Plaise à toi, lecteur, de me permettre de revenir sur mes pas, j’entends sur la période qui s’écoula entre l’arrestation de Chalais (le 8 juillet) et son exécution (le 19 août).
Les aveux du marquis avaient permis à Louis et au cardinal de discerner, non sans stupéfaction et frayeur, l’étendue et la gravité d’une cabale qui, partie du désir passionné de la reine d’empêcher, pour les raisons que l’on sait, le mariage de Monsieur, était devenue, par une pente quasi fatale, une entreprise qui visait à supprimer le cardinal et à remplacer le roi par son frère, fut-ce au prix d’un régicide.
Richelieu exprima fortement l’effroi dont Louis et lui-même furent saisis quand la gangrène qui attaquait de tous côtés le corps de l’État fut révélée par Chalais :
« Voilà, écrivit le cardinal d’une plume frémissante, la plus effroyable conspiration dont jamais les Histoires aient fait mention ; que si elle l’était par la multitude des conjurés, elle l’était encore davantage en l’horreur de son dessein, car leur dessein allait non seulement à élever leur maître au-dessus de sa condition, mais à abaisser et perdre la personne sacrée du roi. »
Par « leur maître », Richelieu désignait clairement Monsieur, et c’est à Monsieur que le roi s’attaqua de prime en le soumettant pendant dix jours en présence de la reine mère, de Richelieu, de Schomberg et du garde des Sceaux Marillac, à un interrogatoire quotidien des plus serrés.
Au contraire de Chalais, Monsieur n’avait rien à perdre à être franc, sa personne étant intouchable. Il s’engagea d’un coeur léger à tout dire, â condition que ses favoris Bois-d’Ennemetz et Puylaurens ne fussent pas inquiétés : condition qui lui fut tout à trac accordée.
On devait plus tard lui faire reproche d’avoir montré quelque lâcheté à citer tant de noms en compromettant tant de gens. Pourtant, Monsieur ne manquait pas de vaillance, comme j’ai dit déjà, mais c’était une vaillance gentilhommesque et guerrière. La fibre morale lui faillait. Il n’avait en outre que dix-huit ans et bien qu’il eût beaucoup d’esprit, il était plus jeune que son âge, ayant peu de plomb en cervelle et s’amusant à des farces puériles. Le roi, la reine mère, le garde des Sceaux et Schomberg formaient en face de lui un aréopage si écrasant et si au fait de ses intrigues qu’il jugea opportun de se soumettre : il accepta de marier sans tant languir Mademoiselle de Montpensier, en même temps qu’il recevait, comme on l’a dit, un splendide apanage : pilule peut-être, mais bien dorée.
Absous par le roi, libéré de ces pénibles interrogatoires, Monsieur se sentit aussi joyeux qu’un écolier qui échappe à l’école, retrouva avec liesse ses petits compagnons de jeu et imagina avec eux une nouvelle farce. Ils se rendirent de Nantes au Croisic montés à cru sur des ânes, « comme une troupe d’Égyptiens ». Monsieur était raffolé de ces pantalonnades. Mais qu’il s’y livrât dans ces circonstances, alors que Chalais attendait la mort dans sa cellule, ne me donna pas pour lui plus de considération que je n’en avais.
Avant que le pauvre Chalais quittât si jeune ce monde qui lui avait apporté tant de plaisirs, Richelieu, à sa demande, vint le visiter dans sa cellule. Le malheureux, dans sa naïveté, tâcha de passer un barguin avec le cardinal : il lui révélerait tout (entendez par « tout », ce qu’il n’avait pas osé dire lors de ses interrogatoires) si Son Éminence voulait bien l’assurer de la grâce royale. Richelieu refusa tout à trac de donner cette assurance, mais encouragea néanmoins le malheureux à dire tout ce qu’il savait.
Cela, je l’appris parce que le cardinal me le dit plus tard, mais je n’en appris pas plus, car bien que j’accompagnasse ce jour-là Richelieu, je ne fus pas admis à ce bec à bec, pas plus de reste que Lamont et ses gardes que le cardinal pria fort poliment de sortir tandis qu’il s’entretenait avec le prisonnier. Je m’en étonnai quelque peu et j’en conclus que cet entretien tenait au point le plus délicat de la conspiration : si le roi venait à disparaître d’une mort naturelle ou d’une mort provoquée, était-il convenu d’avance entre les deux intéressés que la reine épouserait Monsieur ?
J’incline à penser que « oui » pour les deux raisons que je vais dire. Lors de la première gravissime intempérie qui atteignit Louis au cours de son expédition dans le Languedoc, Philippe IV d’Espagne avait par son ambassadeur donné comme instruction à sa soeur d’épouser son beau-frère au cas où Louis viendrait à passer. Ainsi, elle demeurerait reine de France et pourrait continuer, en cette capacité, à servir de son mieux les intérêts de l’Espagne.
La seconde raison qui assied ma créance sur ce point tient à deux circonstances hors du commun. J’observais la seconde moi-même, et quant à la première, Héroard en fut le témoin et me la conta le lendemain.
Le 18 août – date de la condamnation à mort de Chalais – le roi, quittant le château ducal de Nantes à une heure de l’après-dînée, gagna en carrosse la champêtre maison de La Haye où Richelieu logeait. Monsieur de Schomberg et moi fumes de la partie, mais sans pour cela être admis au huis-clos du roi et du cardinal : circonstance qui me mit puce à l’oreille qu’on y débattait de choses fort délicates. En outre, l’entretien dura cinq heures, durée qui nous laissa béants, Schomberg et moi, fort lassés et morfondus en cette interminable attente. Quand le roi saillit enfin de ce longuissime a parte, je fus frappé par la pâleur de sa face, la contraction de ses traits et un air à la fois si chagrin et si encoléré que nous entendîmes bien, Schomberg et moi, qu’il valait mieux pour nous demeurer cois et clos dans le carrosse qui nous ramenait avec lui à Nantes.
Nous y arrivâmes à sept heures de l’après-dînée. Louis fit une brève visite à la reine mère, une apparition tout aussi brève au Conseil des affaires, mais omit de visiter la reine. Il soupa à huit heures du bout des lèvres et bien que sa face demeurât imperscrutable, il ne cessa de taper son assiette du plat de son couteau, signe qui trahissait chez lui, comme on s’en ramentoit, un grand degré d’émeuvement.
Le souper fini, je pris congé de Sa Majesté sans qu’il parût ni me voir ni m’ouïr, et ne sus que le lendemain, par Héroard, ce qui se passa ensuite. Après qu’on l’eut, sur son ordre, dévêtu, le roi pria Dieu, se coucha, mais se relevant presque aussitôt de son lit, il se mit à marcher dans sa chambre à pas rapides et, sans que personne ne l’eût en rien contrarié ou affronté, se mit de soi, et sans articuler un seul mot, dans une colère folle, la face pâle, la mâchoire contractée et les yeux lançant des éclairs. Et ce qui frappa par-dessus tout Héroard, c’est que tout emporté par sa furie, il tremblait de tous ses membres dans les efforts qu’il faisait pour la réprimer.
Le docteur Héroard, en me contant l’incident le lendemain, en était encore tout chaffourré de chagrin.
— Et combien de temps, demandai-je, dura cette terrible ire ?
— De dix heures à onze heures.
— De dix heures à onze heures ! Est-ce Dieu possible ! Une heure dans ces convulsions ! Et sans dire mot ?
— Ni mot ni miette. Sauf que sur la fin de cette crise, Louis se plaignit à moi qu’il n’arrivait point à se rapaiser en soi-même ; qu’il savait bien que c’était folie ; et que pourtant, il n’en pouvait mais.
— Et vous a-t-il dit la raison de cet insensé courroux ?
— Nenni. En aucune façon. Il resta là-dessus bec cousu et il va sans dire que je me gardai bien de lui poser question, car je voyais bien que c’était là une intempérie qui ne venait pas de son corps, mais de ses pensées. Et pour les pensées, je n’ai pas de remède.
— Qu’advint-il ensuite ?
— Au bout d’une heure, il se calma et se recoucha.
— Et il dormit ?
— Se peut par épuisement, il s’endormit en un battement de cils et dormit neuf heures d’affilée.
— Et que pensez-vous de cela ? dis-je, béant. À quelle cause rapportez-vous cette fureur-là ? N’est-ce pas très étonnant ?
— Je ne sais, dit Héroard gravement.
Et il ajouta en latin :
— Sum medicus. Hypotheses nonfingo{61}.
Mais quant à moi qui ne suis pas médecin ni, après tant d’années, aussi circonspect que l’était Héroard, je me suis apensé alors, et je pense toujours, que cette grande colère du roi n’était pas sans lien avec le longuissime et secrétissime entretien qu’il avait eu dans l’après-midi avec le cardinal. Et je pense aussi que ce tête-à-tête ne fut pas sans rapport avec les trois visites, tout aussi confidentielles, que le cardinal avait faites à Chalais dans sa prison, et au cours desquelles le pauvre marquis lui révéla sans doute ce qu’il n’avait pas osé dire avec autant de précision au cours de ses interrogatoires, à savoir que la Chevreuse avait pressé la reine, au cas où elle deviendrait veuve, d’épouser Monsieur et que la reine, de reste, influencée par les instructions de la Cour d’Espagne qui allaient dans le même sens, y avait consenti...
Ce qui me parut conforter la créance où j’étais que les choses s’étaient bien passées ainsi, ce fut le fait, avéré par Héroard qui en tenait registre, que le roi (à partir du 18 août, jour de sa grande colère, jusqu’au 24 septembre, c’est-à-dire pendant un mois et demi), non seulement n’alla pas coucher chez la reine, mais s’abstint même, pour la première fois de sa vie, de lui faire ces courtes visites quotidiennes que le protocole lui imposait. Preuve, à mon sentiment, qu’il était profondément chagrin et indigné que son épouse et son frère eussent à tout le moins spéculé sur sa mort.
Pour Louis ce n’était pas, hélas, la première expérience des trahisons familiales, puisqu’il avait dû subir de sa mère d’innumérables humiliations du temps où elle était régente, sans compter que dans la suite, elle avait pris deux fois les armes contre lui et qu’il avait dû lever des troupes pour la ramener à résipiscence. Au rang des traîtres, il devait meshui ranger sa femme et son frère. Il en conçut contre lui, et plus encore contre elle, un profond ressentiment.
Le roi, outre qu’il n’avait pas perdu tout espoir d’assurer avec Anne l’avenir de sa dynastie, ne pouvait lui faire un procès sans la répudier, et répudier sa femme légitime épousée devant Dieu eût amené de très déplaisants chamaillis, non seulement avec le pape, mais avec le roi d’Espagne dont l’orgueil castillan n’eût pas facilement supporté cette écorne faite à sa famille.
De toute façon, une répudiation répugnait fort à un homme aussi pieux que Louis. Mais il désira à tout le moins donner une leçon à son épouse et la cita à comparaître devant le Conseil des affaires.
Et là, assise au cours d’une épuisante séance, sur une chaire à bras{62}, la malheureuse dut subir la longuissime lecture du procès de Chalais, et en particulier les pièces où elle était incriminée. Madame de Motteville, alors fille et âgée de vingt et un ans, prétend que la reine, questionnée sur l’intention qu’on lui prêtait d’épouser son beau-frère après la mort du roi, répondit avec quelque hauteur : « J’aurais trop peu gagné au change ! »
Je n’étais pas présent à cette séance-là, mais je ne laisse pas toutefois de décroire ces paroles et n’y voir qu’un cancan de cour que Madame de Motteville a ouï avant de partir elle-même avec sa mère pour l’exil comme la plupart des favorites qui entouraient alors la reine.
En fait, je tiens pour très assuré qu’Anne n’eut pas l’occasion de prononcer cette fière réplique car, en cette circonstance, elle ne fut en aucune façon interrogée, pour la raison que la moindre question eût transformé aussitôt en procès sa passive comparution.
En fait, la modération, se peut conseillée par le cardinal, finit par prévaloir dans l’esprit du roi, et à la fin de cette séance, si pénible pour la malheureuse, le roi ordonna de retirer du procès Chalais toutes les pièces la concernant.
C’était lui signifier qu’il savait tout et qu’il lui pardonnait, sans cependant oublier tout à fait la trahison dont, avec une incroyable légèreté, elle s’était rendue coupable à son endroit en mettant en branle cette funeste intrigue.
En 1626, Louis avait encore dix-sept ans à vivre. Et pendant tout ce temps, Anne n’ignora pas le tenace et profond chagrin qu’il nourrissait et les doutes rongeants et torturants qu’il ne cessera de nourrir à son sujet jusqu’à la fin de sa vie.
En 1643, comme Louis gisait mourant sur sa couche, « suant, comme dit Villon, Dieu sait quelles sueurs », la reine, dans un élan de bonté, désira apporter quelque soulagement, sinon à sa douleur physique, du moins aux souffrances morales dont elle était la cause. Elle lui écrivit un billet où elle affirmait avec force qu’elle n’avait jamais aspiré à sa mort pour épouser Monsieur.
J’étais là quand La Porte apporta ce message de la reine. Le roi, qui avait encore quelque force, voulut lire lui-même le billet, et l’ayant lu, le laissa tomber de ses mains, et dit avec une amertume qui me poigna le coeur : « Dans l’état où je suis, je dois lui pardonner, mais je ne suis pas obligé de la croire. »
— Monsieur, je ne le vous cèlerai pas plus longtemps. Je vous veux mal de mort.
— À moi, belle lectrice ? Tête bleue ! Que voilà une rugissante préface à l’entretien que vous me demandez ! Que vous ai-je fait ?
— Vous ne parlez qu’au lecteur, vous le cajolez ! On ne compte plus les « Plaise à toi, lecteur ! » dont vous le caressez. Vous en appelez à sa remembrance comme si la mienne ne comptait pas.
— De grâce, Madame, ne me poignez pas tant ! N’ai-je pas toujours à vos questions amicalement répondu ? Et n’est-ce pas un grand privilège que je vous ai concédé de me pouvoir interrompre à votre guise pour un petit bec à bec ? Parlez, Madame, parlez ! Et une fois de plus, étant votre serviteur, tout dévoué à vos ordres, je serai tout ouïe.
— Monsieur, je suis révoltée ! On porte sur le billot la tête de ce pauvre écervelé de Chalais mais on absout Monsieur et on absout la reine ! N’est-ce pas inique ?
— Pour être plus précis, Madame, c’est cette sorte bien particulière d’iniquité qu’on appelle la justice d’État.
— Et que va-t-il advenir de la duchesse de Chevreuse ? Va-t-on l’absoudre, elle aussi ?
— Pas tout à fait. Richelieu et le roi s’accordent à conclure que de tous les acteurs de ce drame, c’était assurément la Chevreuse la plus coupable. La reine, assurément, a mis en branle l’opposition au mariage de Monsieur, mais la Chevreuse, de cette opposition, a fait une rébellion. Elle a rameuté les Grands, excité les protestants et, pis encore, poussé Monsieur, les Vendôme et Chalais à des entreprises criminelles. Néanmoins, le roi a jugé qu’il n’était guère possible de lui faire son procès. Par son mariage avec son demi-frère, le duc de Chevreuse, la duchesse appartenait à la puissante famille des Guise et il était bien difficile de la traduire devant le Parlement sans irriter non seulement les Guise, mais la plupart des grandes maisons de France. Outre que pendant son procès, la Chevreuse pourrait dire beaucoup de choses fort préjudiciables à la reine ou au roi, elle pourrait aussi arguer qu’elle n’avait fait qu’obéir à sa maîtresse et qu’on ne pouvait lui faire grief de ce qu’elle avait montré à l’égard de la reine une adamantine fidélité.
— Et cet argument eût porté ?
— Assurément. Plaise à vous, Madame, de vous ramentevoir que la raison principale qui empêcha Louis de faire grâce à Chalais était justement qu’il appartenait à sa propre Maison. La fidélité au maître le plus proche l’emportait dans les esprits sur la fidélité au maître lointain, si auguste qu’il fût. Raison aussi pour laquelle le roi pardonna si facilement à Bois-d’Ennemetz et Puylaurens. Ils servaient Monsieur. Sur le sort de Madame de Chevreuse, les ministres palabrèrent à l’infini pour pouvoir aboutir à un accord et le roi trancha en décidant que Madame de Chevreuse devrait prendre le chemin de l’exil.
— Tronçonnade donc pour la Chevreuse.
— Oui-da, mais non par Tronçon, lequel avait été lui-même tronçonné par le roi, ayant pris parti – le fol ! – contre le mariage de Monsieur. Ce fut Monsieur de Bautru à qui le roi demanda de porter à la Chevreuse le message fatal.
— Qui était ce Bautru ?
— Monsieur de Bautru, comte de Serrant, était un grand diseur de bons mots qui se gaussait de tous et de tout, fort redouté à la Cour pour son esprit piquant et sa langue acerbe et assurément le gentilhomme le plus indévot de la Cour.
— Et Louis le Pieux le choisit pour cette ambassade ?
— Il y avait une raison à cela : Louis craignait que la diablesse prît en grande détestation la personne même de l’ambassadeur. Bautru ne courait pas ce risque.
— Pourquoi ?
— La Chevreuse le détestait déjà. Bautru avait écrit sur son père, le duc de Montpazon, une mordante satire dans laquelle il se moquait cruellement de sa balourdise, laquelle, à dire le vrai, dépassait les bornes, même pour un duc et pair.
— Monsieur, ne raillez pas les ducs et pairs. Voulez-vous gager qu’un jour ou l’autre, le roi érigera votre comté d’Orbieu en duché-pairie ?
— Madame, je ne gage jamais contre mes propres espérances. Puis-je poursuivre ? Ne voulez-vous pas savoir comment la Chevreuse accueillit l’ordre de s’exiler de la bouche de ce Bautru mal aimé ?
— Et comment l’accueillit-elle ?
— Avec noise et fureur, montrant les dents et sortant les griffes :
« — C’est mal me connaître ! rugit-elle. On croit que je n’ai l’esprit qu’à des coquetteries ! Je ferai bien voir avec le temps que je suis bonne à tout autre chose ! J’ai quelque pouvoir en Angleterre, et en ce pays, je ferai traiter tous les Français comme on me traite en France ! Qu’ai-je affaire de ce roi idiot et incapable ? Et n’est-ce pas une honte qu’il se laisse gouverner par ce faquin de cardinal ?
« — Madame, dit Bautru en souriant d’une oreille à l’autre, dois-je répéter au roi toutes ces gentillesses ?
« — Vous le pouvez ! Et j’ajouterais, Monsieur, que vous êtes une bien étrange sorte de gentilhomme pour avoir accepté de tronçonner une dame de mon rang ! Ce n’est pas Bautru qu’on devrait vous appeler, mais Malotru et maintenant que vous avez vous aussi reçu votre paquet, ôtez-moi, Monsieur, le déplaisir de voir plus longtemps votre peu ragoûtante face !
« — Madame, dit Bautru avec un profond salut, j’admire quant à moi la vôtre qui est fort belle et aussi votre malice{63} par où vous surpassez toutes les personnes de votre sexe...
— Comment la duchesse de Guise prit-elle son parti de l’exil de sa belle-fille ?
— Non sans un secret plaisir. Elle avait la Chevreuse en horreur.
— Et le duc de Chevreuse ?
— Son honneur de mari lui commandait de le prendre fort mal et dans un premier temps, il fit son fendant et son matamore et jura qu’il « haïssait le cardinal ». Mais sur l’ordre du roi, j’allai le raisonner et ne le trouvai pas si mécontent. Il y avait belle heurette qu’il avait déserté la couche trop encombrée de son épouse et qu’il se consolait en faisant, avec ses amis, dans les provinces françaises, des pèlerinages au cours desquels il suivait les saints-offices le matin, et se livrait dans l’après-midi aux plaisirs de la chair. Sur mes conseils, le duc de Chevreuse écrivit au roi qu’il allait, sans tant languir, satisfaire à sa volonté et, en effet, il mena la duchesse au lieu que le roi lui avait assigné, le château du Verger en Poitou où elle fut confiée aux soins de son frère, le prince de Guéméné.
— Exil doré !
— Dont elle ne se satisfit pas. Elle s’enfuit et se réfugia en Lorraine dont le duc lui assura une amoureuse protection.
— Et s’en satisfit-elle enfin ?
— Point du tout. Dès qu’elle eut établi son pouvoir sur le prince, elle le pressa de faire la guerre à la France et entreprit en même temps de rameuter contre Louis XIII l’empereur d’Allemagne, l’Angleterre et le duc de Savoie.
— Et réussit-elle ?
— Pas autant qu’elle l’eût voulu, mais assez pour que Louis décidât de lui permettre de rentrer en France, pensant, non sans raison, qu’elle ferait encore moins de gâchis dedans que dehors.
Mais revenons à Nantes, à la mer et à la marine et aux entretiens que le roi avait alors avec Richelieu et à la nécessité, après ces rébellions, de renforcer le pouvoir royal et sur mer et sur terre.
Il y avait en ce royaume deux charges héritées des siècles passés qui donnaient de grands ombrages à Sa Majesté pour ce qu’elles donnaient d’importants pouvoirs à ceux qui en étaient titulaires. Celle de connétable que possédait le maréchal de Lesdiguières et qui, en principe du moins, lui donnait la haute main sur les armées et celle d’amiral de France détenue par le duc de Montmorency.
Des deux, Lesdiguières était le moins dangereux. Huguenot sur le tard converti, et n’ayant jamais donné l’occasion de douter de sa loyauté, vaillant parmi les vaillants, fidèle parmi les fidèles, il avait servi avec un zèle exemplaire Henri IV et son fils. En outre, il était vieil et mal allant et il mourut, si j’ose dire, providentiellement, en 1626, à quatre-vingt-trois ans. Sans perdre une minute, le roi abolit sa charge.
Montmorency était autrement redoutable. Duc et pair, rejeton d’une vieille et illustre famille, il était jeune, actif, entreprenant et rassemblait dans ses mains tant de pouvoirs qu’on eût pu dire qu’il régnait sans rival à la fois sur la marine, le commerce maritime et les deux sociétés qu’il avait contribué à créer, celle des Indes orientales et celle de la Nouvelle-France : entendez par la Nouvelle-France le Canada dont il était, en outre, le vice-roi. Richelieu avait commencé à grignoter son pouvoir en se substituant à lui à la tête des sociétés d’outre-mer et en en créant une troisième, laquelle il appela d’un nom poétique « Compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisée ». Ayant fait, il se fit nommer par le roi surintendant du Commerce royal.
Restait cependant à Montmorency un fort grand domaine : la marine de commerce, la marine de guerre, l’administration des ports, la justice maritime, le droit d’entretenir des fortifications, de construire des navires, de fondre des canons et le droit d’épave qui lui rapportait cent mille écus par an. Richelieu tressaillit de joie quand le pauvre Chalais, au cours de ses interrogatoires, compromit Montmorency.
Le duc avait alors trente et un ans. Il était raffolé du gentil sesso qui le lui rendait bien. Et le cercle des vertugadins diaboliques, flairant là une bonne proie, n’eut aucun mal à l’attirer dans son sein, à prendre sur lui un grand ascendant et à l’utiliser au service de la cabale comme intermédiaire entre Monsieur et le prince de Condé. À vrai dire, tout ce grand remuement n’eut que très peu d’effets, Condé demeurant dans une prudente expectative. Tant est qu’on ne pouvait guère reprocher à Montmorency que d’avoir blâmé publiquement le mariage de Monsieur et gagé qu’il ne se ferait pas.
Le roi et Richelieu, résolus à se défaire de lui, prirent beaucoup de gants avec ce grand personnage. Fermement, mais doucement, avec promesse d’oublier les erreurs du passé, on le poussa à démissionner de sa charge d’amiral de France. Mais pour compenser ce fiel par le miel, on lui accorda une pension importante. Néanmoins, comme les deux charges, celle de Lesdiguières et celle de Montmorency, coûtaient au Trésor royal quatre cent mille livres par an, cette économie-là fut la très bienvenue.
Richelieu recueillit tout l’héritage de cette charge qui faisait de Montmorency le roi de la mer et réduisait Louis à n’être que le roi du sol. Mais il refusa, avec la dernière fermeté, le titre d’amiral de France, les honneurs dont cette charge était entourée et aussi les énormes émoluments que son dignitaire recevait. Il renonça pareillement au commandement des armées navales et même au fructueux droit d’épave qui fut d’ores en avant affecté à l’entretien des navires de Sa Majesté. Richelieu entendait montrer par là qu’en dépouillant Montmorency, il n’avait agi ni par ambition ni par cupidité, mais pour renforcer le pouvoir de son roi, développer les richesses qui naissent du commerce maritime et non pas créer, mais à tout le moins considérablement renforcer une marine de guerre que les prédécesseurs de Louis avaient tristement négligée. Il y songeait depuis longtemps déjà. Je l’ai ouï s’indigner grandement devant le roi que des marines plus fortes que la nôtre, celles des Anglais et des Espagnols, osassent pirater nos navires, gêner notre pêche, débarquer impunément sur nos côtes, tandis que les Barbaresques en mer Méditerranée ravageaient les rivages de Provence, s’emparaient de l’île de Porquerolles, emmenaient son gouverneur en esclavage, et vendaient sa femme et ses filles aux harems de leur pays.
— La mer, disait Richelieu avec véhémence, n’est à personne. Un souverain n’a droit sur ses côtes que jusqu’à la portée d’un coup de canon. Au-delà, quiconque a la force fait la loi. Et jamais un grand État ne devrait se mettre au hasard de recevoir une injure sans qu’il puisse s’en revancher.
Le roi convaincu, il ne resta plus à Richelieu qu’à donner corps à son grand projet. Mais étendre et défendre notre commerce d’outre-mer, protéger nos côtes, poursuivre les pirates, supposait qu’on créât une puissante marine de guerre et le cardinal s’y employa avec une grandissime énergie sans songer un seul instant que ce fardeau-là s’ajoutait à ceux qu’il portait déjà. Témoin de ce labeur, je ne laissais pas que de m’intéresser à l’objet de tant de soins et me ramentevant que j’avais deux demi-frères, Pierre et Olivier de Siorac, qui avaient fondé à Nantes une maison de négoce maritime, j’entrepris de rechercher ces parents que je connaissais à peine, mais dont mon père disait grand bien, louant leur industrie, leur courage et leur persévérance. Et me vêtant alors avec quelque simplicité pour ne point faire tache sur les quais, j’allai, suivi de Nicolas, m’enquérir du lieu où gîtaient mes frères auprès des marins du port.
Las ! je reçus d’eux le plus rebuffant accueil. Occupés à bichonner leur bateau ou à remailler leurs filets, c’est à peine s’ils daignèrent me lancer un oeil sourcilleux et, détournant la tête, ils me jetèrent par-dessus l’épaule quelques mots brefs dans leur parladure à laquelle ils savaient bien, à me voir, que je n’entendais goutte.
— Populus suspiciosus ! dit Nicolas qui avait appris le latin chez les pères à l’école de Clermont.
— Sed similis castanea{64}, dis-je aussitôt : les piquants dehors, les vertus à l’intérieur.
Là-dessus, jetant un oeil aux alentours, j’aperçus dans le fond du port un bâtiment long et bas, peint de couleurs criardes et portant une enseigne. À le voir, je supposai que c’était peut-être là un cabaret de port et j’y portai mes pas, pensant que pour le cabaretier qui voyait passer tant de monde, la langue française ne serait peut-être pas tout à plein déconnue.
À l’entrant, je vis que ce n’était point tant un cabaret qu’une sorte de boutique où l’on vendait tout ce qui est nécessaire à un bateau à voiles : ancres, cordages, filins, drisses, poulies, calfat et que sais-je encore ? Toutefois, quand on eut réussi à se frayer un passage au milieu de ce capharnaüm qui sentait déjà la mer, je découvris tout au fond des tables garnies d’escabelles et un comptoir derrière lequel trônait une accorte garce qui, à notre entrant, nous dévisagea sans malveillance aucune et, dès que nous fumes assis, s’en vint à nous, le tétin hardi, la taille mince et roulant des hanches en sa démarche comme une gabare qui recevrait les vagues par le travers. Et, ô miracle ! elle parlait français, bien que ce ne fut pas tout à fait celui de Vaugelas.
— Mes beaux messieurs, dit-elle d’une voix à la fois forte et tendre en nous couvant de ses yeux bleus, que c’est-y que vous vouleu de moé ?
— M’amie, dis-je du ton le plus badin, j’oserais bien te dire quoi, si je te connaissais mieux, mais ne te connaissant point et ne voulant point t’offenser, ce que je veux pour l’heure, c’est une bouteille de ton meilleur vin.
— Nous n’avons ni meilleur ni pis, dit-elle. Il est tout bon, vu qu’il est de Loire. Et le biau p’tit gars avec vous, cidre ou vin ?
— Vin, dit Nicolas, qui parla d’un ton bref et malengroin, n’aimant point qu’on l’appelât « petit ».
— Oh ! Le jeunet n’est point tant aimable que vous, mon biau Monsieur. Et c’est-y que vous vouliez casseu une croûte avec le vin ?
— Pourquoi non, m’amie, si vous avez du bon pain de froment et du beurre salé ?
— Pour le beurre, je n’ai que celui-là. Et pour le pain, je n’ai que du seigle.
— Va pour le seigle !
— Pour la bouteille, le pain et le beurre, pour deux, ça fait deux sols, dit-elle d’un ton ferme, en m’envisageant oeil à oeil.
— Quoi ! À payer tout de gob ! dis-je, béant. Avant même de se remplir ?
— Dame ! C’est la coutume céans, mon biau Monsieur, vu que le marin, il est presseu de boire, mais point presseu de payeu !
— Voici deux sols et un sol pour toi, m’amie, vu que tu es tant belle et bien rondie que j’en ai l’eau à la bouche rien qu’à te voir.
— Oh ! Oh ! dit-elle en ondulant de tout son corps, voilà quelqu’un qui sait parleu aux garces ! Et le jeunot avec vous, il devrait ben en prendre de la graine.
— Le jeunot avec moi, dis-je, est fâché que tu l’appelles jeunot, vu qu’il est pour entrer chez les mousquetaires du roi.
— Monsieur le Mousquetaire, dit-elle, je vous fais mille excuses, si que je vous ai offenseu. Mais ce n’est point crime d’être jeune, quand on est aussi biau que vous qu’on dirait la peinture de l’archange saint Michel dans not’église !
Après tout ce miel de part et d’autre, j’augurai que la mignonne allait me dire où gîtaient mes frères et, en effet, elle le fit, mais il fallut auparavant, de force forcée, lui dire le quoi, le qu’est-ce et le pourquoi.
— Et que c’est-y que vous lui voulieu aux Messieurs de Siorac ?
— Je suis leur demi-frère.
— Vramy ! c’est ma fé vrai que vous leur ressemblez assé ! Mais que c’est-y que ce frère qui ne l’est qu’à demi ?
— C’est un frère, m’amie, qui a le même père, mais point la même mère.
— C’est donc que la mère des Messieurs de Siorac est défunte ?
— Point du tout. Elle est vivante et bien allante. Mon père m’a eu hors mariage.
— Ça serait-y donc que vous serieu un enfant du peucheu ? dit-elle avec un air à la fois gourmand et réprobateur.
Et ce disant, elle se signa.
— M’amie, dis-je avec humeur, j’aimerais bien que tu ne m’appelles pas ainsi.
— Ta pas offense, Monsieur. Vous êtes ben biau quand même. Et quel âge c’est-y qu’vous aveu à s’teure ?
— Trente et un ans.
— Et point si vieux non plus, dit-elle en me donnant le bel oeil.
Lequel je lui rendis aussitôt, et après cet échange qui n’était que badinage, elle voulut bien me dire où gîtaient les Messieurs de Siorac.
— Vos demi-frères, dit-elle avec un petit rire, tant l’expression la titillait, mais, ajouta-t-elle, à eux deux, ptêt ben qu’y font un frère entier ! En tout cas, yzont un ben biau et riche hôtel jouxtant la cathédrale de Saint-Pierre. (Ce disant, elle se signa.) Mais à s’teure, je gage qu’ils sont sur leur gros batiau, lequel ils nomment Les Six-Reines que j’sais pas ben pourquoi, vu que sur la proue, y’en a qu’une seule en bois avec des tétins gros comme ma tête, mais un corps en queue de poisson, tant est qu’elle a pas de jambes et peut donc point les ouvrir, la pov’dame ! pour quoi vous saveu.
— C’est donc le beau galion que j’ai vu à main dextre amarré au quai ?
— Mon pov’ Monsieur, dit-elle avec un mépris bon enfant, faut-y qu’vous soyeu pas ben instruit pour appeler ce batiau un galion !
— Car ce n’est pas un galion ?
— Eh non ! C’est une flûte ! À Nantes, même un morveux sait ça !
— Eh bien ! dis-je avec bonne humeur, maintenant, même moi je le sais !
— Pardi ! dit-elle, je vous aime bien ! Pas fier, pas hautain, pas chiche-face non plus, vu le sol que vous m’avez baillé ! Vous êtes un vrai Siorac ! J’en mettrais ma main au feu ! Pour moi, je me nomme Antoinette. Que la bonne mère prie pour moi et me pardonne mes peucheu ! Je loge seulette en chambrifime au premier étage de la maison en bois jouxtant le cabaret. J’y suis chaque matin que Dieu fait jusqu’à neuf heures. Vous toqueu trois fois et je vous ouvre, si vous avez besoin de moué.
— Besoin de toi ? dis-je, et comment ?
— Pour coucheu avec vous, pardi !
— M’amie, dit Nicolas qui s’amusait beaucoup, serais-je, moi aussi, inclus dans votre invitation ?
— Dame oui ! Avec joie ! Que j’ai jamais croqueu un mousquetaire aussi mignon que vous !
Je gagnai la « flûte », puisque « flûte » il y avait et, suivi de Nicolas, je grimpai l’échelle de coupée, mais à la coupée précisément, je trouvai deux forts gaillards armés de gourdins qui m’en interdirent l’entrée. Néanmoins, quand je leur eus dit mon nom, ils s’adoucirent et l’un d’eux, sans tant languir, m’amena dans la partie de la poupe où logeaient les « Messieurs de Siorac » puisque c’est ainsi qu’on les appelait à Nantes.
De ma vie je n’avais posé pied sur un vaisseau de charge, comme on appelle les bateaux qui transportent des marchandises, et je fus frappé par les vergues et les haubans qui composaient, autour des trois mâts, une sorte de forêt sans feuilles. L’extrême propreté du pont et des lisses peints à neuf m’étonna et plus encore les six canons que je vis alignés sur le côté tribord que je longeai. Le tribord, à ce que j’appris plus tard, est la droite du navire quand on regarde vers la proue et le bâbord sa gauche. Plaise au lecteur de me pardonner ces termes de marine, mais je me suis hâté de les apprendre dès la minute où Antoinette m’eut fait vergogne de mon ignorance.
J’ai dit déjà que je connaissais assez peu mes frères et j’en ai expliqué la raison dans La Volte des Vertugadins, mais comme je ne puis être assuré que le lecteur se ramentoit ce passage, je le prie qu’il ne trouve pas mauvais que j’y revienne.
Comme bien il sait, je suis le fils du marquis de Siorac et de la duchesse de Guise, laquelle étant veuve alors, mais ayant quelque réputation à préserver, accoucha en catimini. À la prière de mon père, son épouse Angelina consentit fort généreusement à être ma mère sur le papier, la duchesse se contentant d’apparaître dans le rôle de marraine, lequel elle joua à mon baptême au côté de mon parrain, Henri IV.
C’était là une fiction transparente et qui ne trompa personne, mais que toute la Cour accepta avec quelques sourires discrets, les convenances étant sauves. Angelina, toutefois, avait fait entendre à mon père qu’après cette immense concession, elle ne tenait pas à me voir « trop souvent » en la seigneurie du Chêne-Rogneux à Montfort-l’Amaury, laquelle, en fait, appartenait à mon père, mais qu’elle considérait comme sa demeure propre, le marquis de Siorac vivant coutumièrement en Paris avec Miroul et moi en l’hôtel de la rue du Champ-Fleuri.
Mon père eut peut-être tort de prendre ce « pas trop souvent » trop au sérieux, car Angelina était la meilleure des femmes, sans la moindre parcelle d apreté ou de petitesse dans son naturel. Mais le respect que mon père eut de son engagement fit qu’il ne m’emmena qu’une fois au Chêne-Rogneux. J’avais cinq ans alors et mes frères se trouvant être mes aînés de quinze ans, je ne m’intéressai guère à eux, ni eux à moi. Cette visite à bord de La Sirène était donc une première encontre plutôt qu’une retrouvaille et d’autant que depuis mes maillots et enfances, je ne leur avais donné aucun signe de vie, ni eux à moi.
La politesse nous tira d’affaire. Nous nous baillâmes des bonnetades et des salutations auxquelles il ne manquait rien et, ces cérémonies terminées, nous échangeâmes, quasi à la dérobée, des regards attentifs et curieux, tout en laissant à nos lèvres le soin de prononcer des propos sans importance pour peupler le silence.
Selon mes calculs, Pierre de Siorac avait quarante-six ans et son frère, Olivier, quarante-cinq. Mais personne n’eût pensé à les appeler des « barbons », tant ils paraissaient sains et gaillards, la face tannée, les cheveux drus, le corps robuste et sans l’ombre d’une bedondaine. Ils étaient à première vue fort dissemblables l’un de l’autre, Pierre étant de taille moyenne, trapu, la membrature carrée et Olivier grand et mince, mais tout aussi vigoureux. Toutefois, bien que les traits de leurs visages fussent eux aussi différents, il y avait de l’un à l’autre une ressemblance frappante qui tenait moins à leur physique qu’à l’impression qu’ils donnaient de n’avoir pas été chichement dotés par le Créateur en esprit, en perspicacité et en volonté. Comme dit si bien Marot dans son Voyage de Venise : « Fortune est aidable et volontaire à coeur qui veut sa vertu démontrer. » Et certes, les deux Messieurs de Siorac n’avaient plus rien, quant à eux, à prouver de ce côté-là, tant éclatante était leur réussite en les périlleuses fortunes de mer qu’ils avaient osé affronter.
Je fus donc charmé, rien qu’à les voir, de ces frères déconnus et, me sembla-t-il, eux de moi car, mettant fin aux propos de nulle conséquence que nous échangions jusque-là, Pierre, qui était homme vif et de prime saut – davantage, se peut, que son frère qui me parut sinon froid, à tout le moins plus réservé –, me dit du ton le plus chaleureux :
— Tête bleue ! Monsieur mon frère, je suis fort content de vous voir, d’autant plus qu’à vous bien considérer, vous me ramentevez, de la façon la plus frappante, notre père à tous trois. Vramy, je n’ai plus aucun mal, vous voyant, à me le représenter tel qu’il était en la fleur de son âge, tant vous êtes son portrait et semblance.
— C’est vrai, dit Olivier, Monsieur le comte d’Orbieu ressemble beaucoup à notre père.
— Ah ! De grâce, Monsieur mon frère ! Ne me donnez pas du « Comte » ! Je vous le dis du bon du coeur. Mon souhait est d’être pour vous ce que vous êtes l’un pour l’autre.
Et m’avançant vers Pierre, je lui baillai une forte brassée et une autre à Olivier qui me parut plus ému de cet embras-sement que son impassibilité me l’eût laissé supposer.
Après ces embrassements, je leur présentai Nicolas qu’ils accueillirent le mieux du monde – mais voir Nicolas et sa tant fraîche et franche face, c’était déjà l’aimer – et ils nous invitèrent à partager leur repue de midi, laquelle était faite de poisson frais péché, cuit avec des herbes et arrosé de vin de Loire. Je ressentis de prime quelque mésaise car, même amarré à quai dans un port, un bateau bouge sous l’effet des ondulations de l’eau et je me demandai si mon gaster allait pouvoir résister à cet insidieux roulis. Toutefois, dès que j’eus mangé et bu, je me sentis mieux et l’intérêt de la conversation acheva de détacher mon esprit de ce souci-là.
Tandis que nous mangions, mes frères me posèrent des questions à l’infini sur mon père, sur La Surie, « leur voisin du Chêne-Rogneux », mais qu’ils ne voyaient pas plus souvent que mon père ; sur moi-même enfin, sur l’embûche de Fleury-en-Bière que j’avais déjouée et dont le bruit était venu jusqu’à eux.
A cela, je répondis en tâchant de les contenter du mieux que je pus, longuement sur notre père, sobrement sur La Surie et sur moi. Ces sujets épuisés, un silence survint et j’en profitai pour leur poser sur leur grande aventure de mer les questions qui me gonflaient les joues, encore que dans la chaleur si bienvenue et si inattendue de notre encontre, j’eusse quelque peu oublié l’objet de ma visite.
— Voici l’histoire, dit Pierre, lequel était le plus disert des deux frères, encore qu’Olivier jouât lui aussi fort bien du plat de la langue quand le coeur lui disait : lorsque survint ce grand estrangement entre nos parents, notre père ne vint plus au Chêne-Rogneux que pour les semailles et les moissons et confia le ménage du domaine à notre frère aîné, Philippe, lequel, de toute manière, devait hériter et le titre et les biens. Il dota ensuite du mieux qu’il pût ses filles qui, mariées, suivirent leurs maris, qui en Provence, qui en Languedoc. Il bailla enfin à chacun de ses cadets un pécule qui leur permit d’acheter une terre qui pût les rendre à sa mort indépendants, au lieu que de demeurer auprès de leur frère aîné sans rien qui fût à eux.
— Ce n’est pas à dire, ajouta vivement Olivier, que nous ayons eu jamais maille à partir avec Philippe. C’est le meilleur des hommes et à ses cadets très affectionné.
— Cependant, dit Pierre, reprenant le dé aussitôt, l’idée d’acheter chacun une petite seigneurie ne nous souriait guère, ni même d’en acquérir une plus grande à nous deux. Nous avons vécu au Chêne-Rogneux en nos enfances et vertes années, mais maugré notre amour pour la maison natale, nous avions peu de goût pour les travaux des champs qui vous enrichissent une année et, l’année suivante, vous ruinent et qui surtout vous clouent en mortelle monotonie en même coin de glèbe jusqu’à la fin des temps.
— Et aussi, reprit Olivier, nous étions remuants, curieux des mers et des pays et désireux par-dessus tout de bâtir une fortune qui nous élevât dans le monde. Et après un voyage à Nantes qui nous enchanta, nous optâmes pour le commerce maritime, le seul commerce, avec le soufflage du verre, qui fut permis à un gentilhomme. Nous prîmes donc un petit logis à Nantes et nous achetâmes, avec nos deux pécules, un bateau de moyen tonnage dont nous étions tous deux raffolés, si raffolés que nous l’appelâmes La Belle-Nan-taise. Elle avait un nom de femme et qui fut bien choisi, car elle nous coûta prou en achat, en aménagement et en maintenance. Quand nous prîmes la mer avec un capitaine breton que nous avions engagé, c’est à peine s’il nous restait des pécunes assez pour acheter les marchandises que nous comptions revendre. Et le plus dur restait à faire. Il fallait apprendre notre double métier : la conduite du bateau en mer et, à terre, le barguin.
— Il nous fallut deux ans, dit Pierre, et au début de la troisième année, nous faillîmes tout perdre, le bateau, l’équipage et nos vies, étant poursuivis par un pirate anglais qui nous aurait infailliblement abordés, dépouillés et coulés, si nous n’avions eu la chance, dans la violente mousqueterie qui éclata à faible distance, de tuer leur capitaine. Or, les Anglais ont des marins disciplinés et un bon commandement, mais quand on tue leur capitaine, on dirait qu’ils sont démâtés : ils perdent toute initiative. C’est ainsi que nous réussîmes à nous mettre à la fuite. Mais ce fut une bonne leçon. Avec tout ce nous avions gagné avec deux ans de commerce, nous achetâmes des canons et une flûte hollandaise. C’était une beauté et pour cette raison, nous l’appelâmes Le Triton.
— Nous y voilà ! m’écriai-je. Une flûte ! Je vais enfin savoir ce qu’est une flûte et en quoi elle diffère d’un galion !
— Le galion, reprit Olivier avec un sourire, est une construction espagnole. C’est lui aussi un trois-mâts, mais sa forme est beaucoup plus massive que celle de la flûte. Elle comporte à la poupe un château, élevé parfois de deux étages, pour le logement du capitaine et un château plus petit à la proue pour loger les marins. Le galion est surtout célèbre, parce que les Espagnols l’emploient pour amener dans leurs ports l’or des Amériques. La flûte, elle, n’a ni château de proue ni château de poupe. Elle est donc beaucoup moins surélevée et plus légère. Elle possède un fond plat et, par conséquent, un faible tirant d’eau qui lui permet d’entrer même dans des ports envasés ou remonter les rivières. Ses formes sont rondes et, surtout, sa largeur à la flottaison est beaucoup plus grande que sa largeur au niveau du pont. Les armateurs hollandais l’ont ainsi construite, parce que les droits de port étaient calculés sur la largeur du pont. Mais cette particularité s’est révélée excellente pour la tenue de mer. Étroite du haut et évasée du bas, la flûte est bien assise sur l’eau. Elle n’en est que plus sûre. Elle est aussi plus rapide qu’un galion, elle coûte moins cher à construire et, pour sa conduite, exige moitié moins de marins.
— En un mot, dit Pierre, avec une flûte, surtout quand elle est bien garnie en canons contre les pirates, on peut s’aventurer à traverser l’Atlantique et commercer avec la Nouvelle-France.
— Mais, dis-je, que fîtes-vous alors de La Belle-Nantaise ?
— Ce que nous avons fait toujours et faisons encore : du cabotage le long de nos côtes atlantiques.
— Et que vendez-vous ? dis-je, avec la plus vive curiosité.
— Mais tout ! dit Pierre en riant. Nous achetons tout ce qui s’achète et nous vendons tout ce qui se vend.
— Par exemple ?
— Aux Bretons, nous achetons du blé et des toiles. Nous leur vendons du vin de Loire, ainsi qu’aux Hollandais, à qui nous achetons des draps. Aux Bordelais, nous vendons des draps hollandais, des toiles bretonnes et nous leur achetons de l’huile. À tous, nous vendons du sel de Bourgneuf.
— Mais, dis-je, n’est-ce point plus périlleux de traverser l’Atlantique que caboter le long de nos côtes ?
Les deux frères s’entre-regardèrent et comme Pierre faisait la moue sans se prononcer, ce fu t Olivier qui répondit :
— Ce n’est pas la même sorte de péril. La terreur du caboteur, ce n’est point la mer, c’est la côte, contre laquelle la houle, le courant, l’obscurité ou une erreur de cap peuvent le drosser. La flûte qui traverse l’Atlantique craint certes les tempêtes, mais elle ne craint qu’elles et les pirates, bien sûr.
— Messieurs mes frères, dis-je, de grâce, pardonnez toutes ces questions mais pour moi, le monde où vous vivez est un monde neuf et merveilleux. Je serais heureux d’y entrer au moins par la pensée afin de le mieux entendre.
— Posez toutes les questions du monde, dit Pierre en souriant. Nous ferons de notre mieux pour vous amariner.
— Que barguignez-vous avec les Français des Amériques ?
— Nous leur vendons tout ce qui est français, et surtout des vins de Loire. Nous leur achetons des peaux, des fourrures, du poisson séché, du cuivre et du plomb.
— Me tromperais-je, Messieurs mes frères, si je disais que vous faites bien vos affaires ?
Ici, Pierre fit la moue et resta bouche cousue et je commençai à penser qu’il était de ces hommes qui n’aimaient pas qu’on les crût riches. Olivier, visiblement, n’avait pas le même souci et il répondit à la franche marguerite.
— Les profits sont à la mesure des risques : considérables. Mais la paie des marins, leur nourriture et l’entretien du bateau coûtent les yeux de la tête. Il n’y a que le vent qui soit gratuit.
— Sauf, dit Pierre, quand il déchire une voile ou casse un mât. Il faudrait aussi avoir davantage de bateaux pour ne pas mettre tous les oeufs dans le même panier.
— Mais les choses vont mieux, dit Olivier, depuis que nous avons un troisième bateau et c’est justement sur celui-là que nous nous trouvons à s’teure.
— Est-ce aussi un hollandais ?
— C’est un franco-hollandais.
— Comment cela ?
— Nous avons fait faire une copie du Triton sur un chantier nantais.
— Mais, dis-je, n’est-ce pas une sorte de trichoterie que d’agir ainsi ?
A quoi les deux frères s’entre-regardèrent et se mirent à rire aux éclats.
— Si c’est une trichoterie, dit Olivier, votre grand cardinal l’a commise avant nous. Il vient d’acheter cinq hollandais et les fait copier dans des chantiers bretons et normands avec l’aide de charpentiers hollandais qu’il a fait venir tout exprès et qu’il paie à grand prix.
— Mais comment savez-vous cela ? dis-je, béant. Moi qui vis à la Cour, et assez proche du cardinal, je l’ignorais.
— Il n’y a pas de miracle pour un armateur à savoir ce qui se passe dans les chantiers bretons ou normands, dit Olivier. Les nouvelles courent vite d’un port à l’autre et les marins ne pensent, ne parlent, ne mâchent et ne rêvent que bateaux : bateaux coulés, échoués, désarmés, réarmés, construits ou achevés et vous pensez si les marins désoccupés dressent l’oreille quand ils oient que le cardinal s’est donné pour but l’achat ou la construction de quarante vaisseaux pour le Ponant, et pour le Levant de dix vaisseaux et de quarante galères.
— Pourquoi tant de galères en mer Méditerranée ?
— Parce que, dit Pierre, dans cette mer-là, il arrive assez souvent que le vent refuse et que le bateau s’encalmine. L’aviron l’emporte alors sur la voile et pour combattre les galères barbaresques qui pillent les côtes de Provence, il faut des galères françaises et rien d’autre.
— Quant à vous, dis-je, au bout d’un moment, aimeriez-vous encore augmenter votre flotte ?
À cette question qu’ils jugeaient sans doute naïve, mes deux frères s’entre-regardèrent et échangèrent un sourire.
— Quel armateur, dit Pierre, ne serait pas charmé d’agrandir sa flotte ? Mais ce jour d’hui, ce n’est guère opportun. L’Angleterre encourage les protestants de La Rochelle à se rebeller contre Louis et si elle y parvient, il est probable qu’elle enverra une Invincible Armada{65} de son cru à la fois pour soutenir La Rochelle et pour prendre pied sur son sol. C’est pourquoi, dans les mois qui viennent, nous n’aurons qu’un seul bateau en mer : celui-ci précisément qui doit appareiller demain pour la Nouvelle-France. Et soyez bien assuré que, malgré les tempêtes, il sera plus en sûreté au milieu de l’océan qu’en cabotant le long de nos côtes, étant donné les circonstances. Quant aux deux autres bâtiments, ils resteront bien sagement amarrés dans le port de Nantes jusqu’à la fin du chamaillis.
Notre dîner depuis belle heurette achevé et mon gaster rempli, ma curiosité, elle, n’était pas encore rassasiée, tant je trouvais d’intérêt à ces propos. Et j’eusse continué à poser des questions, si un marin n’était venu dire à mes frères que la cargaison était en totalité embarquée et arrimée et qu’ils voulussent bien l’inspecter avant la fermeture des cales. Avec mille excuses de me quitter et mille promesses de me revoir bientôt et je ne sais combien de fortes brassées, les Messieurs de Siorac, comme on les appelait à Nantes, prirent congé de moi et moi d’eux et non sans quelque émeuvement des deux parts. Je redescendis fort songeur l’échelle de coupée en faisant en mon for les voeux les plus ardents pour que La Sirène parvienne saine, sauve et gaillarde à Québec et s’en revienne de même en son repaire breton.
Dès que je fus de retour au château, j’allai voir le roi à qui j’avais demandé congé le matin même pour visiter mes frères. Je le trouvai en train de dessiner un château, se peut le château qu’il eût aimé bâtir, mais qu’il ne construirait jamais, n’ayant point l’ombre d’une vanité et étant fort épargneur des deniers de l’État quand il ne s’agissait que de lui-même. Je me ramentus, à le voir ainsi occupé, le dessin qu’il avait fait du châtelet d’entrée qu’il m’avait conseillé de construire à Orbieu. J’avais de prime fait copier ce dessin pour remettre cette copie au maître d’oeuvre des maçons d’Orbieu, ne voulant pas me dessaisir de l’original que j’avais mis aussitôt sous verre et encadré, étant plus enchanté de lui que d’un diamant de prix.
Tout en dessinant avec beaucoup d’adresse ce château de ses songes, Louis me demanda ce qu’il en était de mon entrevue avec mes frères. Craignant de l’ennuyer ou de le troubler dans son travail, je lui répondis de prime de façon succincte, mais dès les premiers mots, son intérêt s’éveilla et il me pressa de questions, tant est qu’à la fin, je lui en fis de long en long ma râtelée.
Mon conte fini, Louis resta un instant silencieux, puis relevant la tête, son crayon désoccupé pendant au bout de son bras, il dit non sans quelque véhémence :
— Ah ! que voilà de sages et vaillants gentilshommes ! Tous les jours que Dieu fait, j’enrage de voir autour de moi ces coquardeaux de cour se pavaner autour de moi, le cheveu frisotté, les mains baguées, la face pulvérisée de parfum, et ne rien faire de tout le jour que de babiller entre eux ou avec les dames et ne se souvenir qu’ils sont des hommes que pour couper la gorge de leur meilleur ami sur une querelle de néant. Et au nom de quoi ? De je ne sais quel stupide point d’honneur, comme s’il pouvait y avoir de la gloire à s’entre-tuer entre chrétiens ! Et encore s’ils se battaient seuls à seuls, mais il leur faut des témoins ! Deux chacun et qui se battent aussi sans se connaître et sans grief aucun l’un contre l’autre ! Tant est qu’il faut être six au moins pour que la tuerie soit honorable et laisser trois ou quatre hommes sur le pré, morts ou blessés à mort, et cela de janvier à décembre ! Quelle hécatombe ! Quelle perte pour ma noblesse et mes armées que ce saignement continuel ! Et comme il affaiblit l’État ! Vos dignes frères, Siorac, ne se battent, eux, que contre les tempêtes des océans et contre les pirates ! Ils exercent avec vaillance un métier d’homme dur et périlleux, utile au royaume, utile à eux-mêmes ! Et ils sont, pour tous ceux qui se targuent d’être de bonne maison, un exemple et un modèle...
Je m’apensai, en écoutant ces paroles, que c’était là un long discours pour un homme aussi taciturne. Et j’en conclus alors que l’éloquence du cardinal déteignait sur Louis. Mais je m’avisai un peu plus tard que ce n’était pas tout à fait vrai. Car l’éloquence du cardinal était latine et savante, organisée en parties bien distinctes, exposant souvent deux thèses opposées et en tirant une conclusion mesurée et pesée dans de fines balances. L’éloquence, chez Louis, était une explosion violente, née d’une indignation contenue qui soudain ne se pouvait réprimer davantage. Je l’ai ouï éclater en sarcasmes devant les parlementaires dont l’arrogance l’avait offensé et, mieux encore, s’adresser aux évêques en termes déprisants. Chose curieuse, je retrouvai alors chez lui, en éclairs soudains, cette verve savoureuse et populaire qui était si caractéristique d’Henri IV quand il s’emportait.
Le cardinal, estimant qu’il n’avait plus rien à faire à Nantes, demanda son congé à Louis afin de pouvoir retourner en Paris où l’attendaient de nouvelles affaires. Le roi le lui donna et me le bailla ensuite à moi-même car j’avais été si longtemps tenu éloigné de mon domaine d’Orbieu que le coeur me doulait.
Je me préparai donc avec Nicolas à me joindre à la suite de Richelieu quand il apprit, quasi la veille de son département, qu’une embûche l’attendait sur le chemin qui menait à Paris. « Après tout, dit-il sans battre un cil, ce n’est que la troisième fois qu’on essaye de m’assassiner. » Et encore qu’il détestât être gardé, car c’était, disait-il, perdre toute liberté, le roi lui imposa une escorte de cinquante mousquetaires à cheval et de trente gentilshommes dont je fus et dont je reçus le commandement.
Louis redoutait tant de perdre le cardinal qu’il fut, me dit-on, quasi dans les larmes de le voir départir et, d’après ce que j’ouïs, envoya un courrier rapide à l’évêque du Mans pour qu’à son passage il adjoignît encore une vingtaine de gentilshommes à son escorte.
Sauf quelques heures où Richelieu me voulut dans son carrosse pour me parler de sa marine, je fus la plupart du temps à cheval et le soir à l’étape, je ne manquai pas d’avoir les jambes roides et le fessier moulu.
Nicolas pâtit encore davantage de ces incommodités et je lui conseillai de tremper longuement dans l’eau froide les parties endolories, ce qu’il fit à chaque étape et il s’en trouva content. J’observai qu’il exigeait la présence d’une chambrière pour prendre ce bain. Ce qui m’amena à penser qu’il voulait compenser la froidure de son corps par le réchauffement d’une présence féminine.
Cette escorte du cardinal fut le noyau de la garde personnelle que Louis imposa à Richelieu dans les mois qui suivirent, laquelle fut recrutée et payée par le cardinal lui-même et qui comportait des mousquetaires à pied et des gardes à cheval. Il y eut entre ces deux corps et ceux du roi une certaine rivalité, mais il serait bien insensé d’imaginer qu’il y eût de l’un à l’autre des duels. La discipline des mousquetaires, telle qu’elle avait été voulue par le roi, était si sévère, pour ne pas dire si terrible (la peine de mort étant appliquée dès la troisième faute grave), qu’elle eût découragé les duellistes les plus enragés. Tirer l’épée contre un frère d’armes, c’eût été aller porter de soi sa tête sur le billot. Aucun jugement n’était nécessaire. Un ordre du capitaine suffisait.
De reste, les mousquetaires du roi, cavaliers issus des plus nobles familles de France, n’eussent jamais, au grand jamais, croisé le fer avec les mousquetaires à pied du cardinal dont le recrutement n’était point aussi relevé. Il est vrai que les gardes à cheval du cardinal, eux, étaient nobles. Mais leur noblesse ne les haussait pas si haut que celle des mousquetaires du roi. Tant est que le fils d’un gentilhomme du plat pays ne fut jamais, pour le fils d’un duc, un adversaire qu’il eût pu accepter sans déchoir.
Je ne pus m’arrêter à Orbieu comme je l’avais envisagé, car le cardinal me voulait présent à l’Assemblée des notables que le roi et lui-même avaient décidé de réunir en Paris pour approuver, et les décisions qu’il avait prises (notamment celles concernant la marine) et celles qu’il avait le projet de prendre. Sans doute eût-on pu demander cette approbation au Parlement, mais il l’aurait à coup sûr refusée, étant routinier au point d’être hostile à toute nouveauté, fut-elle des plus utiles au royaume. Il est vrai que le roi pouvait passer outre à cette opposition en adressant au Parlement une lettre de jussion, mais il en fallait trois successivement pour le faire capituler, ce qui eût fait perdre beaucoup de temps, surtout si on avait agi de même avec les parlements de province. Et cela à un moment où le cardinal poursuivait fiévreusement la reconstruction d’une marine pour faire échec aux Rochelais et aux Anglais.
Cette Assemblée de notables s’ouvrit dans la grande salle des Tuileries le 2 décembre 1626 et fut dissoute le 24 février 1627. Deux ou trois jours après sa terminaison, je reçus en mon appartement du Louvre la visite du chanoine Fogacer, l’éminence grise du nonce apostolique. J’ose à peine céans parler d’éminence grise pour la raison que ce terme s’applique d’ordinaire au père Joseph, agent secret de Richelieu, personnage vivant en pauvreté capucine, une vie érémitique. Mon Fogacer, lui, n’avait que faire de ce Spartiate dénuement, étant chaussé non de sandales à toutes boues, mais de bonnes et closes bottes et portant sur ses larges épaules en hiver, en lieu d’une mince bure, une hongreline fourrée.
— Monsieur le Comte, dit-il en s’asseyant devant un gobelet que Nicolas emplissait de mon vin de Bourgogne, je sais peu de chose sur cette Assemblée de notables qui vient de se terminer et j’aimerais que vous m’apportiez là-dessus quelques lumières, puisque aussi bien vous en fîtes partie. Grand merci, Nicolas, poursuivit-il, en jetant à mon écuyer un regard vif et pas plutôt lancé que repris, ce qui me donna à penser que la bougrerie de Fogacer était contrainte, mais non éteinte.
Mon père aurait dit à ce sujet que le désir de l’autre, qu’il soit masculin ou féminin, est la dernière chose qui nous quitte en cette vie.
— Mon ami, dis-je, je suis prêt à vous apporter toutes les lumières du monde ; si du moins ce sont bien celles-là que vous cherchez. L’Assemblée des notables comprend tous les membres du Conseil des affaires (dont je suis, ajoutai-je avec un petit salut), plus un certain nombre de personnes désignées par le roi : à savoir, dix nobles nantis de hautes charges dans l’armée, vingt-huit officiers royaux et douze ecclésiastiques. Tous ces notables furent choisis en raison de leur fidélité, de leur zèle et de leur dévotion envers le souverain : sage précaution, vu qu’en toute probabilité, ils n’allaient pas chagriner Sa Majesté en rejetant ses propositions...
— Je sais cela, dit Fogacer.
— Alors, c’est que sans doute vous voudriez savoir les propositions que les notables acceptèrent. Les voici : suppression de la Connétablie, suppression de la charge d’amiral de France, démolition des forteresses jugées inutiles, suppression des garnisons qui les défendent, amputation des pensions versées par le roi.
— Je sais cela, dit Fogacer.
— Bref, nous allons faire ce que vous et moi appelons des économies, mais que nos ministres appellent avec tact « retranchements ». Fut décidé ensuite le rachat du domaine royal fort sottement aliéné du temps de la régente (mais par décence on ne prononça pas le nom de la régente, présente en cette assemblée à la dextre du roi).
— Je sais cela, dit Fogacer.
— Vous savez aussi cela, mon cher chanoine ? Dois-je faire à mon tour des « retranchements » dans mon récit ?
— Mais pas du tout ! Poursuivez, de grâce !
— Les notables approuvèrent aussi la construction de quarante-cinq vaisseaux pour une somme d’un million deux cent mille livres, ainsi que la fondation de nouvelles compagnies pour notre commerce d’outre-mer.
— Je sais cela, dit Fogacer.
— Eh bien, dis-je, envisageant le chanoine avec des yeux innocents, je crois bien que c’est tout.
— Monsieur le Comte, vous vous gaussez de moi, dit Fogacer avec un petit brillement de l’oeil qui n’était pas des plus suaves. Vous oubliez la définition nouvelle des crimes de lèse-majesté.
— C’est bien vrai, cela ! m’écriai-je. Mais puisque vous savez tout, je me demande bien quelle lumière nouvelle vous attendez de moi.
— Poursuivez, de grâce, Monsieur le Comte, nous verrons bien.
— Cette définition des crimes de lèse-majesté n’est pas vraiment nouvelle, mais elle fut complétée sur certains points avec un esprit de méthode et de minutie qui me paraît trahir la main du cardinal ou peut-être devrais-je dire sa pensée.
— C’est bien ce que nous croyons, dit Fogacer, pour qui ce « nous » n’était pas, à coup sûr, un « nous » de majesté.
— Voici donc, mon cher chanoine, les actes qui sont considérés comme entraînant le crime de lèse-majesté. Désirez-vous que je les énumère ?
— Je le désire, en effet.
— La levée de soldats sans autorisation, l’achat d’armes à feu et de poudre, les fortifications de villes ou de châteaux, la tenue d’assemblées secrètes, la publication de pamphlets politiques. C’est tout, je crois.
— Vous en oubliez un !
— Mais c’est vrai ! dis-je, de l’air le plus ingénu. (Et dans ces cas-là, avoir les yeux bleus est une grande ressource.) Mais, permettez que je me corrige : voici donc l’ultime crime de lèse-majesté, le dernier, mais non le moindre : le fait de s’aboucher avec une puissance étrangère ou avec l’ambassadeur en Paris de cette puissance.
— Sur ce point-là, précisément, dit Fogacer avec quelque gravité, il y eut, à ce que j’ouïs, quelque dispute en l’assemblée.
— Mon cher chanoine, dis-je, vous êtes si bien informé de tout qu’il me semble que mes lumières ne vous sont pas utiles.
— Si fait. Sur cette contestation, je ne sais pas tout. Loin delà.
— Eh bien, voici, moi, ce que j’en sais. D’aucuns dans l’assemblée, mais à vrai dire, ce fut le plus grand nombre, considérèrent que le pape était un prince dans le siècle, ayant un État, des ministres, une police, une armée et une politique étrangère, et que le nonce était, par conséquent, l’ambassadeur d’un pays étranger. En conséquence, la définition du « crime de lèse-majesté » s’appliquait à tous ceux qui, en Paris, s’abouchaient avec lui. Mais d’aucuns dans l’assemblée poussèrent alors des cris. Le nonce, dirent-ils, était l’envoyé du pape et le pape était le chef de tous les catholiques et, qui plus est, notre père à tous !
— L’évidence même, dit Fogacer sans battre un cil.
— Mais cette évidence ne fut guère défendue que par les douze ecclésiastiques dans l’assemblée. Toutefois, à eux douze, ils firent alors une si grande noise qu’on eût dit qu’ils étaient le double ou même le triple de ce qu’ils étaient. Pour finir, ils quittèrent la salle la crête haute, dans un grand froissement de soutanes, boudèrent les séances ultérieures et s’allèrent plaindre enfin au nonce. Et maintenant, mon cher Fogacer, ne me dites pas que vous ne savez pas que le nonce protesta auprès de Sa Majesté et menaça même de quitter la France. A telle enseigne que le roi et le cardinal exercèrent alors une pression sur l’assemblée, telle et si forte, qu’elle décida, à vrai dire à une faible majorité, que le nonce ne serait pas considéré comme l’ambassadeur d’un pays étranger... Èt croyez-moi, mon cher chanoine, je me réjouis fort pour vous de cette décision, car elle vous permettra d’ores en avant de vous aboucher avec le nonce sans risquer pour autant de porter votre tête blanche et vénérable sur le billot.
— En êtes-vous sûr ? dit Fogacer. Après tout, la décision de l’Assemblée des notables n’engage pas du tout le roi.
Eh ! Voilà donc, m’apensai-je en un éclair, voilà donc où le bât le blesse !
— En effet, dis-je, mais c’est mal connaître Louis. Il a montré qu’il était capable, comme vous le savez, d’aller battre les troupes pontificales qui occupaient indûment les forts de la Valteline. Mais il n’affrontera jamais le Saint-Siège en s’en prenant au nonce ou à l’un des serviteurs du nonce. Tout au plus les fera-t-il discrètement surveiller.
— Car il les fait surveiller ? dit Fogacer.
— Je n’en sais rien et par conséquent n’en dirai mot ni miette. Après tout, que fait un ambassadeur ? Il ouvre grand ses oreilles et ses yeux afin d’informer son souverain. Il me semble donc fort probable que le pays qui lui accorde une précautionneuse hospitalité trouve de son intérêt de s’informer à son tour sur lui...
Le lecteur trouvera sans doute que, dans cette scène, je me suis amusé à jouer au chat et à la souris avec le chanoine Fogacer. Mais c’est là une impression qui ne me rend pas justice. Car même en concédant – sans en croire un seul mot – que le nonce n’était pas l’ambassadeur d’un pays étranger, le cardinal n’avait pas relâché d’un pouce la surveillance discrète dont le nonce et ses familiers étaient l’objet. Je rendis donc un signalé service à notre ami Fogacer en lui recommandant implicitement la plus extrême prudence dans ses pas et démarches.
Dès le lendemain, et dès qu’il put me recevoir, je répétai au cardinal cette conversation. Elle l’amusa quelque peu, puis, reprenant sa gravité, il dit :
— Voilà un « crime de lèse-majesté » qui va faire réfléchir beaucoup de gens ! En particulier ceux qui caressent un peu trop l’ambassadeur d’Angleterre et l’ambassadeur d’Espagne. Quant à Fogacer, il est trop fin et trop circonspect pour aller plus loin qu’il ne devrait. Il a beaucoup d’esprit et le roi le tient, comme moi-même, pour un « véritable Français ». Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’un jour vienne où votre chanoine me pourra renseigner davantage qu’il n’informe le nonce...