On s’en ramentoit : ce ne fut pas sans être harcelé d’appréhensions, d’ombrages et de soupçons que Louis appela Richelieu en son Conseil : il craignait d’être tyrannisé par son génie. Si tyrannie il y eut, elle fut douce, soumise et caressante, et un fait, de prime, sauta aux yeux de Sa Majesté : l’absolu dévouement du cardinal au bien public, lequel se pouvait lire en lettres de feu dans son titanesque labeur.
Richelieu s’attelait à sa tâche du matin au soir, et bien plus avant que le soir, car il se réveillait dès le début de la nuit pour se remettre dans les brancards. Il appelait ses secrétaires, car ayant l’esprit trop prompt pour perdre du temps à écrire ses pensées, il les dictait à l’un d’eux, tandis que les deux autres, attendant leur tour, somnolaient si lourdement sur leurs chaires que parfois ils en tombaient. Au bout de deux ou trois heures de ce train infernal, le cardinal s’accordait un somme après lequel, se réveillant de soi, il se remettait au travail jusqu’à la pique du jour. Je dirais qu’il dormait par bouts et bribes et je gage que dans son sommeil même son infatigable cervelle continuait à moudre la moisson de faits qu’il avait en ses enquêtes récoltée pour en faire le pain que le lendemain il apporterait en offrande au roi.
Ces habitudes quasiment monstrueuses de labeur diurne et nocturne furent bientôt connues urbi et orbi{20} et bien des gens se demandaient en quoi consistait une tâche assez énorme pour dévorer tant de temps. Je me ramentois que la question m’en fut posée par Monsieur de La Surie que j’allai visiter en notre hôtel du Champ-Fleuri, mon père l’ayant dû laisser seul pour ce qu’il avait reçu une lettre-missive de son Angelina qui réclamait sans délai sa présence en sa seigneurie du Chêne-Rogneux à Montfort-l’Amaury. Le pauvre Miroul était dans la désolation de ne l’avoir pu accompagner, étant atteint d’une intempérie qui lui était coutumière : une fièvre « synoque » qui le prenait trois à quatre fois l’an, durait trois à quatre jours, et le quittait comme elle était venue : inexplicablement.
Si vous aviez interrogé un de nos grands médecins, il vous aurait dit que la fièvre synoque était une « intempérie chaude qui venait du coeur » ou encore « une altération des humeurs » ou encore, plus savamment : « un effort de la nature pour cuire les humeurs corrompues ». Et il vous aurait prescrit le remède à la mode qui trotte : la saignée, « laquelle permettait au corps de produire du sang neuf après qu’on eut tiré de lui du sang pourri ».
Mais mon père, comme Fogacer et comme tous ceux qui avaient étudié sous le fameux révérend docteur médecin Rondelet en l’école de médecine de Montpellier, tenait la saignée pour un remède inepte et périlleux, importée par des charlatans italiens à la Cour de France. Et fort heureusement pour Miroul, il n’était soigné que par mon père ou, en son absence, par Fogacer qui, l’un et l’autre, prescrivaient un remède appelé « poudre des jésuites » et vendu, avec de grands profits, en effet, par la célèbre compagnie qui la tirait de l’écorce d’un arbre péruvien appelé quinaquina{21}.
Cette médecine, en un jour, faisait choir la température à son niveau normal ; toutefois par précaution, mon père ordonnait au malade de continuer d’absorber la poudre pendant une semaine, mais à doses décroissantes, de garder le lit en chambre bien chauffée, de manger légèrement, de remplacer le vin par des tisanes et de recevoir une fois par jour sur tout le corps une friction à l’alcool « pour fortifier ses humeurs ».
Or, il se trouva que par un hasard des plus heureux, Monsieur de Putange, retrouvant, grâce à la reine, sa charge d’écuyer en la maison de Sa Gracieuse Majesté, quitta mon hôtel de la rue des Bourbons le jour même où la fièvre synoque alitait Monsieur de La Surie. Tant est que Jeannette, n’ayant plus d’emploi avec Monsieur de Putange, et trouvant refuge et gîte en notre hôtel de la rue du Champ-Fleuri, y apporta, en même temps que son minois fraîchelet, une compétence inégalable dans l’art du massage et de la friction.
Je survins en notre hôtel, alors qu’elle exerçait cet art sur le corps dénudé de mon Miroul couché à plat ventre sur sa couche.
— Qui va là, Jeannette ? demanda La Surie en faisant un effort pour tourner la tête vers l’huis que je venais de déclore.
— C’est Monsieur le comte d’Orbieu qui vous visite, Monsieur le Chevalier, dit Jeannette d’une voix joyeuse en appuyant fortement des deux mains sur les reins de Miroul.
— Laisse-moi, Jeannette ! dit La Surie, je suis pour me lever !
— Point du tout, Monsieur le Chevalier ! dit Jeannette avec un petit rire. Une friction est une friction ! Et je ne fais que commencer ! Il faudrait beau voir que je désobéisse à Monsieur le Marquis ! Je connais mon rollet et, par ma fé, je m’y tiendrai !
— Reste donc couché, Miroul ! dis-je à mon tour. Jeannette a raison et d’ailleurs, c’est à peine si ta peau rosit.
Jeannette, poursuis, je te l’ordonne ! Pour moi, je m’assiérai là, sans façon, sur cette escabelle, et me tiendrai coi pour ne point troubler en ses magies la servante d’Hippocrate.
— Qui est cet Hippocrate dont je serais la servante ? demanda Jeannette.
— Le patron des médecins, dit La Surie qui aimait faire montre de son savoir, s’étant appris seul beaucoup de choses, et jusqu’au latin : prouesse émerveillable car, à quinze ans, quand mon père l’avait recueilli, il ne savait ni lire ni écrire.
Comme je l’avais promis, je demeurai sagement sur mon escabelle et ne dis ni mot ni miette tout le temps que dura la friction, mais n’en pensais pas moins et, par exemple, que ce serait pour moi une grandissime tentation que de me trouver à la place de Miroul, Jeannette étant si affriolante et ses mains si expertes. Mais La Surie n’était point fait de si inflammable étoffe que mon père et moi, étant en outre adamantinement fidèle à sa Florine, l’ayant sauvée des mains de la prétendue Sainte Ligue lors des fameuses journées de la Saint-Barthélemy et, depuis, l’ayant mariée et si épris d’elle qu’aucune autre femme, fut-elle une Dalila, ne l’eût pu faire choir dans ses filets.
Il est vrai, pourtant, qu’il avait assez souvent maille à partir avec son épouse, car vivant dans sa petite seigneurie de La Surie qui jouxtait celle du Chêne-Rogneux, la dame se plaignait âprement qu’elle ne le vît pas assez et qu’il préférât, au fond, à sa compagnie, celle du marquis de Siorac, lequel était en effet à Miroul à la fois père et frère, car le marquis avait le même âge que lui, quand il l’avait retiré des dents de la mort, et tous deux étaient devenus depuis, tandis que les années blanchissaient leurs cheveux, non plus maître et serviteur, mais d’intimes et immutables amis.
La friction, assurément très rebiscoulante pour l’intéressé, se termina enfin et Jeannette aida Miroul à remettre sa camisole de nuit, non sans, à la dérobée, battre du cil et me donner le bel oeil, ce qu’elle n’eût jamais osé faire à Orbieu, même en tapinois, tant elle redoutait Louison qui, pour surveiller mes alentours, avait cent yeux comme Argus.
Miroul remercia Jeannette avec sa politesse habituelle et en fut à son tour remercié par une révérence si plongeante qu’elle donna des vues sur un décolleté que Louison n’eût pas toléré à Orbieu et que Jeannette avait dû agrandir au temps où elle servait Monsieur de Putange. Mais La Surie ne vit rien de tout cela, étant déjà recouché, non qu’il fut las, mais parce qu’il voulait suivre à la lettre les prescriptions de la Faculté. Je ne saurais dire si l’alcool et la friction avaient « raffermi ses humeurs », comme le croyait le marquis de Siorac, mais son oeil était vif, et sa parole, comme toujours, fort inquisitive.
— Ah, Monsieur mon Neveu ! dit-il (son « neveu », je ne l’étais point, mais c’était là un compromis entre « Monsieur le Comte » que je trouvais trop cérémonieux et « Pierre-Emmanuel », qu’il jugeait lui-même trop familier), je vous sais un gré infini de rendre visite à un pauvre égrotant, lequel justement pensait à vous ou, pour dire la chose plus exactement, au cardinal, dont le monde entier dit qu’il travaille jour et nuit. N’est-ce pas pour surprendre chez un homme qui se dit de santé si fragile ? Et qu’a-t-il donc à faire qui lui prend tant de temps ?
— Mon cher Miroul, dis-je avec un sourire, à laquelle de ces deux questions voulez-vous que je réponde de prime ?
— Mais aux deux ! dit La Surie avec un petit brillement affectueux de son oeil marron, tandis que son oeil bleu restait froid.
— Eh bien, voici mes deux réponses : le cardinal souffre de maux sans nombre et dont le principal, comme chez le roi, de reste, est une nervosité excessive, doublée d’une impatience quasi monstrueuse. Mais ces maux n’entament en rien sa foi en sa mission et, par voie de conséquence, sa force de travail. Et comme ce royaume n’a pas d’archives, le cardinal écrit partout : aux ministres, aux ambassadeurs, aux gouverneurs de province pour s’informer de tout.
— Qu’est cela ? dit La Surie, en ouvrant de grands yeux. Ce royaume n’a pas d’archives ?
— Particulièrement en politique extérieure. Mais ne vous l’ai-je pas déjà dit ?
— Et d’où cela vient-il ?
— Je ne sais. Peut-être d’Henri IV qui tenait Conseil n’importe où et souvent tout en marchant de long en large, dans sa chambre ou dans les jardins et les cours du Louvre, ou à la guerre, sous sa tente. Tant est que les ministres – sauf Sully qui tenait à merveille les comptes de l’État – avaient pris l’habitude de ne jamais rien écrire. Le cardinal, lui, écrit tout, et les faits, et l’analyse qu’il déduit des faits, et les solutions qu’il propose.
— Et pour qui écrit-il cela ?
— Mais pour le roi.
— Même quand le roi se trouve au Louvre ?
— Il lui fait un rapport oral dans ce cas. Mais il en garde prudemment une trace écrite.
— Et pourquoi ?
— Pour ne pas être un jour accusé par le roi d’avoir pris une décision à son insu.
— Et quand le roi est en voyage, soit à la guerre, soit à la chasse ?
— Richelieu lui adresse tous les jours et parfois deux fois par jour un rapport minutieux sur les questions qui se posent et les décisions qu’il faut prendre.
— Et le roi le lit ?
— Aussitôt, et aussi minutieusement qu’il a été rédigé.
— Ah ! dit La Surie. Que cela me touche et me plaît ! Jusqu’ici je m’apensais que Louis consacrait trop de temps à la chasse et pas assez aux affaires.
— C’était vrai, Miroul, mais ce ne l’est plus. Richelieu a changé tout cela. N’aurait-il fait que d’apprendre à Louis à s’appliquer davantage que déjà il aurait rendu au royaume un grandissime service.
— Mais n’est-ce pas pour Louis une corvissime corvée ?
— Pas du tout : il est aux anges. Il a le sentiment, enfin, de gouverner, sans qu’on ne lui cache rien, sans que rien ne lui échappe. Dès que le chevaucheur lui remet le paquet contenant le rapport de Richelieu, son visage change. Il s’assied à une table, lit ledit rapport sans sauter une ligne, le reprend ensuite page par page, notant en marge ses remarques et, pour finir, écrit en quelques mots brefs ses décisions.
— Quoi ? Il écrit ? Il ne dicte pas ?
— Non, il écrit toujours. Sans doute pour demeurer « secrétissime », mot forgé par le cardinal. Et il joint à son envoi, car il renvoie le paquet le jour même ou le lendemain, une lettre à Richelieu dans laquelle il détaille parfois ses décisions.
— Il écrit ! s’écria La Surie. Le roi lui-même écrit ! Rex ipse{22}, répéta-t-il en latin, comme pour donner plus de force à son admiration. Mais, dites-moi, je vous prie, les yeux lui sortant quasiment des orbites du fait de sa curiosité dévorante, dites-moi, je vous prie, mon neveu, comment est son écriture ? L’avez-vous vue ? Comment est-elle ?
— Oui, je l’ai vue plus d’une fois. Elle est haute, lente, appliquée.
— Élégante ?
— Très élégante. Comme vous savez, Louis dessine fort bien.
— Et son orthographe ?
— Ah ! nous y voilà ! dis-je en riant, sachant, comme tout un chacun en notre hôtel de la rue du Champ-Fleuri, que sur ce point La Surie pouvait en remontrer à un docteur en Sorbonne, et que c’était là, avec le latin, son triomphe et sa gloire. Eh bien, je dirais, mon cher Miroul, que l’orthographe de Louis est bien meilleure que celle de ma bonne marraine, mais bien moins bonne que la vôtre...
— Par exemple ? dit avidement La Surie avec un petit brillement de son oeil bleu, mais aussitôt, il baissa les paupières et prit un air doux et modeste.
— Par exemple, Louis ne redouble pas les consonnes dans les mots où Vaugelas l’estime nécessaire. Il écrit « appeler » avec un seul « p ».
— C’est péché véniel, dit La Surie qui ne l’aurait pas trouvé véniel, s’il l’avait découvert dans une de mes lettres. Après tout, ajouta-t-il avec mansuétude, on ne prononce pas les deux « p » dans « rappeler ». N’est-ce pas attendrissant ? reprit-il après un silence. « Rappeler » avec un seul « p » ! Désormais, je ne l’écrirai plus qu’ainsi.
— Toutefois, mon cher La Surie, dis-je avec un sourire, je ne voudrais pas vous laisser croire que le roi et le cardinal ne communiquent que par écrit. Quand le roi est au Louvre, Richelieu le voit tous les jours.
— Et où le voit-il ?
— Cela change. Parfois dans la chambre de Sa Majesté, parfois dans son cabinet aux livres, parfois même dans la chambre du cardinal, quand celui-ci souffre de ses terribles migraines qui le jettent sur son lit, la tête enveloppée de linges mouillés.
— Mais comment savez-vous cela ? dit La Surie.
— Mais voyons, ignorez-vous que j’appartiens depuis l’enfance à la suite du roi et que je ne le quitte guère, sauf quand je suis à Orbieu.
— Et vous êtes là, même dans ses entretiens avec Richelieu ?
— Le roi le veut ainsi et il ne déplaît pas au cardinal qu’un témoin de bonne foi, et qui ne lui veut que du bien, assiste à ce bec à bec.
— Monsieur le Comte, dit La Surie qui parut hésiter à me donner maintenant du « mon neveu », n’est-ce pas pour vous une grandissime responsabilité que de détenir tous ces secrets ?
— Mais pas du tout, dis-je avec un sourire. Mon esprit est ainsi fait que dans la seconde même où je les ois, je les oublie... Toutefois, ajoutai-je en voyant la plus vive déception se peindre sur l’honnête face de La Surie, une fois la décision prise par le roi, l’exécution achevée et l’événement passé, il se peut que parfois je me ramentoive un détail de peu de conséquence, lequel montre bien l’émerveillable adresse du cardinal à convaincre Sa Majesté, quand il s’agit de prendre une décision particulièrement difficile. Voulez-vous en connaître un exemple, sous le sceau du secret, bien sûr ?
— J’en serais fort aise, dit La Surie d’une voix trémulante.
— Eh bien, vous vous rappelez sans doute l’histoire de la Valteline, passage entre l’Italie et l’Empire allemand. Les Habsbourg d’Espagne s’étaient par force emparés de ce passage, avaient élevé des forts pour le défendre et subissant de la part du roi de France une forte pression pour rendre ce passage à nos alliés les Grisons suisses, les Espagnols prirent un parti machiavélique...
— Je le connais. Us confièrent en dépôt ces forts au pape qui envoya ses propres soldats pour les garder.
— Et maintenant, mon cher Miroul, voici ce que vous ne savez pas. Louis hésitait : lui, le Roi Très-Chrétien, envoyer ses armées reprendre les forts aux soldats pontificaux et pour les rendre à qui ? aux Grisons protestants !... Et il en discuta longuement avec Richelieu, lequel fit un exposé historique très complet et très précis sur l’affaire de la Valteline avec cette clarté, cette méthode et cette grâce de langage qui n’appartiennent qu’à lui. Cependant, le roi hésitait encore. C’est que l’affaire était d’importance !... Le Roi Très-Chrétien attaquer le pape ! Et c’est alors que Richelieu trouva un argument qui n’était peut-être pas décisif en soi, mais qui le fut pour le roi : « Sire, dit-il, si par la cession du marquisat de Saluces, la France a tant perdu de réputation et d’estime en Italie... »
— Où se trouve, mon neveu, le marquisat de Saluces ?
— Dans le Piémont, au débouché des Alpes. C’est une « porte » ou un « passage » comme la Valteline. Il permettait aux Français une entrée facile en Italie. Ce marquisat fut annexé par notre roi Henri II, mais par malheur, il fut repris à son fils, Henri III, à la faveur des troubles de la Sainte Ligue. Dois-je reprendre la citation de Richelieu ?
— Je vous en prie.
— Je la reprends depuis le début. « Sire, si par la cession du marquisat de Saluces, la France a tant perdu de réputation et d’estime en ce pays, quel préjudice recevrait-elle encore, si elle méprisait ce qui lui reste d’union avec l’Italie ! Ce serait la forcer à s’assujettir à la Maison d’Autriche et la livrer entre les griffes de l’Aigle au lieu qu’elle a toujours respiré ci-devant à l’ombre des fleurs de lys. »
— Quelle émerveillable phrase ! s’écria La Surie. Quelle beauté dans les termes ! Et quel souffle poétique !
— En effet ! Et comment Louis, qui a de l’honneur, aurait-il pu résister à une telle envolée ? Pourtant...
— Pourtant ?
— Cette habile envolée, mon cher Miroul, pèche par omission... En 1601 – l’année même de la naissance de Louis-, Henri IV, alors tout-puissant, aurait pu réclamer et obtenir sans coup férir le marquisat de Saluces... Il préféra exiger en compensation la Bresse, le Bugey et le pays de Gex... Et je ne sache pas que ce fut un si mauvais barguin...
Il y eut un silence pendant lequel La Surie me considéra de ses yeux vairons dont l’un, non seulement par sa couleur, mais aussi par son expression, paraissait toujours contredire l’autre. Tant est que je crus voir dans cette contradiction une sorte de malaise.
— Allons ! Allons ! mon ami ! dis-je, croyez-vous que Richelieu ait eu tort de supprimer une partie de la vérité au bénéfice de cette autre partie, vraie elle aussi, et infiniment plus pressante, qui commandait une intervention dans la Valteline pour que l’Aigle à deux têtes, même sous l’égide du pape, n’y pût demeurer plus longtemps ?
— Monsieur le Comte, dit La Surie, vous avez raison ! Et je vous sais mille fois gré d’avoir charmé mon intempérie par ce discours dont je me ramentevrai longtemps la « substantifique moelle », comme dit Montaigne.
Je noulus gâter la joie de mon Miroul en lui faisant observer que sa citation était non de Montaigne, mais de Rabelais, et je pris congé de lui, car il se faisait tard et ne désirant pas retourner si tardivement en mon appartement du Louvre, les rues de Paris la nuit n’étant pas sûres, même en carrosse, j’avais demandé à Franz de commander à une chambrière de me faire un lit dans la chambre de mes enfances.
— Monsieur le Comte, dit-il, un mot encore avant votre départir. Plaise à vous de me réciter derechef cette superbe phrase du cardinal afin que je la jette, pour la conserver à jamais, dans la gibecière de ma mémoire.
— Eh bien, la voici : « Ne pas intervenir dans la Valteline (ceci, mon cher Miroul, pour préciser ce qui précède) serait forcer l’Italie à s’assujettir à la Maison d’Autriche et la livrer entre les griffes de l’Aigle, au lieu qu’elle a toujours respiré ci-devant à l’ombre des fleurs de lys... »
Après le souper qui me fut servi seul – La Surie gardant la chambre et devant se contenter de ses potages, de ses tisanes et d’une seconde pincée de la poudre des jésuites, pesée en de fines balances, les jésuites la vendant si cher –, je gagnai ma chambre et me jetai tout habillé sur mon lit, ma journée ayant été si longue. Toutefois, je ne m’ensommeillai point incontinent, tant les souvenirs de mes enfances m’assaillirent aussitôt, à savoir de Geneviève de Saint-Hubert de qui, à cinq ans, j’avais baisé le beau bras nu, tandis qu’elle jouait du clavecin ; de Frédérique avec qui j’avais partagé le même sein chaleureux et ensuite la même couche jusqu’à ma puberté, date pour moi plus funeste que plaisante, car mon père, prudemment, avait alors désuni nos sommeils et interrompu nos petits jeux nocturnes, lesquels, quoique tendres, n’étaient point toujours aussi fraternels que mon confesseur l’eût désiré ; et pour finir, je pensais à ma Toinon avec qui j’étais entré dans mon âge d’homme avec une fierté d’homme et une infinie délectation pour ce corps féminin « qui tant est tendre, poli, suave et précieux ». J’appris ce vers de François Villon à douze ans et, depuis, il n’a jamais cessé de chanter dans ma mémoire.
D’avoir pensé à ma Toinon m’assombrit et j’éprouvai là, une fois de plus, que tout retour sur le passé, tout heureux qu’il ait été, tournait toujours à la mélancolie. Et je fus d’autant soulagé quand on toqua doucement à ma porte. Sur l’entrant que je bâillai, apparut Jeannette qui, ayant fermé l’huis sur soi, me dit d’une voix innocente :
— Monsieur le Comte, je viens pour vous déshabiller.
— Et comment savais-tu que je ne l’étais point ? dis-je en souriant.
— Parce que vous aimez rêver un petit sur votre lit avant qu’on vous retire votre vêture.
— Et par qui sais-tu cela ?
— Mais par Louison.
— Donc ce soir tu te proposes d’usurper l’emploi.
— Oh 1 Monsieur le Comte, je n’usurpe rien : Louison est à Orbieu et de force forcée, défaillante céans en ses devoirs.
— Qui t’a appris à parler si bien, dis-moi ?
— Monsieur de Saint-Clair, dit-elle en rougissant, cette rougeur étant accompagnée, à son insu, ou non, d’une ondulation de tout son corps.
Elle ajouta :
— Monsieur de Saint-Clair a fait mieux. Il a versé pécunes à Monsieur Figulus pour qu’il m’apprenne à lire et à écrire.
— C’est un bon maître.
— Oui, dit-elle, ce fut le meilleur des maîtres et je le regretterai toujours. Monsieur le Comte, reprit-elle, sa gorge serrée ne laissant plus passer qu’un filet de voix, peux-je maintenant vous déshabiller ?
— Oui-da.
Ce qu’elle fit, les yeux baissés, fort prestement et sans dire mot ni miette. Je m’accoisai moi aussi, sentant bien ce que cela voulait dire pour la garcelette d’avoir perdu à jamais Monsieur de Saint-Clair. Et je crus, sa face étant si fermée et ses yeux si baissés, qu’une fois que je serais dans mes draps, elle allait souffler ma bougie et se retirer en me souhaitant la bonne nuit. Mais elle n’en fit rien, se tenant raide, bouche cousue, au chevet de mon lit, sans bouger plus qu’une souche.
— Eh bien, Jeannette, dis-je à la parfin, as-tu encore quelque petite chose à me dire ?
— Oui-da, Monsieur le Comte, mais ce n’est pas une petite chose.
— Je t’ois.
— Monsieur le Marquis, votre père, vient de perdre une de ses chambrières, laquelle a marié un artisan cordonnier de Paris. Quoi oyant, je me suis permis de lui dire que s’il me veut, j’entrerais volontiers à son service en cette maison que voilà.
— Tête bleue, Jeannette ! Et tu quitterais Orbieu ?
— Orbieu, certes, mais point du tout vous-même, Monsieur le Comte. J’oserais même dire que je vous verrai plus souvent en Paris que je ne vous voyais à Orbieu.
— C’est vrai, mais qu’a répondu mon père à ta requête ?
— Qu’il y serait consentant, si vous-même vous l’étiez.
— Voire ! Il se pourrait que je le sois, si tu me découvres tes raisons...
— Oh, bien simples elles sont, Monsieur le Comte ! Il se trouve qu’à Orbieu, je croise un peu trop souvent sur mon chemin Monsieur de Saint-Clair et qu’à chaque fois cela me brûle le coeur...
— C’est une raison, mais il ne se peut qu’il n’y en ait d’autres. Comment t’entends-tu avec Louison ?
— Plutôt bien.
— Plutôt bien ou plutôt mal ? Parle à la franche marguerite !
— Monsieur le Comte, cela va couci-couça, pourvu que je lui obéisse en tout.
— Et cela te coûte ?
— Monsieur le Comte, qu’arrive-t-il à une jument que l’on bride trop ? Elle ronge son frein.
— Cela fait deux raisons, toutes deux bien naturelles, mais si j’en crois ce que je sais des garcelettes, il doit bien se trouver une troisième anguille sous cette roche-là. Montre-la-moi !
— Eh bien, il y a aussi, Monsieur le Comte, que j’aimerais mieux vivre en Paris qu’à Orbieu.
— Et cette grande Paris ne t’effraye pas avec sa puanteur, ses embarras de rues et ses mauvais garçons ?
— Point du tout.
— Étrange sentiment chez une native du plat pays ! Allons, allons, Jeannette, cette anguille-là en cache une autre : montre-moi la seconde.
— Monsieur le Comte, puisqu’il faut tout vous dire, si je demeure à Orbieu, qui marierai-je ? Un manant de chaumine, comme mon père, borné et brutal, de qui j’ai reçu en mes enfances plus de battures et frappements que de croûtons. Point ne veux de mari de cette espèce-là !
— Mais se peut qu’un riche laboureur se plaise à toi.
— Même ainsi, il ne voudra pas de moi en mariage.
— Que dis-tu là, Jeannette, jolie garce que tu es, instruite et laborieuse ?
— Tout du même ; il ne voudra pas d’une garce dont tout le village sait qu’elle n’est point pucelle.
— Et en Paris ?
— Personne ne le saura, sauf mon mari. Et puis, en Paris, on n’est point si chatouilleux sur ce chapitre-là.
— Comment sais-tu cela ?
— Votre Toinon n’a-t-elle pas marié un boulanger ?
— Tête bleue ! Qui t’a parlé de « ma » Toinon ?
— Pisseboeuf.
— Qui eût dit que Pisseboeuf fut si clabaudeur ?
— Il ne l’est pas plus qu’un autre. Mais Monsieur le Comte sait bien que les serviteurs, quand ils sont entre eux, ne parlent que des maîtres...
— Et pas toujours en bien ! dis-je en riant. Eh bien, Jeannette, il est temps que « mon sommeil me dorme », comme disait Henri IV : je vais donc m’ensommeiller sur tes raisons et au matin, quand tu viendras ouvrir mes rideaux, je te dirai ce que j’ai décidé.
Elle me fit là-dessus une belle révérence, mais au lieu qu’elle s’en allât, elle me dit, avec un sourire et un petit brillement de l’oeil :
— Monsieur le Comte ne serait-il pas bien aise de me retrouver céans quand il sera en Paris ?
— D’un autre côté, dis-je en riant, ne serais-je pas bien marri, quand j’irai à Orbieu, de ne point t’y voir ?
Ce fut une balle un peu bien imprudente que je lançai là. Je m’en aperçus à la promptitude avec laquelle elle la rattrapa au vol.
— Ce serait donc, dit-elle, l’oeil en fleur, que Monsieur le Comte est bien un peu affectionné à moi...
— Certes ! Certes ! dis-je sans me hasarder plus avant.
Mais à cela, elle s’approcha un peu plus de mon chevet et dit d’une voix douce :
— Monsieur le Comte, cela aiderait-il à vos réflexions cette nuit sur mon sort, si Monsieur le Comte me permettait, après avoir soufflé la bougie, de lui bailler un petit baiser ?
— Holà ! Holà ! Qu’est cela ? dis-je en riant, captatio benevolentiae du juge par moyens éhontés ! Trichoterie manifeste ! Cartes biseautées ! Nenni, nenni, ma Jeannette ! Laisse tes raisons parler seules pour toi ! Éteins, je te prie et sauve-toi !
Elle éteignit, mais resta un moment immobile dans le noir, au chevet de mon lit. Je ne bougeai point, écoutant son souffle. Et ce ne fut qu’après un assez long moment que j’ouïs l’huis de ma chambre doucement s’ouvrir et se reclore. Je m’allongeai alors tout du long dans la tiédeur de ma couche et, ayant assez peu de doutes dans mon esprit sur ce que j’allais décider à son sujet le lendemain, je me sentis assez loin du sommeil que je m’étais promis.
— Monsieur, j’ai deux remontrances à vous adresser.
— À moi, belle lectrice ?
— Monsieur, comment se fait-il que vous ne m’ayez plus adressé la parole depuis notre entretien au sujet de Madame de Candisse, alors même que dans cet intervalle vous vous êtes adressé trois ou quatre fois au lecteur ?
— La vérité, Madame, si vous la voulez savoir, c’est que je vous gardais pour la bonne bouche.
— Qu’est cela, Monsieur ? Je n’en crois pas mes oreilles ! Vous me gardiez pour la bonne bouche !...
— L’expression, Madame, n’a rien d’offensant pour vous ! Bien le rebours ! Vous vous ramentevez que lors de notre dernier entretien au sujet de la Valteline, vous m’aviez dit avec quelque véhémence que c’était vous mésestimer que de croire que vous ne vous intéressiez qu’aux historiettes de l’Histoire, alors que vous étiez fort capable d’entendre les questions de la plus grande conséquence, quelque complexes qu’elles fussent. Eh bien, Madame, j’ai résolu de vous contenter. J’ai réservé pour vos actives mérangeoises l’exposé d’un des plus graves problèmes politiques du règne, ce qui n’est pas à dire naturellement que j’interdise au lecteur d’en prendre, lui aussi, connaissance.
— Monsieur, si c’est là un défi, je le relève incontinent. Commencez, de grâce : vous aurez en moi la plus attentive des auditrices !
— Madame, vous n’avez pas oublié la Valteline ?
— Ma fé ! Je la connais par coeur, votre Valteline ! C’est ce passage dans les Alpes italiennes conquis par les Espagnols sur les Grisons suisses, nos alliés, confié ensuite en dépôt aux troupes pontificales, et reconquis ensuite, sur l’ordre de Louis, par le marquis de Coeuvres ? Je croyais cette affaire finie.
— Madame, elle ne l’est pas. Car les Espagnols en Italie ont pris la suite des papelins vaincus et nous nous battons contre eux dans le Piémont avec des succès divers.
— Et c’est la guerre avec l’Espagne ?
— Non, Madame, pas du tout.
— Comment cela ?
— C’est qu’il y a une règle du jeu. Nous nous faisons de petites guerres locales par alliés interposés, mais sans que soit déclarée une guerre franche et générale.
— Et pourquoi non ?
— Par prudence et surtout par manque de pécunes.
— Des deux parts ?
— Des deux parts, encore que l’Espagne, ayant fait banqueroute, soit encore plus mal lotie que nous, qui avons fait rendre gorge aux financiers. Autre atout : l’impôt rentre mieux en ce royaume, dès lors que la taille est établie et perçue par des officiers royaux et non par les assemblées locales.
— Ne voilà-t-il pas enfin une réforme sensée ?
— Pour nos finances, Madame, mais point pour nos manants, lesquels sont davantage tondus, tant est que d’aucuns dans le Quercy se sont révoltés, les armes à la main, et il a fallu les troupes du sénéchal de Thémines pour venir à bout de ces « croquants », comme on les appela alors. Et il a fallu aussi une autre armée pour combattre les huguenots qui, profitant que Louis était occupé dans la Valteline, sont une fois de plus entrés en rébellion.
— Il me semble, Monsieur, que vous ayez moins de sympathie pour les protestants que votre père, le marquis de Siorac.
— Mon père, Madame, a toujours été, comme meshui le maréchal de Lesdiguières, un réformé fidèle à son roi. Et quant à moi, qui suis catholique, je consens que les huguenots aient la liberté de conscience et du culte, mais non qu’ils prennent des villes à notre souverain.
— Mais pourquoi nos bons huguenots agissent-ils ainsi ?
— Les petits, parce que les grands leur font croire à un retour des persécutions, et les grands par ambition ou cupidité. Le duc de Rohan en est un bon exemple. Il veut qu’on lui verse les cent cinquante mille écus qu’on lui a promis pour faire la paix à Montpellier.
— Eh quoi ? A-t-on failli à cette promesse ?
— Le roi n’aime pas qu’un rebelle lui fasse payer sa rébellion.
— Dès lors, il ne fallait pas promettre !
— Madame, les Français s’entre-tuaient sous les murs de Montpellier. On a pensé qu’il fallait tout faire, même une promesse qu’on voulait sans effet, pour que cesse de couler le sang.
— Et Monsieur de Soubise, que veut-il ?
— Étant le frère cadet du duc de Rohan, il n’a pas de titre et il désire que le roi lui baille, en échange de sa soumission, un duché-pairie.
— Et croyez-vous que ce barguin succède{23} ?
— Je le décrois. Soubise se révolte meshui pour la troisième fois et c’est quand même beaucoup.
— Que dit le cardinal à ce sujet ?
— Madame, le voulez-vous écouter par ma voix ?
— Textuellement ?
— Non, sauf la dernière phrase. Parlant de la deuxième révolte de Soubise, celle qui précéda celle-ci, et lui permit de prendre par surprise Les Sables-d’Olonne, Richelieu montre le roi lui courant sus avec une armée, et il dit : « Voyant le roi fondre sur lui, Soubise se retira à La Rochelle, comme les oiseaux craintifs se cachent dans les creux des rochers quand l’aigle les poursuit. »
— C’est une parlante image !
— C’est aussi, Madame, une flatterie à l’égard de Louis, puisque le cardinal le compare à un aigle. Et enfin, plus subtilement, Richelieu donne au roi un implicite conseil de ne pas pardonner une troisième fois à Soubise, un aigle ne faisant pas de quartier.
— Et cette troisième fois, que fit cet agité ?
— Au début de 1625, il s’empara de l’île de Ré et de fort Louis. Richelieu persuada le roi de dépêcher Toiras avec des troupes pour reprendre ses territoires. Richelieu faisait ainsi d’une pierre deux coups : il tâchait de tuer dans l’oeuf une nouvelle révolte des huguenots et, en même temps, il éloignait Toiras du roi.
— Qui était ce Toiras ?
— Un favori du roi.
— Un nouveau favori après Luynes ?
— Madame, quatre favoris se succédèrent jusqu’à la fin du règne. Je vous les énumère, c’est plus simple : Toiras, Bara-dat, Saint-Simon et Cinq-Mars.
— Monsieur, qu’est-ce que cela veut dire ?
— Que Louis ne se pouvait passer d’une amitié masculine.
— Monsieur, j’ai vergogne à vous poser la question suivante...
— Ne la posez pas, Madame : j’y réponds et sans l’ombre d’un doute. Ces jeunes gens étaient des amis, non des mignons.
— Le fait est-il constant ?
— Oui, Madame. C’est la pure vérité, bien qu’elle ne soit pas si simple. Si l’un des confesseurs du roi avait eu l’audace de dire à son royal pénitent qu’il sentait dans l’ardeur de ces amitiés masculines je ne sais quel relent de bougrerie, nul n’eût été plus indigné que Louis, ni surtout plus incrédule. Du fait que ses moeurs demeuraient chastes, elles voilaient, à ses propres yeux, l’ambiguïté de ses penchants.
— N’était-il pas tentant, pour le favori personnel, de tâcher de supplanter le favori politique ?
— L’aspiration était là, sans doute, mais non la force et le talent. De ces quatre coquardeaux{24} que j’ai énumérés, Richelieu eût pu dire ce qu’il a dit d’un d’entre eux : «Jeune homme de nul mérite, il est venu en une nuit comme un potiron. » Toutefois, le cardinal surveillait ces béjaunes de fort près et bien fit-il, car le dernier d’entre eux, Cinq-Mars, entra très avant dans les chemins de la trahison. Mais revenons à la troisième rébellion de Soubise. Il s’était, par surprise, saisi de l’île de Ré mais, pressé par Toiras et aussi à la prière des Rochelais qui ne voulaient pas encore prendre parti, il quitta l’île et, avec douze navires, il alla se saisir de fort Louis et de tous les vaisseaux du roi qui se trouvaient là, dont le plus beau, La Vierge, était artillé de quatre-vingts canons... Le duc de Vendôme, gouverneur de Bretagne, alerté par le roi, le vint déloger de la ville mais non du port, où il laissa Soubise tranquillement calfater et équiper les navires qu’il avait pris au roi, sans qu’il lui tirât dessus la moindre mousquetade. Quand il fut prêt, Soubise, avec ses douze navires, et les six vaisseaux royaux, prit le large et, dans les ports avoisinants, poursuivit ses captures.
— Et pourquoi le duc de Vendôme agit-il si mollement avec Soubise ? Appartenait-il lui aussi à la religion réformée ?
— Pas du tout. Mais c’était un rebelle-né. Il s’était déjà révolté contre Louis et n’attendait que le moment le plus propice pour se dresser derechef contre lui.
— Que cherchait-il à acquérir ?
— Madame, vous avez bien saisi la mécanique d’esprit des Grands ! S’agrandir et s’agrandir toujours aux dépens de la Couronne en domaines, en villes ou en pécunes. Toutefois, j’aimerais ajouter ceci. Quand j’ai dit que Vendôme était un rebelle-né, j’entends que sa naissance avait réellement à voir avec sa rebelle humeur. Il était le fils légitimé d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées et naquit sept ans avant le roi. Tant est que se considérant comme son aîné, il voulait se convaincre que le trône lui devait revenir, ou à tout le moins la Bretagne, non en qualité de gouverneur, mais en toute souveraineté et indépendance. Nous retrouverons plus loin ce duc turbulent.
— Turbulent ! Monsieur, il me semble que les ducs l’étaient tous !
— Presque tous, en effet, et ceux qui demeuraient fidèles ne l’étaient que par prudence, calcul ou temporisation. La nécessité pour le roi « d’abaisser les Grands » n’est pas dans ce pays une nouveauté politique. Pas plus, de reste, que l’abaissement de l’Aigle à deux têtes, parce qu’il aspire à établir en Europe une domination universelle.
— Dans ce prédicament, Monsieur, n’avons-nous pas d’alliés ?
— Si, Madame, mais pour l’instant du moins, loin de nous pouvoir apporter une aide, c’est de nous qu’ils l’attendent. En Italie, la Savoie et Venise avec qui nous avons formé une ligue seraient bien désolées si nos troupes quittaient la Valteline, car elles resteraient seules en un bec à bec redoutable avec l’Espagne. L’Angleterre qui, au siècle précédent, a certainement sauvé et elle-même et l’Europe en détruisant Y Invincible Armada, l’Angleterre, dis-je, est une puissance repliée sur son île : elle n’aime pas aventurer ses soldats sur le continent. Et depuis le mariage de Charles Ier avec Henriette-Marie, elle voudrait que la France l’aide à reconquérir le Palatinat que la Bavière a ravi au gendre de Charles.
— Frédéric V ? Le cousin de Madame de Lichtenberg ? Et qu’est devenue, Comte, cette belle veuve ? La seule haute dame qui ait embelli votre vie ?
— Tous ses biens dans le Palatinat ayant été saisis, elle s’est réfugiée en Hollande et y vit maigrement – un peu mieux depuis que je lui ai acheté son hôtel de la rue des Bourbons. Madame, puis-je revenir à nos moutons ?
— Vous n’aimez guère, ce me semble, parler de Madame de Lichtenberg ?
— Est-ce ma faute si, m’ayant de prime enchanté par sa beauté, elle m’a ensuite désenchanté par son humeur escalabreuse ? Mais, excusez-moi, je n’aimerais pas parler d’elle davantage.
— Comte, votre humble servante revient humblement à nos humbles moutons. Donc, l’Angleterre nous demande notre aide pour reprendre le Palatinat aux Bavarois. L’aidons-nous ?
— Pas autant qu’elle le voudrait. Quant à la Hollande, notre alliée de longue date, laquelle nous avons, de reste, garnie en pécunes, dès que le cardinal est entré au Conseil, elle soutient une guerre longue et acharnée contre ses voisins des Flandres, les Espagnols, lesquels avec de grands moyens cherchent à lui prendre la ville de Breda{25}.
— Et nous l’aidons ?
— Quelque peu, mais pas la moitié autant que nous le voudrions.
— Pourquoi ?
— La situation a contraint le roi et le cardinal à disperser nos forces. Nous avons une armée dans la Valteline, une deuxième armée à fort Louis pour contenir les huguenots, une troisième armée en Picardie et une quatrième armée en Champagne.
— À quoi servent ces deux dernières ?
— Celle de Picardie est là pour monter la garde à la frontière des Flandres, afin de prévenir une invasion espagnole. Elle essaye aussi de faire passer quelques hommes par mer aux Hollandais, et quelque cavalerie aux Anglais.
— Et celle de Champagne ?
— Elle campe à Reims et protège notre frontière de l’Est, car nous craignons une incursion des Bavarois qui sont, comme nous venons de le dire, les nouveaux maîtres du Palatinat. N’oubliez pas que l’Aigle prédateur est riche de deux têtes et que le Habsbourg d’Allemagne n’est pas moins redoutable que le Habsbourg d’Espagne.
— Mais, Monsieur, une chose m’étonne : tandis que nous sommes l’arme au pied en Picardie et en Champagne, attendant un ennemi qui, nous voyant si bien remparés, ne viendra peut-être jamais, ne faisons-nous rien contre les huguenots ?
— Que si, Madame ! Et puisque c’est sur mer que Soubise nous cherche noise et écume nos ports pour capturer nos bateaux, le cardinal a loué promptement huit vaisseaux aux Anglais et vingt aux Hollandais et confié cette flotte à l’amiral de France, le duc de Montmorency. Et Montmorency a fait merveille. Le 14 septembre 1625, il a défait la flotte de Soubise.
— Enfin, un duc fidèle !
— Hélas, Madame, hélas !
— Que veut dire cet « hélas ! » ?
— Que ce Grand n’était pas différent des autres Grands. Il servit fort bien le roi pendant sept ans, mais, en 1632, il passa dans le camp ennemi, nous fit beaucoup de mal, fut capturé, jugé pour crime de lèse-majesté et décapité. Les méchantes langues de la Cour commencèrent alors à dire que l’abaissement des Grands passait par leur raccourcissement...
— Voilà bien nos Français ! Ils font des gausseries de tout ! Si je vous entends bien, Comte, les huguenots sont battus.
— Il s’en faut ! Soubise s’enfuit en Angleterre, mais le duc de Rohan travaille à soulever les villes protestantes du Languedoc et les Rochelais s’agitent. Ici, Madame, surgit une petite différence d’opinion entre le roi et le cardinal.
— Ma fé ! Voilà qui m’enchante ! Je finissais par croire que le roi était tombé sous la coupe du cardinal et qu’il voyait tout par ses yeux.
— Cela, Madame, c’est la légende répandue par les ennemis de Richelieu. Pour qui connaît Louis, c’est une absurdité. Le roi est très jaloux de ses prérogatives royales, mais cette jalousie ne le rend pas aveugle. Il a un jugement très sûr. Il est très accessible à la raison et aux raisons. Et au rebours de sa mère, il ne se bute jamais. Il écoute avec une scrupuleuse attention ce que lui dit le cardinal. Il réfléchit là-dessus et s’il est convaincu, comme c’est un homme sans petitesse et dénué de vanité, il s’incline aussitôt.
— Il me semble qu’il y a une sorte de grandeur dans cette attitude. Bien peu d’hommes, et moins encore de princes, en seraient capables.
— Je le crois aussi.
— Quid de ce différend entre lui et Richelieu ?
— La guerre ! Louis est si irrité par les rébellions sans fin des huguenots qu’il brûle d’en finir une fois pour toutes avec ces turbulents sujets. Le cardinal opine lui aussi qu’il faudra un jour en arriver là, mais il argue que la campagne contre La Rochelle sera à coup sûr aussi longue, aussi ruineuse, aussi coûteuse en hommes que celle qui échoua contre les mêmes huguenots devant Montauban et qu’il faut donc, avant de s’y lancer, régler d’abord avec l’Espagne la question de la Valteline. Sans cela, les victoires remportées jusque-là en Italie seraient vaines et « nos lauriers se changeraient en cyprès ».
— Cette image est de Richelieu ?
— Oui, Madame.
— Le cardinal, à ce que je vois, aime le beau style.
— Parce qu’il est persuasif.
— Comment cela ?
— Le cardinal n’ignore pas que si les raisons doivent convaincre, c’est le style qui persuade.
— Et le roi est persuadé ?
— Et aussi convaincu par les raisons.
— Monsieur, si je vous entends bien, la France soutient les Hollandais, les Anglais et les Grisons qui sont nations hérétiques. Qui plus est, elle boute les soldats du pape hors des forts de la Valteline et elle va composer avec les protestants français. J’en conclus que le parti dévot en France hurle son indignation.
— Madame, votre perspicacité me charme. Vous avez mille fois raison et, comme vous avez dit vous-même, vos longs cheveux ne vous donnent pas des idées courtes. Permettez-moi, cependant, de vous corriger sur un point. Le parti dévot ne hurle pas. À tout le moins il ne hurle pas encore. Il susurre. Et son susurrement prend la forme d’un milliasse de libelles infâmes et anonymes qui s’en prennent injurieusement au cardinal et même au roi. Et d’autant que le pape vient de dépêcher un légat à Paris pour disputer âprement de la Valteline. C’est un « cardinal-neveu », il s’appelle Barberini, et nos Français, qui ont la rage de tout franciser, l’appellent Barberin. Vous vous ramentevez sans doute que la Cour et la ville appelaient Buckingham « Bouquingan ». À ce sujet, Madame, je voudrais appeler votre attention sur un fait dont il se peut que vous ne vous soyez pas avisée. Buckingham arriva à Paris le 14 mai 1625 et Barberini le 21 mai.
— Eh quoi ? La même année ?
— Oui-da, la même année et le même mois. Seule la clarté du récit m’a contraint de raconter successivement l’épisode d’Amiens et l’ambassade de Barberini. Les deux événements furent simultanés.
— Voilà qui est curieux. L’Anglais et le prélat se rencontrèrent-ils ?
— Madame, le légat du pape rencontrer le ministre d’un roi hérétique !... C’est vrai qu’ils adoraient le même Dieu, mais comme ils l’adoraient de façon différente, c’était à leurs yeux une raison suffisante pour se haïr.
— Se virent-ils au Louvre ?
— Que nenni ! L’un, et vous savez lequel, logea chez la duchesse de Chevreuse, l’autre chez le nonce apostolique. On les fêta tous deux splendidement, mais chacun à part. Barberini s’attarda longtemps en Paris et Buckingham aussi, mais point, il va sans dire, pour les mêmes raisons.
— Comte, voici la question que je me pose. Y a-t-il un point, un seul où les deux événements eurent incidence l’un sur l’autre ?
— Oui, je le crois. Je crois, pour être plus précis, que sans la présence de Barberini à Paris, Louis aurait accompagné Henriette-Marie jusqu’à Amiens et, dans ce cas, le scandaleux épisode du jardin d’Amiens n’aurait pu avoir lieu, ce qui eût épargné à mon pauvre roi bien des pincements de coeur.
— Revenons à Barberini. Que demandait-il au nom du pape ?
— Tout simplement la restitution des forts de la Valteline aux troupes pontificales, pour la raison que le Saint-Père ne pouvait en conscience abandonner les Valtelins catholiques à la tyrannie des Grisons protestants. Il demandait aussi une suspension d’armes entre armées françaises et armées espagnoles en Italie.
— Et que répondit Louis ?
— Que le roi de France ne pouvait restituer les forts au Saint-Père, pour la raison qu’il ne pouvait, en conscience, abandonner ses alliés les Grisons à la tyrannie espagnole. D’autre part, accepter une suspension d’armes ne servirait qu’à donner du temps aux Espagnols pour se fortifier à nos dépens...
— Voilà qui paraît clair comme eau de roche.
— Mais il fallut quatre mois fort troubles pour en débattre, Barberini s’accrochant à ses propositions déraisonnables, étant encouragé en sous-main par les Français du parti dévot.
— Et comment en sortit-on ?
— Par une émerveillable astuce de Richelieu, laquelle fut finement conçue et fort dextrement exécutée. Le cardinal était alors à Limours – où je ne saurais me ramentevoir ce qu’il était allé faire. Et de là, il écrivit le 2 septembre au roi une lettre importantissime que Louis me pria de lui lire, car l’écriture du secrétaire à qui Richelieu l’avait dictée se trouvait quasiment indéchiffrable, du fait sans doute que le cardinal, ayant rédigé ladite lettre tout entière dans sa tête au cours d’une nuit désommeillée, l’avait à son lever dictée d’une seule coulée au malheureux scribe. Louis allait départir pour la chasse, quand il reçut cette lettre-missive et après avoir failli tout à plein d’en déchiffrer les premières lignes, il me tendit le poulet avec impatience et me dit : « Sioac, déplumez-moi en secret cette lettre secrétissime et jetez-la-moi clair et net sur le papier, afin que je puisse, à mon retour, la lire sans me perdre les yeux. » Ce que je fis dans le cabinet aux livres, ayant clos l’huis sur moi et poussé le verrou.
— Et que disait cette lettre ?
— Je peux vous le dire, maintenant que le temps a passé. Le cardinal conseillait au roi d’assembler un conseil extraordinaire, une grande assemblée si vous préférez, des premiers de son royaume, afin de leur demander leur avis sur l’affaire de la Valteline et les demandes de Barberini. Cette assemblée, expliquait-il, aurait ceci de bon qu’en faisant connaître la vérité des choses, elle préviendrait les mauvais bruits que quelques personnes assez connues répandent tous les jours, à savoir que Sa Majesté et son Conseil protègent ouvertement les hérétiques. Cette assemblée, conclut Richelieu, apporterait aussi à Sa Majesté un « grand repos de conscience », puisqu’elle aurait fait examiner par le jugement de diverses personnes très capables l’affaire qui la préoccupait.
— Et comment le roi accueillit-il ce projet ?
— On ne peut mieux et pour beaucoup de raisons dont le « grand repos de conscience » était le principal, comme l’avait bien senti Richelieu car Louis était fort pieux, je vous le rappelle, et cela le tabustait fort de s’opposer si fortement à la politique du pape.
— Et cela ne tabustait pas le cardinal ?
— Fort peu, à mon sentiment, Richelieu étant plus homme d’État qu’homme d’Église. Une de ses premières démarches, Madame, quand il entra au Conseil du roi, fut de demander au Vatican de le dispenser de lire son bréviaire tous les jours. Ce que le Saint-Père lui accorda très à contrecoeur.
— Et pourquoi ?
— Qui ne sait, Madame, que la foi s’acquiert par la prière et se fortifie par la répétition ?
— Le cardinal n’était-il pas croyant ?
— Oh que si ! Et fermement ! Mais sa fermeté même excluait une répétition quotidienne qu’il tenait pour un rabâchage inutile qui lui mangerait un temps précieux.
— Comte, pour en revenir à cette assemblée extraordinaire, ne comportait-elle pas un danger pour Richelieu et le roi ?
— Un danger et lequel ?
— Que quelques voix s’élèvent pour condamner sa politique à l’égard du pape dans la Valteline.
— Madame, seriez-vous naïve ? Il va sans dire que Richelieu se fit confier par le roi la composition de cette assemblée et qu’il prit soin de la composer selon ses vues. Oyez ! Il y appelle d’abord les princes, les ducs, les grands officiers de la Couronne : connétable, chancelier, chambellan, colonel général de l’infanterie, grand maître de l’artillerie, amiral, grand écuyer, et les maréchaux de France qui sont une quinzaine, dont un certain nombre ne sauraient être présents, étant retenus aux armées. En tout, une quarantaine de dignitaires qui, nommés par le roi, et touchant de lui des émoluments, ne ressentent guère l’envie de le contredire sur une question qui lui tient tant à coeur, et d’autant qu’ils jugeraient déshonorant d’abandonner les Grisons nos alliés et de laisser « nos lauriers en Italie se changer en cyprès ».
— Et les robes longues ?
— Les robes longues ne se trouvaient pas mal loties. Furent appelés à siéger à cette assemblée extraordinaire le président et le procureur général des parlements (outre celui de Paris, il y en a douze en province), des cours des aides et des chambres des comptes. En tout, une vingtaine de personnes. Et de ceux-là, Richelieu n’a pas à se défier, car ils sont immensément flattés que le roi les consulte sans qu’il soit question de pécunes, et ils éprouvent, en outre, peu d’amour pour le pape, étant pour la plupart gallicans à gros grain.
— Comte, cela est bel et bon, mais c’est aux appelés du clergé que je vous attends.
— Madame, vous n’allez pas être déçue ! Ce n’était pas que le nombre manquât, car il y avait en France à ce moment-là trois cardinaux (sans compter Richelieu), quinze archevêques, et un nombre d’évêques que je ne saurais préciser, mais dont on peut présumer que leur nombre doublait pour le moins celui des archevêques. Et de tous ceux-là, Madame, combien pensez-vous que Richelieu appela à siéger à l’assemblée extraordinaire ?
— La moitié ?
— Ah, Madame, vous sous-estimez le cardinal ! Il en appela quatre.
— Quatre prêtres pour représenter tout le clergé ?
— Oui-da, quatre ! Et pas un de plus. Les trois cardinaux et un archevêque.
— Mais n’était-ce pas très offensant de réduire ainsi le haut clergé à la portion congrue, noyant, pour ainsi parler, les trois robes pourpres et la robe violette au milieu d’une soixantaine de personnes ?
— C’était surtout une façon de leur dire : on vous soupçonne de ne pas penser en l’occurrence comme de «véritables Français ». Tenez-vous cois !
— Et ils s’accoisèrent ?
— Nenni. L’un d’eux parla, tout intimidé qu’il fût. L’assemblée se réunit le 29 septembre 1625 dans la grande salle ovale de Fontainebleau. Habilement, Richelieu fit parler avant lui le chancelier d’Aligre et Monsieur de Schomberg. L’un et l’autre exposèrent l’affaire de la Valteline, en soulignant les ruses chattemites des Espagnols et du pape pour nous priver des fruits de nos victoires italiennes. Après Schomberg, toute la salle était acquise et acquise bruyamment au parti de la guerre. Et c’est alors que le cardinal de La Rochefoucauld parla et tout à plein à contre-courant.
— C’était montrer bien du courage.
— Oh, Madame ! Il ne courait aucun péril. Il était fort aimé du roi et fort estimé de Richelieu, comme la suite bien le montra. Mais enfin, il faisait son devoir de cardinal.
— Et que dit-il ?
— Il parla d’une voix très faible (et se peut qu’il la voulait telle car, à soixante-sept ans, c’était un vigoureux gaillard{26}). Il parla donc en faveur d’une suspension des hostilités. Il y eut des murmures et peut-être pour lui éviter d’être hué, Louis l’interrompit et donna la parole à Richelieu.
— Et que dit notre cardinal ?
— Parlant en dernier à l’assemblée et n’ayant plus à exposer l’affaire, ni même à convaincre ceux qui l’écoutaient, il fit sonner haut et fort la note héroïque, celle qui fait frémir les épées dans les fourreaux et inspire aux robes longues le regret de n’en point porter. « Si la paix est désirable, dit-il d’une voix grave, il faut blâmer et détester tout ce qui porte atteinte à l’honneur, qui est le seul aliment des âmes vraiment généreuses et royales... »
— Mais c’est déjà du Corneille !
— Oui, Madame ! Vous ne vous trompez pas ! C’est déjà du Corneille ! Lorsque, onze ans plus tard, Le Cid parut sur la scène française, il fut joué alors que précisément un grand froissement d’épées retentissait partout : la guerre cette fois était bel et bien déclarée entre l’Espagne et la France... Mais revenons à nos moutons.
— Comme vous aimez à dire, Monsieur.
— Mais, Madame, n’en êtes-vous pas un peu la bergère, puisque vous m’aidez à les rassembler ? Le roi fit part au légat du sentiment de l’assemblée, et bien que cette assemblée ne fut au fond qu’une sorte de grand-messe politique, fort bien préparée par le cardinal, son unanimité fit une telle impression sur Barberini qu’il partit, bien convaincu que le pape et l’Espagne n’avaient plus qu’à s’incliner. Ce qu’ils firent par le traité de Monzon. Les Grisons gardèrent donc la Valteline.
— Et nos bons huguenots ?
— Schomberg traita avec eux. Ce fut très long. Les Rochelais voulaient qu’on démolît le fort Louis. Le roi voulait qu’ils démolissent leurs fortifications. On discuta trois mois et au bout de trois mois, on décida de ne raser ni le fort Louis ni les murailles de La Rochelle. Et la paix fut signée.
— Quel triomphe pour Richelieu et le roi !
— Et quelle haine aussi, Madame ! Quel déchaînement de libelles et comme nos bons dévots les assassineraient volontiers l’un et l’autre !
— Iraient-ils jusque-là ?
— Madame, dois-je vous ramentevoir le couteau de Jacques Clément et celui de Ravaillac ?
— Comte, avec mille mercis, laissons là maintenant ces grands problèmes et prophéties sanglantes. J’aimerais vous entretenir « pour la bonne bouche » de sujets plus communs et plus aimables. Et de reste, ne vous ai-je pas annoncé une seconde remontrance ?
— En effet.
— Je la voudrais engager sur un ton badin et folâtre, si vous me le permettez.
— Madame, comment oserais-je vous reprocher de recourir à ce ton-là, alors que vous avez prêté si attentivement l’oreille à mes graves discours ?
— Eh bien, Comte, voici ! Comment se fait-il que vous ne pouvez aller au lit sans être déshabillé par une soubrette ?
— Madame, la chose est simple. Je n’ai pas de valet.
— Et La Barge ?
— La Barge est mon écuyer. Il est de maison petite, mais noble.
— Et ne pouvez-vous pas vous dévêtir seul ?
— Ce n’est pas l’usage dans l’ordre de la noblesse.
— Laissons là l’usage ! S’agissant d’une soubrette, il me semble que la morale devrait proscrire cette promiscuité...
— À la vérité, Madame, j’y perdrais prou.
— Quel aveu dénué d’artifice !
— Mais, Madame, voudriez-vous que je vous mentisse ?
— Non point, non point ! La franchise est votre plus belle qualité.
— La grand merci pour les autres.
— Franchise pour franchise, peux-je vous dire cependant que je n’ai guère goûté la scène où vous avez joué le rami-nagrobis avec cette tendre souris.
— Est-ce bien Jeannette que vous nommez ainsi ?
— Oui-da.
— Ma fé ! Je ne sais qui de Jeannette et de moi est la souris de l’autre. N’avez-vous pas observé comme elle voulait me poutouner pour arriver à ses fins ?
— Oh ! Oh ! Vous n’allez pas vous faire un mérite d’avoir dit « non » ! J’ose prédire que vous ne détournerez pas longtemps la tête, si elle entre au service de Monsieur votre père.
— Mais, Madame, vous n’ignorez pas que je loge au Louvre.
— Mais, Monsieur, je n’ignore pas non plus que lorsque vous dînez chez le marquis de Siorac, vous aimez faire une petite sieste dans la chambre de vos enfances.
— Le révérend docteur-médecin Rondelet recommandait la sieste à la méridienne : il la trouvait rebiscoulante.
— Je ne doute pas qu’elle vous rebiscoule encore plus, quand Jeannette la partagera.
— Mais, au sujet de Jeannette, Madame, je n’ai pas encore pris de décision. Elle me rend de grands services à Orbieu.
— Mais ne serait-ce pas pour vous une bien grande commodité, et plus grande encore, d’avoir une Louison à Orbieu, et une Jeannette en Paris ? Vous ne risquez pas de trop pâtir des affres de l’austérité.
— Mais enfin, Madame, où est le mal à cela ? Ne voulez-vous pas entendre que pour ces aimables garcelettes, je ne suis que le marchepied de leurs ambitions ? Vous les avez ouïes comme moi ! Avant que je me marie, l’une veut de moi un bâtard qui sera élevé au château d’Orbieu et portera mon nom. Et l’autre veut s’établir en Paris dans l’espoir de marier un honnête artisan qui lui baillera pignon sur rue.
— Et vous entrez dans ces barguins ?
— Et pourquoi pas ? Elles sont vives, frisquettes, avec une fraîcheur de coeur qui ne laisse pas que de m’affectionner à elles.
— Mais, Comte, ne pourriez-vous pas aspirer plus haut ?
— Ah ! Madame ! Que de trichotes et de cachottes pour dissimuler ma liaison avec Madame de Lichtenberg I Et encore vivait-elle très retirée sans aucune amie française et sans jamais mettre le pied à la Cour !
— Et pourquoi ne devait-on pas connaître ce lien ?
— Madame, dois-je le répéter ? Louis abhorre les amours hors mariage et une liaison avec une haute dame de la Cour ne saurait échapper à sa vigilance.
— Et le cardinal ?
— Son point de vue est politique. Il craindrait que je me laisse emberlucoquer dans les intrigues de ces « étranges animaux », et il perdrait alors toute fiance en moi. Savez-vous qu’il a été fort soulagé d’apprendre ma brouille avec la princesse de Conti, alors même qu’elle n’est que ma demi-soeur ? Ce qu’il y a de bon dans mes soubrettes, outre leurs belles qualités, c’est qu’elles sont de si petites personnes qu’elles échappent à l’oeil du roi. Quant au cardinal qui, grâce à ses espions, sait tout, et jusqu’au moindre détail, il n’ignore pas que ce n’est pas de ces garcelettes que viendraient pour lui l’embûche et le péril, mais d’une duchesse de Chevreuse, d’une Madame de La Valette, ou d’une princesse de Conti.
— Pour échapper à ces sourcillements et à ces surveillances, pourquoi ne vous mariez-vous pas ?
— Tête bleue, Madame ! Quelle est cette rage de me vouloir traîner à l’autel ! N’est-ce pas assez que j’en doive ouïr l’antienne chaque fois que je dîne avec la duchesse de Guise ? Faut-il que vous en repreniez, vous aussi, le refrain ?
— Pourtant, le choix serait vaste pour le comte d’Orbieu !
— Vaste, Madame ?
— Comptez-vous pour rien ces demoiselles d’honneur de la reine qui sont si belles et de si bonne noblesse ?
— Le ciel me garde, Madame, de ces façonnières, élevées dans les intrigues du sérail ! De grâce, n’en parlons plus !
— Monsieur, pardonnez-moi, ne serait-ce pas le moment à trente ans d’assurer votre lignée ? Et ne croyez-vous pas que si les façonnières de cour ne vous ragoûtent pas, vous pourriez encontrer en nos provinces, ne serait-ce que dans votre Périgord bien-aimé ou dans la bonne noblesse de votre bailliage, une demoiselle qui conviendrait mieux à vos humeurs ? N’enviez-vous pas Monsieur de Saint-Clair d’avoir trouvé une Laurena de Peyrolles ?
— Hélas, Madame, la différence éclate ! Le sort de Monsieur de Saint-Clair est enviable, assurément, tant parce qu’il a marié cette aimable enfant que parce qu’il habite d’un bout à l’autre de l’année au domaine d’Orbieu. Il peut donc, chaque jour que Dieu fait, jouir de la présence de sa bien-aimée, lui parler, ne lui parler pas, mais la voir et la savoir toute à lui. Je n’aurais pas, moi, ce privilège, même si mon épouse logeait en Paris en mon hôtel de la rue des Bourbons, moi qui suis et dois être présent du matin au soir aux côtés de mon roi et le suivre le cas échéant en ses interminables voyages sur les grands chemins de France. Vous n’êtes pas sans apercevoir les funestes conséquences de cette situation. S’il y avait une comtesse d’Orbieu, quel serait mon pâtiment de ne la voir jamais, et si elle m’aimait, quel serait aussi le sien d’être unie à moi tout en étant de moi éternellement séparée !
— Mais, Comte, croyez-vous que si vous demandiez à Louis de vous retirer tout de bon dans votre domaine d’Orbieu, Sa Majesté en sa bonté ne ferait pas droit à votre requête ?
— Y pensez-vous, Madame ? Je me jugerais le plus infâme des hommes, si je faisais jamais une requête semblable ! Quoi ! Abandonner mon roi et Richelieu, alors qu’ils sont enveloppés de tant de haine et menacés, à ce que je crois, par les couteaux des assassins ! Prophétisez, Madame, que si un jour je les devais l’un et l’autre quitter, non certes de mon plein gré, mais de force forcée, je pâtirais d’un chagrin tel et si grand que je n’y survivrais pas ! L’office que j’assume auprès d’eux est assurément une grandissime servitude, mais c’est aussi ma raison d’être, et pour le dire en un mot, ma vie.