Ce qui, après le combat de Sablanceaux, nous plongea tous dans une surprise non pareille, fut le temps longuissime qui s’écoula entre le moment où l’armée anglaise débarqua, et le moment où elle apparut sous les murs de notre citadelle.
Ce ne fut pas que Toiras se plaignît de cet inespéré sursis, car il lui permit de poursuivre l’envitaillement du fort. Il put alors augmenter ses réserves de vivres mais sans toutefois qu’elles atteignissent un niveau suffisant, les ressources des villages avoisinants étant bien trop restreintes pour y pourvoir tout à plein. Tant est qu’il était d’ores et déjà à craindre, si le siège tirait en longueur, que le spectre de la famine ne faillît à montrer sa face blafarde au-dessus de nos remparts.
Le combat de Sablanceaux se déroula le 21 juillet, et à partir de cette date, chaque nuit, Toiras à la pique du jour, ou à la nuit tombante, glissait quelques éclaireurs jusqu’à Sablanceaux afin de déceler les signes qui pouvaient donner à penser que les Anglais allaient faire mouvement. Toiras fut déçu, si j’ose ainsi parler. Les Anglais restaient clos et cois derrière leurs palissades et ne branlaient mie.
C’est seulement le 25 juillet – quatre longs jours après le débarquement et bien plus longtemps qu’il n’eût fallu pour reposer leurs chevaux – qu’ils commencèrent à bouger. Mais nous n’étions pas pour autant au bout de nos surprises : pour parcourir les quelques lieues qui séparent Sablanceaux de notre citadelle, il leur fallut cinq jours, alors que dans notre retraite, qui se fit sans précipitation aucune, puisque nous n’étions pas poursuivis, il n’avait pas fallu plus de cinq heures à nos gens de pied pour couvrir le même chemin...
On crut d’abord qu’ils s’étaient arrêtés au nord-ouest de la plage de Sablanceaux pour faire le siège du fort de la Prée où nous avions une petite garnison, mais les Anglais dédaignèrent, en fait, cette maigre proie, et passèrent devant elle sans s’arrêter. En quoi l’événement devait prouver qu’ils avaient eu grand tort, car le fort de la Prée servit de refuge à l’armée de secours de Schomberg quand elle débarqua de prime ses hommes par petits paquets de cent ou deux cents soldats, lesquels trouvèrent fort expédient d’avoir ces murailles toutes proches pour s’abriter et se regrouper.
Avec Toiras, avec Clérac et les officiers du régiment de Champagne, nous disputâmes à table de la raison de ce train de tortue des Anglais, et d’aucuns l’attribuèrent à l’inexpérience de Buckingham qui, à ce jour, n’avait mie commandé une armée. Chacun en dit là-dessus sa râtelée sans succéder à convaincre l’autre, et ce fut Hörner qui eut le dernier mot, et encore me fallut-il quasiment le contraindre pour le faire saillir, ce dernier mot de son gargamel, tant mon bon Suisse était rebelute à ouvrir le bec devant tous ces beaux gentilshommes qui le dépassaient de si haut tant par la naissance que par le grade.
— Monsieur le Gouverneur, dit-il à Toiras dans les formes du plus grand respect, vous avez appris par vos espions que les Anglais d’une étape à l’autre marchent toujours en ordre de bataille, c’est-à-dire fort lentement, établissent leur camp de bonne heure avec le plus grand soin, le fortifient comme s’ils allaient être attaqués pendant la nuit, prenant en conséquence beaucoup de temps le matin pour défaire le camp de la veille, partent tard pour une nouvelle étape, et s’arrêtent tôt pour établir un nouveau camp. Cette méthode est celle du prince d’Orange sous lequel les colonels anglais ont sans doute appris leur métier, et elle est bonne quand on évolue en pays ennemi à proximité de puissantes armées. Mais dans le présent prédicament, les Anglais étant fort de huit mille hommes, c’est-à-dire quatre fois plus nombreux que nous – qui, de plus, sommes enfermés dans notre citadelle –, cette routine de marche, vu les circonstances, me paraît tout à plein...
— Cette routine vous paraît tout à plein... ? demanda Toiras, voyant que Hörner n’achevait pas sa phrase.
— Avec votre permission, Monsieur le Gouverneur, dit Hörner en rougissant, je dirais qu’elle me paraît tout à plein stupide.
— Mais, brave Hörner, je le crois aussi, dit Toiras avec bonhomie. Et comment savez-vous que c’est au prince d’Orange qu’on doit cette tactique-là ?
— Monsieur le Gouverneur, dit Hörner comme effrayé à l’idée d’avoir à parler de soi, j’ai servi jadis sous le prince d’Orange.
Rien ne le pouvait hausser davantage dans l’estime de Toiras que cette confidence, lequel, capitaine aux gardes depuis 1620, avait servi sur tous les fronts où Louis avait dû combattre les rebelles à son trône, et toujours avec vaillance et sagacité.
Une fois demeuré seul avec Hörner, je lui dis :
— Opinez-vous que le train de tortue des Anglais fût une faute ?
— Bien moins grave, Herr Graf, que celle qu’ils ont commise en ne prenant pas le fort de la Prée, ce qu’ils pouvaient faire sans coup férir. Néanmoins, en temps de guerre comme en temps de paix, c’est toujours une faute que d’agir stupidement.
Il réfléchit là-dessus un petit, puis cueillant au fond de sa remembrance une de ces fleurs de sagesse dont sa cervelle était si prodigue, il me la tendit avec sa gravité coutumière et dit :
— Comme je dis toujours, Herr Graf « le bon sens avant la routine ! »...
Enfin, les Anglais vinrent. Débarqués le 21 juillet, ils arrivèrent sous nos murs le 30 juillet, et comme on s’y attendait, ils se mirent incontinent à creuser des fossés autour de notre citadelle côté terre, en même temps qu’ils disposaient côté mer un cercle serré de vaisseaux, pour empêcher secours et vivres de parvenir jusqu’à la petite anse que Toiras avait, à cet effet, aménagée dans nos murailles.
J’ai déjà parlé de cette petite anse, bien entendu artificielle, que Toiras avait pratiquée dans ses murailles, mais je vais tâcher de la décrire avec plus de précision, étant donné le rôle importantissime qu’elle joua dans la suite du siège.
Ce musoir, comme l’appelaient nos marins, était grand comme un mouchoir de poche et ne pouvait admettre que de petits bateaux, mais le plus habile de cette construction résidait dans le fait que, du large, un vaisseau ennemi ne pouvait en discerner l’entrant. Car il était fermé non point par un môle ou une jetée, mais par une muraille crénelée identique à nos autres murailles, mais construite plus en avant d’elles, dans la mer, au lieu que les autres l’étaient sur le rocher. Ce décalage lui permettait de ménager sur le côté un passage invisible par où un bateau pouvait passer dans le refuge. Et dès lors qu’il y était entré, il s’y trouvait tout à la fois à l’abri de la mer, des vues de l’ennemi et de ses canonnades.
Si musoir, comme je crois, vient de muser, qui veut dire perdre son temps, ce serait tout à fait injuste de l’appliquer aux émerveillables marins qui, ayant passé au travers d’une flotte ennemie, auraient encore, parvenus à sécurité, à assurer le déchargement des vivres.
Quand j’ai dit que les Anglais, à leur survenue devant nos murs, se mirent à creuser des fossés autour de la citadelle, j’aurais dû dire autour des fossés que les Français creusaient eux-mêmes, afin d’éloigner d’eux le plus possible les boulets de l’ennemi tout en se mettant à l’abri de ses mousquets. De leur côté, les Anglais prirent soin de commencer leurs tranchées hors de la portée de nos armes, et par surcroît de prudence derrière leurs palissades. Ils agirent d’autant plus sagement que nous étions alors à demi enterrés, alors qu’ils commençaient à peine leurs fouilles.
Je sus plus tard que lorsque leur première tranchée eut atteint la profondeur voulue, My Lord Buckingham y descendit le premier – ce qui n’allait pas sans courage – et fit le tour de la citadelle, au moins jusqu’à la mer, en braquant à plusieurs reprises sa longue-vue au-dessus du parapet. À son retour de cette tournée, il montra plus de bon sens que ses colonels et déclara qu’il ne croyait pas possible d’emporter la citadelle ni en la bombardant ni en lançant contre elle un assaut avec échelles et grappins. À son sentiment on ne pourrait la réduire que par la famine. Toutefois, en flagrante contradiction avec cette déclaration si perspicace, il nous livra, au cours de ce siège, trois assauts, qui tous les trois échouèrent en causant de lourdes pertes à l’assaillant. Et pourquoi Buckingham fut amené à agir ainsi au rebours de ses propres convictions, c’est ce que je dirai plus loin.
Je prenais ma repue de midi avec Monsieur de Toiras, quand un tout jeune lieutenant du régiment de Champagne, grand et bien membré, mais rose comme un enfantelet, demanda à lui parler et obtint audience dans l’instant.
— Monsieur le Maître de camp, dit le béjaune, raide comme un piquet, nos tranchées ont beaucoup avancé. Celles des Anglais aussi. Et nous sommes meshui à portée de mousquet les uns des autres.
— Les voyez-vous ? dit Toiras d’un ton bref et expéditif.
— Nous voyons leurs bourguignottes quand ils se haussent au-dessus de leurs parapets pour nous épier.
— Si vous les voyez, c’est que vous en faites autant.
— Oui, Monsieur le Maître de camp, dit le lieutenant.
— Eh bien, continuez ! dit Toiras. Mais avec prudence.
— Mais, Monsieur le Maître de camp, quand nous voyons émerger une bourguignotte, devons-nous lui tirer sus ?
Toiras envisagea le jeune lieutenant oeil à oeil.
— Et que pensez-vous faire par là, Lieutenant ? Gagner la guerre ? À supposer que vous touchiez votre cible, il y aura huit mille Anglais moins un, c’est-à-dire sept mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Quel gain est-ce là ? Et vous aurez perdu une balle et de la poudre. Or, des balles et de la poudre, seuls les Anglais peuvent se permettre de les prodiguer. Mais point nous. Nous en avons juste assez pour notre défense.
Le lieutenant juvénilement rougit et parut fort déconfit par cette petite rebuffade, encore que le ton n’en fut pas acerbe.
— Monsieur le Maître de camp, dit-il d’une voix enrouée, dois-je entendre qu’il ne faut pas tirer ?
— Vous m’avez bien entendu. Ne tirez sur les Anglais que s’ils donnent l’assaut à votre tranchée. Et si d’aucuns doutent encore à ce sujet, faites passer le mot dans les tranchées.
« Eh bien, voilà ! dit Toiras dès que le béjaune eut tourné les talons. Voilà qui est clair. Nous sommes meshui tout à plein encerclés et sur terre et sur mer. Vous allez voir que Buckingham va s’imaginer qu’il a déjà partie gagnée !
Et en effet, l’ennemi n’attendit pas au-delà du lendemain pour nous faire une visite des plus gracieuses.
Sur le coup de midi, on vint dire à Toiras qu’un gentilhomme anglais, précédé d’un trompette et suivi d’un écuyer, demandait l’entrant. Toiras ordonna aussitôt qu’on les admît dans la citadelle.
— Comte, dit Toiras, peux-je vous prier de confier à Hörner le trompette et l’écuyer, qu’il leur porte une tostée de bon vin rétais, et leur offre pain, beurre et jambon s’ils le désirent. Je ne voudrais pas que les Anglais croient que nous sommes déjà démunis. Encore que nous n’en soyons pas si loin. Et de grâce, revenez promptement me servir de truchement, car du diantre si j’entends un traître mot au baragouin de ces messieurs...
Le gentilhomme s’appelait Lord Denby, lequel j’avais vu à Londres dans l’entourage de My Lord Buckingham, dont il était cousin, si bien je me ramentois. À le voir il me donna le sentiment d’être, si je puis dire, le jumeau de son cousin, tant sa vêture, son air, et ses manières étaient semblables. Mais il se peut aussi qu’il les ait tout simplement imités, Buckingham étant l’idole, le miroir et l’arbitre des élégances à la Cour d’Angleterre, rien n’étant de bon ton qu’il ne l’eût d’abord décidé.
L’écuyer et le trompette de My Lord Denby confiés avec sa permission aux bons soins de Hörner, My Lord Denby s’excusa d’abord de ne parler que sa propre langue, la « belle langue française », dit-il en français, lui étant tout à plein déconnue. Là-dessus il enchaîna sur son propos dans un anglais aussi fluide, musical et suave que celui de son cousin. Dans les termes les plus galants, My Lord Denby fit observer à Monsieur de Toiras combien sa situation était désespérée et, en conséquence, le somma de se rendre.
— Monsieur, dit Toiras avec un salut des plus courtois, le Roi Très-Chrétien m’a donné cette citadelle à garder. Et étant fidèle serviteur de mon roi, comme vous l’êtes du vôtre, je la garderai jusqu’au bout, et si vous y pénétrez un jour, c’est que je serai mort en la défendant.
Cela fut dit avec une sorte de rondeur gasconne, mais sans emphase, et je tâchai dans ma traduction de lui garder ce caractère à la fois ferme et bon enfant. My Lord Denby salua de la tête sans ajouter un mot, tant il jugea inutile la poursuite d’une négociation à laquelle Monsieur de Toiras venait de mettre un terme avec tant de fermeté. Mais s’avisant sans doute qu’un départ abrupt pourrait offenser son vis-à-vis, et pensant que dans un tel prédicament, il valait mieux dire des riens que ne rien dire, My Lord Denby se mit à parler de bagatelles d’un air aimable et léger. Je traduisis au fur et à mesure et entre deux phrases je glissai à Monsieur de Toiras le conseil d’entrer dans le jeu de My Lord Denby. C’est ainsi que discourant de choses et d’autres, Monsieur de Toiras en vint à parler de melons. Lecteur, vous avez bien ouï : de melons. Notre maître de camp demanda gravement à My Lord Denby si dans l’île de Ré on trouvait encore des melons. Et My Lord Denby, tout aussi gravement, lui dit qu’il l’ignorait, mais qu’il ne faillirait pas de se renseigner à ce sujet. Là-dessus, on se sépara avec toutes les cajoleries et courtoisies du monde, et non sans que Monsieur de Toiras n’offrît à My Lord Denby pour My Lord Buckingham deux flacons de son meilleur vin, en déplorant avec beaucoup de bonne grâce la modestie de ce présent.
Deux jours plus tard, le trompette de My Lord Denby se présenta à la porte de la citadelle porteur d’un fort gros paquet qui, éveillant la méfiance des gardes, fut incontinent ouvert : il contenait une douzaine de beaux melons, envoyés, dit le trompette, par My Lord Duke of Buckingham à Monsieur le maître du camp.
— Sanguienne ! dit Toiras, quelle guerre est-ce là ! Vous verrez qu’à la parfin, Bouquingan voudra donner une fête en notre honneur à bord de son vaisseau amiral !
Sur mon conseil, il graissa le poignet du trompette d’une vingtaine d’écus, non sans quelque regret, car étant né de bonne noblesse, mais pauvre, du Languedoc, il était un peu chiche-face. Et il poussa des cris d’orfraie quand je suggérai qu’il donnât à Bouquingan, pour sa duchesse, les six jolis flacons de fleur d’oranger que j’avais vus sur sa cheminée.
— Morbleu, Comte ! s’écria-t-il. Je les ai achetés en Provence pour Madame mon épouse, et vous voudriez qu’ils aillent arroser les plats tétins d’une Anglaise !
— Mais voyons, mon ami ! dis-je en riant, ils ne sont pas tous plats, tant s’en faut ! Et de reste, il suffirait que la belle soit transplantée en Italie, où à peine arrivée, étant incontinent regardée, admirée, complimentée, cajolée, et ococoulée par les chaleureux Italiens, on verrait ses tétins, en moins d’un mois, faire éclater son corps de cotte...
Bien que cette prédiction fut bien aléatoire, elle remplit son office. Toiras céda. Les flacons furent apportés aussitôt à My Lord Buckingham par notre trompette, lequel reçut de la main du duc vingt jacobus. Il fut, du reste, le seul qui profita en cette affaire. Car lorsque My Lady Duchess of Buckingham reçut par bateau de son époux les flacons de fleur d’oranger, elle ne voulut même pas les ouvrir, car étant offerts par ces Français traîtreux et débauchés, ils ne pouvaient qu’être empoisonnés, et rien que de se les mettre sous le nez serait aspirer une vapeur mortelle...
Soubise à Londres avait été formel. Dès lors que My Lord Buckingham apparaîtrait devant La Rochelle, la ville lui ouvrirait son port et ses portes. Et il faut bien dire que les Rochelais eux-mêmes avaient donné cette impression au duc par les frénétiques appels au secours dont depuis des mois à Londres ils avaient fatigué ses oreilles. My Lord Buckingham pouvait donc espérer que le jour même où il occuperait l’île de Ré, les Rochelais, s’engageant à ses côtés, se révolteraient contre le roi.
Il n’en fut rien. Malgré les menées dans la ville d’une minorité fanatique inspirées par la duchesse de Rohan, le duc de Rohan et Soubise, une majorité qui craignait pour sa tranquillité, ses biens, ses bateaux et ses privilèges, s’opposa à la rébellion. Cependant elle permit à un assez fort contingent de gentilshommes huguenots d’aller se battre aux côtés des Anglais.
Ce contingent arriva dans l’île après le combat de Sablanceaux et un mois plus tard, rien ne se passant que l’encerclement progressif de la citadelle, La Rochelle les rappela. Ces huguenots, jeunes et ardents, ressentirent vivement dans leur honneur le fait de retourner se mettre à l’abri dans leur ville sans avoir combattu. C’est eux qui demandèrent à My Lord Buckingham de leur permettre de faire la preuve de leur vaillance, dans les feux du combat.
Il était difficile à My Lord Buckingham de refuser leur requête sans s’aliéner à La Rochelle les sympathies de ses plus chauds partisans. Il décida donc un assaut de nuit contre la citadelle, mais ne lui donna qu’un objectif limité. Il devait atteindre le puits fortifié que nous défendions au pied de ladite citadelle, et le puits atteint, y jeter des bouteilles de poison. Les huguenots français furent le fer de lance de cette attaque, tandis que canons et mortiers anglais faisaient pleuvoir boulets et pierres sur le fort.
Comme il fallait s’y attendre, comme Buckingham se peut l’avait prévu, les huguenots rochelais qui marchaient en première ligne furent hachés par notre mousquetade et périrent presque tous. Du fait qu’ils étaient français, nos soldats ressentirent quelque mésaise d’avoir dû remplir ce cruel devoir de leur tirer sus. Et bien qu’il ne voulût pas le montrer, et qu’il cachât son émeuvement sous une explosion de colère, Toiras en fut lui aussi affecté.
— L’honneur ! cria-t-il, l’honneur !. Et où en sont-ils meshui, ces pauvres écervelés avec leur honneur ? Et quel diantre d’honneur peut-il y avoir à se battre contre son roi ?
Bien convaincu après ce combat malheureux qu’il ne pourrait prendre la citadelle que par la famine, My Lord Buckingham ne tenta pas de nouvel assaut avant de longues semaines, lesquelles pour nos troupes comme pour les siennes furent, en effet, longuissimes. Et d’autant qu’en ce mois d’août la chaleur et la touffeur des murs étaient insufférables.
Désommeillé un matin par quelque noise à la porte de ma maison, je me levai, me vêtis à la diable et allai voir. Et je trouvai Hörner et ses hommes fort occupés à bâtir une niche contre notre maison, et entendant bien que c’était pour abriter Zeus du soleil et surtout des vents toujours très violents sur l’île, je m’étonnai qu’il la fît de la taille d’un homme.
— La niche, Herr Graf, dit Hörner, n’abrite pas seulement Zeus, mais le tonneau qui reçoit l’eau de la pluie de notre toit, et dont Zeus est le gardien. C’est pourquoi, au rebours d’une niche ordinaire, elle est fermée au-dehors, et ne s’ouvre qu’au-dedans. Si quelque mauvais garçon s’aventure à nous rober de l’eau, Zeus éclatera en abois furieux, et au travers de cette meurtrière oblique que j’ai fait pratiquer dans le mur, nous pourrons tenir en joue le ou les robeurs et décourager leur attentement.
— En sommes-nous déjà là ? dis-je, fort déquiété.
— Je le crains, Herr Graf. J’ai mesuré deux jours de suite le niveau d’eau du puits intérieur et du puits extérieur, et dans les deux cas, j’ai observé qu’il avait baissé de façon alarmante. J’en ai conclu qu’avec la chaleur qu’il fait nous tirons plus d’eau que les puits n’en peuvent fournir.
— Hörner, dis-je, en avez-vous averti Monsieur de Toiras ?
— Cela n’a pas été nécessaire, Herr Graf Bien le sait-il déjà. Il a tôt ce matin ordonné de rationner en eau les chevaux et les hommes, et de faire garder les puits nuit et jour par des soldats armés.
— Il redoute donc que d’aucuns aillent jusqu’à user de violence pour boire plus que leur dû.
— Hélas, dit Hörner, peu d’hommes peuvent résister à la soif. « La soif avant la faim », Herr Graf ! Mais la faim zum Unglück{85} viendra elle aussi...
— S’il pleut, dis-je, ne serait-ce pas dommage que notre tonneau déborde ?
— C’est que j’ai prévu un deuxième tonneau, dit Hörner en baissant les yeux d’un air gêné qui laissait entendre qu’il était à la fois trop fier et trop modeste pour aimer qu’on le félicitât.
Je me contentai de lui donner une petite tape amicale sur l’épaule et, le quittant pour faire un tour sur les remparts comme je faisais quotidiennement afin de jeter un oeil sur la mer et le cercle des vaisseaux anglais qui hors de portée de nos canons nous barrait le pertuis breton, je sentis tout soudain le souci du proche avenir me mordre le coeur plus qu’il n’avait fait jusque-là. L’instant d’après, fort bizarrement, une petite gausserie me traversa l’esprit, que j’ai presque vergogne à répéter tant elle me parut saugrenue : je me dis que lorsqu’on coucherait Hörner dans son cercueil, son premier soin serait de le bien aménager afin de pouvoir attendre le plus commodément possible la résurrection des morts.
Si bien je me ramentois, ce fut deux semaines plus tard que Monsieur de Toiras décida de diminuer la ration quotidienne du soldat : il ne reçut plus par jour qu’un pain, du beurre, et une demi-pinte d’eau. Les mottes de beurre, entourées de linge mouillé, étaient suspendues le jour à l’ombre et dans les endroits ventés, afin de prolonger leur fraîcheur. Elles aussi étaient étroitement gardées.
Je décidai, après avoir consulté Hörner et Nicolas, d’accepter ces rations, mais étant nous-mêmes bien pourvus en vivres, de les porter chaque jour à l’hôpital du fort en même temps que quelques pintes de notre eau, laquelle était assurément plus saine que l’eau des puits dont personne n’aurait su dire quand ils avaient été curés pour la dernière fois.
La coutume voulait qu’on appelât cet hôpital la maladrerie, alors même qu’il n’avait jamais abrité un seul lépreux. Quand je le visitai, je fus atterré de n’y trouver qu’un seul barbier chirurgien, un seul médecin, deux ou trois infirmiers des plus frustes et fort peu de médicaments.
Nos dons quotidiens à la maladrerie ne passèrent pas inaperçus, et bien qu’ils ne comportassent pas d’arrière-pensée habile, ils eurent dans la suite un effet très heureux car personne, même quand la disette devint famine, ne nous garda mauvaise dent d’être mieux lotis que la plupart, vu que nous étions si donnants aux blessés et aux malades.
C’est à cette époque que Zeus m’inspira une idée que je n’eusse peut-être pas eue sans lui. Le promenant au bout d’une laisse le long des remparts, j’arrivai au musoir que j’ai décrit, et là, tout soudain, Zeus, échappant à ma laisse, descendit en trombe l’escalier qui y menait, se plongea dans l’eau avec délice, s’ébrouant d’abord, mais à la fin s’immobilisant, ne laissant que ses narines hors de l’eau. Pendant tout ce temps, il me regardait comme s’il me demandait de le rejoindre, ce que, ma vêture enlevée, je finis par faire et m’en trouvai bien, car sans que j’eusse bu la moindre goutte d’eau salée, je me sentis considérablement rafraîchi et fort étonné, au demeurant, que l’idée ne m’en fut pas venue seul.
My Lord Buckingham dut apprendre par ses mouches que la disette nous menaçait car il adressa à Toiras le 31 août une lettre-missive qui, tout enrobée qu’elle fût de ses coutumières courtoisies, n’en était pas moins comminatoire : il conviait notre gouverneur à se rendre tout de gob entre ses mains « sous des conditions plus honorables qu’il ne devait espérer à l’avenir s’il l’obligeait à poursuivre ».
Toiras, à lire cette lettre, écuma de rage, et il me fallut quelque temps avant de le pouvoir apaiser et le persuader d’écrire à My Lord Buckingham une lettre aussi suave que celle qu’il lui avait précédemment envoyée. Il y réussit fort bien. Plaise au lecteur de n’en citer que cette seule phrase :
« Ni le désespoir des secours ni la crainte d’être maltraité en une extrémité ne me peuvent faire quitter le dessein d’employer ma vie au service de mon roi. Comme aussi je me sentirais indigne d’aucune de vos faveurs si j’avais omis un seul point en cette action dont l’issue ne me peut être qu’honorable. Et d’autant que vous aurez contribué à cette gloire, d’autant plus serai-je obligé d’être toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. »
Cette lettre, que je trouve émerveillable à la fois dans le bien-dire, le ton et la fermeté, ne me doit rien, lecteur, et doit tout à Toiras. Et de son propre cru écrite. Mon seul rollet, en cette affaire, fut d’apazimer le maître de camp – comme il disait en oc –, ce qu’il eût fait de toute manière, car bien qu’il fût homme de prime saut et fort escalabreux, il ne se laissait jamais dicter ses décisions par son ire, mais par sa raison et l’extrême finesse qu’il portait en toutes choses.
Sinon par Toiras, quelques gentilshommes et nos Suisses, l’exemple de ma baignade quotidienne fut peu suivi, tant était grande chez nos soldats la peur de l’eau, laquelle, selon leurs dires, pénétrait insidieusement par les pores de la peau jusqu’aux entrailles, et y introduisait d’inguérissables intempéries.
Chaleur et sécheresse persistant, le niveau de l’eau dans les puits – et aussi dans notre tonneau – baissait inexorablement. De prime, l’angoisse de la soif nous tenailla, et bientôt la soif elle-même, dès lors que nous dûmes réduire nos rations de moitié.
Nous avions encore du vin, mais nous le ménagions fort, ne nous accordant qu’un demi-gobelet le soir avant de nous coucher afin de ne pas nous mettre au lit la gorge sèche. J’ai quelque raison de me ramentevoir une nuit où, m’étant endormi d’un sommeil intermittent et tracasseux, je fus désommeillé par une noise insolite : on eût dit que notre toit était becqueté par d’innombrables becs. Et qui n’aurait pas pensé alors aux nuées de corbeaux qui, dès le commencement de la disette, étaient venus se percher lourdement sur nos murs ? Ils ne s’en délogeaient qu’à peine pour éviter les pierres que nous leur jetions, et sans vergogne allaient se percher plus loin, nous épiant sans cesse de leurs yeux inhumains, et se mettant soudain à croasser tous ensemble, comme s’ils réclamaient à grands cris notre mort afin de se repaître de nos malheureux restes.
Dans mon sommeil je maudis les sinistres oiseaux, mais le becquement continuant, je me réveillai tout à fait et m’avisai tout soudain avec émerveillement que les corbeaux n’étaient pour rien dans ces petits coups de bec sur notre toit et qu’il ne pouvait s’agir que de pluie. Nu que j’étais, et titubant, je courus à la fenêtre, je l’ouvris, je tendis la main dehors, la retirai trempée, et me mis à hurler :
— Hörner ! Hörner ! la pluie !
Non seulement Hörner, mais tous les Suisses et Nicolas accoururent comme ils étaient, nu-pieds et en chemise, et Hörner ouvrant l’huis, ils se précipitèrent dehors, la tête rejetée en arrière et la bouche largement déclose pour boire les torrents d’eau qui leur tombaient sus. À vrai dire, plus d’un manqua s’étrangler à ce jeu, et ils crurent sage de rapetisser un petit peu le goulot de leur bec.
Notre soif apaisée, nous nous avisâmes avec un nouveau bonheur que l’eau ruisselant sur notre toit atteignait docilement les gouttières que Hörner avait disposées pour elle et tombait dans notre tonneau si vite et avec une telle force, qu’à peine eûmes-nous le temps d’amener le tonneau de secours et de le substituer au premier quand il fut plein. La pluie se ralentit alors quelque peu et jusqu’à ce qu’elle cessât, nous retînmes notre souffle, ayant tous un voeu au coeur : qu’elle remplît le deuxième tonneau à ras bord avant de cesser. En fait, elle y faillit, mais de peu.
Hörner, les Suisses et Nicolas, sans se concerter le moindre, tombèrent alors d’un seul mouvement à genoux pour remercier le ciel de cette manne, si j’ose employer ce mot pour désigner de l’eau. Et je demeurai debout, n’ayant pas d’emblée établi un lien entre la pluie et la bienveillance divine à notre égard. Mais quand je vis tous mes soldats à genoux, et moi debout à côté d’eux comme un piquet, je sentis bien que je ne pouvais sans messéance demeurer étranger à leur action de grâces, et pensant avec un peu d’ironie que je devais suivre leur exemple puisque j’étais leur chef, je me génuflexai à mon tour et je remerciai Dieu par mes prières, non que je fusse certain qu’il eût précisément pensé à nous en déclenchant cet émerveillable orage, mais bien persuadé que je Lui devais de toute manière des remerciements pour le seul fait de vivre.
Par malheur, cette manne-là ne fut pas assez solide pour conforter notre gaster, et bien que la soif fut apaisée à tout le moins pour quelques jours – et Dieu sait comme nous aurions aimé que cet août se signalât par un nouveau déluge ! –, notre estomac n’en était pas moins condamné à la portion congrue. Encore étions-nous favorisés puisqu’en vertu de notre prévoyance, ce qui était pour nous pénible restriction était déjà disette pour le reste de la garnison.
My Lord Buckingham, qui par ses mouches savait et suivait les progrès de notre famine, imagina de l’aggraver encore pour hâter la reddition qu’il attendait. La mesure qui fut prise alors fut si détestable que j’incline à penser qu’elle germa dans la cervelle de ses colonels – endurcis par leur impiteux métier – plutôt que dans celle de My Lord Buckingham. Par malheur pour sa mémoire, du fait même qu’il accepta cette indigne mesure et la mit à exécution, il ne peut qu’il n’en porte la responsabilité devant l’Histoire.
Comme je l’ai dit déjà, un certain nombre de catholiques de Saint-Martin-de-Ré – le village le plus proche de notre citadelle – s’étaient enrôlés sous la bannière de Toiras et l’avaient rejoint dès le début de l’invasion. Les Anglais imaginèrent de rassembler les épouses, les mères et les enfants de ces volontaires, de les chasser de leurs demeures de Saint-Martin, et de les contraindre à pénétrer dans la citadelle à seule fin d’y augmenter le nombre de « bouches inutiles ».
Ces pauvres femmes qui n’entendaient pas les ordres qu’on leur criait en anglais furent saisies de terreur quand elles virent qu’on les poussait vers les tranchées qui entouraient la citadelle. D’aucunes tâchèrent alors de fuir et de revenir à Saint-Martin. Les soldats anglais, sur l’ordre qu’on leur donna, firent feu : des femmes et des enfants{86} tombèrent. Toiras, qui du haut de la citadelle assistait à cette scène, n’osait pas tirer sur l’ennemi de peur d’atteindre celles qu’il chassait devant lui. Il avait aussitôt entendu le sens de cette manoeuvre inhumaine, et il hésita de prime, mais saisi à la parfin de pitié, il ouvrit ses portes aux malheureuses.
D’aucunes retrouvèrent leurs maris avec joie – mais sans autre perspective que de mourir de faim avec eux. Les plus à plaindre furent celles dont les époux avaient été tués au combat de Sablanceaux : elles ne trouvaient ni aide ni réconfort. Les mères qui portaient dans leurs bras des enfants voyaient leur lait tarir, faute d’être elles-mêmes nourries à suffisance.
La cruauté dont elles avaient été l’objet était en fait pour l’Anglais d’aucune utilité : elles n’étaient pas assez nombreuses pour que leurs « bouches inutiles » augmentassent la famine, mais elles donnèrent ce sentiment aux soldats. Ils les avaient plaintes de prime, mais bientôt, ils ne supportèrent plus leurs pleurs, leurs plaintes, leurs récriminations et la mendicité à laquelle elles étaient réduites. Ils se mirent à les haïr, à les repousser, à leur adresser des paroles sales et fâcheuses, voire à les battre.
Au rebours de ce que Toiras avait craint, il n’y eut pas de forcement de filles, soit que les forces manquassent déjà aux soldats, soit que la crainte de la mort fut plus forte que le désir. Mais je ne pus que je ne m’aperçus que la présence mal acceptée des femmes abaissait beaucoup le moral de la garnison et nuisait à sa discipline.
Au début de leur séjour dans nos murs, quand l’une d’elles se présentait sur le seuil de notre maison, on lui baillait quelque morceau, mais quoique très à la rebelute, nous décidâmes de discontinuer cette imprudente charité, tant nos vivres baissaient. Cependant, le bruit de notre aide s’étant répandu parmi elles, elles se pressèrent toutes à notre porte. Elles nous assiégeaient à grands cris et, dans leur déception de ne plus rien recevoir, elles se mirent incontinent à nous haïr davantage que ceux qui ne leur avaient jamais rien donné. Et de mendiantes devenues démones, elles tombèrent alors dans des reproches, des injures et des fureurs qui ne peuvent se dire. D’autres, cependant, assises le dos contre un mur, la tête basse et le regard éteint, ne pipaient plus, ne bougeaient plus, et dans leur désespérance, attendaient la mort comme si elles l’eussent désirée.
Cependant, une semaine après que les femmes eurent cessé de faire notre siège, l’une d’elles, par la plus nuiteuse des nuits, vint nous voir très à la discrétion, toqua faiblement à notre huis et demanda l’entrant à voix basse.
— Qui êtes-vous ? demanda Hörner, fort malengroin.
— Je m’appelle Marie-Thérèse Hennequin, Herr Hörner, dit la visiteuse d’une voix basse, mais bien articulée, et vous déclare sur mon salut que je ne viens pas céans pour mendier.
— Alors, que veux-tu ? dit Hörner, surpris qu’elle connût son nom.
— Je voudrais parler à Monsieur le comte d’Orbieu.
— Êtes-vous seule ?
— Je suis seule, Herr Hörner.
Hörner m’ayant consulté du regard, je lui dis :
— Donne-lui l’entrant, mais une patte en avant et l’autre déjà sur le recul, au cas où il y aurait du monde derrière elle qui voudrait faire irruption céans à sa suite.
Hörner appela d’un signe deux de ses Suisses et, une lanterne à la main pour voir la visiteuse, entrebâilla la porte, les Suisses se préparant à la rabattre violemment au cas où l’on tenterait de la forcer.
Une garce d’une vingtaine d’années apparut. Elle était seule, comme elle avait dit, entra d’un pas assuré et se dirigeant vers moi qui étais assis devant deux doigts de vin dans un gobelet, me fit une révérence qui n’avait rien de gauche, et dit d’une voix ferme en bon français :
— Monsieur le Comte, je vous suis infiniment obligée de me bien vouloir recevoir.
En approchant de la table, elle entra dans la lumière du chandelier qui m’éclairait, et je pus l’examiner à loisir. C’était une forte garce, bien plantée sur ses jambes, l’épaule solide, le tétin pommelant, la face non dénuée d’une certaine beauté fruste et paysanne qui me ramentut la nièce du curé Séraphin. Elle portait à la main une sorte de ballot et bien que son cotillon fût assez poussiéreux – et comment ne l’eût-il pas été, puisqu’elle dormait sur le pavé des remparts –, je fus si étonné par la propreté de ses mains et de son visage qu’avant même de m’enquérir du pourquoi de sa visite, je lui demandai comment diantre elle faisait, en la pénurie d’eau où nous étions, pour être tant nette qu’elle l’était.
— C’est que, Monsieur le Comte, tous les matins, à la pique du jour, je descends dans le musoir pour pêcher.
— Vêtue ?
— Que nenni !
— Et que pêches-tu ?
— Ma fé, des coquillages, des crabes, des crevettes, et si j’ai la main heureuse, des petits poissons.
— Et tu en trouves ?
— Très peu, mais ce peu ajoute à ma ration. Je les mange crus.
— Pourquoi crus ?
— Pour les cuire, il faudrait les montrer à ceux de la citadelle. Et ce serait risquer qu’on me les prenne.
Cette phrase me fit grand-peine tant elle montrait la violence et la barbarie où la garnison était tombée.
— Et pourquoi pêcher à la pique du jour ?
— Parce qu’à cette heure il n’y a personne au musoir, et que je suis nue en ma natureté.
Il y eut après ce propos un silence, dont je ne doute pas qu’il ne parlât prou à l’imagination de ceux qui étaient là.
— Et comment se fait-il, Marie-Thérèse, que tu saches mon nom et celui du capitaine Horner ?
— Je les ai demandés à votre joli écuyer. Il est très avenant aux garces de céans. Et très aidant, aussi, à elles en leur malheur, quand il le peut.
— Nicolas, dis-je, est-il vrai que tu es très aidant et avenant aux garces de céans ?
— Oui, Monsieur le Comte.
— C’est donc que tu crois faire là ton devoir de chrétien ?
— Oui, Monsieur le Comte, dit Nicolas sans battre un cil.
Ce genre de petite gausserie entre Nicolas et moi laissait Hörner de glace pour la raison qu’il avait une tournure d’esprit trop sérieuse pour entendre ce badinage. Marie-Thérèse, en revanche, sourit. Outre sa vaillance et son courage à vivre, elle ne faillait donc pas en finesse, comme de reste la suite de cet entretien bien le montra.
— Marie-Thérèse, repris-je, as-tu un mari ou un père ou un frère à la citadelle ?
— Nenni. Je suis fille, je n’ai plus de parents, et me trouve être céans par erreur, ayant été arrêtée à Saint-Martin chez ma cousine qui se nomme comme moi Hennequin, et qui a son mari céans. Mais comment faire entendre aux Anglais leur erreur, vu qu’ils ne parlent pas ma parladure, ni moi la leur ?
— Et de quoi vivais-tu à Saint-Martin, n’ayant plus de parents ?
— De ma pêche, et de ma pêche ma cousine vivait aussi. J’avais pris gîte chez elle à la mort de mon père.
— Du moins es-tu céans avec elle.
— Hélas, non, elle a été tuée d’une mousquetade sur le chemin de la citadelle, étant de celles qui ont tenté de fuir.
Ayant dit, elle s’accoisa, une grosse larme coulant sur sa joue qu’elle essuya du dos de la main. Je baissai l’oeil sur mon gobelet, étant si attendrézi par ses malheurs et son courage, que je crois bien que je lui eusse alors donné du pain, si elle l’avait quis de moi. Mais la garce était trop fiérote et trop bien avisée pour se donner à elle-même le démenti, et répondant à mes questions, elle me dit que sachant par Nicolas que nous avions de la chair{87} mais non des herbes, elle m’apportait céans une herbe{88}, pourvu qu’on lui baillât casserole et un peu d’eau dedans. Ayant dit, elle ouvrit son ballot et nous montra son contenu.
— Eh quoi ! s’écria Hörner, éclatant de fureur, des orties ! des orties ! Garce, oses-tu bien te gausser de Monsieur le comte d’Orbieu que tu voudrais lui faire avaler herbe infecte et urticante, au risque de lui brûler gosier, gaster et boyaux ?
— Herr Hörner, dit Marie-Thérèse avec un salut des plus polis, plaise à vous de ne point m’imputer à malice ce que je désire faire. Mais l’ortie, une fois bouillie, ne pique pas et bien hachée et cuite elle a le goût d’épinards, et vous nourrit le sang tout aussi bien qu’une autre de nos herbes.
Hörner ne paraissant pas apazimé par ce discours, je me tournai vers lui et je dis :
— Elle dit vrai, Hörner. Et cette vérité, je la tiens de mon père qui ayant observé en son domaine du Chêne-Rogneux que d’aucuns de ses manants, par temps de famine, mangeaient des orties bouillies et s’en trouvaient bien, voulut y goûter, leur trouva en effet un goût d’épinard, et opina que c’était là herbe friande et saine, et un heureux don du ciel, pour qui n’avait plus chou, artichaut, salade, asperge ou pastenade{89} en sa potagerie. Plaise à toi, Hörner, de bailler à cette bonne garce ce qu’elle demande.
Hörner obéit, ayant depuis l’embûche déjouée de Fleury-en-Bière le plus grand respect pour mon père, qu’il tenait pour l’homme le plus savant du monde pour ce qu’il était docteur-médecin, entendait le latin et au surplus savait la guerre. Mais il noulut toucher, même du bout des lèvres, aux orties, même bouillies, et les Suisses non plus. Seuls en mangèrent Marie-Thérèse, Nicolas et moi. Et Marie-Thérèse quérant de moi ce que j’en pensais, je lui dis que cela me ramentevait, en effet, l’épinard, mais en plus fade. À quoi Nicolas remarqua incontinent que quelques lardons relèveraient le goût. Sur un signe que je lui fis, il s’en alla en quérir, et je vous laisse à penser qui s’en régala le plus de Nicolas, de moi ou de Marie-Thérèse.
Cependant, à peine Marie-Thérèse eut-elle mis à net son écuelle qu’elle se leva, me remercia gracieusement, et m’ayant fait la révérence me dit :
— Monsieur le Comte, plaise à vous de me bailler mon congé. Je vous fais encore un million de mercis et vous déclare que je ne piperai mot à personne de ma visite céans, ne voulant pas que d’aucuns, hommes ou femmes, vous importunent, comme je l’ai fait moi-même. Je n’abuserai pas non plus de votre accueil du bon du coeur, et vous ne m’orrez plus toquer à votre porte jusqu’à la fin du siège, à moins que vous me commandiez par votre gentil Nicolas de vous apporter derechef céans un peu de mon herbe.
Là-dessus, elle me fit une deuxième révérence, et une autre à Hörner, lequel parut l’aimer davantage après son petit discours tant adroit que discret, pour ce qu’elle avait dissipé les craintes qu’il nourrissait de voir s’installer chez nous une « bouche inutile ».
Dans la suite du siège, je m’informai de Marie-Thérèse quand et quand auprès de Nicolas, et il me dit qu’elle allait aussi bien qu’il était possible. Tant est que je le soupçonnai de lui bailler en tapinois un peu de ses propres rations, tant il était d’elle raffolé, mais à mon sentiment, c’était – chose étrange, vu son âge et le sien – un attachement plus filial qu’amoureux. Mais quel béjaune n’eût aimé, en effet, bien qu’elle fût fille, avoir une mère comme Marie-Thérèse, à la fois si douce et si forte ?
Cette visite de Marie-Thérèse, qui dura à peine une heure, fut pour moi, pour Nicolas, et je crois bien aussi pour nos Suisses, un petit paradis dans l’enfer étouffant de nos jours et le désommeillement aride de nos nuits. Comme tout un chacun j’aspire, l’été venu, au soleil clair, au ciel azuréen, à la douceur de l’air. Et meshui, comme tout un chacun céans, je les maudissais, tant le bleu sans nuages du ciel nous paraissait cruel, le soleil aveuglant, et l’air insufférablement séchereux.
Le beau temps continuant, Toiras avait été contraint de réduire la ration d’eau et de doubler la nuit la garde des puits, car les soldats maraudeurs ne se contentaient plus de graisser la main des gardes – d’aucuns offrant jusqu’à deux ou trois écus pour un seul gobelet d’eau : meshui, ils usaient de violence, jouant impiteusement du cotel contre les malheureux, afin d’accéder au trésor qu’ils gardaient.
Toiras garnit les défenseurs des puits en pistolets qui, au corps à corps, étaient plus maniables que des mousquets. Il y eut des morts chez les assaillants, et sur eux les gardes faisaient des gausseries amères dont l’arrière-goût me parut désespéré : « Eh bien, ceux-là au moins, disaient-ils, ils n’auront plus jamais soif ! »
La haute niche en bois qui en appentis à notre maison enfermait Zeus et notre tonneau fut attaquée une nuit à la hache. Les abois furieux de Zeus amenèrent Horner et ses hommes en un battement de cils, et Horner passant son mousquet dans le créneau qu’il avait ménagé dans le mur, menaça les assaillants de leur tirer sus, s’ils ne discontinuaient pas leurs attaques. Pour toute réponse, ils firent feu sur lui, mais ne purent l’atteindre, le créneau étant oblique. Horner riposta, mais un seul mort ne suffit pas à dissuader les assaillants, la hache passant aussitôt de mort à vif. Il fallut les dépêcher tous, tant ils étaient acharnés, en leur brutal courage, à atteindre notre eau. Le lendemain, à la pique du jour, l’huis déclos, on les put compter : ils étaient six et ce n’étaient pas des soldats, mais des maçons qui avaient été recrutés pour achever la citadelle et qui n’avaient pu s’en retirer quand Toiras s’y enferma. Quant aux mousquets dont ils étaient armés, ce n’était pas merveille : on en trouvait partout dans le fort, tant de soldats mourant de verte faim.
Pris en cette cruelle géhenne de ne pouvoir ni boire ni se nourrir, et ne la pouvant souffrir davantage, d’aucuns tâchèrent de s’évader. Les désertions commencèrent, et point d’un ou deux, mais de cinq ou six à la fois. Elles furent malheureuses, car ces pauvres gens échangèrent la peur de la mort contre la mort elle-même : leurs camarades sur ordre tiraient sur eux du haut des remparts, et s’ils en réchappaient, les Anglais les capturaient et les mettaient à torture pour leur tirer des renseignements.
Il y eut une désertion infiniment plus grave et qui alla jusqu’à mettre nos sûretés en péril. Une nuit, un caporal, qui avec six soldats venait relever la garde d’une porte de la citadelle, trouva la porte ouverte et, enfuis avec leur caporal, les camarades qu’ils venaient relever. On sut plus tard que ledit caporal, qui savait le mot de passe, fut pris par les Anglais et étant mis par eux aux tortures du fer et du feu, le leur révéla. My Lord Buckingham opina qu’il fallait incontinent s’en servir pour s’infiltrer dans la place, mais les colonels, au nom de leur grande expérience, s’y opposèrent avec force : ce caporal, ce mot de passe, cette porte ouverte n’étaient que chausse-trape des renards français. Il fallait se garder d’y fourrer le pied. « Comme quoi, dit Toiras quand il apprit l’affaire, la guerre est un art si incertain que tout peut vous amener à commettre des fautes – même l’expérience. »
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, à quoi cela servait-il aux Anglais d’avoir le mot de passe puisque les déserteurs avaient laissé la porte déclose ?
— Pour se faire ouvrir une autre porte de la citadelle. Il leur eût suffi de quelques uniformes des nôtres, et ils en possèdent puisqu’ils ont des prisonniers et aussi un des leurs qui prononçât bien le français, et ils étaient dans la place sans coup férir.
— Monsieur le Comte, ne pourrait-on pas trouver un mot de passe différent pour chaque porte ?
— Vramy, Nicolas ! Le Seigneur, quand il façonna ta cervelle, n’oublia pas une seule mérangeoise ! Tu devrais faire à Monsieur de Toiras cette pertinente suggestion.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, fort effrayé. Un conseil de ma part au gouverneur de la citadelle serait de la dernière outrecuidance.
— Nenni ! Nenni ! Vu la fraîcheur de ton âge et la modestie de ton rang, il y verra une naïveté qui par hasard est tombée juste... Alors que le même avis, venant de moi, ne faillirait pas de le piquer. Il serait prompt à y déceler quelque blâme. C’est décidé, Nicolas, et il n’y a pas à y revenir : tu le lui diras !
Ce même jour, à la nuitée, Monsieur de Toiras vint chez moi, comme à l’accoutumée, prendre deux doigts de mon vin rétais. Lecteur, tu as bien ouï : deux doigts ! C’était la ration quotidienne que nous avions fixée pour chacun en ce logis, après mûre délibération et calcul de Hörner, qui affirma qu’à ce train nous ne viderions le dernier flacon que dans un mois, date à laquelle il estimait que nous serions ou morts, ou secourus.
Dès que Toiras eut bu une parcimonieuse goulée de notre vin, je poussai du coude Nicolas, et pâle comme mort en son linceul, mais la voix ferme assez, il fit à Monsieur de Toiras, dans les formes les plus respectueuses, la suggestion que j’avais trouvée si pertinente.
— Morbleu ! dit Toiras, fort sourcillant. Que ne faut-il pas ouïr en ce monde ? Et des lèvres de qui ? D’un béjaune !
D’un demi-mousquetaire ! D’un écuyer qui s’endort quasiment dans la bouche des canons ! Et voilà qu’il en remontre à son colonel ! Et qui pis est, conclut Toiras en riant tout soudain, il a raison ! Oui-da, il a raison ! C’est le plus beau de l’affaire ! Morbleu ! À quoi donc sert l’expérience ? Je me le demande tous les jours !
La verve gasconne de Toiras rasséréna Nicolas, égaya nos bons Suisses, et me conforta quelque peu, car à son entrant, je l’avais trouvé pâle, amaigri et mal allant. Ce qu’il me confirma, sotto voce, quelques instants plus tard.
— La tête et le vouloir vont bien, me dit-il, j’oserais dire qu’ils sont intacts. C’est la pauvre bête qui dépérit... Enfin !...
Pour Toiras, comme pour tous les gens de langue d’oc, « Enfin » n’avait pas le sens qu’il a dans nos provinces du Nord : il ne signalait pas la fin d’une énumération ou la fin d’une attente. Prononcé avec une intonation chantante et résignée, il voulait dire que les choses n’étaient pas certes réjouissantes, mais qu’il fallait pourtant s’en accommoder de son mieux.
Après cet « Enfin », Toiras demeura clos et coi, la tête basse, plongé en ses pensées, peut-être tourmenté par les affres de la « pauvre bête ». Mais de cette bête reprenant poil, comme prétend le dicton, il releva bientôt le chef, et me dit d’une voix ferme :
— Comte, j’ai à vous impartir une nouvelle navrante.
Et comme Hörner et Nicolas se levaient à demi en me questionnant de l’oeil pour ouïr de moi s’ils devaient prendre congé, Toiras, avec sa coutumière vivacité, me devança et abaissant la paume de la main vers la table à deux ou trois reprises, fit signe aux deux hommes de se rasseoir.
— Messieurs, demeurez ! Herr Hörner, j’ai toute discrétion en votre sagesse, et toi Nicolas, en ta discrétion.
Fort confus de ces éloges, l’un et l’autre se rassirent, rougissant, bien qu’en des teintes différentes, Hörner ayant la face boucanée et Nicolas la peau si claire.
— Messieurs, nous sommes stricto sensu au bout de nos vivres. Demain, je devrai annoncer à la garnison que nous allons tuer nos chevaux, un à un, pour les manger. Pour survivre nous n’avons que ce choix.
— Mon Accla ! m’écriai-je, le coeur comme glacé. Monsieur de Toiras, ne pouvez-vous surseoir ?
— Pas un jour de plus, Comte, ni même retarder la mort de mon propre cheval. Il sera, en fait, le premier à être mis à mort. Que diraient les cavaliers s’ils soupçonnaient que je m’exempte du sacrifice que je vais exiger d’eux ?
Dans le silence qui suivit, je vis la face tannée de Hörner se contracter, et des larmes grosses comme des pois rouler sur le visage de Nicolas.
— Messieurs, dit Toiras d’une voix basse et rauque, je vois bien hélas à votre émeuvement comme au mien quel deuil sera celui de nos gens quand, demain, je leur ferai part de ma décision – Long fut le silence qui suivit. Le mot deuil que Toiras avait employé résonna en moi avec une force grandissime tant il paraissait juste, si forts étant les liens qui attachent le cavalier à sa monture.
Au moment où j’allais perdre mon Accla, je sentais avec douleur combien je l’aimais. Le cheval n’est pas seulement l’apanage du gentilhomme : je dirai pour parler sans ambages qu’il fait partie de lui. À peine savons-nous marcher que déjà on nous juche sur un grand cheval, et le maître d’équitation nous apprend le langage des rênes – le seul que notre monture entend – et en même temps la bonne assiette sur la selle, la fermeté du pied sur l’étrier, la pince des cuisses sur les flancs, l’attention au mouvement de ses oreilles, la caresse confortante sur sa ganache quand il s’énerve, et par-dessus tout le courage de remonter aussitôt en selle en cas de chute.
Si bien je me ramentois, on nous apprenait aussi les soins que nous n’aurions jamais à prendre en notre âge mûr : l’étrille, la brosse, le tressage des crinières et des queues, le soin des sabots et le curetage des fers : toutes choses qu’il fallait bien que nous sussions pour les commander plus tard à nos écuyers, sans oublier bien entendu le souci du ferrage, de l’avoine, de la paille et du seau d’eau que le cheval vide en une seule lampée : car ce magnifique animal, qui pèse cinq ou six fois notre poids, est aussi notre enfantelet et nous lui prodiguons comme une mère des soins infinis.
À y bien penser – et fallait-il, pour y penser, que nous soyons menacés de les perdre ? –, le cheval était notre plus intime compagnon. Pour le voyage, certes, mais aussi pour la chasse à courre, pour la course à la bague et, superbement paré, pour les magnifiques carrousels qui se déroulent sur les grandes places publiques devant le roi et sa cour.
Mais si déjà ces liens étaient puissants, qu’étaient-ils pour les gentilshommes qui servaient dans la cavalerie du roi, et qui au combat, ne faisant plus qu’un avec leur monture, s’élançaient sur leur dos dans ces charges puissantes, grisantes et meurtrières, qui les menaient l’un et l’autre à portée des mousquets ennemis.
— Monsieur de Toiras, dis-je, je vous plains de tout coeur d’avoir demain à faire cette annonce. Je serai à vos côtés, si vous l’estimez utile. Et si mon cheval doit périr, puis-je vous dire que j’aimerais qu’il suive de peu l’exemple du vôtre. Vous attendez-vous à quelque sorte de rébellion ?
— Nenni, mais à des pressions pour que je mette fin à un combat jugé perdu.
— En capitulant ?
— Personne n’ose encore prononcer le mot. Mais la chose hante déjà beaucoup d’esprits. Comte, j’aimerais en effet que vous soyez demain à mes côtés, de prime pour ce que vous venez de dire touchant votre Accla, qui est forte et vaillante parole ; et ensuite pour me soutenir par votre seule présence.
— Mon ami, dis-je, comptez sur moi. Je serai là demain à vos côtés.
— Mille mercis, Comte, dit gravement Toiras en se levant. Pardonnez-moi de vous quitter si tôt, ajouta-t-il en reprenant son ton vif et expéditif, mais j’ai ce soir à ménager une petite entreprise dont j’attends beaucoup, et dont je parlerai demain à nos soldats.
Il se leva de ma table, et je l’accompagnai jusqu’à l’huis, observant qu’il marchait d’un pas las, la tête baissée. Cependant, comme il atteignait la porte il se tourna vers moi. Je vis avec surprise une petite flamme de gausserie gasconne briller soudain dans son oeil.
— Mon cheval sacrifié, dit-il, si moi aussi je meurs, j’aurai du moins dans ma tombe une grande consolation.
— Diantre ! dis-je, une consolation dans la tombe ! Et laquelle ?
— Ceux qui me survivront n’auront pas à léguer mon cheval à Bouquingan...
Les matinées en la touffeur de cet été se trouvaient si chaudes que Toiras décida de convoquer à la pique du jour les officiers et volontaires sur le terre-plein devant sa maison, lequel ne méritait aucunement le nom de prairie tant l’herbe était haute et jaunie à l’exception çà et là de touffes vertes d’orties dont la vue me ramentut aussitôt la pauvre Marie-Thérèse et sa vaillance à vivre.
À observer mes compagnons de siège ainsi rassemblés et se tenant à peine debout, une grande compassion me tordit le coeur tant ils étaient en le plus misérable état qui se peut concevoir de maigreur et de malallance, le teint tantôt blafard, tantôt jauni, les yeux creusés et les dents saillantes du fait de la quasi-disparition des joues.
— Messieurs, dit Toiras, nous ne devons pas nous le cacher à nous-mêmes : notre prédicament est dramatique. Nous sommes au bout de nos vivres. J’ai donc décidé d’un dernier recours qui vous fera grand-peine, et à moi aussi, mais qui nous permettra de survivre assez longtemps pour que les secours arrivent jusqu’à nous. Vous l’avez deviné. Nous allons faire l’ultime sacrifice que commande en pareil cas l’héroïsme des assiégés. Nous allons tuer, l’un après l’autre, nos chevaux afin de nous en nourrir. Je vois bien que cette décision vous fait grand chagrin et que vous en pâtissez tout autant que celui qui l’a prise, et qui ne l’a pas prise sans la déplorer ni sans réfléchir qu’en agissant ainsi nous ne ferons qu’avancer de peu la mort naturelle de nos montures, puisque, comme bien vous savez, nous n’avons plus rien à leur donner.
Monsieur de Toiras fit une pause. La stupeur et la douleur se pouvaient lire sur les visages émaciés de nos compagnons, mais il n’y eut pas de plainte, ni de protestation. Il se peut que la force même leur manquât pour donner de la voix.
— Le sacrifice, reprit Toiras, ne se fera pas n’importe comment, mais dans l’ordre le plus sévère, afin d’éviter les abus et les violences trop faciles à prévoir en de telles extrémités. Croyez bien que j’y tiendrai très fermement la main. Personne ne sera exempt de ce triste devoir de livrer sa monture au couteau du boucher. Ni Monsieur le comte d’Orbieu, ni moi-même, ni aucun officier de haut grade. Mieux même, Monsieur le comte d’Orbieu et moi-même avons décidé, pour donner l’exemple, que nos chevaux seront les premiers sacrifiés.
En prononçant ces paroles, Monsieur de Toiras avait pris le ton rude, expéditif et autoritaire du maître de camp. Mais quand il poursuivit, sa voix se chargea, je ne dirais pas d’alacrité, mais d’un certain entrain vaillant et militaire dont l’habileté me laissa béant.
— Dieu merci, dit-il, nous avons encore toutes les munitions qu’il nous faut : point assez pour les prodiguer, mais bien assez pour donner de nouveau sur le nez de ces outrecuidants Anglais, qui croyaient déjà qu’ils étaient nos maîtres et allaient pouvoir nous emmener en esclavage loin de notre douce France. Compagnons, il n’en sera pas ainsi ! Nous avons des raisons sérieuses d’espérer. Hier à la nuitée, à l’insu de la garnison et à l’insu de l’ennemi, trois volontaires, trois héros, devrais-je dire, sont partis de notre musoir pour rejoindre le continent, à la nage, portant à leur cou, enfermé dans une charge de mousquet, un message pressant pour Monsieur de Schomberg. L’un d’eux s’est noyé. Un second a été pris et tué par l’impiteux Anglais. Le troisième est arrivé à destination. Je ne vous dirai pas comment je le sais, mais je le sais. Et je ne vous dirai pas non plus comment cette lettre du roi est parvenue jusqu’à moi, mais elle est entre mes mains, la voici, Messieurs, et comme elle nous concerne tous je vais vous la lire :
« Monsieur de Toiras, je désire que vous m’envoyiez les noms de tous ceux qui sont enfermés avec vous dans la citadelle, afin de n’en oublier aucun, et que nul gentilhomme officier ni soldat ne demeure sans récompense. »
Ayant dit, Toiras ménagea un silence pendant lequel il envisagea oeil à oeil ses auditeurs. Puis il replia la lettre de Sa Majesté avec une lenteur respectueuse, comme il eût fait d’une sainte relique, et la remit dans l’emmanchure de son pourpoint. Revenant aussitôt à son ton vif, rapide et expéditif, il dit avec une certaine pointe dans la voix qui n’était pas faite pour encourager les interlocuteurs éventuels :
— Messieurs, si d’aucuns désirent me poser des questions, je ne faillirai pas à y répondre.
Il y eut alors dans cette foule des mouvements et des murmures comme si d’aucuns eussent voulu prendre la parole sans toutefois s’y décider. Mais Toiras, qui ne voulait rien brusquer, gardant un visage ouvert et patient, une main à la parfin se leva et Monsieur de Toiras ayant fait signe au quidam de parler, l’homme dit d’une voix parfaitement polie :
— Monsieur le Maître de camp, à supposer que des secours nous arrivent par mer, plaise à vous de me dire si vous opinez qu’ils pourront franchir le blocus des vaisseaux anglais.
— Oui-da, Monsieur ! dit Toiras, je le crois et je vais vous en dire la raison. Quand on a beaucoup d’hommes et beaucoup d’armes, on ne peut qu’on ne rende un blocus sur terre infranchissable pour la raison que la terre est un élément solide et stable. Mais un blocus sur mer est beaucoup plus lacuneux, car les hommes, les armes et les vaisseaux sont portés par un élément d’une extrême mobilité. Dois-je vous ramentevoir que les Anglais, au début du siège, avaient imaginé de disposer à quelque distance de notre musoir d’un obstacle qu’ils cuidaient infranchissable : quatre grandes coques de navire, reliées les unes aux autres par des grappins, sorte de fort flottant sur lequel ils avaient installé des canons. Hélas pour eux, en une nuit, un grand vent de nordet souleva d’énormes vagues et balaya l’ouvrage en moins d’une heure. Les Anglais, toujours tenaces, le remplacèrent alors par une estacade faite de mâts reliés entre eux par des chaînes. Mais cette estacade ne résista pas davantage aux flots déchaînés. Ainsi par deux fois ont échoué sous nos yeux les tentatives pour établir une ligne de défense continue et sans lacunes devant notre citadelle. Ces lacunes existent, mes amis. Elles existeront toujours.
Et c’est par elles que nos marins pourront faire passer par le gros{90} de la nouvelle lune des embarcations légères et rapides pour nous envitailler.
Cette explication, qui me parut très convaincante, ne le fut pas apparemment pour tous, car prenant avantage du silence qui suivit, un quidam qui se garda bien de lever la main et de découvrir son visage, s’écria haut et fort :
— Monsieur de Toiras, le fait qu’il y ait des lacunes dans le dispositif de la flotte anglaise ne prouve pas que les secours vont arriver incessamment. Et vous voudrez bien admettre que cela nous fera une belle jambe s’ils arrivent quand nous serons morts.
— Monsieur, dit Toiras, je déplore que vous n’ayez pas, avant de parler, demandé la parole, et plus encore, que je ne puisse voir votre visage. Néanmoins, je veux bien mettre sous le coude pour le moment ces manquements, et vous poser la question suivante. Si nous n’attendons pas les secours, qu’opinez-vous que nous fassions ?
— Monsieur de Toiras, il me semble que dans le mortel prédicament où nous nous trouvons la sagesse serait de composer.
Il y eut un silence. Toiras devint écarlate. Ses yeux étincelèrent, sa mâchoire se crispa, et secoué des pieds à la tête par son ire, il tonna :
— Composer ! Monsieur ! Quel joli verbe que ce mot composer ! Combien il me touche et me charme ! Comme il fait bien le chattemite pour séduire les esprits ! Mais qui y a-t-il derrière ce joli composer ? Monsieur, de grâce, levez le voile et laissez-nous voir ce qu’il cache, ce composer si aimable et si anodin ! Levez le voile, pour qu’on distingue mieux ce qu’il est.
Toiras laissa peser un silence, et comme le quidam se gardait bien de se montrer et de répondre, il reprit d’une voix éclatante :
— Puisque vous ne pipez ni mot ni miette, Monsieur, je vais à votre place dire ce qui se dissimule derrière ce verbe composer : la capitulation, l’esclavage et le déshonneur !
Toiras fit de nouveau une pause afin de laisser pénétrer ces trois mots dans l’esprit des auditeurs, puis satisfait de l’effet qu’ils paraissaient avoir produit sur eux, il poursuivit sans plus d’éclats, d’effets ni de colère, mais d’une voix ferme que sa modération même rendait plus ferme encore :
— Mes compagnons, je connais trop votre bravoure pour vous exhorter à tenir ferme. Il n’est aucun parmi vous qui ne rougît d’être moins brave qu’un Anglais. S’il se trouve quelqu’un assez lâche pour ne vouloir plus partager avec nous les périls de la guerre, qu’il se montre : les portes vont s’ouvrir pour lui. Il peut aller mettre sa vie en sûreté aux dépens de son honneur. Je lui donne son congé. Je ne le punirai pas, il ne sera pas traité en déserteur. Il vivra, mais il vivra infâme.
Je savais Toiras bien fendu de gueule et prompt à la repartie, mais je n’aurais jamais pensé qu’il fût apte à jouer du plat de la langue avec assez de finesse et d’habileté pour retourner en quelques minutes une garnison si défaite, si désespérée, et si encline en conséquence à prêter l’oreille aux partisans de la reddition.
Horner, de retour à notre maison, ne me cacha pas sa grandissime admiration pour le magnifique discours du maître de camp.
— Voyez-vous, Herr Graf, je trouve la péroraison einfach perfekt{91} : « Je ne punirai pas le déserteur, je lui ouvrirai les portes. Il vivra, mais il vivra infâme. » Qui voudrait après cela franchir les portes ? Sans doute, un chef doit-il punir quelquefois. Mais la plupart du temps il vaut mieux convaincre.
Après quoi, Hörner leva doctoralement l’index et, m’envisageant oeil à oeil pour mieux m’impartir sa profonde expérience, il ajouta en secouant la tête :
— « La persuasion avant la punition », Herr Graf ! Quand sonna l’heure pour mon Accla d’être sacrifiée, j’allai pour la dernière fois à l’écurie la voir. Elle tenait à peine sur ses jambes, mauvais signe, certes, puisque si un cheval ne se couche pas de son plein gré, il le fait sous l’effet de la faiblesse et peut alors rarement se relever. À mon approche elle fit entendre un faible hennissement et tournant de mon côté ses grands yeux tendres, elle parut attendre de moi, son maître, le miracle qui lui ferait retrouver d’un seul coup sa force et sa piaffe. Mais je ne pus que flatter son encolure, caresser ses ganaches, baiser ses narines et la mouiller de mes larmes. Je lui apportai un peu d’eau (« cadeau bien inutile, Herr Graf », me dit Hörner avec reproche). Mais mon Accla but l’eau avec une avidité qui dans ma peine me fit plaisir. Quand elle eut fini, je lui mis, du plat de la main, deux morceaux de sucre dans la bouche, et la quittai enfin, laissant couler mes larmes sans la moindre vergogne, bien assuré qu’il n’y aurait pas un cavalier qui n’allât en faire tout autant quand viendrait le tour de sa monture.
Bien je me ramentois que ce deuil me frappa le 25 septembre, le temps continuant fort étouffant, la situation aussi désespérée, et du secours comme sur ma main !...
Grâce à nos réserves propres si bien ménagées par Hörner, nous n’étions pas en notre logis menacés d’inanition et nous n’avions pas tant maigri que d’autres, que je voyais dans la garnison, faibles et vacillants. Cependant nous avions toujours faim, et la faim a ceci de torturant qu’elle vous contraint du matin au soir à ne penser qu’à elle. Chose étrange, défilent alors en la remembrance toutes les bonnes choses dont on s’était régalé sans y attacher conséquence dans les années passées, et jusqu’aux petites soupes au lait de nos maillots et enfances. Le pis, c’est qu’on se complaît à ces revues et dénombrements au point d’avoir en la bouche le goût des mets anciens : plaisir qui ne laisse pas pourtant de se muer en cruel tourment, puisque nous n’avons rien qu’un souvenir sur la langue et sous les dents, la salive n’encontrant que le vide et le gaster nous doulant sans le moindre espoir d’être un jour durablement satisfait.
Le pis, peut-être, est qu’alors on ne pense qu’à soi, le souci des autres étant comme obscurci par le lancinant souci d’avaler la provende nécessaire à notre survie. C’est ainsi qu’il fallut que Horner me poussât le coude pour que je découvrisse enfin que la face, à l’accoutumée si lisse et si joyeuse, de Nicolas était toute chaffourrée de chagrin.
— Nicolas, dis-je en le tirant à part, comme se fait-il que te voilà si travaillé de tristesse ?
— Hélas, Monsieur le Comte, Marie-Thérèse est mal allante.
— Comment cela, mal allante ? Pâtit-elle d’une intempérie ?
— Pis que cela : elle a chu dans l’escalier du musoir et s’est démis l’épaule. Le barbier chirurgien la lui a remise, mais l’a tortillée de tant de bandelettes qu’elle ne peut plus baigner ni pêcher. Et par malheur comme elle n’a plus qu’une main pour se défendre, elle se fait rober sa portion de chair par de mauvaises gens.
— Nicolas, cours chercher la pauvrette, dis-je dans le chaud du moment. Et qu’elle demeure céans tant qu’elle ne sera pas remise.
— Monsieur le Comte, Herr Hörner va là-dessus remochiner !
— Je l’écouterai avec patience mais sans changer mon propos.
— Ah ! Monsieur le Comte, je crois déjà l’ouïr vous dire : « Le bon sens avant la charité », Herr Graf !.
À quoi je ris et de sa gausserie et de voir sa juvénile face s’éclaircir.
— Va, Nicolas ! Je dirai à Hörner que Marie-Thérèse ne mangera que sa portion, laquelle elle ira quérir aux matines avec toi : on verra alors qui l’osera rober.
— Donc, Monsieur le Comte, elle ne mangera que sa portion.
— Oui-da, c’est ce que je dirai à Hörner.
— Monsieur le Comte, Hörner ne vous croira pas.
— » L’obéissance avant la créance », Nicolas ! Obéis ! N’as-tu pas lu nos saintes Évangiles ? Le centurion dit au soldat : « Va ! » et le soldat va.
Il rit à cela et toute tristesse disparut. Il s’envola à la recherche de notre éclopée.
Cet entretien m’avait distrait de mon souci, mais Nicolas disparu, je retrouvai aussitôt le creux de mon gaster, et une fois de plus tâchant de me rassurer je me dis qu’assurément il n’y avait pas péril en la demeure. Nourri comme je l’étais, je pourrais subsister plusieurs semaines encore sans épuiser mes forces. Mais le pâtiment était là, et bien là, et ne me quittait pas. Les jours, dans ce triste prédicament, se traînaient aussi lourdement que des vagues chargées d’algues et ce ne fut que dans les premiers jours d’octobre que les choses commencèrent à s’éclaircir et à se préciser. Toiras me fit dire qu’il me voulait entretenir en son logis au bec à bec. Je m’y rendis incontinent, et en effet, l’y trouvai seul.
— Mon ami, me dit-il avec sa rondeur gasconne, j’ai un pardon à quérir de vous, pour vous avoir caché deux choses, non que je n’eusse fiance en vous – elle est entière, bien le savez – mais pour ne point vous déquiéter là où vous ne pouviez rien changer au cours des événements. La première, c’est celle-ci : le roi est tombé gravement malade en juillet. Tout le mois d’août, il a été quasiment au grabat. Mais la Dieu merci, il s’est rétabli au début de septembre, et il est à ce jour sain, sauf et gaillard.
— En êtes-vous bien assuré ? m’écriai-je, trémulant de la tête aux pieds. Est-ce la vérité vraie ?
— Aussi vrai, morbleu, que cette terre que je foule aux pieds, laquelle est si peu aisée à défendre ! Et pardon encore de ne vous l’avoir dit que meshui. Mais connaissant votre grande amour pour Louis, je noulus vous désespérer. Quant à ma seconde cachotte...
— Est-elle du même acabit ?
— Tout le rebours ! Elle vous eût donné trop d’espoir. Mais ce jour d’hui, l’espoir tourne si bien à l’extrême probabilité, ou dirais-je même à la quasi-certitude, que j’ai résolu de vous en toucher mot, combien que la chose doive demeurer archi-secrète pour tout être vivant en cette garnison. Mais vous êtes céans l’envoyé du roi, et je vous dois la vérité.
— S’agit-il des secours ?
— Oui-da ! Et puisque vous l’avez deviné, vous n’êtes pas aussi sans vous douter que je fus dès le début du siège, jusques et y compris le moment présent, en constante relation avec nos forces sur le continent, soit par des faux déserteurs, soit par des petites barques passant le détroit à la faveur de la nuit, soit encore par ces trois nageurs que vous savez. Et grâce à cette constante liaison, je n’ignore pas que le cardinal a mis sur pied une expédition maritime pour nous porter secours, la troisième, en fait, les deux premières ayant échoué ; celle-ci a toutes les chances du monde de réussir, le cardinal s’étant bien renseigné et ayant choisi cette fois-ci l’embarcation la plus apte à passer au travers des vaisseaux anglais.
— Et quelle est donc cette merveille ? dis-je, avidement.
— La pinasse basque de Bayonne.
— La pinasse basque de Bayonne ! Diantre ! Et qu’a-t-elle de si merveilleux ?
— Ah ! mon ami, elle est bien supérieure aux flibots de Hollande, aux barques des Sables-d’Olonne, et aux traversiez de Brouage. Et je vais en vous dire, mon ami, ma râtelée, ayant navigué sur l’une d’elles en mes vertes années. La pinasse est une bien particulière sorte de chaloupe. Elle est longue de huit toises{92} avec un fond plat, une proue relevée et effilée, une poupe ronde, un mât à l’avant de faible hauteur, mais avec une voile au tiers fort large, laquelle est fort bonne au largue ou au grand largue{93}, mais peu propre, vent debout, à louvoyer. À cette allure, et aussi quand le vent refuse, les rameurs sont nécessaires, et il y en a deux rangs, l’un à bâbord, l’autre à tribord. La vitesse, que leur adresse et leur vigueur impriment à la légère embarcation, est tout à plein émerveillable tant est que les Basques, qui se servent de la pinasse, bien entendu, pour pêcher, l’utilisent aussi pour concourir entre eux les jours de fête, à la voile ou à l’aviron, ou même avec les deux, selon les vents.
— Et quand le cardinal a-t-il découvert les pinasses ?
— Il y a un mois.
— Il y a un mois ! Mais elles devraient être déjà là !
— Que nenni ! Il faut du temps pour aller de Paris à Bayonne. Il faut du temps, de la patience et beaucoup d’écus pour louer trente-cinq pinasses avec leurs équipages, car croyez-vous que les Basques les auraient laissées partir sans eux ? Et il faut du temps et bon vent et bonne mer pour naviguer de Bayonne aux Sables-d’Olonne. Il faut du temps encore, ces pinasses une fois arrivées là, pour les charger de vivres et de munitions. Et il en faut enfin pour attendre un bon vent de noroît qui dans le pertuis breton les pousse jusqu’à nous.
— Les pousse ? Y sont-elles déjà dans le pertuis ?
— Oui-da ! dit-il triomphalement. Nos forces sur le continent ont disposé sur leur chemin de petits bateaux rapides, lesquels renseignent à terre des chevaucheurs, lesquels galopent à brides avalées jusqu’au fort Louis qui nous signale leur progression jour après jour. Mon ami, si le noroît ne refuse pas, les pinasses seront céans dans la nuit du 7 au 8 octobre, c’est-à-dire par le gros de la nouvelle lune.
— Le gros de la nouvelle lune ? Que veut dire ce jargon ?
— À la marée haute et par nuit noire.
— Et comment se guideront-elles par nuit noire ?
— Mais par les lumières du fort.
— Dieu bon ! m’écriai-je au comble de la joie. Est-ce mon Dieu possible ?
Le 6 octobre, de nouveau, Toiras me fit appeler en sa maison pour un entretien au bec à bec, et là sans un mot il me tendit un court billet signé de son nom et frappé de son sceau – billet qu’il destinait, me dit-il, à nos forces du continent. Et voici ce que j’y lus :
« Envoyez-moi les pinasses le huit du mois d’octobre. Car le soir du huit, je ne serai plus dans la place, faute de pain. »
Je fus béant, et si incrédule que je relus le mot deux fois avant d’en entendre le sens.
— Qu’est cela, Monsieur de Toiras ? Qu’est cela ? m’écriai-je, trémulant et bégayant dans mon ire. Allez-vous capituler si près de la délivrance ?
— Oui-da ! dit Toiras en riant à ventre déboutonné, moi Toiras, je vais capituler ! Et dès le lendemain 7 octobre, j’engagerai des pourparlers avec Bouquingan pour la reddition de la citadelle !
— La reddition ! m’écriai-je, tout à plein hors de mes gonds. Monsieur de Toiras, avez-vous perdu le sens ? La reddition, morbleu ! Est-il un mot plus infâme ?
Mais Toiras riant de plus belle, j’en vins à soupçonner qu’il me tirait la jambe, et je dis plus doucement :
— Allons ! C’est assez vous gausser, Monsieur de Toiras. Dites-moi ce qu’il en est !
— Mon ami, si vous avez cru de moi que j’allais me rendre, raison de plus pour que Bouquingan le croie. Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir joué cette petite comédie, mais je voulais essayer sur vous le succès de cette ruse dont j’attends beaucoup. Ce billet que vous avez lu destiné au continent sera porté par un homme qui a pour mission de se faire prendre par l’Anglais. Et mon offre de reddition le lendemain sera là pour confirmer mon message. L’Anglais en conclura qu’il a partie gagnée et dans l’ivresse de la victoire relâchera quelque peu sa surveillance et sur terre et sur mer. Sur terre, peu me chaut. Mais sur mer, il se peut que ce relâchement facilite le passage des pinasses à travers l’escadre ennemie.
Lecteur, My Lord Buckingham devait dire plus tard qu’il s’était beaucoup méfié de cette offre de reddition et qu’il avait donné l’ordre à sa flotte de redoubler de vigilance. Mais que pouvait-il dire d’autre, sinon avouer que Toiras l’avait joué ?
Cette nuit du 7 au 8 octobre je veillai et je gardai une lanterne allumée à côté de mon lit où dormait, tendre et chaste, à mes côtés Marie-Thérèse. Je dis chaste, et en effet, elle l’était et avec moi et avec Nicolas, dont un jour sur deux elle partageait la couche.
Bien que j’attendisse qu’il se produisît, je fus comme étonné par le soudain et terrifiant assourdissant vacarme quand éclatèrent tout à la fois les mousquetades et les canonnades. Le temps de me vêtir et de courir jusqu’au musoir, ma lanterne à la main, les pinasses étaient là. Et je vis Toiras, de l’eau jusqu’aux cuisses, accueillir les sauveurs les bras ouverts au cri cent fois répété et par lui et par tous de « Vive le roi ! ».
Le lendemain, sur les huit heures du matin, les Anglais virent sur les remparts de notre citadelle surgir en haut de nos piques des flacons de vins, des chapons, des dindons, des jambons, des cuisses de mouton, des quartiers de boeuf, des sacs de farine, que sais-je encore ? Toiras se promena avec moi, le long des remparts, et il fut si longtemps silencieux que je me demandais si mon verveux Gascon avait perdu sa langue, lui qui en jouait si bien. Vramy, il cuvait tout bonnement sa profonde joie ! Cependant à la fin, il parla, mais au bec à bec avec moi, et comme toujours, avec pertinence.
— Mon ami, dit-il, dans un combat longuissime, incertain et douteux, il arrive toujours un moment où l’événement, tout soudain, bascule et désigne avec clarté celle des deux parties qui va gagner, et cette partie ce jour d’hui, c’est nous.
Je me demandai alors si j’allais le croire ou le décroire, m’apensant que son enthousiasme l’emportait peut-être trop loin sur les ailes de l’espoir. Les Anglais, me disais-je, n’étaient pas battus du seul fait que nous nous trouvions bien envitaillés. Assurément nous l’étions, mais combien de temps allaient durer nos vivres ?
En fait, de Toiras et de moi, c’est lui qui avait raison, son opinion étant fondée sur des faits et des informations qu’il ne m’avait pas communiqués, non pas qu’il n’eût pas toute fiance en moi, mais en vertu de son caractère gascon, à la fois bavard et secret.
Je le sus plus tard : par ses mouches dans l’île, il connaissait admirablement la condition des Anglais et elle était devenue fort mauvaise tant physiquement que moralement.
Que lointaine était maintenant pour eux l’ivresse de la victoire après Sablanceaux. Ils avaient occupé, sans coup férir, l’île et ses villages et regardaient avec quelque condescendance ces unhappy few{94} enfermés dans les murs de leur citadelle.
Mais le temps, le temps inexorable avait mis presque à égalité dans la mésaise et le malheur les assiégés et les assiégeants. Londres avait de prime secouru Buckingham en vivres, en écus et en munitions. Mais le siège s’éternisant, les Anglais ne crurent plus à la victoire : l’expédition de l’île de Ré, pensèrent-ils, comme l’expédition de Cadix où Buckingham s’était précédemment jeté, finirait par un désastre. Cadix pouvait encore se justifier par l’intérêt qu’il y avait à lutter contre l’Espagne, ennemie de jadis et de toujours. Mais cette guerre contre la France, notre alliée depuis Henri IV et Elisabeth Ire ! Cette guerre engagée pour les beaux yeux d’une femme dont le portrait trônait comme une idole dans le château du vaisseau amiral ! Une femme et, qui pis est, une Française et une catholique !... Jamais Buckingham n’avait été plus haï et honni, sa personne plus méprisée, sa guerre plus impopulaire.
En outre, le Trésor était à sec, et Charles Ier, roi de peu d’autorité, mais qui se voulait absolu, n’arrivait plus à trouver l’argent pour secourir son favori. À tous les échelons de l’État, il n’encontrait que mauvais vouloir, retardement, lanternement et désobéissance.
Les armateurs ne voulaient plus affréter de vaisseaux pour l’île de Ré, de peur qu’ils fussent à l’arrivée réquisitionnés par Buckingham. On vit des situations proprement scandaleuses : le maire de Bristol, de mèche avec l’armateur, empêcha de partir pour l’île de Ré un navire chargé de vivres.
Pendant ce temps, les pauvres Anglais dans l’île, mal payés, mal vêtus, souffraient tout comme nous de la faim. Malgré les ordres de leurs officiers, ils se jetaient sur nos vignes, et n’ayant jamais vu de raisins que sur les images de leur Bible, ils les mangeaient par grappes entières, payant cet exploit par un dérèglement des boyaux et un pâtiment qui n’en finissait plus. Ils se plaignaient en outre que le vin rétais, qu’ils buvaient immodérément (l’eau des puits étant devenue rare), leur gâtait le gaster, et réclamaient à cor et cri la bière, leur bonne bière anglaise ! La Rochelle les avait aidés au début, mais depuis que les Rochelais avaient eux-mêmes déclaré la guerre au roi de France, ils n’avaient plus qu’un souci : s’envitailler eux-mêmes à suffisance.
La mésentente entre Buckingham et ses colonels, de contenue qu’elle était de prime, éclatait meshui au grand jour. Pour les colonels, Buckingham était un béjaune ignorant et arrogant, un mignon sans étude ni vertu, qui ne devait qu’à la faveur déhontée de deux rois d’être le premier dans le royaume. Pour Buckingham, les colonels n’étaient que des barbons encroûtés dans l’ornière des routines séculaires.
Les relations entre les marins et les soldats, qui n’avaient jamais été fort bonnes, s’étaient détériorées. Les marins avaient de tout temps quelque peu déprisé les gens de pied qui rampaient sur terre comme des fourmis, et y tuaient laborieusement d’autres fourmis tandis qu’eux-mêmes se battaient avec les tempêtes sur les océans infinis. Mais après que les pinasses basques eurent réussi à forcer le blocus de la flotte anglaise, ce fut au tour des soldats de leur rendre mépris pour mépris et de condamner sans appel ces outrecuidants. Car si la guerre était d’ores et déjà perdue, à qui la faute ? disaient-ils.
Usant de ce genre de gausserie extravagante que les Anglais affectionnent, ils ajoutaient que rien que de regarder un marin, « cela leur donnait mal au coeur ».
Pressé par ses colonels de saillir au plus vite de ce guêpier et de réembarquer ce qui lui restait de troupes, le malheureux Buckingham se voyait supplier par les Rochelais de demeurer et de livrer à la citadelle une dernière bataille. Il hésitait et Richelieu, assez cruellement, lui a fait un crime de ses hésitations, le décrivant comme « un homme, qui pour n’avoir pas la force de se résoudre en une telle occasion, ne savait ni combattre ni fuir ».
Le jugement est injuste parce qu’en fin de compte Buckingham combattit. Il lança toutes ses forces en un ultime assaut contre le fort avec échelles et grappins. Ce fut quasiment un combat d’ombres, les assiégeants étant aussi affaiblis que les assiégés.
Mais ceux-ci ne voulurent pas se laisser à la dernière minute rober la gloire de leur farouche résistance et ils trouvèrent en eux de nouvelles forces. Monsieur de Bellecroix – le gentilhomme qui, on s’en ramentoit, m’avait guidé autour des côtes lors de mon arrivée dans l’île – était alors fort mal allant et quasi au grabat. À la première canonnade il se leva tout chancelant et ordonnant à ses hommes de charger pour lui ses mousquets, il tira une dizaine de coups quasi au corps à corps contre les assiégeants. Après quoi, les voyant refluer, il alla se recoucher et mourut.
Les Anglais furent repoussés avec de grandes pertes et le lendemain, pressés par l’arrivée sur l’île des secours de Monsieur de Schomberg, ils firent retraite, mais avec une telle lenteur que Schomberg leur donna furieusement sur la queue au moment où ils s’embarquèrent. Ce fut un affreux carnage que j’aurai vergogne à conter, tant je conserve d’amitié pour ce grand peuple, qui sous Élisabeth fut notre ami fidèle et ne peut qu’il ne le redevienne un jour.
Quant au siège de La Rochelle, qui fut long, périlleux et fertile en péripéties inouïes, je n’en dirai ma râtelée que dans le tome suivant des présents Mémoires. Pour l’heure, je n’aspire qu’à me retirer dans mes champêtres retraites, goûter l’ombre et le silence après les canonnades d’enfer, oublier ces massacres aussi glorieux qu’inutiles, reprendre goût à la vie, me rebiscouler tant l’âme que le corps dans mes affections familiales et, à Dieu ne plaise, que je souffre d’ores en avant que mon voisin souffre devant moi de la faim et de la soif.