CHAPITRE VI

Le lendemain, bien avant potron-minet, la grande porte des Bourbons{31} à peine déclose, je la franchis avec La Barge et trottai vers la rue du Champ-Fleuri au plus vite que je pus, car une petite pluie tombait et le fer de nos chevaux glissait sur le pavé gluant des rues, par bonheur vides de tout peuple à s’teure. Mais La Barge démontant, il fallut quatre ou cinq grands toquements du heurtoir de l’huis pour que Franz, une lanterne à la main, nous vînt ouvrir, à peine désommeillé et moins encore le palefrenier qui, les yeux à peine ouverts, vînt nous prendre nos chevaux pour les bichonner sur-le-champ dans l’écurie.

— Ma fé, Monsieur le Comte ! dit Franz avec un grand salut, c’est bien miracle de vous voir céans que Paris dort encore ! Comme dit Monsieur le Marquis : oyez l’émerveillable silence ! Pas une des cent églises de Paris qui carillonne la première messe ! Et pas un des mille et un coqs de Paris qui coquerique ! (C’était là une des badineries de mon père, le chiffre de cent églises étant accertainable, mais point celui des mille et un coqs, encore qu’ils fussent assez nombreux pour tympaniser horriblement les Parisiens dès la pique du jour.)

— Dois-je éveiller Caboche ? Monsieur le Comte a-t-il déjeuné ?

— Nenni et j’ai une faim à manger une charrette ferrée ! Réveille aussi Lachaise pour qu’il prépare mon carrosse et baille picotin aux chevaux ! Et réveille aussi Jeannette, pour me porter mon déjeuner dans ma chambre ! Monsieur de La Barge déjeunera où il voudra. Dans la librairie, s’il y tient...

— Pour une fois, je préfère la cuisine, dit La Barge. À s’teure, elle sera plus chaude et j’aurai la compagnie des aimables chambrières de Monsieur le Marquis, qui toutes sont jeunes, et aucune laide.

— La Barge, dis-je, ne va pas faire le fendant avec les garcelettes de mon père !

— D’autant, Monsieur l’Écuyer, dit Franz avec une familiarité admirablement mesurée à l’aune de son interlocuteur, que ma Greta vous aura à l’oeil...

— Eh bien, tant pis ! dit La Barge. Je me contenterai de regarder les garcelettes. Comme dit Monsieur le Marquis : « Cela fait toujours plaisir à un vieux renard de voir passer une poule, même s’il ne peut pas l’attraper. »

— Monsieur l’Écuyer, reprit Franz qui craignait peut-être d’avoir été trop loin dans l’impertinence voilée, nous avons des oeufs frais pondus de nos poules. En voulez-vous ?

— Oui-da !

— Au plat ? Brouillés ? En oeufmeslette ?

— Je les veux crus ! dit La Barge en montrant ses petites dents.

Là-dessus apparut Mariette, mafflue et fessue, laquelle je baisai sur les deux joues, parce qu’elle m’avait tenu dans ses bras en mes maillots et enfances. Mais comme elle était plus grande parleresse que pas une harengère en Paris, je quittai la place aussitôt, la laissant déverser son déluge de paroles sur La Barge et d’autant qu’elle raffolait du petit béjaune.

L’escalier franchi en trois bonds, je gagnai ma chambre où, incontinent, je me mis à sortir des coffres les habits que je comptais emporter avec moi à Fontainebleau. Je dis Fontainebleau, parce que la Cour y était, mais comme le lecteur sait déjà, je devais demeurer à Fleury-en-Bière chez le cardinal, à deux lieues de là. Je ne fus pas longtemps à ce labeur, car Jeannette apparut, m’apportant mon déjeuner, et tandis que je le dévorais à dents aiguës, elle prit la suite de mes empaquements, sachant de reste mieux que moi où étaient les vêtures.

Toutefois, si active qu’elle fut, elle ne laissa pas, allant et venant dans la pièce, de me poser questions.

— Monsieur le Comte va bien ?

— Tu le vois, Jeannette, je dévore.

— Vous dévorez, Monsieur le Comte, mais d’un air malengroin et vous ne m’avez pour ainsi dire pas regardée, ce qui s’appelle regarder, depuis que je suis entrée céans. Vous ne m’avez même pas demandé des nouvelles d’Angélique.

— Comment va-t-elle ?

— Du mieux du monde, et sur l’ordre de Monsieur le Marquis, elle est traitée céans comme poule en pâte.

— Voilà qui va bien, dis-je sans lever le nez de mes viandes.

— Et moi, Monsieur le Comte ? reprit-elle d’un ton vif. Suis-je devenue en si peu de jours plus laide que les sept péchés capitaux que vous ne voulez pas jeter l’oeil sur moi ?

— M’amie, dis-je en levant la tête et en la considérant d’un oeil rieur, si les sept péchés capitaux étaient aussi jolis que toi, je les commettrais tous les sept du matin au soir...

À quoi, courant se génuflexer à mon côté, elle me prit la main, la baisa, et s’enhardissant tout soudain, me poutouna derrière l’oreille, poutoune qui ne fut pas sans effet sur moi.

— Monsieur le Comte, dit-elle, le tétin haletant, quand départez-vous ?

— Tôt cette après-dînée, si je puis.

— Quoi ? Pas une seule nuit céans ?

— Nenni, le temps me presse.

— Ferez-vous du moins une sieste avant votre partement ?

— Je crains de n’en avoir pas le temps.

— Ah ! Monsieur le Comte ! dit-elle, c’est pitié !

Mais elle n’eut guère le temps de s’attendrézir, car on toqua deux coups à la porte. Elle se releva en un battement de cils. Je donnai l’entrant et mon père apparut, habillé de pied en cap. Il ne se montrait jamais en négligé à personne, pas même au domestique.

— Jeannette, ma fille, dit-il, laisse-nous.

Elle lui fit, avec des yeux très affectionnés, une belle révérence et se retira.

— Mon père, dis-je, après qu’elle eut fermé l’huis sur elle, êtes-vous content de Jeannette ?

— Aussi content que vous pouvez l’être vous-même, quoique dans un domaine différent...

— Nenni, nenni, mon père, rien n’est encore fait.

— J’en suis ravi pour vous, mon fils ; il n’est pas plaisir plus délicieux que de languir un peu de soif, quand on sait qu’un beau fruit est à portée de main.

Ayant dit, il me prit dans ses bras et me donna une forte brassée et aussitôt me requit des nouvelles de son fils, le petit Julien de Siorac.

— J’irai le voir, dit-il, aux beaux jours. Je ne sais si je le dois à l’âge, mais je souffre la froidure et les frimas beaucoup moins bien qu’avant.

— Que dites-vous là, Monsieur mon père ? Les années s’effeuillent autour de vous sans vous toucher.

— Elles me touchent, mais par degrés insensibles. À mon sens, puisqu’il faut à force forcée vieillir, autant vieillir lentement et, si j’ose dire, en bonne santé. Qu’avez-vous fait de La Barge ?

— Il est à la cuisine gobant de la langue un oeuf et de l’oeil vos chambrières...

— Il prendra donc tout son temps. Où allez-vous, Monsieur mon fils, que vos vêtures sont hors les coffres ?

— D’ordre du roi, à Fleury-en-Bière chez le cardinal.

— Je vous préfère là plutôt qu’à Fontainebleau. C’est devenu un vrai guêpier que cette cour !

— Par malheur, j’ai déjà une ou deux guêpes voletant autour de moi.

— Vous m’en direz votre râtelée dans la librairie. La Surie y a fait allumer un grand feu et il sera fort aise de vous voir et de vous ouïr.

— Monsieur mon neveu, dit La Surie, dès que j’eus mis le pied dans la librairie où dans l’âtre dansaient de hautes flammes fort agréables à voir et dont la chaleur m’enveloppa délicieusement le corps, Monsieur mon neveu, vous avez du souci. Je le vois à votre oeil, qui n’est point si gai, si vif, si scintillant, et si avide qu’à l’accoutumée de mordre la vie à dents aiguës. Mon neveu, parlez-moi à la franche marguerite ! Qu’est-ce qui vous point à ce point ?

Ce « point à ce point » était un de ces giocchi di parole dont La Surie aimait parsemer ses propos. Je souris à cette innocente manie et incontinent – sans me donner le temps de répondre –, ce qui était bien aussi dans ses façons de faire, La Surie me donna une fort longue brassée et à ce que je vis, quand enfin il me libéra, il avait une larmelette au bord de son oeil marron, car son oeil bleu restait impassible, ne paraissant jamais prendre part aux émeuvements de son maître ; lequel, malgré son âge, son expérience et sa force d’âme, ne laissait pas soit de s’attendrézir, soit de s’escalabrer en des colères des plus piquantes.

Trois chaires nous tendaient les bras devant le feu. Mon père s’assit et après lui, dans l’ordre, moi-même et La Surie, tendant d’un même mouvement nos bottes à la chaleur des flammes. Et le silence se faisant, je leur narrai alors de mon entretien avec le père Joseph un conte que je voulus succinct car je distinguais mal ce qui dans les propos du capucin était connu du monde, ou ce qui n’était su encore que du roi et de ses proches conseillers. Tout en parlant, je scrutais le visage de mon père pour me guider sur l’étonnement qu’il trahirait pour abréger encore mon récit. Mais il n’en trahit aucun, ce qui m’amena à penser qu’il savait déjà que la cabale autour du mariage de Monsieur tournait à la rébellion, sans peut-être qu’il en connût les derniers développements, ceux qui menaçaient directement le cardinal et le roi.

Quand j’eus fini, mon père m’envisagea comme s’il eût voulu scruter le fond de ma cervelle et dit sotto voce :

— Sur vous-même, Monsieur mon fils, il va falloir m’en dire un peu plus que par ce récit soigneusement expurgé. Vous avez parlé de deux ou trois guêpes qui volettent autour de votre oreille. Qu’en est-il ?

Je pris alors dans la poche de mon épaule le poulet anonyme qu’on avait glissé la veille sous ma porte et je le lui tendis. Mon père le lut, sourcillant fort, puis il le tendit à La Surie qui, à sa lecture, pâlit de colère, mais sans éclater.

— Voilà, dit mon père à la parfin, qui confirme sinistrement mes appréhensions.

— Vos appréhensions, Monsieur mon père ?

— Oui-da ! J’ai toujours pensé, vu la proportion que les choses prenaient, que derrière ces vertugadins endiablés et ce Corse qui se paonne à la pensée que, Louis mort, et Gaston couronné, il deviendrait le Premier ministre du royaume, il y a d’autres forces en jeu, celles justement qui répandent à foison dans le pays ces pamphlets venimeux contre Richelieu et le roi. Ce billet glissé sous votre porte est rédigé tout cru dans le style, l’esprit et la violence de la Sainte Ligue ou plutôt de cette ligue qui se prétendait sainte ! Ces dévots – pas tous, la Dieu merci ! – sont race fanatique, calomnieuse et assassinante. Ils ont tué Henri III, parce qu’il s’était allié à Henri IV, alors hérétique. Et ils ont tué notre Henri, parce qu’il s’était allié aux pays protestants pour faire la guerre aux Habsbourg. Ils n’auraient aucun scrupule à tuer aussi Louis pour le punir de sa victoire de la Valteline sur les troupes pontificales. Et plus encore, parce qu’ils appréhendent son attitude résolue à l’égard des Habsbourg.

— Mais, dis-je, il ne sera pas aussi facile de poignarder notre Louis que les deux Henri. Il est fort méfiant, il ne se laisse pas approcher facilement, et il est très entouré. Savez-vous qu’il a fait venir hier six cents hommes à Fontainebleau ?

— Je l’ai ouï aussi, dit mon père, mais le cardinal, lui, n’a pas de garde et n’en veut point avoir, ne voulant pas en être encombré partout où. il ira.

— Il compte peut-être sur le caractère sacré de sa robe pour le protéger, dit La Surie.

— Et il aurait bien tort ! s’écria mon père. Henri III, après avoir exécuté le duc de Guise, ordonna à deux de ses hallebardiers d’en finir avec le cardinal de Guise et il fut aussitôt obéi...

— Mais diantre sait pourquoi, moi, humble rouage, je suis soudainement menacé !

— Pour la seule raison que vous êtes un fidèle serviteur du roi. Ce serait faire un exemple que de vous occire. Sous le règne à Paris des sanguinaires Seize{32} la méthode de la terteur était, par les ligueux, très affectionnée. Quand la Sainte Ligue était toute-puissante, j’ai échappé à deux attentats coup sur coup et j’en aurais essuyé davantage, si je ne m’étais caché sous un faux nom, et sous une fausse défroque de marchand drapier. Mon fils, il faudra d’ores en avant vous protéger.

— Et comment ?

— Ne sortez jamais que fortement accompagné. Portez sur vous, outre votre épée, deux pistolets chargés. Quand vous cheminez à cheval dans les rues de Paris, surveillez les fenêtres. Ramentez-vous la façon dont Coligny, parce qu’il était le champion de la résistance à l’Espagne, fut arquebusé d’une fenêtre sur l’ordre de la Médicis. Combien de Suisses vous accompagnent à Orbieu à l’accoutumée ?

— Une douzaine.

— Comment sont-ils armés ?

— Un pistolet dans les fontes, un mousquet et une épée.

— Il y faudrait aussi une pique amarrée le long du flanc de chaque cheval. Quand on est assailli par un chamaillis d’épées, les piques sont la meilleure réponse.

— À mon sentiment, une douzaine de Suisses, dit La Surie, sont bien loin de suffire. Si vous êtes embûché, sur le chemin, vous serez content d’en avoir le double.

Je me récriai à ce chiffre.

— Vingt-quatre Suisses ! Mais c’est la ruine !

— La vie passe avant la pécune ! dit mon père gravement. Songez aussi que le cardinal, qui ne veut pas de gardes, sera sans doute bien aise de vous voir survenir avec vos Suisses à Fleury-en-Bière. Et d’un autre côté, si vous servez d’escorte au cardinal, vous pouvez espérer, par Schomberg, rentrer dans vos débours...

— Mon neveu, dit La Surie, il faudra aussi remparer votre carrosse, garnir l’intérieur de vos portes d’épais panneaux de chêne, ne laissant qu’une fente étroite en haut pour avoir des vues et vous permettre de tirer vous-même.

— Et qui va faire cela ? dis-je.

— Lachaise, dit mon père. Il est fort habile à travailler le bois. Mais il lui faudra la journée. Vous ne pouvez donc départir que demain matin. Néanmoins allez faire un tour ce matin au Louvre et dites à deux ou trois personnes que vous partez meshui dans l’après-midi pour Fleury-en-Bière. S’il doit y avoir, vous devançant, une embûche dressée sur le chemin, elle s’énervera dans une attente vaine et, en toute probabilité, ne la voudra pas prolonger jusqu’au lendemain...

— Eh bien ! J’y vais de ce pas, dis-je d’un ton alerte (car tout cela m’excitait au dernier point). Mon père, voudriez-vous envoyer un petit vas-y-dire au chef des Suisses de louage pour qu’il vienne céans discuter avec moi d’une nouvelle embauche sur les onze heures ?

Lachaise ayant besoin de garder carrosse par-devers lui afin de le remparer, mon père me prêta le sien, insistant pour m’accompagner ainsi que La Surie, Poussevent faisant le cocher, et Pisseboeuf assis à côté de lui, deux mousquets chargés à leurs pieds. J’arrachai La Barge à nos chambrières, mais ne voulant pas mettre le petit babillard dans la confidence, je lui dis qu’il y aurait grand honte pour lui à ne pas prendre congé de Mademoiselle de Lorgnes, curatrice aux pieds de Sa Majesté la reine mère, puisque, ajoutai-je, nous allions départir de Paris dans l’après-dînée. Cette curatrice dont il était épris était une petite personne vive et frisquette, qui, du fait de ses fonctions, connaissait le monde entier. Mon père, La Surie et moi avions chacun deux pistolets chargés dissimulés dans nos pourpoints mais non La Barge à qui je n’eusse osé confier un tel arsenal. Non qu’il faillît en vaillance, mais en prudence. Je ne l’eusse pas amené avec moi si je n’avais pas conjecturé que la curatrice, oyant que j’allais départir pour Fleury-en-Bière dans l’après-dînée, le répéterait urbi et orbi. Pour moi, tandis qu’il allait faire sa cour à la garcelette avec l’ordre formel d’être de retour chez moi dans une demi-heure, j’allai trouver Charpentier et lui dis que s’il voulait rejoindre le cardinal à Fleury-en-Bière, je le prendrais comme promis avec moi. Mais qu’il fît vite son petit bagage et me vînt rejoindre dans l’heure en mon appartement puisque nous allions départir dans l’après-dînée.

Je pus alors vérifier avec quelle extraordinaire célérité une nouvelle, impartie à deux ou trois personnes au Louvre, gagne de proche en proche et se répand partout, car une demi-heure à peine s’était écoulée après que la curatrice aux pieds et Charpentier eurent appris mon département que, rencontrant Bassompierre dans l’escalier Henri II au Louvre, il me salua d’un air plus embarrassé qu’amical (nos rapports s’étant fort refroidis depuis ma brouille avec la princesse de Conti) et me dit :

— J’ai ouï que vous départiez cet après-midi pour Fleury-en-Bière. Cela est-il constant ?

— Oui-da.

Alors jetant un oeil de tous côtés, Bassompierre s’approchant de moi à me toucher me dit sotto voce :

— Je n’aime guère cela. On dit que cette route est infestée de brigands. Gardez-vous bien...

Après quoi, sans autre forme de civilité, il me tourna le dos et s’en alla. Pour la première fois, je sentis que la menace sur moi était bien réelle, puisque, à mots couverts – et le mot « brigands » était bien un de ceux-là –, Bassompierre m’avait mis en garde. Je sentis la sueur ruisseler sous mes aisselles et le long de mon dos, et mes jambes sous moi se mirent à trémuler. Mais ce malaise ne dura qu’un instant. Je gagnai à pas rapides mon appartement où je retrouvai mon père et La Surie et leur contai ce dialogue, si bref et si lourd de sens, avec Bassompierre. Ce qui à la réflexion me frappa et me mordit le coeur, c’était cet air gêné et quasi coupable qui passa sur le visage de Bassompierre quand, trahissant son camp, et son épouse, il me prévint à voix basse du péril que je courais. On eût dit que ce sacrifice à notre amitié lui était fort pénible et je jugeai par là à quel point il était lié au parti de la Chevreuse par l’intermédiaire, bien sûr, de la princesse de Conti. Et non seulement à ce parti, mais au complot contre le cardinal et le roi. Je me ramentus alors qu’un mois ou deux plus tôt, au cours d’une séance du Conseil, il s’était montré fort impertinent envers Sa Majesté, Richelieu intervenant aussitôt pour empêcher les choses de s’envenimer. J’en avais conclu que Bassompierre était déjà fort travaillé par le vertugadin qui dominait sa vie et j’en fus d’autant plus peiné qu’il n’avait pourtant pas à se plaindre de Sa Majesté, laquelle l’avait nommé maréchal de France en 1622 et lui avait coup sur coup confié deux ambassades, ce qui montrait la haute opinion qu’Elle avait de ses talents.

À notre retour à la rue du Champ-Fleuri, je pris La Barge et Charpentier à part et leur dis que nous n’étions pour départir que le lendemain pour des raisons qui tenaient à nos sûretés et que, pour les mêmes raisons, je leur demandais de ne saillir de la maison de mon père sous aucun prétexte, mais d’y demeurer confinés jusqu’à notre département. Là-dessus, fort impressionnés par la gravité de ma mine, ils acquiescèrent, et je demandai à Franz de leur montrer leurs chambres où ils pourraient à leur choix demeurer ou nous rejoindre dans la librairie.

Mon père fit passer par Franz le même ordre de confinement à tout le domestique, et pour plus de sûreté, fit verrouiller côté cour la porte cochère et la porte piétonne qui donnait sur la rue du Champ-Fleuri et, côté jardin, il verrouilla aussi la petite porte basse au fond du potager. Puis il commanda à Franz de faire allumer le feu dans la cheminée de ma chambre, puisque je devais y coucher le soir. Soit hasard, soit parce qu’il y mit un brin de malice, Franz chargea de ce soin Jeannette, que je croisai dans l’escalier assez obscur de l’hôtel, soufflant fort à porter les bûches, mais me lançant au passage un sourire et une oeillade qui illuminèrent les murs sombres et qui me ramenturent que ce monde tracasseux que je craignais de quitter le lendemain dans la fureur des armes comptait aussi quelques émerveillables antidotes à l’angoisse du moment.

Comme j’avais donné à La Barge et à Charpentier la liberté d’user de la librairie, mon père ordonna qu’on amenât Hörner, le chef des Suisses, dans sa chambre où lui-même et La Surie viendraient me rejoindre, Mariette nous apportant incontinent un flacon, quatre gobelets et quelques grignotis pour nous faire prendre patience, onze heures étant déjà passées, tant est que nous ne pourrions prendre notre dîner qu’à midi. Le chef des Suisses, ou comme ses frères d’armes l’appelaient, le « capitaine », était une montagne d’homme, haut de plus de six pieds, large comme une armoire, et lourd à faire craquer toutes les marches de notre escalier. Mais il parlait d’une voix basse et polie qui rendait son entretien agréable.

— Monsieur le Comte, dit-il après m’avoir ouï, si je vous entends bien, pour vous rendre à Fleury-en-Bière, vous voudriez porter votre escorte de douze à vingt-quatre soldats. C’est donc que vous craignez plus d’embûches sur ce chemin-là que sur celui qui mène à Montfort-l’Amaury.

— Pour ne rien vous celer, oui.

— Et sans vouloir me montrer trop inquisitif, pourriez-vous me dire, Monsieur le Comte, à qui nous pourrions avoir affaire ?

J’interrogeai mon père et La Surie de l’oeil.

— Mon fils, dit mon père, désirez-vous que je réponde pour vous ? Si ma réponse est indiscrète, on ne pourra vous reprocher de l’avoir faite.

— Plaise à vous, Monsieur mon père, dis-je avec un sourire.

— Capitaine, dit le marquis de Siorac, le comte d’Orbieu pourrait avoir affaire à des gentilshommes et même à des soldats, mais ceux-là ne seront pas des soldats de Sa Majesté. Je dirais même qu’à supposer que nous tombions dans une embûche, les soldats du roi, passant à proximité, ne pourraient que nous secourir.

— Un grand merci, Monsieur le Marquis, dit Hörner avec un salut de tout son torse. Votre réponse m’a fort soulagé. Jouissant céans de l’hospitalité du roi de France, je ne porterai les armes en aucun lieu et en aucun cas contre les siens.

— Ce serment, Capitaine, dis-je, est grandement à votre honneur. Pensez-vous réunir pour demain à l’aube vingt-quatre de vos Suisses ?

— Je pourrai en réunir trente, dit Hörner, et je me permets, Monsieur le Comte, dit-il en se tournant vers moi, de vous conseiller d’aller jusqu’à ce chiffre.

— Pourquoi ?

— Vos adversaires savent-ils que vous voyagez à l’accoutumée avec une escorte de douze soldats ?

— C’est fort probable.

— Dans ce cas, ils voudront tripler le nombre de leurs hommes afin d’avoir sur vous, dès le contact, une supériorité écrasante.

— C’est bien raisonné, Capitaine, dit mon père.

— Je louerai donc trente de vos hommes, Capitaine, au prix que vous voudrez bien fixer.

— Mon prix pour douze Suisses étant celui que vous savez, Monsieur le Comte, celui que je vous demanderai pour l’escorte de demain sera le double.

— Capitaine, vous vous volez. Vous ne comptez pas les six Suisses supplémentaires pour aller jusqu’à trente.

— C’est qu’il y a une autre clause à notre traité, Monsieur le Comte. Nous sommes, comme vous le savez, des Suisses catholiques et, s’il y a des morts parmi nous, je voudrais que vous payiez pour eux l’ouverture de la terre chrétienne.

— Je le ferai.

À y songer plus outre, cela me griffa le coeur que la pauvreté eût chassé ces hommes de leurs montagnes suisses et qu’ils fussent contraints, en exil, de se battre et parfois de perdre la vie, à seule fin de la pouvoir gagner.

— Capitaine, dit mon père, je suis docteur-médecin de l’école de médecine de Montpellier et si mon fils, le comte d’Orbieu, y consent, je serai des vôtres afin de donner à vos blessés les premiers soins.

— Monsieur mon père, dis-je, froidement assez, vous me prenez sans vert. Je ne me proposais pas de vous demander de m’accompagner.

— Messieurs, dit Hörner de sa voix basse et posée, je vous laisserai débattre ce point entre vous au bec à bec. Peux-je dire cependant, Monsieur le Comte, que la présence d’un révérend docteur-médecin parmi eux conforterait beaucoup mes hommes, car ils ont souvent vu des blessés mourir faute des premiers soins.

— Je vais y penser, dis-je.

Et je commençai à discuter avec Hörner de l’armement de ses hommes. Il accorda aussitôt que chaque Suisse, outre son mousquet, porterait deux pistolets et une pique et il ajouta :

— J’emporterai aussi quelques pétards de guerre. Si on dresse contre vous une barricade en travers du chemin, un ou plusieurs pétards de guerre – du genre qu’on emploie pour exploser les portes des villes assiégées – seraient excellents pour détruire l’obstacle et ceux qui s’abritent derrière lui à seule fin de faire feu sur vous.

— C’est bien pensé. Au cas où il y aurait un combat qui tournerait à notre avantage, Capitaine, que voulez-vous comme picorée ?

Hörner parut surpris qu’un seigneur de mon importance ne laissât pas à son majordome le soin de discuter de ce point. Mais en ce qui me concerne, je tenais beaucoup à le faire, me ramentevant les exigences démesurées de mes manants après l’attaque des reîtres allemands et je désirais par-dessus tout éviter toute disputation entre les Suisses et moi après le chaud de la bataille.

— Eh bien, c’est simple, Monsieur le Comte, les chevaux pour vous et les armes et les vêtures pour nous. Cependant, Monsieur le Comte, je dois vous avertir qu’au contraire des gentilshommes qui, au combat, évitent toujours de tuer les montures de l’adversaire, nous agissons tout au rebours. Ce n’est pas que nous n’aimons pas les chevaux, et les nôtres en particulier, mais nous tenons pour nos ennemis ceux que montent nos assaillants. Et d’autant qu’un cavalier sans sa monture est comme un marin déboussolé : il perd toute ardeur à se battre.

— Si je vous entends bien, dit soudain mon père, vous aurez comme picorée les armes, les vêtures, et nous, les chevaux morts.

Cette saillie me fit rire à gueule bec et Hörner aussi, preuve qu’il était bon compagnon et capable aussi de faire la part du feu dans un barguin, comme il le prouva aussitôt incontinent.

— Monsieur le Comte, puisque vous ne vous contentez pas des chevaux, prenez les vêtures et nous garderons les armes.

— Eh bien, prenons les vêtures, dit mon père.

— Tope, dis-je aussitôt, entendant bien que mon père n’avait opté implicitement pour les vêtures que pour ne pas les prendre, ne voulant pas qu’on nous accusât d’avoir dépouillé les cadavres comme des brigands de grand chemin.

On dira peut-être que dans ce débat nous vendions la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Mais en fait, ce barguin avec les Suisses loués était coutumier.

— Monsieur le Comte, reprit Hörner, à quelle heure demain voulez-vous que nous soyons à vos ordres céans ?

— Quatre heures du matin.

— Douze de mes Suisses et moi-même seront là demain à s’teure.

— Douze seulement ?

— Si l’hôtel de Monsieur le Marquis est surveillé, comme je pense qu’il l’est, vaut mieux que vous paraissiez départir avec votre escorte habituelle. Le reste de mes Suisses vous attendra à la porte de Bucci.

— Pourquoi à la porte de Bucci ?

— Parce qu’elle ne sera pas surveillée, l’adversaire ne s’attendant pas à vous voir sortir par cette porte, pour gagner Fontainebleau. Une chose encore, s’il vous plaît, Monsieur le Comte. Votre cocher habituel ne pourra pas conduire votre carrosse. Il y faudra deux de nos hommes, car en cas de combat, le cocher est très exposé et c’est en outre à lui de lancer du haut de son siège la plupart des pétards de guerre contre les barricades.

— Mais votre homme a-t-il l’habitude des chevaux ?

— Nul n’y est plus suffisant, Monsieur le Comte : c’est son ancien métier.

Mon père, se peut parce que la faim le remordait, invita Hörner à partager notre repas. Le capitaine courtoisement noulut, prétextant qu’il avait fort affaire dans l’après-midi pour rassembler hommes et armes. Pour lui montrer alors toute l’estime que lui avait donnée pour lui cet entretien, mon père sonna Franz et lui commanda de raccompagner le capitaine jusqu’à notre porte piétonne. Puis, nous précédant, il gagna la librairie que quittaient au même instant Charpentier et La Barge qui, sur l’ordre de mon père, avaient pris leur dîner à onze heures.

La Surie qui portait une mine fermée et chagrine remarqua en jetant un oeil à sa montre-horloge qu’il était douze heures sonnantes – et en effet, elles se mirent à sonner – et que c’était bien la première fois qu’on prenait à midi ce que le marquis de Siorac appelait coutumièrement « la repue de midi ». Après cette remarque débitée d’un ton froid, il se ferma comme une huître et ne pipa mot ni miette jusqu’à la fin du repas.

Là-dessus, Mariette survint, volumineuse et volubile, et tout en posant le rôt sur la table, elle se plaignit amèrement que son mari Caboche ait eu deux services à assurer, tirant et retirant deux ou trois fois le plat du four pour être assuré qu’il ne brûlât pas. Mais ces paroles tombèrent dans un tel silence qu’elle comprit que l’humeur des maîtres n’était pas à la gausserie, et maugréant toujours, mais quasi inaudiblement, elle se retira.

— Monsieur mon père, dis-je mi-figue mi-raisin, vous êtes le meilleur des pères mais en l’occurrence, vous avez forcé ma volonté : je n’avais pas du tout l’intention de vous embarquer dans une aventure qui ne regarde que moi et où, de reste, j’étais content assez de voler pour une fois de mes propres ailes et de faire mes preuves. Mais après ce que vous avez dit à Hörner et l’espoir que vous lui avez baillé d’avoir avec nous un médecin qui pût soigner sur l’heure ses blessés, il ne m’est plus possible de revenir sur une décision qui, en fait, m’a tout à plein échappé.

Là contre cependant, mon père avait, comme on dit, une réponse à sa main :

— Monsieur mon fils, dit-il, j’ai prononcé le serment d’Hippocrate. J’ai donc fait le voeu solennel de secourir malades et blessés, et ce blessé, à ma connaissance, pouvant être vous-même, vais-je encourir de ma conscience le blâme éternel de vous avoir laissé mourir, alors que mes premiers soins vous eussent pu sauver ?...

Il n’y avait rien à répondre à cette remarque qui était aussi spécieuse qu’irréfutable. Aussi, pris-je le parti de me lever et de demander mon congé sous le prétexte d’aller faire une sieste. Mais avant que de franchir la porte, je me retournai et lançai à mon père une flèche du Parthe, point méchante, mais qui touchait un point sensible :

— Monsieur mon père, dis-je, vous n’avez pas eu trop de peine à me persuader, mais je crains que vous ayez beaucoup plus de mal à convaincre Monsieur de La Surie de demeurer céans pour garder l’oeil sur votre maison, vos biens et le domestique...

Là-dessus, je me retirai, et gagnant ma chambre, j’ouvris doucement l’huis et trouvai Jeannette assise devant la cheminée sur un petit tabouret. Elle ne m’ouït pas d’abord. Comme elle me tournait à demi le dos, elle ne me présentait que ce « profil perdu » que le Titien peignit avec tant d’amour dans la présentation de la Vierge au Temple, probablement parce qu’il lui parut plus mystérieux qu’un simple profil. Jeannette avait les deux mains croisées sagement sur les genoux dans une attitude qui tenait du recueillement. Avec son cotillon tombant en longs plis chastes sur ses jambes, et touchant terre, elle avait l’air d’une vestale romaine en train de veiller à ce que le feu sacré ne s’éteignît pas. Au bruit que je fis pour pousser le verrou, elle tressaillit, tourna la tête, se leva et s’élança vers moi en me jetant un regard qui, dans l’ancienne Rome, lui eût valu incontinent d’être enterrée vive{33}.

— Ma Jeannette, dis-je en lui mettant les deux mains sur les épaules, et en la tenant à distance, que fais-tu là ? Il y a bien deux heures que je t’ai croisée dans l’escalier avec des bûches. Et te voici encore céans !

— Monsieur le Comte, Franz m’a dit d’allumer le feu, de l’entretenir de bûches, et de veiller sur lui : étant bonne chambrière, j’ai obéi à votre majordome. Aussi avez-vous maintenant une chambre bien douillette et une couche bien bassinée. Monsieur le Comte, peux-je vous déshabiller ?

— Oui-da ! Mais, dis-moi, Jeannette, ne t’es-tu pas un peu morfondue à demeurer assise devant le feu, ces deux heures écoulées ?

— Nenni, Monsieur le Comte. Je rêvais. Je me posais questions.

— Qu’est cela ? Tu te posais questions ! Quelles questions ? Allons cite-m’en une au moins !

— Eh bien, par exemple...

Et elle s’interrompit.

— C’est que, Monsieur le Comte, je ne voudrais pas paraître trop effrontée.

— Va ! Va ! Je te le permets pour une fois.

— Eh bien, par exemple, Monsieur le Comte, je me demandais si votre sieste allait être bougeante ou paressante...

À quoi je ris à gueule bec tant la phrase me parut à la fois jolie et rusée. Je me glissai dans les draps chauds toujours riant, mais reprenant à la parfin haleine, je lui dis :

— Telle est donc la question que tu te posais ?

— Oui, Monsieur le Comte, avec votre permission.

— Ma sieste sera-t-elle bougeante ou paressante ? Mais c’est un vrai problème cela, en effet, ma Jeannette, et des plus sérieux et qui relève peut-être, à y penser plus outre, de la morale et de la métaphysique.

— Monsieur le Comte, pardonnez-moi, ma fé, je ne sais rien de votre métamusique ! mais je sais bien ce qui a tourné dans ma cervelle ces deux heures écoulées, tant les bonnes chances que les mauvaises, d’avoir ce que je voulais.

— Mais comme tu sais, Jeannette, la vérité n’est que dans l’essai qu’on en fait.

— Pardine, Monsieur le Comte, si je le sais !

— Or donc, m’amie, viens me retrouver céans. La chambre est tiède. L’huis est clos. Ferme bien les courtines sur nous.

Jetant ma petite pique contre mon père dans la gibecière de mes oublis, je lui fis bon visage le lendemain quand nous partîmes à potron-minet, et de son côté, il ne pipa mot de notre différend. Il est bien vrai qu’il était d’un grand renfort pour notre expédition, tant du côté médical que du côté guerrier, car du temps de ses missions secrètes, il avait acquis sous Henri III comme sous Henri IV une grandissime expérience des embûches et des surprises, ayant passé au travers de toutes avec autant d’astuce que de vaillance.

Il y eut un grand silence dans le carrosse dès qu’il se mit à rouler en nous secouant les tripes sur les pavés inégaux de Paris, mon père et moi examinant avec admiration les épais volets de bois dont Lachaise avait remparé les fenêtres et les deux portes, celles-ci, à la différence des fenêtres, ménageant en haut une étroite meurtrière horizontale par laquelle, une fois la vitre baissée à l’intérieur, on pouvait tirer au pistolet sur les assaillants qui auraient pris le carrosse pour cible.

Charpentier se tenait coi, parce que le cardinal l’avait accoutumé au silence, et La Barge ne pipait pas, parce qu’il craignait d’être rebuffé par moi. Mais il est bien vrai que ce renfort à nos portes et fenêtres ainsi que la présence sur le siège, à côté de mon père, de six pistolets avec tout ce qu’il fallait pour les charger, paraissaient fort surprenants et pouvaient amener même un homme moins curieux que La Barge à se poser questions ou à me les poser. Et c’est bien ce qu’il fit à la parfin, n’y pouvant plus tenir.

— Monsieur le Comte, dit-il, puis-je vous demander...

Il n’eut pas le temps de finir. Mon père jeta au malheureux un oeil si foudroyant que s’il y avait eu de la terre sous lui, il y serait rentré.

— Monsieur mon fils, dit le marquis de Siorac, ce béjaune est bien malappris. Confiez-le-moi quinze jours, je me charge de le rééduquer par le fouet et l’arçon, tout noble qu’il soit.

— Monsieur mon père, dis-je, si Monsieur de La Barge n’a pas amendé ses conduites au retour de cette périlleuse expédition, je vous le confierai bien volontiers.

À ce mot de « périlleux », Charpentier leva vivement la tête, mais ce ne fut qu’un éclair. Il referma aussitôt ses lourdes paupières sur ses yeux et fit mine de s’ensommeiller. Je pris alors le parti d’éclairer sa lanterne, puisque aussi bien il était à nos côtés en ce voyage.

— Monsieur Charpentier, dis-je, il est possible que sur le chemin de Fleury-en-Bière, nous ayons maille à partir avec des gens qui nourrissent des projets criminels à l’égard du roi et du cardinal et aimeraient de prime, à titre d’exemple, s’en prendre à leurs serviteurs.

— Je m’en suis douté, quand le voyage a été retardé, dit Charpentier, la face imperscrutable. Monsieur le Comte, ajouta-t-il, je ne suis pas un homme d’épée, mais si je puis apporter mon aide en cas d’embûche, je suis votre homme.

— Savez-vous charger un pistolet, Monsieur Charpentier ?

— Oui, Monsieur le Comte, je suis natif de Paris, bonne ville où chaque matin, comme bien on sait, on trouve de quinze à vingt cadavres sur le pavé : braves gens qu’on a occis sur le coup de deux heures du matin à l’heure où les lanternes s’éteignent. Mais même quand elles sont allumées, le danger est grand. Pour moi, quand je rentre tard, je suis accoutumé à marcher au mitan de la rue et quasiment dans le ruisseau, un pistolet chargé dans chaque main et les deux dissimulées sous les plis de mon mantelet.

— Et si vos agresseurs sont plus de deux ?

— J’ai trois cotels cachés dans mon pourpoint.

— Et comment en usez-vous ?

— Je les lance l’un après l’autre.

— Eh quoi ! Monsieur Charpentier ! Vous savez lancer le cotel ! dit mon père.

Bien savions-nous, par La Surie, qui y excellait en ses années misérables, que lancer le cotel était l’apanage de la truanderie.

— Et vous portez les trois cotels sur vous ?

— Constamment et avec l’autorisation de Monsieur le Cardinal.

J’entendis alors, et non sans un grand soulagement, que Charpentier n’était pas seulement un des secrétaires de Richelieu mais aussi, tacitement, son garde du corps.

— Monsieur Charpentier, dit mon père avec un sourire, si vous n’aviez l’air posé et tranquille convenant à votre état, je vous eusse soupçonné d’avoir été, en vos vertes années, une sorte de mauvais garçon.

— Mais c’est bien ce que je fus, dit Charpentier sans battre un cil. Et je le serais encore, si je n’avais encontré un religieux qui prit la peine, non seulement de réformer mes conduites, mais de m’apprendre à lire et à écrire, et c’est lui aussi qui, en raison de la rapidité et la correction de mon écriture, me recommanda à Monsieur le Cardinal...

Oyant cela, j’eus peu de doutes sur le nom du religieux que Charpentier avait évoqué. Seul, le père Joseph avait assez de crédit auprès du cardinal pour lui faire accepter comme secrétaire un caïman élevé dans la fange du pavé parisien.

— Je propose, dis-je, que La Barge et Charpentier chargent chacun un pistolet pour savoir lequel des deux arrive le plus vite au bout de sa tâche. Messieurs, êtes-vous prêts ?

C’est La Barge qui gagna, bien que de peu. Et j’en fus content pour le pauvret, car la rebuffade de mon père l’avait fort décontenancé. Sans oser le dire, tant il craignait meshui de déclore les dents, il eût sans aucun doute souhaité pouvoir tirer lui aussi en cas d’attaque, ne serait-ce que pour ne pas être mis sur le même plan que Charpentier, qui était de la roture. Mais sans nous être consultés le moindre, mon père et moi étions bien d’accord qu’il valait mieux n’avoir que deux tireurs, lui et moi, La Barge et Charpentier rechargeant vivement les armes pour nous permettre un tir aussi rapide et roulant que possible.

Une fois franchie la porte de Bucci, le carrosse, sur un ordre rauque, s’arrêta, on toqua à notre porte, je baissai la vitre et mettant un oeil prudent à la fente étroite ménagée par la planche de renfort, je reconnus Hörner, une lanterne à la main.

— Monsieur le Comte, dit-il de sa voix basse et tranquille, le deuxième groupe est là, exact en nombre et fidèle à l’heure. Nous sommes donc trente, sans me compter, ni Monsieur le Marquis, ni vous-même, ni votre écuyer. (J’observai qu’il ne nommait pas Charpentier. Étant clerc, à ses yeux, il ne comptait pas.) Nous allons maintenant traverser le faubourg Saint-Germain et prendre par le sud pour rejoindre la route de Longjumeau. Monsieur le Comte, avez-vous fait le choix d’une étape pour rafraîchir les chevaux ?

— Ormoy, à moins qu’il n’y ait pas d’auberge.

— Il y en a une, Monsieur le Comte, et elle est fort bonne.

— Ormoy fera donc l’affaire.

Hörner prit congé, je remontai la vitre, le carrosse s’ébranla derechef et nous traversâmes à vive allure ce fameux faubourg Saint-Germain, si mal famé et si bien garni en foires, en bouges, en catins et en mauvais garçons. Nous étions trop en force pour avoir à craindre ces ribauds, mais nous ouïmes néanmoins quelques paroles sales et fâcheuses hurlées à notre adresse parce que notre noise réveillait ces messieurs. Nous reçûmes même sur le toit du carrosse un pot de fleurs lancé d’une fenêtre par un de ces marauds dont le sommeil était si tendre.

— Sir, dis-je à mon père pour ne pas être entendu de nos compagnons, do you think those boards on the windows, thick as they are, can stop a bullet ?

— They might, if the shot is not fired at close quarters. They are quite a comfort anyway{34}.

Et comme cet échange en anglais avait paru troubler nos compagnons, mon père ajouta en français :

— Vous aurez sûrement remarqué qu’une fois à Ormoy, Hômer parle de « rafraîchir les chevaux » et non les gens.

— Cela fait partie de son credo, dis-je en riant. Et il le répète à chaque étape : « Les bêtes avant les hommes ! »

— Cependant, au combat, il ne se fait pas scrupule de tuer ces mêmes bêtes, si elles ont le malheur d’être dans l’autre camp.

— Tueriez-vous un cheval, Monsieur mon père, si votre adversaire le montait ?

— Cela dépend. Si le cavalier qui fait feu sur moi était proche, c’est sur lui que je tirerais. Mais s’il était loin et se présentait de profil, je viserais sa cuisse, pensant que, même si je ne l’atteignais, je toucherais au moins le cheval qui, s’écroulant à terre, désarçonnerait son cavalier. La monture est, qu’on le veuille ou non, l’auxiliaire de l’ennemi et, à ce titre, ne peut être toujours épargnée.

À Ormoy, on « rafraîchit » donc les chevaux et le verbe doit s’entendre de plusieurs façons. De prime, les Suisses bichonnèrent leurs montures, La Barge en faisant autant avec la sienne et les chevaux de selle que mon père et moi avions toujours avec nous quand nous voyagions en carrosse, ne fût-ce que pour ne pas être cloués sur place si un essieu ou une roue venaient à se rompre.

Les deux cochers suisses (il y en avait deux, l’un pour relayer l’autre dans l’hypothèse que l’un d’eux serait tué au combat) eurent la permission de l’hôtesse de mettre notre coche hors vue afin qu’un passant sur le grand chemin ne pût apercevoir mes armes sur les portes, puis dételèrent les six chevaux de trait et les bichonnèrent eux aussi.

Le rafraîchissement, alors, prit la forme bien naturelle de l’eau. Les Suisses tirèrent du chariot bâché un grand nombre de seaux et les remplirent au puits jusqu’au bord. Je m’approchai, tant j’aimais ce spectacle et ne pouvais m’en rassasier. Car pour moi c’était – et ça l’est toujours – une merveille de voir les chevaux plonger leurs lèvres jusqu’aux naseaux dans les seaux pleins et aspirer l’eau sans faire le moindre bruit, tant est qu’on eût pu croire qu’ils ne buvaient pas, si on n’avait pas vu le niveau de l’eau dans le seau baisser avec une étonnante rapidité. Quand j’étais enfant, je prenais plaisir à imaginer que je me transformais moi-même en cheval et absorbais comme eux avec délice un grand seau d’eau fraîche dans mon énorme estomac.

Du liquide, le « rafraîchir » passa alors au solide : de cette même charrette dont ils avaient tiré les seaux et où ils avaient accepté de charger les roues et les essieux de rechange pour notre carrosse, les Suisses prirent de petits sacs remplis d’avoine qu’ils enfoncèrent jusqu’à la ganache de chacun des chevaux, les fixant derrière les oreilles par deux lacets et un noeud. Cela aussi m’enchantait, et en particulier le moment où l’avoine diminuant dans le sac, et se trouvant de ce fait hors d’atteinte de ses lèvres, le cheval donnait un habile coup de tête en arrière pour faire remonter le grain à sa portée. Quand fut fini ce festin (car sans doute, c’était un festin pour les intéressés), Hörner obtint de la dame de céans (mais que pouvait-elle lui refuser ?) qu’elle ouvrît la clôture d’un grand pré à nos montures, où elles purent ajouter un brin de verdure à leur avoine, en compagnie d’une dizaine de vaches qui ne s’émurent pas plus de leur intrusion que les chevaux de leur présence. « Qui sait ? dit mon père, nous serions nous-mêmes tout aussi pacifiques, si nous ne mangions que des herbes. »

À l’odeur qui flatta mes narines quand j’entrai dans l’auberge, j’entendis bien que des poulets rôtissaient déjà à notre intention et, poussant alors jusqu’à la cuisine, je les vis à la broche, sur deux rangées, devant un âtre géantin. Il faisait là une chaleur du diable et, retournant à la grand salle, je vis la belle aubergiste découper en tranches un jambon pour apaiser le plus aigu de nos faims, avant l’arrivée des poulets. C’était une grande femme d’une fraîcheur éclatante, les manches de son corps de cotte retroussées jusqu’aux coudes et montrant de beaux bras rouges dont les muscles apparaissaient quand elle pesait sur le couteau. Elle me parut tant appétissante que son jambon, dont je croquai tout de gob une tranche sur du pain qu’elle devait faire en son four et qui valait bien celui de Gonesse. De mari, dans les alentours, pas le moindre. Mais sa veuve, à la voir, n’était point tombée pour cela dans la mélancolie. Ses yeux suivirent Hörner quand il entra dans la salle, et sans conteste, ce jour était faste pour elle : tant d’écus allaient tomber dans son escarcelle et tant de beaux hommes, jeunes et robustes, occupaient sa cour.

En ayant fini avec les chevaux, les Suisses entrèrent à la parfin dans la grand salle, se bousculant joyeusement â la porte, s’asseyant sur les bancs et s’interpellant en allemand à vous faire éclater la cervelle. J’invitai Hörner à s’attabler avec nous dans une petite pièce attenante, et cette fois je noulus accepter ses courtois refus, arguant qu’il fallait que nous débattions entre nous sur la deuxième partie de notre voyage.

En prononçant ces paroles, je me sentis en mon for très étonné d’avoir pris autant de plaisir à cette étape qu’à celle où je m’étais arrêté entre Montfort et Paris. Et pourtant, à ce moment-là, je jouissais innocemment de la vie, je ne savais pas encore que des scélérats méditaient de me la prendre.

Mais peut-être que le plaisir que je venais d’éprouver n’était-il après tout qu’une façon de me distraire de ma déquiétude.

— Capitaine, dis-je, je voudrais vous poser question. Si j’en crois votre connaissance d’Ormoy et de son auberge, le grand chemin de Paris à Fontainebleau n’a pas de secret pour vous.

— Tel est bien le cas, Monsieur le Comte, dit Hörner de sa  voix basse et suave. Mes Suisses et moi, dans les dernières années, nous avons souvent été loués pour escorter des seigneurs qui se rendaient à Fontainebleau pour rejoindre la Cour, le roi étant à ses chasses dans la forêt.

— Voici donc ma question. Si vous deviez embûcher un carrosse et une escorte sur ladite route, où la placeriez-vous ?

— À un endroit qui me permettrait de l’enfermer sur trois côtés comme dans une nasse.

— Et quelle sorte d’endroit serait-ce là ?

— D’évidence, une portion de chemin qui traverse une forêt. Il suffit alors de barrer le chemin par une barricade formée de deux charrettes mises l’une derrière l’autre et de garnir de tireurs la barricade, bien sûr, mais aussi les deux côtés de la route.

— Capitaine, est-ce la forêt de Fontainebleau que vous avez en cervelle ?

— Point du tout, Monsieur le Comte. La forêt de Fontainebleau ne commence pas avant Fleury-en-Bière, mais bien une petite lieue après qu’on l’a dépassé. La forêt que j’ai en vue est un simple bois qu’on appelle le bois des Fontaines et il est situé plus au nord, entre Nainville et Saint-Germain-sur-Ecole.

— Cependant, à cette époque-ci de l’année, dit mon père, les arbres ne sont pas encore très feuillus.

— C’est vrai, mais le bois des Fontaines n’a pas été nettoyé de longue date et comporte des taillis et des fourrés. Ce qui fait qu’il est touffu assez pour qu’à hauteur d’homme, on n’y voie pas à plus de cinq toises.

— Quelle distance y a-t-il entre Nainville et Saint-Germain-sur-Ecole ?

— À peine une lieue.

— Ce qui signifie, dis-je en envisageant le capitaine d’un air interrogatif, qu’à un quart de lieue de Nainville, il faudra démonter, cacher les montures, le carrosse et la charrette sous les arbres et cheminer à pied dans le bois des deux côtés du chemin et tâcher de prendre l’adversaire à revers ?

— Cela conviendrait assez bien, dit Hörner d’un air dubitatif, mais nous serons peut-être amenés à modifier ce plan sur place, selon ce que nous dicteront le terrain et la façon dont l’adversaire l’aura utilisé. Car nous ne saurions jurer que l’adversaire a pris les dispositions que je vous ai décrites. Par exemple, si le grand chemin que nous empruntons passe par un endroit très encaissé, l’ennemi pourra se loger sur les talus qui nous surplombent et, à notre passage, nous accabler d’en haut sous une violente mousquetade sans même que nous puissions le voir...

L’hypothèse ne me parut pas invraisemblable, quoiqu’elle ne fut pas précisément de nature à me rebiscouler... Long, bien long me parut le chemin jusqu’à Nainville, et tout aussi lourd, le silence dans le carrosse cahotant. Mon père, les deux mains reposant sur ses genoux et la tête renversée en arrière, paraissait hésiter entre la méditation et le sommeil. Charpentier, que les déambulations la nuit en Paris (cachant sous son mantelet ses pistolets chargés) avaient dû endurcir au danger, me semblait insouciant de tout ce que l’avenir pourrait réserver de pire. En revanche, La Barge me parut mal en point, la face pâle et chiffonnée, ne pipant mot, et pourtant fort agité sur son siège. L’envisageant du coin de l’oeil à son insu, et gardant le visage froid et fermé, pour l’empêcher de babiller, ce qui eût mis mon père dans ses fureurs, je me faisais néanmoins quelque souci pour lui pour ce que, ayant si peu de jugeote dans l’ordinaire de la vie, je craignis qu’il ne la perdît tout à plein à la première mousquetade.

Quant à moi, ayant quelques éléments de vaillance en ma nature – fort encouragés par mon éducation de gentilhomme, et aussi par mon orgueil, qualifié de péché par mon confesseur, et où je puisais néanmoins quelque force –, je me serais de mes propres mains pendu, si j’avais pu trahir en présence de mon père la plus petite trace de couardise. Toutefois, après avoir fait une courte prière, j’entrepris, pour fortifier mon courage, de me répéter une phrase que Horner répétait souvent et qui à chaque fois produisait sur moi une forte impression : « On ne peut pas faire la guerre sans jeter beaucoup de choses au hasard. » Je ne saurais dire combien cette phrase, qui me hissait d’emblée au niveau des vétérans les plus aguerris, me fit du bien, ni combien de fois je me la répétai in petto, car la répétition m’endormit à la fin comme un loir.