sur les lieux avait trouvé un cadavre dans la BMW, deux blessés graves sur le trottoir et cinq otages ligotés dans le salon de l’appartement du deuxième étage.

Tout bien pesé, Sasha se réjouissait d’avoir fait main basse sur un sac à dos bourré de stupéfiants et cent mille livres en espèces, mais il savait que les enquêteurs mettraient tout en œuvre pour démasquer les assassins du chauffeur de la BMW. Aucun des survivants ne témoignerait contre les Mad Dogs, mais le service d’investigation scientifique allait passer le bunker au peigne fin et collecter une foule d’indices biologiques.

Lorsque Wheels eut raccompagné ses quatre complices, il conduisit la Honda jusqu’à une casse automobile où une presse hydraulique la réduisit en un cube d’un mètre de côté. De retour à son domicile, il nettoya les armes puis effectua un trajet de soixante kilomètres jusqu’à la zone industrielle où Sasha remisait le matériel utilisé lors des braquages.

Seul Kelvin avait opéré sans gants ni cagoule. Son profil ADN figurant dans la base de données de la police, il était à la merci des enquêteurs scientifiques. Mais Sasha, qui ne laissait jamais tomber ses hommes, jurerait qu’il travaillait pour l’entreprise de nettoyage de son cousin à l’heure du braquage, vidéos de surveillance truquées à l’appui. Kelvin prétendrait être allé dans le bunker une semaine plus tôt pour rendre visite à un ami, afin de justifier toute trace biologique incriminante. Les policiers ne seraient sans doute pas dupes, mais leur dossier ne serait pas assez solide pour obtenir une condamnation devant un jury.

Sasha avait ordonné à tous les membres du commando de placer leurs vêtements dans un sac-poubelle et de l’abandonner dans une benne à ordures située à au moins trois kilomètres de leur lieu d’habitation. De retour au Zoo, Bruce et James décidèrent de passer outre la consigne. Ils remettraient jeans, sous-vêtements, baskets, T-shirts et protections en nanotubes de carbone à Chloé lors de leur prochaine rencontre.

* *
*

— C’était un truc de fous, lâcha Bruce au sortir de la douche, une serviette nouée autour de la taille.

— J’essaye de faire la sieste, grogna James.

— Je n’arrive pas à oublier la tête de ce type, quand il se retenait à la balustrade.

— Tu culpabilises ?

— Bof. Pas trop. Je n’ai fait que mon boulot.

— Tu me fous les jetons, des fois. Ce n’était pas une simple démonstration de karaté au dojo, cette fois. Ce mec doit être gravement blessé.

— Eh, tu es déprimé ou quoi ? demanda Bruce en roulant un stick déodorant sous ses aisselles.

James se tourna pour faire face à son camarade.

— Réponds-moi franchement : est-ce que toutes les filles du campus me détestent parce que j’ai trompé Kerry ?

— Disons qu’elles parlent souvent de toi. Certaines balancent des horreurs sur ton compte. D’autres disent que tu es craquant. Le principal, c’est d’être un sujet de conversation, non ?

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Les filles ne parlent que des mecs qui les intéressent, expliqua Bruce. Qu’elles t’apprécient ou te considèrent comme un salaud ne change rien à l’équation.

— Oh, je ne voyais pas les choses comme ça…

— Moi, je suis maigrichon, je ne suis pas spécialement mignon, et aucune nana ne se jette dans mon bain. Alors lâche-moi un peu, avec tes états d’âme. Tu as déjà embrassé plus de filles que je n’en connaîtrai jamais dans toute ma vie.

— Tu manques juste un peu de confiance, dit James, pris de pitié pour son ami. Et puis tu as Kerry, maintenant. Même si on est un peu fâchés en ce moment, j’avoue que je la trouve toujours aussi craquante.

— C’est clair. Je ne comprends toujours pas pourquoi elle sort avec moi.

— C’est une chouette fille. Je regrette qu’on ne se parle presque plus. Tout est ma faute. C’est comme si tous les mensonges que je lui ai servis formaient un mur entre nous. Je n’arrive plus à la regarder dans les yeux. Je ne veux pas renouveler cette erreur avec Dana.

Bruce fronça les sourcils.

— Tu veux dire que tu as l’intention de lui raconter ce qui s’est passé avec Lois ? Je te le déconseille. Elle ne te le pardonnera jamais.

James haussa les épaules.

— Je suis fatigué de mentir.

— Et si elle te plaque ?

— Elle n’est pas comme Kerry. Je pense qu’elle comprendra si je lui explique exactement comment ça s’est passé. Elle pourrait même apprécier mon honnêteté.

Bruce éclata de rire.

— Il y a peut-être une chance qu’elle te pardonne, mais je doute que ces galipettes dans la baignoire te fassent monter dans son estime.

On frappa à la porte. La tête de Michael apparut dans l’entrebâillement.

— Salut. Ça vous dérange si j’entre une seconde ?

L’ordre de mission prévoyait que James et Bruce ne devaient pas s’entretenir avec Michael dans l’enceinte du Zoo, mais cette consigne s’était relâchée au fil des semaines.

— Tu as des nouvelles de Gabrielle ? demanda James.

— Oui, je l’ai eue au téléphone ce matin. Elle a l’air d’avoir la pêche. Vous savez que Chloé a entendu parler de la fusillade de ce matin ? Elle est verte de rage parce que vous ne l’avez pas encore débriefée. Et je lui ai dit que vous étiez revenus depuis plus d’une heure…

— C’est quoi son problème ? Elle n’avait qu’à nous passer un coup de fil.

— Elle ne savait pas si vous pouviez parler librement.

— Bruce, tu peux l’appeler ? demanda James. Il faut que j’aille prendre ma douche.

— C’est ça, et c’est moi qui vais me faire engueuler…

— Elle a du nouveau à propos de Siméon Bentine, dit Michael.

— Ah oui ? Tu peux nous mettre au courant ?

— En épluchant les relevés téléphoniques, elle a constaté que Sasha et Siméon se parlaient au moins une fois par jour. Les services techniques vont enregistrer les communications pendant quelques jours, puis elle fera pression sur Siméon en menaçant de transmettre les bandes à Major Dee s’il refuse de collaborer. Il est complètement coincé.

* *
*

Depuis la dissolution du Mad Dogs Football Club, Sasha se contentait de recevoir les membres du gang dans sa cave. Privé d’argent de poche et de moyen de gagner sa vie, Junior ne manquait pas une de ces réunions. Elles constituaient désormais sa seule occasion de se divertir.

Il avait sifflé quelques canettes en disputant une partie de billard en compagnie de James et de Bruce. Assis aux tables de poker, les auteurs du braquage dépensaient sans compter leur part du butin. Sasha tenait audience dans son bureau du rez-de-chaussée. À neuf heures et demie, l’un de ses lieutenants informa les deux agents qu’il souhaitait s’entretenir avec eux.

Il les accueillit à bras ouverts.

— Sawas m’a dit que vous aviez fait du bon boulot, lança-t-il. Vous vous êtes débarrassés de vos vêtements ?

— Oui, c’est fait, mentit James.

— Bruce, mon contact à l’hôpital m’a informé que le type que tu as balancé dans le vide s’en est sorti avec un bras et deux jambes cassées. Il dit que c’est un miracle qu’il ne soit pas resté paralysé.

James était impressionné par la richesse du réseau de Sasha. Les Mad Dogs comptaient moins de membres que les gangs concurrents, mais ils disposaient de contacts dans tous les secteurs stratégiques.

— J’avais dit que je vous paierais mille livres chacun, mais j’ai décidé d’en rajouter cinq cents. Ça fait beaucoup d’argent pour des gens de votre âge. Je ne veux pas que vous vous fassiez remarquer. Les flics gardent toujours un œil sur le Zoo.

— Ne vous faites pas de souci, dit James. On va juste remplacer nos fringues. On dépensera le reste progressivement.

— Vous avez un endroit pour planquer votre magot ?

— Les casiers du Zoo sont trop faciles à forcer, mais il y a une plinthe mal ajustée, sous mon lit, où je cache ce qui me reste du braquage de l’hôtel.

— Si tu es sûr de ton coup… dit Sasha en posant deux liasses de billets sur le bureau. C’est de l’argent propre, intraçable. Allez, fichez-moi le camp et amusez-vous bien.

— On est toujours disponibles, si vous avez besoin de nous, ajouta James. Vous n’avez qu’à nous faire signe.

— C’est entendu. J’aurai toujours du boulot pour des petits malins dans votre genre.

En quittant la pièce, les deux garçons passèrent devant la porte ouverte du salon. Lois était assise en tailleur devant la télé, une boîte de chocolats posée sur les genoux.

— Salut, James, lança-t-elle. Comment va ta jambe ?

— Ça cicatrise correctement. Merci encore pour ton aide.

— C’est bien, dit Lois, l’air lointain. Au fait, ne t’embête pas avec les fringues de mon père. Tu peux les garder. Il en a plein d’autres.

James reçut le message cinq sur cinq : la jeune fille ne souhaitait pas le revoir.

— Comment tu t’es fait jeter ! gloussa Bruce tandis qu’ils se dirigeaient vers l’escalier menant au sous-sol. Ça doit faire mal…

Atout prendre, James était soulagé d’être débarrassé de Lois, car leur relation risquait de mettre en péril la mission et sa propre intégrité physique. Cependant, sur le plan humain, il se sentait profondément blessé d’être rejeté aussi brutalement. Il ignorait s’il avait commis une faute ou si Lois traitait tous ses petits amis de la sorte. Elle était plus âgée et plus expérimentée. James ne regrettait pas l’expérience qu’il avait vécue, mais il avait le sentiment d’être un petit garçon invité l’espace d’une soirée à une fête entre adolescents, puis moqué et abandonné.

Lorsqu’il retrouva Junior dans la cave enfumée, la frustration lui fit momentanément perdre la tête. Il agita la liasse de billets que lui avait remise Sasha sous le nez de son camarade.

— Vise un peu ça ! lança-t-il.

Les traits de Junior s’affaissèrent.

— Je vous ai présenté Sasha il y a moins d’un mois, et vous êtes déjà pleins aux as.

— Mille cinq cents livres, ajouta James en pinçant la joue du garçon.

Ce dernier écarta son bras d’un geste brusque.

— J’en ai ma claque d’être traité comme un gamin, cracha-t-il. Sasha est un enfoiré.

Un silence de cathédrale régna sur la pièce.

— Surveille ton langage, Junior ! lança Sawas. Tout le monde ici respecte ton père, mais ça ne t’autorise pas à manquer de respect au patron.

James regretta aussitôt d’avoir provoqué la colère de son ami. Il sortit cent livres de sa poche et essaya vainement de les glisser dans sa main.

— Je ne veux pas de ta charité ! aboya Junior. Et j’aimerais bien que ce foutu Pakistanais arrête de me faire la leçon !

Un concert de protestations salua cette provocation.

— Comment tu m’as appelé ? hurla Sawas en se ruant vers le garçon. C’est quoi ton problème ? T’as envie de te faire tabasser, ou quoi ?

— C’est ça, tu m’impressionnes. Essaye seulement de poser la main sur moi, pour voir.

Sawas, qui ignorait si Sasha tolérerait qu’il corrige le fils de son ancien associé, ravala sa colère. Bruce se glissa entre eux et les écarta doucement l’un de l’autre. Les criminels chevronnés qui assistaient à la confrontation ne lui firent aucune remarque. A l’évidence, en dépit de son jeune âge, il jouissait déjà d’une solide réputation de dur à cuire.

— Ça va, calme-toi, dit James en saisissant le bras de Junior. Viens, on va faire un tour.

— Tout ce que je veux, c’est gagner ma vie comme tout le monde…

Sourd à ses protestations, James le poussa vers l’escalier.

— On pourrait peut-être parler à Sasha.

— Laisse tomber, c’est un minable, répliqua Junior en traversant le vestibule. Je me casse, et je ne suis pas près de remettre les pieds ici.

Si James avait été totalement concentré sur les objectifs de la mission, il serait retourné immédiatement au sous-sol, mais il se sentait coupable d’avoir provoqué la colère de son camarade.

— Je regrette de m’être foutu de ta gueule, dit-il. Je me suis comporté comme un parfait idiot.

— Ce n’est pas à toi que j’en veux, expliqua Junior, au bord des larmes. J’en ai marre qu’on ne me considère que comme le fils de Keith Moore. Qu’ils aillent tous se faire foutre. J’ai fréquenté des gangsters toute ma vie, et je ne suis pas totalement idiot. S’ils m’interdisent de gagner ma vie, je me débrouillerai moi-même.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je te rappelle que tu es en liberté conditionnelle. Au moindre pas de travers, tu retourneras en prison pour un paquet d’années.

— J’ai plusieurs coups en tête. On a qu’à prendre exemple sur Wheels : dépouiller des gros cons friqués, voler des caisses de luxe, tout ce qui se présente…

— Gomment ça, on ?

— Je sais que tu as rempli tes poches grâce à Sasha, mais il faut que tu ouvres les yeux. Le braquage du bunker a rapporté deux cent mille livres. Combien tu t’es fait ? Cinq mille ?

— Mille cinq cents, rectifia James.

— Il se fout carrément de ta gueule ! s’esclaffa Junior. Toi et moi, on pourrait se faire une fortune.

James éprouvait de l’affection pour son camarade, mais il était consterné par son manque de discernement et sa faculté à se jeter tête baissée dans les plans les plus insensés. Sa mission consistait à démanteler les Slasher Boys et les Mad Dogs, pas à encourager Junior à fonder un gang rival.

— Dans quelques mois, peut-être, dit-il. Pour le moment, on se fait un fric fou avec Sasha, Bruce et moi. On se lancera quand on aura assez de cash pour assurer nos arrières.

— Et en attendant, moi, je resterai fauché… J’en ai marre d’avoir quinze ans. Je voudrais avoir de quoi me payer un coup dans un bar ou une soirée en boîte, avec de la dope et des nanas.

James éclata de rire.

— Si je planifiais un coup sérieux, façon Sasha, est-ce que tu accepterais de faire équipe avec moi ? poursuivit Junior.

— Le patron n’apprécierait pas qu’on la joue solo.

— Allez, quoi, on ferait un malheur, tous les deux.

— Ouais, OK, pourquoi pas… lâcha James, convaincu que son ami, qui avait bu plus que de raison, ne se souviendrait pas de cette conversation après une bonne nuit de sommeil.

— Claque-m’en cinq, partenaire, s’exclama Junior en levant une main.

Les deux garçons frappèrent leurs paumes l’une contre l’autre puis s’étreignirent chaleureusement.