21. LA CÉRÉMONIE DES ADIEUX
Le vendredi matin, James sacrifia son dernier jour de congé pour participer à une ultime réunion de préparation en compagnie de Chloé, achever les tours de piste dont il avait écopé et s’initier au maniement de son nouveau pistolet automatique sous les ordres de Terry. Malgré cet emploi du temps chargé, il ne cessa de s’inquiéter pour Kyle. Depuis que Zara lui avait ordonné de quitter prématurément le campus, ce dernier semblait plongé dans un profond état d’abattement.
— Tu es là ? lança James en pénétrant sans frapper dans la chambre de son ami.
Comme à l’ordinaire, la pièce était impeccablement ordonnée. Trois cartons étaient empilés près de la fenêtre. Draps et housses d’oreiller, soigneusement pliés, étaient posés sur le matelas nu.
Entendant l’eau couler dans la cabine de douche, il sortit son pistolet compact de sa veste de survêtement et se glissa furtivement dans la salle de bains.
— Les mains en l’air ! hurla-t-il en tirant le rideau.
Kevin Sumner poussa un cri aigu, laissa tomber sa bouteille de shampooing et se couvrit pudiquement les parties intimes.
— Oh, je suis désolé, bredouilla James, aussi embarrassé que sa victime. Je pensais tomber sur Kyle. Qu’est-ce que tu fais là ?
— On est rentrés de Malaisie ce matin, expliqua Kevin. On a déménagé nos affaires du bâtiment junior. Les autres se sont jetés sur les chambres neuves disponibles au huitième étage, mais Kyle a proposé de me passer la sienne. Elle est nickel. Il est tellement maniaque…
James considéra le T-shirt gris suspendu au porte-serviettes.
— Félicitations, lança-t-il. On est voisins, maintenant. J’habite juste en face.
Kevin sortit de la cabine et noua une serviette autour de sa taille.
— J’espère que tu ne m’en veux pas pour l’autre soir, dans la jungle…
James lui adressa un sourire complice.
— J’aurais sûrement fait la même chose, quand j’avais ton âge. Kazakov ne vous en a pas trop fait baver, après mon départ ?
— Franchement, ça n’a pas été une partie de plaisir, mais j’ai tout oublié au moment où on m’a remis le T-shirt gris. Tu n’as jamais vécu au bâtiment junior, n’est-ce pas ?
— Non, j’avais douze ans quand je suis arrivé ici.
Ils m’ont envoyé directement au programme d’entraînement.
— C’est génial d’avoir une douche rien qu’à soi. Je n’en pouvais plus de la salle de bains commune. Il y a toujours un petit malin pour te jeter un seau d’eau glacée ou piquer tes fringues dans les vestiaires.
— Ouais, j’imagine que ça doit être usant, à la longue. Tu sais où est Kyle ? Il a l’air déprimé depuis que Zara lui a demandé de faire ses bagages. Je m’inquiète un peu à son sujet.
— Il est allé déposer des cartons chez Meryl.
— Dans ce cas, je repasserai un peu plus tard. Et excuse-moi pour la sale blague de tout à l’heure…
Impatient de retrouver Dana, James regagna le couloir. Au même instant, Kyle émergea de l’ascenseur.
— Salut, dit-il.
— Salut. Dis, pourquoi tu déménages aujourd’hui ? Zara t’a autorisé à rester jusqu’à dimanche.
Kyle secoua tristement la tête.
— Ça me rend triste de traîner ici. Je préfère en finir le plus vite possible.
— Mais c’est hors de question ! On a organisé une fête pour toi, samedi soir. Tout le monde sera là. Kerry et ses copines ont fait la quête pour t’acheter un super cadeau.
— Je ne viendrai pas. Je t’avais dit que je ne voulais pas de grande cérémonie.
— Tu ne peux pas nous faire ça. Tous les agents fêtent leur départ.
— De toute façon, je ne saurais pas où dormir maintenant que j’ai laissé ma chambre à Kevin.
— Je te prêterai la mienne, proposa James.
— N’insiste pas, dit Kyle d’une voix étranglée. Ma décision est prise.
Touché par la détresse de son ami, James le prit dans ses bras.
— Le sixième étage ne sera plus jamais le même, après ton départ. Tu vas me manquer.
— Toi aussi, bredouilla Kyle. Ces dix années ont passé tellement vite. Ça me fout la trouille, tu sais.
Une larme roula sur sa joue.
— Tu as toute la vie devant toi, dit James. Tu vas faire le tour du monde puis entrer à l’université. Je te garantis que tu vas t’éclater. Dans un an, tu te demanderas comment tu as pu supporter si longtemps de vivre avec une bande de débiles dans notre genre.
— Tu es mon meilleur ami, James, hoqueta Kyle en séchant ses larmes d’un revers de manche. Quand on s’est rencontrés au centre Nebraska, tu m’as fait l’effet d’un petit con arrogant et gâté. Je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai émis un avis défavorable quand CHERUB a envisagé de te recruter. C’est Jennifer Mitchum, la psy, qui a eu le dernier mot.
— Espèce de salaud ! s’esclaffa James.
— Je reconnais que j’avais tort. J’ai discuté avec Meryl. Je serai autorisé à revenir au campus pendant les vacances scolaires. Et elle m’a promis un job d’été à la résidence hôtelière de CHERUB.
— C’est super. Je ne veux surtout pas qu’on se perde de vue.
— Il faut que je te laisse. Ah, au fait, Dana t’attend au réfectoire.
— Ma mission à Luton débute lundi, dit James en se dirigeant vers l’ascenseur. Je risque de ne pas la voir pendant des mois. Je vais profiter de ces trois jours pour faire des réserves de câlins.
Il appuya sur le bouton et se retourna.
— Kyle ?
— Quoi ?
— Il faut absolument que tu sois là demain soir. Fais un effort. Dans quarante-huit heures, tu commenceras une nouvelle vie. Tu ne peux pas nous laisser tomber comme ça.
Kyle s’accorda quelques secondes de réflexion puis esquissa un sourire.
— Je pense que je ferai un saut. Je ne voudrais pas que tout le monde garde de moi le souvenir d’un type qui casse l’ambiance…
* *
*
La fête s’acheva à trois heures du matin. Kyle passa sa dernière nuit au campus dans le lit de James. Celui-ci dormit sur un canapé, dans la chambre de Dana. À son réveil, il trouva un message de Chloé lui demandant de la rappeler de toute urgence. Il s’isola dans la salle de bains pour ne pas réveiller sa petite amie.
— Bonjour, dit gaiement la contrôleuse de mission. Pas trop mal au crâne ?
— Non, mais j’ai un méchant torticolis, bâilla James.
— Je n’ai pas réussi à te trouver de place dans la classe de Junior Moore, mais les deux agents du MI5 chargés de sa surveillance m’ont informée qu’il avait rendez – vous avec son responsable de liberté conditionnelle tous les lundis matin depuis sa libération du centre de rétention pour jeunes délinquants. Je pense que c’est le meilleur moyen d’entrer en contact avec lui.
— Ça marche, mais on est censés déménager au Zoo demain, dans la matinée…
— C’est là que je veux en venir. Junior a rendez-vous à dix heures. Dans l’idéal, il vaudrait mieux que vous vous rendiez à Luton dès aujourd’hui.
James était contrarié.
— Mais je devais déjeuner avec Kyle. C’est son dernier jour au campus…
— Je sais bien, dit Chloé. Si tu y tiens vraiment, on peut trouver une autre solution.
— Non, non, c’est bon. On s’est éclatés, cette nuit. Ce repas d’adieu risque d’être déprimant.
— J’apprécie ton professionnalisme, dit Chloé.
— Tu as parlé à Bruce ?
— Oui. Il est ravi de faire équipe avec toi.
— Cool. Alors, à quelle heure on décolle ?
— Il est presque midi. On se mettra en route dès que vous aurez pris votre petit déjeuner et préparé vos bagages.
Lorsque James sortit de la salle de bains, il trouva Dana réveillée, l’air hagard, le visage maculé eye-liner. Elle avait dormi tout habillée.
— Comment ça va, beauté ? ironisa James.
— J’ai un peu mal au bide, bredouilla-t-elle.
— Mauvaise nouvelle : ma mission a été avancée d’une journée.
— Oh. On ne va pas pouvoir se voir pendant un siècle…
— Ne t’inquiète pas, je te donnerai de mes nouvelles.
— Surtout, fais attention à toi.
Ils échangèrent un baiser passionné, puis James regagna sa chambre, la mort dans l’âme.
Kyle avait déjà pris une douche, changé les draps et descendu le linge sale à la laverie.
— Je ne vais pas pouvoir déjeuner avec toi, dit James en sortant un sac de voyage de la penderie. Je pars en opération dans une demi-heure.
— Je suis mort de jalousie, sourit Kyle. Ça me fait drôle de penser que je ne connaîtrai plus jamais ça : le campus, les missions, les vacances à la résidence d’été. Je ne suis plus qu’un étudiant comme les autres.
James sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Et moi, je n’arrive pas à imaginer cette vie sans toi.
Kyle esquissa un sourire.
— Tu m’étonnes. Sur qui tu vas copier tes devoirs, maintenant ? Tu ne peux plus compter sur moi, et tu n’es pas en très bons termes avec Kerry, en ce moment…
— Oh, je n’avais pas pensé à ça. Je suis hyper mal.
Kyle s’accroupit, glissa un bras sous le lit et en sortit un grand sac de sport rempli d’un monceau de cahiers et de classeurs.
— C’est mon cadeau d’adieu : toutes mes notes de cours, tous mes devoirs, toutes mes antisèches.
— C’est génial ! s’exclama James. Tu me sauves la vie. On va prendre le petit déjeuner ?
Kyle hocha la tête.
— J’aimerais bien, mais je me suis réveillé tard et je voudrais passer au bâtiment junior pour saluer les membres de l’équipe qui se sont occupés de moi quand j’étais petit.
— Bon. Eh bien, je crois que le grand moment est arrivé.
Les deux garçons tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
— À bientôt, Kyle. Bonne chance pour ton examen d’entrée.
— À plus, James. Prends bien soin de toi.