Si j’en crois l’usage de notre langue, l’adjectif « sublime » s’applique à un rang, une dignité ou un honneur, lesquels sont qualifiés ainsi parce qu’ils sont les plus élevés auxquels un homme puisse aspirer. Et bien que l’adjectif prête à sourire appliqué à des tétins, cependant si ceux-ci étaient, comme le prétendait Chalais, « les plus beaux de la Cour », on peut à la rigueur admettre qu’ils aient mérité cette hyperbole dans la bouche d’un amant très épris.
Mais, direz-vous, que devient alors ce « fol amour » proclamé urbi et orbi{54} pour Madame de Chevreuse ? Ici encore, je défendrais Monsieur de Chalais, tant il me paraît naturel que le bouillant jouvenceau ait préféré aux appas inaccessibles de la duchesse les complaisantes rondeurs de Madame de C.
À mon sentiment, la faille n’était pas là, mais dans la légèreté, pour ne pas dire l’inconsistance, de Monsieur de Chalais. En somme, il agissait dans le privé comme dans le politique : il trahissait tout le monde, y compris son intime et immutable ami à qui il faisait une impardonnable écorne en lui robant sa maîtresse. Après quoi, il pleurait à chaudes larmes, mais sans cependant la lui rendre.
Je vois bien que le lecteur brûle de me dire que je ne devrais pas, traitant des grandes affaires du royaume, m’amuser à de si petites choses que celles que je viens de conter. À quoi je répondrais qu’il n’est pas sûr qu’un fait, en apparence insignifiant, ne puisse acquérir une importance démesurée quand le hasard l’insère dans les enchaînements implacables de l’Histoire.
L’assassinat d’Henri IV en apporte un exemple que j’ai toujours trouvé fort saisissant. Plaise à toi, lecteur, que je me permette de le remettre en ta remembrance.
Voyant un quidam rôder depuis quelques jours devant la porte du Louvre, Monsieur de Castelnau, qui était alors lieutenant des gardes, en avertit son père, le duc de La Force, lequel en fit son rapport à Henri IV.
— Arrêtez-le, dit Henri. Fouillez-le. Et s’il n’a pas d’arme sur lui, relâchez-le.
On arrêta le quidam. Il s’appelait Ravaillac. Il dit qu’il voulait voir le roi. On le fouilla, et comme apparemment il n’avait rien sur lui, on le laissa partir. On ne sut que plus tard combien la fouille avait été mal conduite. Le garde qui en eut la charge tâta successivement la poitrine du prisonnier, son dos, ses hanches, ses cuisses, et il s’arrêta là. Si ses mains avaient pris la peine de descendre au-dessous du genou, elles eussent trouvé, attaché le long du mollet gauche, et la jarretière en dissimulant le manche, le couteau de Ravaillac. C’est ainsi que la petite négligence d’un garde, au cours d’une petite fouille de routine, coûta la vie à un grand roi.
Mais laissons là pour un court instant Monsieur de Chalais, Monsieur de Louvigny et la belle Madame de C., si bien pourvue par la nature. Et puisque Louis et le cardinal le veulent pour les raisons qu’on a dites, prenons le chemin de Nantes. Partis de Blois le 27 juin, nous parcourûmes ledit chemin avec une rapidité telle et si grande que le 3 juillet, nous franchîmes le seuil du château ducal de Nantes. Le superbe château, où les principaux de la Cour logèrent, a l’apparence d’une forteresse, mais dès qu’on y pénètre, on découvre avec bonheur un palais de la Renaissance{55}. On m’y logea, mais dans une chambre assez éloignée de celle de Monsieur de Chalais, et comme je m’en étonnais auprès du cardinal, il me dit qu’il était temps que me fussent épargnées ces veilles continuelles et qu’en conséquence, il avait placé auprès du grand maître de la garde-robe d’autres personnes, tout aussi vigilantes que je l’avais été, mais moins notoirement connues pour leur fidélité au roi.
J’en fus fort heureux, car si on n’avait pu arrêter jusque-là Chalais, faute de témoins et de preuves, il allait sans dire que la chose ne pourrait manquer de se faire, le béjaune étant si babillard. Et je serais bien aise alors de n’être pas si proche de lui que la Cour pût me soupçonner d’être la cause de ses malheurs.
Dès mon premier matin dans le château ducal, et quasiment à la pique du jour, je voulus me remettre à l’épée, trouvant que mes longues nuits de veille à Blois m’avaient quelque peu amolli. Je fus fort déçu, en entrant dans la salle d’escrime, de n’y point trouver les maîtres ès armes (l’heure étant trop matinale sans doute pour ces messieurs), mais seulement quelques petits ferrailleurs avec lesquels je ne me souciais guère de me gâter la main. Noulant toutefois les offenser, je les saluai de loin et, leur tournant le dos, j’ôtai mon pourpoint et, l’épée en main, je me mis à larder le mannequin d’exercice, comme si j’eusse désiré m’échauffer, avant l’arrivée de mon partenaire. Toutefois, il se passa bien dix minutes avant que quelqu’un pénétrât dans la salle d’armes et ce ne fut pas, comme je l’espérais, le commandeur de Valençay, mais le comte de Louvigny.
Il eut l’air si peu surpris en me voyant que je me demandai tout de gob s’il ne me cherchait pas et en effet, à peine l’avais-je aperçu qu’il se dirigea vers moi, me salua et me dit d’un air fort poli :
— Comte, nous nous connaissons déjà de vue : nous nous sommes rencontrés à Blois. Je suis le comte de Louvigny et j’aimerais avoir le très grand honneur de faire plus ample connaissance avec vous.
— Comte, je savais votre nom, comme vous saviez le mien, dis-je sur le même ton de cérémonieuse politesse, et je tiendrais, moi aussi, à très grand honneur d’être de ceux qui ont habitude à vous.
Ayant dit et me trouvant la tête nue, je le saluai de mon épée. À quoi, il me fit un nouveau salut et dit :
— Comte, je connais votre réputation l’épée à la main. M’accorderez-vous le privilège de croiser le fer avec moi ?
Que pouvais-je faire sinon accepter cette proposition, car le comte de Louvigny n’était point un de ces coquebins de cour qu’on eût pu sans conséquence refuser, mais un gentilhomme de bon lieu.
Acquiesçant de la tête avec un sourire aimable, je revêtis un plastron, tandis que je regardais du coin de l’oeil le comte se déshabiller. Il avait fort peu à se glorifier dans la chair, étant petit, maigre, estéquit et fluet, mais il ne manquait pas de vaillance et d’ardeur et son oeil noir, très enfoncé dans l’orbite, jetait des flammes dès qu’il attaquait. Son escrime, en fait, était excellentissime, mais hélas ! elle souffrait d’une irrémédiable incommodité : son bras était trop court. Ou bien il eût fallu, pour rendre les choses plus égales, que son épée fût un pied plus longue que celle de son adversaire, ce que, d’évidence, aucune règle ne saurait souffrir. Ou alors, il eût fallu que j’y misse du mien, mais son escrime était trop fine pour qu’il ne discernât pas cette complaisance, laquelle l’aurait blessé au plus vif.
Quand l’assaut fut fini et que nous nous fumes l’un l’autre salués de nos épées, le comte de Louvigny se rhabilla et, se rapprochant de moi, me dit, son oeil noir fiché dans le mien :
— Comte, dites-moi à la franche marguerite ce que vous pensez de mon escrime.
À quoi, ayant réfléchi qu’à un gentilhomme de cette trempe, il ne fallait rien dire d’autre que la vérité, je répondis tout de gob :
— Si votre bras était plus long, votre escrime serait meilleure que la mienne.
À quoi aussitôt il répondit :
— Il ne tient qu’à vous, Comte, de remédier à ce défaut de la nature !
— À moi ? Comment cela ?
— Je me permettrai de vous le dire, si vous m’autorisez à vous parler au bec à bec dans votre appartement, ou dans le mien.
— Dans le mien, dis-je promptement, tout intrigué que je fusse. J’y retourne de ce pas. Voulez-vous me faire la grâce de m’y rejoindre ?
Louvigny passant, peut-être à tort, pour un partisan de Monsieur, je ne me souciais pas d’être vu entrant dans sa chambre, alors qu’à mon sentiment, on pouvait le voir toquer à la mienne, sans que je fusse en rien compromis, car j’étais alors très sollicité et de tous côtés, les courtisans me sachant fort en faveur auprès du cardinal et du roi.
Je dois dire, toutefois, que je fus excessivement étonné, pour ne pas dire abasourdi, quand Monsieur de Louvigny m’exposa sa requête.
— Comte, dit-il, vous avez remarqué que mon bras est beaucoup trop court pour que mon escrime soit efficace, mais si vous étiez disposé à me rendre un immense service, je me permettrais de vous dire ceci : il n’y a que vous qui pourriez m’aider à remédier à ce défaut de la nature.
— Moi ? dis-je, béant. Et comment cela ?
— En ayant la bonté de m’enseigner la botte de Jarnac dont vous êtes, à ma connaissance, le seul en ce royaume à connaître le secret.
Je demeurai sans voix devant l’énormité de cette requête, surtout venant d’un gentilhomme que je connaissais si peu. Il fallait que Louvigny fut tout à plein chaffourré de chagrin et dégondé de ses sens par le désespoir d’avoir perdu sa belle pour m’adresser une prière aussi folle.
— Mais, Comte, y songez-vous ? dis-je le plus doucement que je pus. La botte de Jarnac est une botte terriblement cruelle. Non pas parce qu’elle tue. Elle fait pis. En coupant le jarret de l’adversaire, elle l’estropie et fait de lui un infirme, humilié aux yeux de tous, jusqu’à la fin de sa vie, par les marques de sa défaite.
— C’est justement cela que je veux, dit Louvigny d’une voix basse et son oeil noir lançant soudain des flammes.
Cette parole me glaça quelque peu et je demeurai un instant à envisager Louvigny d’oeil à oeil.
— Comte, dis-je, reprenant peu à peu mes esprits, il faut vraiment nourrir pour quelqu’un une haine démesurée pour désirer lui faire durablement tant de mal.
— Démesurée, Comte ? Ne croyez pas cela ! Tête bleue ! Elle n’est pas démesurée ! Elle ne l’est en aucune façon ! Vous la ressentiriez comme moi si celui qui se disait votre meilleur ami vous avait robé votre bien le plus cher !
— Que n’appelez-vous le traître sur le pré ?
— Je l’ai fait, mais Louis, qui déteste le duel et envisage de les interdire un jour tout à plein, a formellement interdit cette rencontre en raison de la disproportion des forces. Ne le saviez-vous pas ?
— Nenni.
— Me voilà donc deux fois humilié ! dit Louvigny avec un mélange de douleur et de fureur qui m’inspira quelque compassion. Mon intime ami me fait une damnable écorne et le roi m’interdit d’en tirer vengeance. Comte, pouvez-vous imaginer le terrible prédicament qui va être le mien ! Quelle figure vais-je tailler d’ores en avant à la Cour ? N’importe quel pied-plat me pourra insulter à gueule bec devant tous sans que je puisse lui jeter mon gant à la face ! Mon honneur est perdu !
— Comte, dis-je, j’aimerais de tout coeur vous aider, mais je ne le peux. Et permettez-moi de vous expliquer comment la botte de Jarnac est entrée dans ma famille. Mon père était fort ami avec le maître ès armes Giacomi dont le père avait enseigné cette fameuse botte à Jarnac pour le préparer à son combat contre Châteauneuf : duel fameux qui eut le résultat que vous savez. Plus tard, Giacomi, voyant mon père dans les missions secrètes auxquelles le roi l’employait courir les plus grands périls, lui apprit le secret de cette botte que Jarnac par son fameux duel avait rendue célèbre. Mais à deux conditions : celles que mon père exigea de moi quand, à mon tour, il m’enseigna le redoutable coup : primo, jurer sur les Évangiles que je ne léguerais la botte qu’à un de mes fils, secundo, que je ne l’emploierais jamais offensivement, mais en toute extrémité, pour sauvegarder ma propre vie. Comte, vous m’en voyez navré ! Comment pourrais-je jamais violer un serment aussi sacré ?
— J’entends bien, dit Louvigny qui m’avait écouté comme si je lui avais lu sa condamnation à mort, mais l’oeil cependant brillant et résolu. Je me battrai donc sans posséder cette botte, reprit-il.
— Comte ! dis-je, béant, allez-vous désobéir au roi !
— Oui-da ! dit Louvigny, la crête haute. Pour me venger de ce scélérat, je suis prêt à braver toutes les lois du royaume.
— Mais, Comte ! Où sera la vengeance ? Monsieur de Chalais vous tuera.
— Je n’en doute pas. Outre que je préfère la mort au déshonneur, j’aurai la joie, en mourant, de savoir qu’il sera embastillé et privé du bien qu’il m’a robé.
— Même si votre agonie est longue, dis-je avec gravité, cette joie-là sera bien courte pour la payer de votre vie. Et que ferez-vous si votre adversaire refuse de passer outre à la défense du roi ?
— Nous verrons alors, dit Louvigny, les mâchoires serrées et l’oeil dans le creux de l’orbite étincelant. Je ne peux souffrir plus longtemps l’écorne qu’il m’a faite. Il tombera, ce bélître, ce chef-d’oeuvre de la nature, la coqueluche du gentil sesso !
À ouïr ces mots, il me sembla que l’amour déçu s’y mêlait à la haine de façon étrange et qu’il était difficile de démêler à qui Louvigny portait cette atroce jalousie : à Monsieur de Chalais ou à Madame de C. ?
Frappé par l’étonnement que me donna cette pensée, je demeurai coi et Louvigny pensant que, par mon silence, je voulais mettre fin à notre bec à bec, redevint aussitôt parfaitement poli, s’excusa de m’avoir pris tant de mon temps, et me saluant profondément, prit congé de moi, me laissant dans mes songes.
Bien longue fut cette songerie-là, car je m’escarmouchai autour d’un problème de conscience qui me tint occupé tout le jour. Monsieur de Louvigny avait requis de moi le secret de notre bec à bec et, à main forcée, j’avais dû le jurer. Mais il y avait là pour moi une très forte épine. Je me demandais si mon devoir n’était pas de rompre mon serment, tout ce qui touchait Monsieur de Chalais étant une affaire d’État, vu les soupçons qui pesaient sur lui.
Je dormis là-dessus et au matin – la nuit, dit-on, portant conseil et que le conseil fut bon ou mauvais, de toute façon, il était pris – j’allai trouver Richelieu. Ayant glissé le nom de Chalais dans l’oreille de Charpentier, je fus, toutes affaires cessantes, reçu et contai au cardinal ce qu’il en était des intentions meurtrières de Monsieur de Louvigny à l’égard de Chalais.
— Il serait désastreux, dit Richelieu, que ce fou nous poignarde notre béjaune pour une affaire de cotillon, alors que nous remuons ciel et terre pour trouver les preuves et témoignages qui nous permettent de l’arrêter. Qui peut douter que, si nous y parvenions, cet incontinent babillard nous dira tout, tant est que par lui, nous pourrons démêler les fils de la conspiration et connaître les noms des complices.
Après quoi, s’accoisant, il réfléchit quelque peu, les yeux baissés, et sa dextre caressant d’un geste machinal le bouc qui ornait son menton. Puis, levant la tête, il dit tout soudain d’un ton vif et expéditif :
— Nous allons surveiller Monsieur de Louvigny avec toute la discrétion possible. Comte, faites-moi la grâce de m’avertir de nouveau si Louvigny reprend langue avec vous. Mais, j’oubliais ! reprit-il tout soudain avec un sourire fort gracieux.
Et fouillant dans l’une des nombreuses poches dissimulées dans sa soutane pourpre, il en retira la bague ornée d’un rubis que j’avais fait remettre par Monsieur de Clérac à Charpentier afin qu’il avertît le cardinal d’avoir à se reclure dans le château de Fleury-en-Bière jusqu’à l’arrivée d’une escorte.
— Ce rubis, poursuivit-il, est fort éloquent et il a dit ce qu’il fallait dire au moment qu’il fallait. C’est votre bien, Comte, et je vous le rends avec mille mercis. Convenons que s’il doit être de nouveau remis à Charpentier par un tiers auquel vous l’aurez confié, il voudra dire que vous avez à m’impartir une information qui ne souffre pas de délai.
Je regagnai ma chambre et la trouvai, comme elle avait été à Blois, en affligeant désordre, me trouvant privé de toute aide, le pauvre La Barge n’étant plus, et ayant laissé mon valet Robin en Paris, noulant l’exposer aux périls de l’embûche, lui dont les armes n’étaient pas le métier. Quant aux chambrières attachées au château, ou emmenées dans les bagues{56} des Grands, il ne fallait pas compter sur elles, étant fort occupées à la Maison du roi, celles de la reine, de la reine mère, de Monsieur et des ducs.
Le lendemain, je retournai à la salle d’armes et eus le plaisir, cette fois, de tirer avec le commandeur de Valençay pendant un bon quart d’heure, ce qui n’alla pas sans efforts ni sueur, et nous laissa tous deux haletants, mais à égalité de touches, ce que je trouvais émerveillable, vu son âge et le mien. Cependant, comme j’ouvrais la bouche pour m’enquérir de Chalais, le commandeur, me devinant, me dit à voix basse et frémissante et son austère face toute chaffourrée de souci :
— De grâce, ne me parlez pas de mon neveu ! Je suis à son sujet dans des peines et des inquiétudes qui ne peuvent se dire. Il est plus fol que lune en mars, va de sottise en sottise, et court droit à sa destruction. La peste soit de l’écervelé ! Il conspire ! Il jase à tous vents de ses secrets ! Et le comble ! Le comble ! Il inflige une terrible écorne à Louvigny, son immutable ami, quasiment son frère, qui lui a rendu mille services ! Il se brouille à mort avec lui pour une paire de tétins ! Avez-vous ouï cela, Comte ? Rien qu’à la Cour il y a bien une centaine de tétins, et il a fallu que ce soit ceux-là précisément qu’il choisît ! Dieu juste. Qu’y a-t-il de si attirant dans un tétin ? Ce n’est qu’un sac, appelé à contenir du lait. Bien utile, certes, pour le nourrisson, mais pour l’homme ?
Sur la fin de cette diatribe, j’eus quelque mal à conserver ma gravité, si touchante que me parût pourtant l’affection du commandeur pour un neveu qui lui donnait tant de pointillés. De retour dans ma chambre, sueux comme je l’étais, je jetai ma chemise et me séchai, me frottant à l’arrache-peau, et regrettant bien que Jeannette ne fut là pour remplir cet office auquel elle excellait.
D’elle et de ses massages, ma pensée passa à La Surie qui en avait reçu une bonne curation en son intempérie et aussi à mon père et enfin à mon domaine d’Orbieu, lequel me manquait fort. Mais bien sait le lecteur : je ne me laisse jamais enliser en durable mélancolie, et pour cela, je défends à mes mérangeoises de s’égarer trop longtemps dans le souvenir des années en allées. Car penser au passé, qu’il fût pour vous heureux ou malheureux, c’est toujours tomber en tristesse, et de tristesse point ne veux, car elle vous replie l’homme sur soi et le mutile. J’en dirais tout autant de la chasteté, si je ne craignais de blesser les consciences délicates.
Comme je me rhabillais, on toqua à mon huis. C’était le lieutenant de Clérac qui poussait devant lui un jouvenceau de si jolie mine qu’il n’eût pas failli à induire en tentation le chanoine Fogacer du temps de ses folâtres amours. Mais le béjaune était gibier de dames et non de bougres. Je ne tardai pas à m’en apercevoir.
— Monsieur le Comte, dit Clérac, plaise à vous de me permettre de vous présenter mon frère puîné, Nicolas. Il a été admis dans la compagnie des mousquetaires, mais il s’en faut de quelques mois qu’il y puisse entrer, vu son âge. Et je me suis apensé qu’en attendant, il vous plairait peut-être de l’avoir comme écuyer en remplacement de La Barge.
J’espère, Monsieur le Comte, que vous ne trouvez pas ma requête trop impertinente.
— Impertinente ! m’écriai-je, mais elle me comble ! Elle me ravit ! À condition que Nicolas consente à m’aider à mettre de l’ordre dans ma chambre, car je n’ai pas non plus de valet. Je l’ai laissé dans mon appartement du Louvre.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, avec un gracieux salut, je suis de bon lieu, assurément, mais je ne me sens point si haut que je ne fasse pour votre chambre ce que je faisais pour la mienne au château de Clérac. Toutefois, si vous le permettez, j’emploierai, en catimini, pour m’aider, les services d’une chambrière de la reine qui m’a pris en quelque amitié depuis le séjour de la Cour à Blois...
Disant quoi, il sourit et Monsieur de Clérac sourit, et je souris. Ma décision fut prise en un tournemain. Outre que, de toute manière, je ne pouvais refuser l’offre de Monsieur de Clérac sans offenser un officier qui avait si bien veillé sur mes sûretés à l’auberge de L’Autruche, quelques mois seraient vite passés, si Nicolas était à ces fonctions inapte. Mais j’inclinais à croire qu’il y serait tout à plein suffisant. Il avait l’air fort éveillé et point aussi pointilleux que La Barge sur sa noblesse. J’avais trouvé touchant qu’il parlât avec tant de simplicité de sa chambre au château de Clérac et d’autant que ce propos me ramentut la mienne en notre hôtel de la rue du Champ-Fleuri, mon père insistant toujours pour que je la rangeasse moi-même en mes adolescences, ma Toinon se bornant à balayer, à nettoyer les verrières et à faire le lit ou, comme disait mon père plaisamment, « à le faire et à le défaire ».
Au surplus, Nicolas était fort plaisant à voir, étant bien pris, souple et vif, le cheveu noir bouclé, les yeux bleu clair et les cils noirs, les cheveux retombant en boucles sur ses épaules, le teint comme on l’a à vingt ans, un visage mâle et résolu, mais qui portait encore quelque reflet de l’ingénuité enfantine et, chose à quoi je fus sensible, il était propre sur soi comme un écu neuf, mais point du tout pulvérisé de parfums, comme le sont ces coquardeaux de cour qui « à peine savent-ils moucher, qu’ils veulent en grand lit coucher », comme disait Mariette.
— Nicolas, dis-je, vous me plaisez. Je suis bien assuré que vous avez toutes les qualités requises pour faire un bon mousquetaire et, se peut, un bon écuyer. Je vous prends donc à mon service pour un mois et suis bien marri que ce mois ne puisse se prolonger, tant parce que le service du roi vous appelle que parce qu’un successeur de La Barge m’attend déjà dans mon domaine d’Orbieu. J’ajouterai, pour que les choses soient tout à plein claires, qu’il est hors de question qu’une chambrière de Sa Majesté la reine mette jamais son pied mignon dans ma chambre... Mais, d’un autre côté, si elle y pénètre en mon absence pour vous aider dans vos tâches domestiques, comment m’en apercevrais-je ? Et comment pourrais-je vous en faire grief ?
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, avec un nouveau salut, je vous entends à merveille et suis d’ores en avant tout dévoué à vos ordres.
Monsieur de Clérac départi, fort content de mon acquiescement, je me mis incontinent à ranger ma chambre, aidé en cela par Nicolas qui se révéla en cette tâche fort adroit, expéditif et gai, mais non point, Dieu merci, babillard et gardant avec moi les distances qui convenaient.
De son chef, au surplus, il m’aida à changer mon pourpoint, en quoi il se montra bien différent de La Barge qui rechignait à ces offices, disant qu’ils relevaient d’un valet ou d’une chambrière, et non d’un gentilhomme.
— Et maintenant, dis-je, allons présenter nos hommages au roi en ses appartements.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, cet « allons » veut-il dire que je vous doive suivre ?
— Cela va sans dire. N’êtes-vous pas mon écuyer ?
— Ma fé, je vais donc approcher le roi !
— Oui-da ! Et de près ! Puisque vous franchirez à ma suite les balustres.
— Et que ferai-je, les balustres franchies ?
— Ce que je ferai : vous découvrir et vous génuflexer.
— Et quoi d’autre, Monsieur le Comte, devrai-je faire ?
— Tout voir, tout observer et vous tenir coi.
Nicolas ne faillait assurément pas en perspicacité, car après un moment de silence, il reprit :
— Monsieur le Comte, y aurait-il là une personne que je doive observer plus particulièrement ?
— Oui-da. Celle-là même que je ne quitterai pas de l’oeil.
Quand nous entrâmes dans la chambre royale, le bon docteur Héroard prenait le pouls du roi, lequel répondit par un regard et un signe de tête à mon salut et jeta un coup d’oeil à Nicolas qu’il n’avait jamais vu.
— Sire, dit Héroard, le pouls est bien frappé. Votre diarrhée est-elle finie ?
— Oui, dit Louis.
— Comment s’est réveillée Votre Majesté ?
— Doucement.
— Votre Majesté sent-elle encore un grouillement dedans ses boyaux ?
— Plus du tout.
— Votre Majesté a-t-elle appétit à déjeuner ?
— Nenni. Je dînerai à dix heures.
— Que désire Votre Majesté pour son dîner ?
— Du beurre frais et du pain.
— Sire, seulement du beurre frais et du pain ?
— Oui. Quel visage me trouvez-vous ?
— Bon, Sire. Comment vous sentez-vous ?
— Sommeillant. J’ai peu reposé la nuit dernière. À midi heure, je me remettrai au lit.
— Voilà qui est sage, Sire, dit Héroard.
Après quoi, le roi, qui était encore en chemise de nuit, mais ne perdait rien pour autant de sa dignité, jeta un oeil à tous ceux qui étaient là, mais sans sourire. Bien qu’il s’efforçât de garder une face imperscrutable, il me parut soucieux et, assurément, il y avait matière à l’être avec les sanguinaires menaces suspendues au-dessus de sa tête et de celle de son ministre.
Comme on commençait à vêtir le roi, Monsieur de Chalais entra, un peu en retard, comme il l’était toujours et Louis, avec une parfaite dissimulation, adressa à son grand maître de la garde-robe le même regard et le même signe de tête qu’à moi. Aussitôt, suivi de Nicolas, je manoeuvrai pour traverser la presse et me rapprocher de Chalais, ce qui fit que je passai près d’Héroard qui leva, d’un air satisfait, l’index et le majeur en me jetant un oeil. Dès que je réussis à me trouver à côté de Chalais, je posai ma main sur son épaule et lui fis un sourire amical. Il se tenait alors à une demi-toise1 du roi que Soupite et Berlinghen aidaient à se vêtir. Chalais me rendant mon sourire, ma main descendit alors rapidement le long de son dos en un geste qui, j’espère, lui parut affectueux et qui n’avait d’autre but que de m’assurer qu’il ne portait pas à cet endroit une dague à l’italienne. Du Hallier se tenait aussi à une demi-toise{57} du roi, mais derrière lui, afin de couvrir son dos, comme je le soupçonnais, mais sans en être sûr, car la trogne balourde et endormie du capitaine aux gardes ne reflétait rien.
Dès qu’il fut habillé, le roi se tourna vers moi et me dit :
— D’Orbieu, quel est ce jeune gentilhomme qui vous suit comme votre ombre ?
— Mon écuyer, Sire, pour le moment. Il est le frère puîné du lieutenant de Clérac.
— Pourquoi, pour le moment ? dit Louis.
— Il est compté au nombre de vos mousquetaires, mais trop jeune de quelques mois, il n’a pas l’âge encore d’être reçu dans cette compagnie.
— S’il ressemble à son aîné, dit Louis, il me servira bien.
Le roi était si avare en paroles aimables que celle-ci eût étonné la Cour, si elle n’avait pas connu l’attrait que les beaux jeunes gens exerçaient sur le roi, attrait qui s’exprimait parfois par des faveurs, mais jamais par des actes. Cependant, la malignité est telle chez nos bons courtisans que le bruit courut aussitôt que le favori en titre, Baradat, allait bientôt perdre sa place.
Après un dernier regard sur Nicolas, le roi franchit la porte de sa chambre et se dirigea vers la chapelle où il était accoutumé quasiment chaque jour à ouïr la messe. Je laissai passer Monsieur de Chalais devant moi, ayant décidé de ne le suivre que s’il suivait le roi. Mais à peine hors des appartements royaux, il s’éloigna d’un pas rapide dans la direction opposée, l’air fort affairé. Je demeurai sur place assez longtemps pour m’assurer qu’il n’allait pas se raviser, ni revenir sur ses pas. Et quand cinq minutes se furent écoulées, je retournai à ma chambre, suivi par mon écuyer.
— Eh bien, Nicolas, dis-je en me jetant dans une chaire à bras tant je me sentais las d’être resté debout à piétiner sur place, qu’avez-vous observé ?
— De prime, Monsieur le Comte, le roi.
— Et comment vous est-il apparu ?
— Impassible. Taciturne. Il n’a parlé qu’à vous.
— Mais de vous-même, Nicolas.
— Dois-je m’en inquiéter ? dit Nicolas avec l’ombre d’un sourire.
— Nullement. Louis XIII n’est pas Henri III. Poursuivez !
— Dès que Monsieur de Chalais est apparu, vous l’avez serré de près.
— Amicalement ?
— Poursuivez, de grâce !
— Le docteur Héroard, quand vous êtes passé à côté de lui, a dressé l’index et le majeur de la main droite.
— Qu’en pensez-vous ?
— Que c’est une sorte de langage.
— Voulez-vous en savoir le sens ?
— Monsieur le Comte, je ne veux pas mettre le nez dans vos secrets.
— Il n’y a pas de secret. Les deux doigts dressés veulent dire qu’hier le roi a couché chez la reine et lui a fait deux fois l’amour. La chambrière qui ne quitte pas la reine, même la nuit, l’a dit tout à fait légitimement ce matin à Héroard, puis est allée le répéter à la reine mère, et la reine elle-même l’a confié à la Chevreuse. Deux heures plus tard, toute la Cour l’a su. La vie privée d’un roi, mon cher Nicolas, ne peut être que publique, puisqu’il s’agit de l’avenir de la dynastie.
Je m’apensai en mon for intérieur — mais du diantre si je ne me serais pas alors coupé la langue plutôt que de le dire ! — que le roi montrait quelque courage à remplir son devoir dynastique avec une épouse qui était à l’origine de l’effroyable conspiration qui menaçait d’ébranler son trône. Hélas, cet effort fut vain, non dans ses effets immédiats, mais dans son lointain aboutissement. J’ai noté sur mes tablettes ce que me disait Héroard et ainsi peux-je affirmer, sans craindre d’être démenti, que Louis passa la nuit chez la reine les 5, 12, 21 et 24 juillet, non sans obtenir un résultat qui dément les fables odieuses de libellistes sur la « stérilité » du roi. Au cours de l’été, la reine annonça qu’elle était grosse. Mais sa joie et l’espoir de Louis furent de courte durée : en automne, pour la troisième fois, la pauvrette perdit son fruit.
Mais revenons à nos moutons, en compagnie de cet émerveillable Nicolas qui répondait avec tant de finesse et de retenue à mes questions. Cette matinée de juillet en le château ducal de Nantes était ensoleillée et chaude, mais non étouffante. Par ma fenêtre grand ouverte, une bonne brise venait de l’ouest et je me serais senti suffisamment heureux sans les inquiétudes que me donnait la cabale. Comme l’avait discerné le cardinal, il était bien vrai que l’arrestation des Vendôme avait refroidi l’agitation des Grands mais, à mon sentiment, plus s’éloignait la menace d’une rébellion générale, plus celle d’un régicide – commis en désespoir de cause – se rapprochait dangereusement de nous.
J’étais, comme disait le commandeur, dans « ces peines et ces inquiétudes », et depuis un moment fort silencieux – sans que Nicolas, la Dieu merci, pipât mot – quand on toqua à ma porte. Je fus debout en un battement de cils et encore que je sentisse bien que cette prudence n’était que de routine, je saisis sous mon oreiller mes deux pistolets et, regagnant ma chaire à bras, je les cachai derrière mon dos, demandant à voix basse à Nicolas de n’ouvrir point, mais de demander au quidam son nom à travers l’huis.
— Je suis, dit la voix du visiteur, Monsieur de Lautour, écuyer de Monsieur de Louvigny, et j’apporte un billet de sa main à Monsieur le comte d’Orbieu.
— Nicolas, dis-je sotto voce, ouvrez, mais en rabattant la porte sur vous.
Nicolas tira le verrou, ouvrit et l’écuyer de Monsieur de Louvigny apparut, n’osant entrer tant cet accueil l’avait intimidé.
— Entrez, Monsieur de Lautour, dis-je, l’ayant reconnu et une fois encore m’étonnant que Louvigny, qui était si fluet, ait eu l’idée de choisir un écuyer de taille géantine.
— Monsieur le Comte, dit Lautour, après un profond salut qui courba en deux son grand corps, voici un billet de mon maître, le comte de Louvigny, lequel m’a commandé d’attendre votre réponse.
Le billet était soigneusement fermé avec un cachet de cire et je le fis sauter. Voici sa teneur :
« Comte, je vous serais infiniment obligé si vous consentiez à me faire rencontrer Son Eminence le cardinal aussi promptement et discrètement qu’il le jugera bon. J’ai des informations de grande conséquence à lui impartir. Votre serviteur.
« Comte de Louvigny. »
— Monsieur de Lautour, dis-je, je vais m’employer à faire ce que Monsieur de Louvigny quiert de moi et si j’y réussis, j’enverrai Nicolas que voilà lui préciser l’heure et le lieu.
— Mon maître, dit Lautour, aimerait mieux que ce soit moi qui vienne chercher la réponse.
— Je vous attendrai donc céans dans une heure.
— Monsieur le Comte, mon maître aimerait que vous brûliez séance tenante le billet que vous avez lu.
— Nicolas, dis-je, avez-vous un briquet ?
— Nenni, Monsieur le Comte.
— Mais j’en ai un, dit Lautour.
— Vous avez donc tout apporté, dis-je avec un sourire, et le billet, et de quoi le détruire.
— Ce briquet appartient à mon maître, dit Lautour sans sourire le moindre.
Et avec un nouveau salut, il me tendit ledit briquet que je battis, mettant le feu à un coin du billet que je tenais à deux doigts par le coin opposé. Nicolas m’apporta promptement un petit plat d’étain qui se trouvait sous le coffre aux habits et je posai le papier dessus. Les flammes le consumèrent et, en touchant la cire, grésillèrent, mais s’éteignirent trop vite pour qu’elle pût fondre.
— Monsieur de Lautour, le cachet est à vous. Il n’est que de le laisser refroidir.
— Ce n’est pas utile, Monsieur le Comte, dit Lautour. Mon maître n’a pas usé de son sceau pour imprimer la cire.
Là-dessus, il me fit un profond salut et s’en alla. Nicolas ferma l’huis sur lui et revenant vers moi et me prenant des mains le petit plat d’étain, eut l’air très content de me faire observer que la cire avait été frappée avec une pièce d’un sol.
— C’est que Monsieur de Louvigny est prudent, dis-je. Et dans les temps que nous vivons, qui l’en blâmerait ? Nicolas, je suis pour m’absenter une petite demi-heure. N’ouvre à personne et tiens-toi clos et coi. Apprends, pour m’ouvrir à mon retour, comment je frappe.
Et je toquai sur la porte le signal qui m’était propre.
— Peux-je le répéter, Monsieur le Comte ? dit Nicolas.
Ce qu’il fit à deux reprises tant il tenait à bien faire, étant tout zèle et ardeur, fort heureux d’être avec moi au milieu de ces aventures auxquelles il ne pouvait rien entendre, étant arrivé depuis peu à la Cour, son ignorance ajoutant à la situation un mystère qui en doublait le prix. Pour moi, je frémissais d’impatience, étant bien assuré, bien que sans preuve aucune, qu’il y avait un lien entre la démarche insolite et cauteleuse de Monsieur de Louvigny et Chalais, et discernant bien l’immense intérêt qu’il y aurait pour le roi et le cardinal à savoir ce qu’il en était.
Le roi avait dit en ma présence qu’il allait doubler, pour ses sûretés et celles du cardinal, les gardes à l’intérieur du logis, mais en cheminant dans le château, j’eus le sentiment qu’il les avait triplés car on ne voyait quasiment qu’eux, immobiles et vigilants.
Je me dirigeai vers le cabinet aux livres où Richelieu, d’ordinaire, travaillait, tout en priant le ciel qu’il y fût, car il aimait aussi, pour se livrer plus à l’aise à son éternel labeur, se retirer à La Haye, plaisante maison des champs près de Nantes.
La Dieu merci, il était là, car je vis, en m’approchant de sa porte, qu’elle était fortement gardée par une douzaine d’hommes commandés par un exempt que je connaissais, Monsieur de Lamont, lequel me salua fort civilement et me dit, avec beaucoup d’excuses, que je ne pouvais franchir l’huis pour voir le cardinal, car, en ce jour, son commandement était rigoureux : personne ne devait entrer, hors le roi.
Tenter de mollir l’exempt eût été la plus vaine des entreprises : si modeste que fut son grade, il était le plus haut qu’il ait pu atteindre et il le devait tout entier à son obéissance. Je me sentis excessivement déconforté, ma démarche ne souffrant pas de délai. En outre, si je disais à Lautour que je n’avais pu joindre le cardinal, il était à craindre que Monsieur de Louvigny, dont l’initiative était déjà si prudente et si peu assurée, ne le crût pas (tant j’étais tenu à la Cour pour être proche de Richelieu) et s’imaginât alors qu’on refusait de le recevoir et de l’ouïr. Grande alors serait pour lui la tentation de se retirer dans sa coquille et l’occasion d’en savoir plus sur Monsieur de Chalais serait à jamais perdue.
Le visage de pierre et plus immobile qu’un roc, l’exempt était campé sur le commandement qu’il avait reçu et je vis bien que ni la colère ni la violence ne le feraient branler. Je décidai alors d’user en son endroit de diplomatie, mêlant à la cajolerie une menace voilée, comme j’avais fait pour Monsieur Du Hallier quand je voulus savoir de lui dans quel coin de Fontainebleau Louis était en train de chasser le marcassin.
— Monsieur de Lamont, dis-je avec douceur, vous êtes un fidèle sujet de Sa Majesté et je ne saurais trop vous louer d’obéir à ses ordres. Toutefois, ma visite étant de la plus grande conséquence justement pour les sûretés du roi, il serait désastreux qu’elles soient menacées par le fait que je n’aie pas pu voir le cardinal. Et quelle bien injuste responsabilité, Monsieur de Lamont, serait alors la vôtre ! C’est pourquoi je vous suggère un moyen de me satisfaire sans violer vos consignes. Voici, dis-je en la retirant de mon annulaire, une bague ornée d’un rubis qui a déjà servi de messager entre Son Eminence et moi. Voudriez-vous de ce pas la lui remettre ? Lui seul alors jugera si ma visite est urgente ou non.
— Monsieur le Comte, dit Lamont qui parut terrifié à l’idée de se présenter devant le cardinal, je ne saurais déranger Son Eminence dans son travail ! Ce n’est pas Dieu possible !
— Alors, dis-je rondement, contentez-vous de remettre la bague à Monsieur Charpentier. Il verra s’il y a lieu de la porter ou non au cardinal.
— Mais, Monsieur le Comte, dit Lamont, l’oeil désespéré, c’est quasi du pareil au même, vu que Monsieur Charpentier travaille au côté de Monseigneur !
— Monsieur de Lamont, repris-je d’un ton sévère et parlant avec quelque gravité, nous perdons du temps ! Et il me semble que vous outrepassez vos ordres ! Car personne ne vous a défendu de transmettre à Son Eminence un message émanant d’un membre du Conseil des affaires ! Si vous vous y refusez, je serai obligé d’aller trouver le roi, lequel, en ce moment même, est en train de jouer à la longue paume dans le fossé de Sa Majesté la reine. Et outre que le roi sera fort irrité d’être dérangé dans son desport par votre faute, encore une fois, Monsieur de Lamont, nous perdons du temps et la menace contre les sûretés de Louis augmente à chaque minute !
Cette affirmation était quelque peu outrée, mais elle produisit l’effet que j’attendais : Lamont capitula, saisit la bague que je lui tendis et la mort dans l’âme, franchit le seuil qu’il me défendait.
Il revint à peine une demi-minute plus tard, escorté par Charpentier, lequel, me saluant, me dit que le cardinal me donnait audience sur-le-champ.
— Monsieur de Lamont, dis-je, je vous fais mille mercis. Vous avez agi, en ce prédicament, avec beaucoup d’à-propos.
Je fis bien, après l’avoir tant rebroussé, de lui remettre le poil en place, car, à partir de ce jour, il me montra beaucoup de considération et me rendit quelques petits services d’autant plus volontiers qu’il était demeuré béant comme devant un miracle de l’effet que mon rubis avait produit sur le cardinal.
L’entrevue fut courte et la décision rapide. J’appris à Richelieu la teneur du billet que je venais de recevoir, et le cardinal ne me posa qu’une seule question :
— Pensez-vous que Louvigny pourrait charger Chalais à plaisir de crimes imaginaires ?
Je me donnai un peu de temps pour réfléchir avant de répondre. Mais Richelieu qui pouvait, à l’occasion, brusquer son prochain avec la pire brutalité et tout soudain se lever de sa table et battre sa tapisserie à coups de canne parce qu’il était irrité, savait aussi, dans les occasions, faire preuve d’une patience d’ange.
— Éminence, dis-je à la parfin, Louvigny n’est que haine et revanche à l’égard de Chalais, jusqu’à désirer ardemment l’estropier jusqu’au restant de ses jours. Mais, à mon sentiment, il n’inventera pas de fable.
— Dites-lui que je le recevrai à onze heures, ce soir, et qu’il vienne d’abord dans votre chambre. Je l’y enverrai quérir par un exempt et je vous serais très obligé de l’accompagner. Et encore qu’à cette heure, peu de gens cheminent dans le château, il vaudrait mieux que Louvigny porte un masque et vous aussi.
— Que ferons-nous de son écuyer ?
— Il demeurera avec le vôtre dans votre chambre.
Cet entretien eut lieu à dix heures de la matinée et l’entrevue du soir étant fixée à onze heures de l’après-dînée, cela faisait treize heures à attendre. Treize heures assurément plus longues encore, et plus anxieuses pour Louvigny que pour moi qui n’étais que témoin en cette affaire. J’eusse pu demander au cuisinier de la Maison du roi de me porter une repue, et j’en avais le droit, en tant que gentilhomme de la chambre. Mais pas plus qu’à Blois je noulais exercer ce privilège. Ma pitance ayant à traverser tout le château pour parvenir jusqu’à moi, elle eût été froide et assez peu ragoûtante dès lors que je l’eusse portée aux lèvres. Et ce jour-là, comme les précédents, je préférai aller dîner et souper, cette fois avec Nicolas, dans une champêtre auberge, ce qui me permit d’échapper dans l’après-dînée à la touffeur de l’air et de m’aller baigner dans la rivière de Loire tandis que Nicolas gardait nos deux chevaux, mes deux pistolets bien visibles à sa ceinture pour décourager les mauvais garçons qui écumaient les plages depuis l’arrivée de la Cour à Nantes.
Nicolas à mes côtés, je dépassai en trottant sur le chemin qui longe la rivière une cinquantaine de gardes qui, démontés, faisaient paître leurs montures dans un petit pré le long de la berge. D’aucuns de ces gardes étaient fort occupés à empêcher les Nantais d’envahir la plage où Louis, comme souvent, se baignait. Il est vrai que les bonnes gens auraient là sans doute l’unique occasion de leur vie de voir le roi et, qui plus est, de le voir nu. Spectacle dont, dans leurs récits, ils régaleraient leurs voisins et compagnons jusqu’à la fin de leurs terrestres jours.
Je demeurai une bonne demi-heure dans l’eau tant elle était tiède puis, me rhabillant, je proposai à Nicolas de garder nos chevaux tandis qu’à son tour il se baignait. Mais il n’y consentit pas, tant il était persuadé que cette tâche était indigne de moi.
Au sortir de mes ébats dans l’onde, le soleil me sécha en un battement de cils. Il baissait à l’ouest avec une lenteur qui était à l’image de cette journée entière où je ne laissai pas, pourtant, de goûter le charme et la paix des ombrages qui garnissaient les rives et sur lesquels tombait, en cette après-midi finissante, cette lumière douce et tendre qui n’appartient qu’à la rivière de Loire.
À onze heures moins vingt du soir, Monsieur de Louvigny, avec son écuyer, se présenta à mon huis et à onze heures moins dix, Monsieur de Lamont toqua à son tour.
— Monsieur de Lamont, dis-je à l’exempt avec un sourire, vous ne vous reposez donc jamais ?
— Si fait, Monsieur le Comte, j’ai dormi deux heures en cette après-midi.
Et il pria Louvigny et moi de mettre nos masques.
— Tête bleue ! Monsieur de Lamont ! dis-je. Pas moins de six gardes pour nous escorter ?
— Ce sont les ordres, Monsieur le Comte.
Quels étranges sentiments me donna cette marche dans les galeries désertes du château ! Un homme, devant Monsieur de Lamont, portant une lanterne, un autre éclairant nos arrières et quatre des gardes nous encadrant à dextre et à senestre, nous donnant l’impression, à Louvigny et moi, que nous étions arrêtés, et allions, tous deux masqués, être reclos dans les ténèbres d’un donjon.
Mon humeur changea quand les gardes se mirent à marcher au pas. Je fus alors comme entraîné à me mettre à l’unisson et Louvigny aussi, nos bottes résonnant alors toutes ensemble sur les dalles tandis que s’allongeaient sur les murs nos ombres géantines. Elles m’eussent paru tout à plein effrayantes, si je n’avais pas moi-même fait partie de cette machine qui avançait dans la nuit avec une régularité implacable, comme si son rôle eût été de sceller les destins et de répandre le sang.
Monsieur de Lamont nous introduisit, Monsieur de Louvigny et moi, dans le cabinet aux livres où, après avoir salué le cardinal, nous prîmes place sur les chaires à bras que Monsieur Charpentier nous désigna. Deux détails me frappèrent à l’entrant. Le nombre de chandeliers avait doublé et le chat n’était pas là. Mais à mon sentiment, avec tout le respect que je dois à Richelieu, il n’était pas nécessaire qu’il fut là. Un seul félin suffisait. Et celui qui se trouvait présent avait l’air tout aussi doux et patient que l’absent et il n’était pas dénué non plus de ces grandes réserves de force qui rendent cette espèce si redoutable à ses ennemis.
Il y avait à l’accoutumée deux chandeliers sur la table de travail du cardinal. Deux autres, cette nuit-là, ornaient le cabinet, un sur la petite table de Charpentier, et l’autre placé sur un petit guéridon à la droite de Monsieur de Louvigny, tant est que le comte se trouvait éclairé à dextre par celui que je viens de dire et à senestre par les bougies de Charpentier et offrait ainsi à l’oeil bienveillant, mais scrutateur du cardinal, un visage bien éclairé. Les quatre chandeliers, plaise au lecteur de me permettre de le rappeler en passant, étaient garnis, non de chandelles, mais de bougies parfumées, Richelieu étant un prélat qui n’abhorrait pas le luxe.
J’étais moi-même assis à gauche de Richelieu, entre le guéridon de Louvigny et la table du cardinal et à droite, symétriquement, siégeait Monsieur de Schomberg, à qui sa fidélité adamantine au roi et au cardinal avait valu cette invitation, alors qu’on se serait plutôt attendu à voir là le garde des Sceaux, Marillac. Mais, à mon sentiment, Monsieur de Marillac commençait déjà à donner quelque souci à Richelieu par ses talents, ses vertus et son ambition.
Les yeux bleus de Schomberg, son teint rose et sa membrature carrée faisaient contraste avec le visage brun et crispé de Louvigny, ses yeux noirs brillants profondément enfoncés dans l’orbite, sa poitrine creuse et son corps estéquit.
Une absence m’étonna sans vraiment m’alarmer : celle du roi. À la réflexion, je me tins pour assuré que Louis avait choisi de ne pas être présent, car il était tout à fait exclu que Richelieu ne l’eût pas averti de cette réunion, tant le cardinal redoutait les soupçons et les ombrages de Sa Majesté. Le roi désirait en effet être au courant de tout, mais laissait à son ministre le soin de recueillir les faits qui étaient nécessaires à ses décisions.
— Monsieur de Louvigny, dit le cardinal quand on en eut fini avec les salutations, vous êtes céans sur votre demande à nous transmise par le comte d’Orbieu. Acceptez-vous que le comte d’Orbieu et le maréchal de Schomberg soient témoins de notre entretien et que Monsieur Charpentier en prenne note ?
— Je l’accepte, Monseigneur, dit Louvigny.
— Êtes-vous prêt à jurer sur l’honneur que votre information sera en toutes ses parties véridique ?
— Je le jure.
— Acceptez-vous que je fasse de cette information tout usage qui soit pertinent au service et aux sûretés de Sa Majesté ?
— Je l’accepte, Monseigneur, dit Louvigny qui répondit avec tant de promptitude à ces questions qu’il me sembla évident qu’il les avait prévues.
Et je tiens pour bien assuré que Richelieu eut le même sentiment que moi, car son visage, jusque-là un peu fermé, s’éclaira.
— Monsieur de Louvigny, reprit le cardinal sur le ton le plus aimable, je suis fort content que vous ayez acquiescé à mes demandes et vous en sais d’autant plus gré que cet acquiescement vous met en grand péril d’être un jour persécuté par vos amis.
— Monseigneur, les personnes que vous désignez ainsi, dit Louvigny avec quelque véhémence, ne sont pas mes amis. Je n’ai jamais ressenti le moindre penchant pour le parti de l’aversion au mariage de Monsieur. Ce mariage est une affaire de famille qui ne regarde que le roi, la reine mère et Monsieur. C’est le fait, à mon sentiment, d’une absurde indiscrétion de la part d’un sujet du roi que de vouloir y fourrer son nez.
— J’aurais dû dire non pas « vos » mais « votre » ami.
— Éminence, dit Louvigny avec feu, si par « votre ami », vous désignez Monsieur de Chalais, il n’est plus mon ami. Il a trahi ma confiance comme il a trahi celle du roi.
— Et comment a-t-il trahi celle du roi ? reprit Richelieu aussitôt.
— En engageant Monsieur à s’enfuir de la Cour et à prendre la tête de la rébellion.
— Mais cela, Monsieur de Louvigny, dit le cardinal d’une voix douce, nous le savons déjà. À preuve, les compagnies de chevau-légers que le roi a dépêchées sur toutes les routes qui partent de Nantes pour faire échec à cette fuite. Si la trahison de Monsieur de Chalais se borne aux mauvais conseils qu’il a donnés à Monsieur, il n’y a rien là de nouveau pour le roi.
Cette phrase, quoique articulée avec beaucoup de courtoisie, tomba roidement sur Louvigny et il parut lutter fortement contre lui-même, se demandant sans doute s’il allait poursuivre ou se taire. Le cardinal, les yeux mi-clos, les mains posées à plat sur sa table, attendait la suite sans montrer la moindre impatience, que toutefois il devait ressentir vivement en son for – ainsi qu’une certaine anxiété –, car le risque encouru à mettre ainsi Louvigny au pied du mur n’était pas négligeable. Louvigny pouvait se refermer sur soi comme une huître et l’occasion serait perdue à jamais de savoir ce qu’il s’était proposé de nous dire.
— Monsieur de Chalais n’a pas fait que bailler de mauvais conseils à Monsieur, dit Louvigny enfin d’une voix sourde. Il m’a dit, il y a une quinzaine de jours, son intention d’attenter à la personne du roi.
Le cardinal eut alors un brillement de l’oeil qui me parut fort redoutable, mais qui toutefois s’éteignit aussitôt et son visage reprit son expression patiente et douce.
Un silence tomba dans la pièce et on n’ouït plus que le grincement de la plume de Charpentier qui jetait en toute hâte sur son papier l’intention damnable de Chalais d’attenter à la personne du roi.
— L’intention à elle seule est déjà un crime de lèse-majesté, dit enfin le cardinal. Monsieur de Louvigny, il faudra que vous nous disiez en quel temps, en quel lieu Monsieur de Chalais vous a confié cette intention criminelle.
— Eminence, dit Louvigny d’un ton résolu, cela se fit au bec à bec dans mon appartement, il y a de cela quinze jours. Chalais n’était plus autant en faveur auprès des favoris de Monsieur en raison de ses liens avec vous, Éminence, et il en avait conçu de l’aigreur. Il disait pis que pendre de ces coquelets, les décrivant comme de « grands remueurs de ciel et de terre », qui ne parlaient que de bailler au cardinal « de grands coups de poignards » mais qui, en fait, ne savaient que « danser, baller et coucher ensemble ». « Mon ami, dis-je à Chalais doucement, que faites-vous d’autre ? — Moi, dit-il, je montrerai à ces vaunéants de quel métal je suis fait ! Je tuerai le roi ! » Et comme je m’écriais : « Mais c’est folie ! Comment vous y prendrez-vous ? Le roi est si bien remparé ! », il répliqua, la tête haute : « Je le daguerai dans son sommeil ! »
— Mais comment croire à une telle abomination ? s’écria le maréchal de Schomberg dont l’oeil bleu étincela en même temps que son teint passait du rose au pourpre. Un officier du roi qui rêve de poignarder son maître !
— Poursuivez, Monsieur de Louvigny, dit Richelieu, la face imperscrutable.
— Il va sans dire, reprit Louvigny, que je remontrai fortement à Monsieur de Chalais l’énormité de son aberration. Ne savait-il pas que tuer son roi était un crime odieux, universellement réprouvé, puni par les tortures les plus cruelles, par la mort et, se pourrait aussi, par l’excommunication, puisque le régicide osait porter une main sacrilège sur l’oint du Seigneur ?
« — Avez-vous, conclus-je, examiné toutes les conséquences d’un tel acte ?
« — Assurément, reprit-il, Monsieur héritera de la couronne de Louis et il épousera sa veuve.
« — Est-ce à dire, repris-je, que Monsieur a eu connaissance du projet que vous avez conçu ? Lui en avez-vous touché un mot ?
« — Ni mot ni miette, dit Chalais. Pouvais-je lui dire que j’allais assassiner son frère ? Je ferai son bonheur à son insu.
« — Et ferez-vous par là votre propre bonheur ?
« — Assurément, dit-il, la crête haute et le jabot gonflé. Il ferait beau voir que Monsieur, devenu roi, me refusât les plus hautes dignités.
« — Si vous croyez cela, mon ami, m’écriai-je, vous êtes à coup sûr le plus grand fol de la création ! Il est infiniment plus probable que Monsieur, pour se disculper aux yeux du monde d’avoir été connivent à cet assassinat, vous fera arrêter, traîner devant des juges et décapiter. Vous aurez fait son bonheur, certes, mais au coût de votre honneur et de votre vie.
— Monsieur de Louvigny, dit le cardinal, cet entretien, si bien je me ramentois ce que vous avez dit, a eu lieu il y a quinze jours, et s’agissant des sûretés du roi, il me paraît étonnant que vous n’en ayez pas averti aussitôt Sa Majesté.
— C’est que je pensais avoir dissuadé Monsieur de Chalais, répondit Louvigny avec une promptitude qui me donna à penser que, là aussi, il avait prévu la question. Et puis, Monsieur de Chalais est si velléitaire et si girouettant ! On ne peut qu’on ne fasse chez lui la part de la vanterie et du babillage ! Il passe facilement d’un projet à un autre, abandonnant ses résolutions premières pour en former de nouvelles. En outre, il est fort influençable. Il m’est arrivé plus d’une fois, en lui parlant raison, de lui ouvrir les yeux : j’étais donc inquiet, mais non tout à plein alarmé.
— Et quand avez-vous conçu les alarmes où vous êtes ? dit Richelieu.
Je notai que le cardinal observait une pause entre question et réponse et aussi qu’il parlait fort lentement, sans doute pour permettre à Charpentier de jeter par écrit tout ce qui se disait là et qui était pour le roi de si grande conséquence.
— Quelques jours plus tard, dit Louvigny, Chalais remit de soi sur le tapis son projet d’attentement. Et il me parut plus résolu qu’il ne l’avait été lors de notre premier bec à bec. Je repris alors l’argument qui m’avait paru lui faire le plus d’effet dans cet entretien :
« — Monsieur, dis-je, ne pourrait que poursuivre l’assassin de son frère !
« — Nenni, nenni, dit Chalais, vous n’y êtes plus ! Madame de Chevreuse a changé cela ! Elle m’a donné l’assurance qu’elle agirait alors sur la reine afin que Monsieur ne me poursuive pas.
« — Mon ami, dis-je, l’amour vous aveugle ! C’est de la pure folie ! Madame de Chevreuse vous abuse ! Elle n’a pas et n’aura jamais ce pouvoir !
« — Détrompez-vous, dit-il non sans quelque jactance, je la connais mieux que vous ! La duchesse détient sur la reine un grand pouvoir et ce pouvoir ne pourra que croître encore quand la reine, devenue veuve, aura épousé Monsieur.
« J’entendis bien alors que non seulement Madame de Chevreuse encourageait Chalais dans son criminel projet, mais qu’elle en avait été, se peut, l’inspiratrice.
Un silence tomba qui fut long et lourd. Comme dit Mariette, vous eussiez ouï une épingle choir. Point tout à fait pourtant, car l’oreille pouvait encore percevoir le grincement infiniment léger, et pourtant si menaçant, de la plume que Charpentier promenait sur le papier.
J’envisageai le cardinal et Schomberg et scrutai leurs visages, bien qu’à la discrétion. Et j’entendis bien que, comme moi, ayant nourri quelques doutes sur la véracité des propos de Louvigny, ils commençaient à attacher créance à son témoignage. Car autant il paraissait incrédible que cet écervelé de Chalais eût voulu, de son propre chef, tuer le roi ou même qu’il en ait eu l’idée, n’ayant, en outre, jamais été abaissé ni humilié par lui, autant j’étais disposé à croire qu’on retrouvait, dans cette criminelle intrigue, la main de la Chevreuse. Car elle haïssait le roi autant qu’il la détestait. Elle n’ignorait pas qu’ayant eu plus d’une fois maille à partir avec elle, il l’appelait le « diable » ; qu’il déprisait ses moeurs dévergognées ; qu’il la tenait pour responsable de la chute qui avait mis fin à la première grossesse de la reine et, pis encore, de l’affaire Buckingham qu’elle avait de bout en bout machinée pour tenter de lui planter des cornes ; Sa Majesté n’ignorait pas non plus que si la reine avait initié l’aversion au mariage de Monsieur, c’était la Chevreuse qui en avait fait une conspiration générale contre son trône et sa vie. Peu importait à cette dame le ressentiment royal, étant, dans son orgueil luciférien, adonnée à la fureur et à la haine. Elle lui en voulait du mal même qu’elle avait tenté de lui faire. En outre, elle ne lui avait jamais pardonné de l’avoir chassée de son appartement du Louvre lors de cette chute de la reine. Et bien qu’elle eût dans la suite retrouvé ses pénates, sa détestation pour le roi ne s’était pas apaisée. Tout le rebours ! Étant duchesse et étant, par son mariage, alliée à la puissante famille des Guise, et plus avant que quiconque dans les faveurs de la reine, elle se croyait, non sans raison d’ailleurs, au-dessus et au-delà de toute punition. Elle ne craignait pas le roi. Elle le bravait par des propos hautains, disant qu’il était « idiot et incapable, rien qu’un toton{58} dans les mains du cardinal ». Grisée à la fois par le pouvoir que sa beauté lui donnait sur les hommes et celui que la reine, avec sa coutumière légèreté, lui abandonnait, elle pensait qu’elle était la première en ce royaume et que là où elle était, le roi n’était rien. Et puisqu’il avait l’insolence de l’appeler le « diable », il allait bien voir qu’en effet, elle l’était...
— Monsieur de Louvigny, dit Richelieu, à quel moment se place votre brouille avec Chalais ?
— Le lendemain de cette entrevue, j’appris qu’il avait trahi notre amitié. Et je l’appelai sur le pré. Mais je ne pus me battre avec lui, Sa Majesté ayant interdit le duel.
— Monsieur de Louvigny, reprit le cardinal, je ne voudrais pas vous dissimuler l’évidence. Les amis de Chalais voudront récuser votre témoignage, prétendant qu’il est dicté par l’esprit de revanche.
— Rien n’est plus faux ! dit Louvigny avec une indignation qui, si elle n’était pas sincère, était du moins admirablement imitée. Si Monsieur de Chalais était demeuré mon ami, j’aurais, à coup sûr, averti le roi de son criminel projet. Mais je l’eusse fait la mort dans l’âme, tant de liens affectueux m’attachant alors à lui. Ces liens sont maintenant détruits. Et je dénonce sa criminelle intention sans chagrin ni fâcherie. Monseigneur, j’ai déjà juré sur mon honneur que tout ce que j’ai dit était sincère et véridique, je le répète encore et s’il y a dans les esprits un doute à ce sujet, je suis prêt à le jurer sur mon salut.
— Il n’est jamais nécessaire de faire ce genre de serment et d’ailleurs, l’Église l’interdit, dit gravement le cardinal. On ne doit jamais invoquer le nom du Seigneur quand il s’agit d’une affaire de ce monde. Votre parole de gentilhomme me suffit. Monsieur de Louvigny, Charpentier va vous lire votre témoignage et vous pourrez y apporter les corrections que vous désirez.
Charpentier lut alors ledit témoignage non sans quelque hésitation, sa rédaction ayant été si hâtive. Monsieur de Louvigny, les bras croisés sur sa maigre poitrine, l’écouta avec beaucoup d’attention mais n’y trouva rien à corriger. Une fois de plus, j’eus l’impression qu’il avait préparé avec le plus grand soin une déposition qui eût pu paraître basse et lâche, s’il n’avait pas réussi à lui donner, par son ton et sa rigueur, une couleur d’honnêteté. La lecture terminée, Louvigny se tourna vers le cardinal et fit de la tête un signe d’assentiment.
— Monsieur de Louvigny, dit Richelieu, puisque ces propos sont bien les vôtres, voudriez-vous pas les dater et les signer ?
— Mais bien volontiers, Éminence.
Et se levant, il prit la plume des mains de Charpentier et s’exécuta avec une telle énergie que la plume, par son grincement, me donna le sentiment qu’elle égratignait le papier. Derechef, le silence tomba. Je savais, et le cardinal savait et Schomberg savait aussi ce que ces griffures annonçaient : l’arrestation, le jugement et la mort du marquis de Chalais.
Je me suis souvent apensé depuis que si Chalais avait eu une once de prudence et de bon sens en son enfantine cervelle, il eût pu échapper à son sort. L’accusation, en fait, était d’une faiblesse insigne pour la raison qu’elle reposait sur un témoin unique : Testis unus, testis nullus{59}, dit le droit romain. Autrement dit, un unique témoignage doit être tenu pour nul s’il n’est pas corroboré par d’autres. En outre, la déposition de Louvigny ne pouvait être que frappée d’une légitime suspicion, sa brouille mortelle avec Chalais étant avérée.
Il eût donc suffi au malheureux de démentir ce témoignage avec force, de se proclamer innocent de toute intention criminelle à l’endroit de Sa Majesté et de demeurer bec cousu sur tout ce qu’il savait de la conspiration et de ceux qui y prêtaient la main.
Par malheur pour lui, et comme il était malheureusement à prévoir, Chalais agit au rebours de ce que lui dictait son intérêt. Il avait été élevé par une mère aimante qui, lorsqu’il faisait mal en ses enfances, avait dû lui dire que s’il usait tout à plein de franchise et avouait sa faute, il serait tout à plein pardonné. Arrêté, serré dans une tour du château de Nantes, le malheureux en usa avec le cardinal comme avec sa propre mère. Il dit tout, sur lui-même et sur ses complices, sans avoir du tout conscience, en son étonnante puérilité, que chaque parole qu’il prononçait rapprochait de lui l’épée du bourreau.
Monsieur de Lamont et ses hommes le gardaient jour et nuit dans la chambre de la tour où il était clos et avec eux aussi, il parlait sans retenue, n’entendant pas que ce babillage, si dangereux pour lui, serait répété le jour même à Richelieu.
Entre deux interrogatoires, il écrivait au monde entier des lettres pathétiques pour demander qu’on l’aidât. Avec un extraordinaire aveuglement, il quit de la duchesse de Chevreuse qu’elle intercédât pour lui auprès du cardinal : ce qu’elle se garda bien de faire. Il en conçut un furieux dépit, et en dit alors sur elle plus qu’il n’aurait dû, se chargeant lui-même en la chargeant. Sur ces entrefaites, Madame de Chevreuse ayant décidé d’aller trouver le cardinal, celui-ci ne laissa pas que de lui faire connaître les accusations que Chalais avait articulées contre elle. Or, il manquait à cette infernale comploteuse la principale qualité que requiert l’intrigue : la maîtrise de soi. À son tour, elle se laissa aller devant le cardinal à une colère folle, et en son irrépressible ire, elle noircit Chalais à plaisir, révélant beaucoup de choses qu’elle aurait dû taire, elle aussi. Richelieu, patiemment, découvrait un à un tous les fils de la conspiration et s’effrayait que des personnes aussi frivoles et inconsidérées aient pu mettre l’État en si pressant péril.
À moi aussi Chalais écrivit en me suppliant de le venir visiter. Je montrai la lettre au cardinal, et il m’autorisa cette visite sans du tout quérir de moi que je lui répétasse les propos du prisonnier. Ce n’était pas grande concession : de toute façon, Richelieu connaîtrait le jour même la teneur de notre entretien par Monsieur de Lamont, lequel, comme j’ai dit, campait avec deux gardes, de jour et de nuit, dans la chambre du prisonnier. Celle-ci, je m’en aperçus à l’entrant, eût été une chambre comme une autre, si sa fenêtre garnie de barreaux n’avait donné au ras des douves dont l’eau n’était point des plus agréables à voir, étant stagnante et de couleur brunâtre.
C’est à peine si je reconnus Chalais, tant ces quelques jours l’avaient changé. Bien qu’il y eût dans cette chambre pot à eau et bassine, il n’était ni lavé ni rasé, le cheveu hirsute et les mains sales. Ma fé ! Qu’était devenu le beau Chalais, ce miroir de beauté et de virilité qui attirait par son éclat nos alouettes de cour ?
Son désespoir faisait tout ensemble horreur et pitié, tant le pauvre avait perdu la capitainerie de son âme, s’agitait comme une guêpe dans un bocal, marchant comme un furieux d’un mur à l’autre, déversant un flot de paroles insensées sur les gardes et si occupé à ses hurlades qu’il ne me vit même pas de prime.
Il criait à tue-tête qu’il était damné, « pis que damné et déjà en enfer » : propos qui tant blessa Monsieur de Lamont qu’il se permit de lui dire :
— Monsieur de Chalais, au nom du ciel, plaise à vous de vous ramentevoir que vous appartenez à la communion des chrétiens !
Mais ce reproche, encore qu’il fut poliment formulé, ne fit que mettre Chalais davantage hors ses gonds et il cria comme fol :
— Foutre du christianisme{60} ! Je suis bien en état d’être remontré !
Je lus dans l’oeil de Monsieur de Lamont et sur les faces frustes de ses gardes combien ces propos les scandalisaient.
— Monsieur de Chalais, dit l’exempt d’une voix altérée, de grâce, calmez-vous : vous n’êtes encore ni jugé ni condamné.
— Mais je ne crains pas la mort, rugit Chalais dont le rugissement même montrait à quel point il la redoutait. Et si l’on me pousse à bout, je ferai comme les Romains : je m’empoisonnerai !
— Monsieur ! Monsieur ! s’écria Monsieur de Lamont avec douleur. Ramentez-vous qu’il n’y a pas de paradis pour ceux qui attentent à leur propre vie !
— Peu me chaut ! hurla Chalais. Je me tuerai et si je n’ai pas de poison, je me casserai la tête contre le mur. Mon malheur est trop grand ! Je ne le puis souffrir ! Peste ! Teste ! Mort ! Je me casserai la tête contre le mur en quatre belles pièces !
Le pauvre exempt, désolé d’ouïr tant d’impiétés dans la bouche d’un homme aussi proche de la mort, s’avisa d’y mettre un terme en attirant l’attention du malheureux sur ma personne.
— Monsieur de Chalais, il y a là le comte d’Orbieu qui est venu vous visiter.
— Ah ! d’Orbieu ! D’Orbieu ! s’écria Chalais tournant vers moi un regard égaré, vous ici ! M’allez-vous sauver ?
Il se jeta à mon cou et se cramponna à mes épaules comme un noyé qu’on secourt en déversant aussitôt sur moi un flot de paroles passionnées et confuses dont je n’entendis pas un traître mot, tout occupé que j’étais à me désenlacer de son étreinte. Mes efforts à la parfin succédèrent : je pus me dégager, le faire asseoir et m’asseoir à mon tour. Chalais parut plus calme, quoique sa face fut tout aussi enflammée et ses yeux aussi exorbités que ceux d’un animal effrayé par l’ombre d’un rapace.
— D’Orbieu, dit-il fiévreusement, vous êtes un des favoris du cardinal. Intercédez pour moi auprès de lui : il ne veut pas m’assurer de la grâce du roi. Il est bien ingrat ! Dès le premier interrogatoire, j’en ai usé avec lui avec la plus grande franchise. Je lui ai tout dit !
— Tout ?
— Oui-da ! Même en ce qui concernait ma personne. Je ne lui ai pas caché que j’ai été dix-sept jours en volonté d’attenter à la personne du roi !
— Vous avez été dix-sept jours en volonté d’attenter à la personne du roi ? Et vous avez dit cela au cardinal ? m’écriai-je, béant.
— Oui-da !
Je jetai les yeux à terre pour que ni Lamont, ni ses gardes, ni lui-même ne pussent deviner l’émeuvement où la nouvelle de ce terrible aveu m’avait jeté.
C’est donc vrai ! m’apensai-je. Louvigny n’a pas menti. Le malheureux lui-même a corroboré la damnable accusation de son pire ennemi et il a cru – le pauvre fol ! – qu’on lui en saurait gré ! C’était puéril à pleurer !
— On ne peut pas dire, poursuivit-il, que je n’ai pas fait preuve de bonne volonté à l’égard du cardinal. Je lui ai même proposé, s’il me redonnait ma liberté, de le servir à nouveau. « J’ose affirmer, lui ai-je dit, que vous aurez un très grand besoin d’un homme très zélé, affectionné et un peu éveillé, comme l’est, Monseigneur, votre créature. »
— Et que vous a-t-il répondu ? dis-je, atterré devant tant d’inconscience.
— Rien ! dit Chalais avec dépit. Ni mot ni miette ! Ah, je peux dire qu’il m’a déçu !
« Déçu ! » Je me levai, il se leva aussi, et les larmes coulant sur sa face enflammée, grosses comme des pois, il me supplia d’aller voir Madame de Chalais. Par ces mots, il désignait sa mère et non sa femme. Je le lui promis et je tins parole, tristement assuré de ne pouvoir apporter aucun espoir à Madame de Chalais. Je lui recommandai toutefois d’écrire à son fils en le priant de ne plus se répandre en paroles impies et blasphématoires, car elles étaient aussitôt rapportées au roi et produisaient sur lui le plus mauvais effet. Madame de Chalais le fit, Chalais en tint compte, mais de toute façon, cette tardive sagesse ne pouvait rien changer à la décision du roi. Elle était prise. Sa Majesté eût pu, je pense, se contenter d’embastiller Chalais s’il avait appartenu à la maison de Monsieur. Mais qu’un officier de la Maison du roi trempât dans cette affreuse conspiration contre son maître fut plus qu’il ne pouvait souffrir.
Le 18 août, la chambre de justice condamna Chalais à mort pour crime de lèse-majesté. L’exécution eut lieu sur la place de Bouffay à Nantes le 19 août à six heures du soir. Elle se passa fort mal, les amis du condamné ayant eu la stupidité de croire qu’ils l’empêcheraient en enlevant le bourreau. Chalais fut exécuté incontinent par un condamné à mort à qui l’on promit sa grâce. Et la maladresse de ce bourreau improvisé fit de la décapitation du malheureux une affreuse boucherie.