Quand il me dit que mon « chanoine » le pourrait un jour « renseigner davantage qu’il n’informait le nonce », il se peut que Richelieu ait souhaité que son propos soit répété par mes soins à Fogacer.
Toutefois, quand je dînai avec Fogacer trois jours plus tard, dans l’hôtel de mon père, je demeurai là-dessus bec cousu, estimant que ce rollet-là convenait mieux à un des agents du cardinal qu’à ma propre personne. De toute manière, il me sembla que ce genre de démarche me mettrait en délicate posture vis-à-vis de Fogacer, surtout après cet entretien en mon appartement du Louvre où je lui avais quelque peu tabusté les mérangeoises sur le sujet des crimes de lèse-majesté.
Dès que Mariette, ayant fini de servir, sortit « emportant ses grandes oreilles avec elle », comme mon père aimait dire, il ne fut plus question que de duels et en particulier de Montmorency-Bouteville qui, confondant bravoure et bravade, venait de faire à Sa Majesté, coup sur coup, deux inexcusables écornes.
Descendant d’une illustre famille, fier d’avoir, en vingt et un duels, tué vingt et un gentilshommes, condamné en 1624 par le Parlement pour avoir expédié le comte de Pontgibaut, Bouteville avait eu l’audace de briser de ses mains, à Paris, la potence à laquelle était accroché le tableau qui l’exécutait en effigie.
Récidivant trois ans plus tard en 1627, il se donna le plaisir de tuer le comte de Torigny et, conscient d’avoir, par ce nouvel exploit, outrepassé les bornes, il chercha refuge aux Pays-Bas à la cour de l’archiduchesse qui, étant fille d’Henri II et la dernière Valois vivante, accueillait les Français à sa cour avec faveur.
Soeur cadette de la reine Margot et bien différente d’elle par ses moeurs et par son naturel, c’était une dame fort sur l’âge, douce et bienveillante. Elle croyait, en sa grande piété, que le coeur humain le plus endurci pouvait, avec un peu d’aide, s’ouvrir à l’amour des autres.
Elle avait fort à faire, en l’occurrence, avec ce boutefeu de Bouteville. Et d’autant que le marquis de Beuvron, ami du comte de Torigny, et le voulant venger, avait suivi notre héros jusqu’à Bruxelles pour le défier. L’archiduchesse, désolée à l’idée qu’on répandît le sang en ses États, demanda à Spinola – l’illustre vainqueur de Breda – de recevoir les deux bretteurs à souper pour les réconcilier : ce qu’ils promirent en sa présence, mais, demeurés seuls, ils se délièrent aussitôt de leur serment et convinrent, corbleu ! de se battre ! Mais où ?
Ils ne le pouvaient à Bruxelles, l’archiduchesse le leur ayant défendu, et pendant qu’ils se demandaient désespérément où diantre ils allaient bien pouvoir s’entre-tuer, la bonne princesse, confiante en les bonnes assurances qu’ils avaient données à Spinola, en fit part, par lettre, au roi de France et lui demanda, pour Bouteville, une lettre d’abolition, laquelle pouvait seule le laver de ses vingt-deux assassinats.
Or, la dernière des Valois jouissait, auprès du second roi Bourbon, d’une grande considération. Et ne pouvant ni refuser ni accorder la complète abolition que l’archiduchesse avait quise de lui, Louis permit à Bouteville de revenir en France, mais il lui interdit de mettre le pied dedans Paris et à la Cour.
À ouïr la nouvelle de cette restriction, Bouteville entra dans ses fureurs. Peu lui chalait Paris ! Mais la Cour était un théâtre où, après chacun de ses victorieux duels, il était accoutumé à se pavaner en sa gloire devant nos coquardeaux béants. C’était là aussi où notre guerrier se reposait en galantisant celles de nos belles qui ne se trouvaient pas insensibles à sa vaillante épée : « Puisqu’on a le front, s’écria-t-il, de me refuser une pleine et complète abolition, j’irai me battre incessamment à Paris et qui plus est, sur la place Royale ! »
Se battre dans la capitale dont Sa Majesté lui défendait l’entrant, c’était déjà une hautaine désobéissance. Cependant, se battre au Pré-aux-Clercs – là où les écoliers de Sorbonne vidaient leurs petites querelles et bien souvent dans le sang, le guet fermant les yeux sur ces polissonnades –, c’eût été moindre mal. Mais choisir la place Royale pour désobéir au roi était une écorne des plus insolentes. Car la superbe place avec ses arcades et ses belles maisons symétriques, construites en briques à chaînages de pierre, était l’oeuvre d’Henri IV. Et par piété filiale, Louis poursuivait son achèvement avec beaucoup d’amour et de soin. C’était donc dans ce haut lieu qui tenait tant à coeur à Sa Majesté, lieu en outre qui portait son nom, qu’on allait lui faire cette braverie, tant il est vrai que chez les Grands, la gloire et le point d’honneur commandaient trop souvent envers le roi le défi et la rébellion.
Le mercredi 12 mai 1627, à deux heures de l’après-dînée sur la place Royale, ils sont six à se vouloir assassiner. Bouteville est assisté de son intime ami Des Chapelles et de Monsieur de La Berthe. Beuvron a pour témoin son écuyer, Monsieur de Buquet, et Bussy-d’Amboise.
Quand six épées sont en même temps dégainées, il va sans dire que la mort ne peut qu’elle ne frappe. Par malheur, elle ne frappe pas là où il aurait fallu, puisque la fortune hasardeuse des armes accable les témoins qui n’ont aucune part à la querelle et qui ne sont là que par amitié. Monsieur Bussy-d’Amboise et Monsieur de La Berthe tombent l’un mort, l’autre quasi mourant, leur beau sang rouge tachant le pavé neuf de la place Royale. Au ferraillement des lames d’acier succède un moment de stupeur et de silence. Le duel n’a duré que deux minutes, juste le temps qu’il fallait pour que deux jeunes hommes fussent rayés du nombre des vivants. On transporte les corps et nos deux héros, rengainant, se mettent, chacun de son côté, à la fuite. Le marquis de Beuvron et son écuyer Buquet tirent à brides avalées dans la direction de Calais qu’ils atteignent sans débotter et là, sans encombre, s’embarquent pour l’Angleterre et poussent un grand soupir quand ils aperçoivent enfin dans la brume les falaises blanches de Douvres.
Bouteville, flanqué de son alter ego, le comte Des Chapelles, conduit sa fuite avec plus de nonchalance. C’est un grand seigneur : il se croit à l’abri de tout. Il tâche de gagner la Lorraine, mais commet l’erreur de s’arrêter en chemin à l’auberge de Vitry-en-Perthois où les deux amis partagent le même lit. Par le plus grand des hasards et la plus fortuite des coïncidences, ils sont reconnus, arrêtés, reconduits à Paris, embastillés et jugés.
Les bourgeois hautains du Parlement de Paris, impitoyables pour les vices qui ne les tentent pas (et en effet, ils considèrent, non sans raison, que le duel en est un, et le pire de tous), ne sont que trop contents de les condamner à mort. Et à la vérité, les parlementaires montrent là une grande constance en leurs opinions, car lorsque Louis, par son édit de février 1626, avait interdit les duels, le Parlement avait déjà opté pour la peine capitale. Mais Louis qui, pas plus que le cardinal, ne voulait alors aller si loin, avait dû lui envoyer des lettres de jussion pour le faire changer d’avis. Et quelle revanche aujourd’hui, pour le Parlement, malicieuse à l’égard du roi, cruelle pour Bouteville, que de condamner ce grand seigneur à porter sa tête fière sur le billot !
Mais revenons à ce dîner chez mon père où les langues se délièrent dès que Mariette nous eut quittés.
— La question, dit mon père, est de savoir si Louis va faire grâce ou non. Ce n’est pas la première fois qu’un crime de ce genre échappe au châtiment. Des édits contre le duel, celui de Louis XIII n’est jamais que le troisième, le premier ayant été promulgué par Henri III et le second par Henri IV en 1609. Ils sont restés lettre morte. Comme disait avec chagrin mon vieil ami Pierre de L’Estoile, « en France, dès qu’une ordonnance est bonne, elle n’est pas appliquée ».
— Le cardinal, dis-je, a prononcé à l’Assemblée des notables quelque chose d’approchant. Mais loin de se tourner vers le passé avec chagrin, sa maxime envisageait l’avenir avec résolution. Voici ses paroles : « Pour rétablir cet État en sa première splendeur, il n’est pas besoin de beaucoup d’ordonnances, mais bien de réelles exécutions. »
— Mon cher Chanoine, dit La Surie, que dit l’Église sur le duel ?
Avant que de lui répondre, Fogacer l’envisagea de son oeil noisette en relevant ses sourcils vers les tempes. Mais au lieu que ce tic, en ses années plus vertes, lui donnait un air quelque peu diabolique, maintenant que ses sourcils n’étaient plus noirs de jais, mais blancs comme neige, il lui conférait, bien au rebours, un air de réflexion et de sagesse qui convenait à son état.
— Chevalier, dit-il, l’Église le condamne absolument. Pour elle, le duel est à la fois homicide et suicide. Il est donc deux fois peccamineux.
— Toutefois, dit La Surie, lançant sa botte, je n’ai jamais ouï que les évêques aient excommunié pour mort d’homme un duelliste.
— Ils auraient fort à faire, dit Fogacer sans s’émouvoir. J’ai ouï dire qu’en ce royaume, il y avait plusieurs centaines de duels par an...
Mon père lança à La Surie un oeil réprobateur. Il n’aimait pas que Miroul, converti des plus tièdes, fît de petites gausseries sur l’Église catholique, fut-ce en s’adressant à Fogacer, si vieil et si fidèle ami qu’il était quasiment de notre parentèle.
— Revenons à nos moutons, dit mon père. Le roi va-t-il ou ne va-t-il pas faire grâce ? J’ai appris que le cardinal, avec l’approbation du roi, avait porté la question devant le Conseil des affaires. Si cela est vrai, Pierre-Emmanuel, pouvez-vous nous en toucher un mot sans manquer à votre discrétion coutumière ?
— Mon père, il n’y a pas cette fois de secret. Bien au rebours. On attend des membres du Conseil qu’ils informent leur entourage.
— Y eut-il un vote ? demanda Fogacer.
— Nenni. Le roi n’en voulut pas, réservant sa propre décision. Quant au débat lui-même, il y eut des interventions diverses, les unes pour la grâce, les autres contre. Mais la seule qui comptât et que tous attendaient était celle de Richelieu. Et un prodigieux silence s’établit dans le Conseil quand il se leva et lut un rapport écrit.
— Pourquoi « écrit », demanda La Surie, lui dont l’éloquence coule de source ?
— Sans doute parce qu’il voulait, en sa prudence, laisser une trace écrite qu’on ne pût contester.
— Et pourquoi avait-il à prendre tant de précautions ?
— Il se savait tant haï par les Grands qu’il ne voulait pas leur donner motif de le haïr davantage.
— Je ne vous entends pas.
— Vous allez m’entendre, Chevalier, dis-je avec un sourire : il n’est que de m’écouter. L’exposé du cardinal fut, comme à l’accoutumée, très méthodique. Il comportait deux parties et une conclusion. Dans la première partie, Richelieu énuméra toutes les raisons qu’il y avait de frapper durement les coupables. Dans la deuxième partie, il passa en revue toutes les raisons qu’on aurait de leur faire grâce. Puis il conclut.
— En faveur de la grâce ? dit mon père.
— Pas tout à fait. Il laissa entendre que sa robe cardinalice lui défendait de proposer la mort pour les duellistes. Il optait donc pour la commutation de ladite peine en peine d’embastillement, sans en préciser la durée. Mais cette conclusion comportait elle-même un tiroir et quand on le tirait, on y trouvait une autre conclusion, qui était celle-ci : « Votre Majesté saura bien, d’elle-même, trouver la résolution la plus utile à son État. » Richelieu disait « la plus utile ». Il ne disait pas « la plus humaine ».
— Si je vous entends bien, dit mon père, Richelieu recommande la grâce, mais il suggère fortement la mort.
— J’en suis tout à plein assuré et aussi pour une autre raison. La première partie – celle qui plaide pour la mort – est bien plus riche en raisons susceptibles de convaincre le roi que la seconde. Richelieu n’ignore pas, assurément, que Louis pousse le souci de la justice jusqu’à l’inflexibilité. Et voici ce qu’il lui dit : « Il n’y a point de doute que ces deux hommes ont mérité la mort et il est difficile de les sauver sans autoriser, en effet, ce qu’on défend par ordonnance... » Vous vous ramentevez sans doute, Monsieur mon père, qu’il avait déjà martelé ce principe devant l’Assemblée des notables, en présence du roi : les bonnes ordonnances ne suffisent pas. Il faut de bonnes exécutions.
— Il y a deux sens au mot exécution, dit La Surie.
— Mais, dit Fogacer, le premier est en apparence plus bénin que l’autre, puisqu’il ne s’agit que d’appliquer les lois.
— Toutefois, dit La Surie, le premier sens peut déboucher sur le second.
— Puis-je poursuivre, Messieurs ? dis-je, ne voulant pas que Fogacer et La Surie ergotent plus avant. Dans la conclusion de la première partie de son exposé, celle qui plaidait pour la peine de mort, Richelieu prononça une phrase que je qualifierais de diabolique, si elle n’émanait pas d’un prince de l’Église. La voici : « Sire, il est question de couper la gorge aux duels ou aux édits de Votre Majesté. »
— Pardonnez-moi, dit Fogacer, mais je ne trouve rien de diabolique là-dedans.
— Si le mot vous choque, mon cher Chanoine, disons que la formule est extrêmement habile. Car elle a pour dessein d’enfermer le roi dans une redoutable alternative : ou il condamne Bouteville à mort ou il souffre qu’on méprise son autorité. Et ladite phrase ne peut qu’elle ne fasse beaucoup d’effet sur l’esprit d’un roi profondément imbu de son pouvoir. Remarquez aussi la violence des mots : « Sire, on coupe la gorge aux édits de Votre Majesté. » Le seul remède pour le roi n’est-il pas de couper la « gorge aux duels », le mot « duels » étant ici un mot pudique pour désigner les duellistes ? Je dis « pudique » car, si les édits du roi n’ont pas de gorge, les duellistes, eux, en ont une.
Lecteur, il se passa en la suite de cette affaire ce qui s’était déjà vu après la condamnation de Chalais, mais à une bien autre échelle, car Bouteville appartenait à une illustre famille et les Grands ne laissèrent pas d’intervenir de la façon la plus pressante pour sauver un des leurs. Madame de Bouteville et tout ce que la Cour comptait de hautes dames intercédèrent aussi. Mais tout fut vain. Le roi se montra adamantin en sa résolution.
Le 22 juin, Bouteville et Des Chapelles, tour à tour, posèrent la tête sur le billot auprès duquel les attendait Maître Jean-Guillaume, ses deux mains posées sur la poignée d’une lourde épée dont la lame bien affûtée brillait au soleil.
La hiérarchie des rangs fut observée. Bouteville fut le premier exécuté. Des Chapelles, éternel second, vint ensuite.
Bien qu’il leur parût assurément moins plaisant d’être tués que de tuer, les deux gentilshommes subirent ce duel inégal avec vaillance : vertu qu’en leur courte existence ils avaient placée bien au-dessus de la vie, la leur et aussi celle des autres.
Le lendemain de cette double exécution, le 23 juin, le roi donnait aux Tuileries l’eau bénite à la dépouille mortelle de Madame. Moins d’un an après son mariage, l’épouse de Gaston venait de périr en couches. Louis ne fut pas sans éprouver quelque pitié pour cet infortuné destin. Mais quand il apprit le sexe de l’enfantelet qui avait survécu à sa mère, il s’écria, je ne dirais pas avec joie, mais avec un immense soulagement : « Tout est fendu ! » Il voulait dire par là que le nouveau-né était une fille, et non un garcelet, dont la présence en ce monde eût beaucoup renforcé les ambitions dynastiques de Monsieur. La reine, bien qu’elle n’en dît rien, éprouva avec plus de force encore le même sentiment. Dieu merci, elle demeurait seule en lice pour enfanter le dauphin que le royaume attendait.
Si elle avait eu l’esprit philosophique – mais il n’était pas certain que notre reine bien-aimée eût cet esprit-là, ni même aucun autre –, elle eût pu alors faire un utile retour sur elle-même et prendre le temps, peut-être, de nourrir quelque réflexion sur sa violente opposition au mariage de Monsieur et se demander, par exemple, à quoi diantre avait servi cet effroyable ébranlement de l’État qu’avaient provoqué ces intrigues infinies, ces remuements redoutables, cette rébellion aux mille têtes, ces embûches assassines contre le cardinal, ces menaces sur la vie du roi et, dans son propre camp, l’arrestation d’Ornano, l’embastillement des frères Vendôme, et l’exécution de Chalais.
Dans le tome de mes Mémoires précédant celui-ci, j’ai souligné que ce ne fut pas Louis, mais les huguenots qui de 1610 – date de la mort d’Henri IV – jusqu’à 1627, date à laquelle débuta le siège de La Rochelle, violèrent à maintes reprises l’édit de Nantes, tant dans l’esprit que dans la lettre.
Il est bien vrai que les protestants français, pendant un demi-siècle, avaient été honnis, haïs, persécutés et que ces blessures-là ne se guérissent pas facilement. Mais dès lors que le bon roi Henri leur eut donné la liberté de culte et de conscience, ils la voulurent pour eux seuls. En Béarn, ils ne laissèrent pas les prêtres catholiques, du vivant même d’Henri IV, recouvrer leurs églises et ils bannirent à jamais la messe. Bien que la violation de l’édit fut flagrante, Henri, qui était comme amoureux de la petite patrie de ses enfances, cligna doucement les yeux sur cette écorne, et ne fit rien.
Henri mort, les huguenots avaient quelques raisons de se méfier de Marie de Médicis : elle était Habsbourg, papiste, proespagnole. Par bonheur pour eux, la régente était trop occupée à dissiper le trésor de la Bastille et à racheter, par les pécunes, la fidélité des Grands, pour se mettre sur le dos une guerre avec les huguenots dont les talents guerriers étaient redoutables, et sur terre, et sur mer.
Quand Louis épousa une infante espagnole, nos huguenots ne l’en aimèrent pas plus, encore que le pauvret ne fut pour rien dans ce choix. Et leur hostilité à son endroit grandit et s’amalit quand Louis le Juste, appliquant strictement l’édit de Nantes, courut à Pau rétablir par les armes les prêtres et la messe, mais sans pour autant bannir les pasteurs et leur culte.
Alors commença, de 1620 à 1627, contre le pouvoir royal, sept ans d’escarmouches et de rébellions animées par le duc de La Force, le duc de Rohan et son frère cadet, Monsieur de Soubise. Les huguenots prenaient des villes au roi, Privas, Nègrepelisse, Saint-Jean-d’Angély, l’île de Ré.
La Rochelle levait des impôts, interceptait ceux du roi, constituait des milices, élevait des fortifications, chargeait leurs vaisseaux de canons et pis encore aux yeux de Sa Majesté, recherchait et obtenait l’alliance des Anglais. Elle visait clairement à créer, avec l’aide étrangère, une république protestante et indépendante, qui eût échappé au pouvoir du roi de France.
La paix de La Rochelle, signée en 1626, comportait, entre autres clauses, la démolition du fort de Trasdon par les Rochelais et la démolition par le roi du fort Louis, lequel s’élevait à proximité des remparts de La Rochelle et abritait une forte garnison royale. Mais tant la méfiance des deux parts était grande que celle du premier fort fut entamée à un train d’escargot. Celle du fort Louis ne fut même jamais commencée.
La raison qui en fut donnée par le roi – ou le prétexte dont il usa – fut l’arrivée inopinée à La Rochelle de la duchesse douairière de Rohan et de sa fille Anne, lesquelles ayant quitté le château de Soubise, s’installèrent en plein coeur de la ville, entre la mairie et le temple neuf. « Coeur » est bien dit ici, comme on verra.
Puisqu’il y a apparence qu’il faille toujours en ce royaume un vertugadin diabolique pour allumer une rébellion, Madame de Rohan tint ce rôle en notre présent prédicament ; encore que bien différente de Madame de Chevreuse, elle était fort austère et elle brillait de toutes les vertus, hormis la vertu de tolérance. Comme en même temps qu’austère elle était encore fort belle en son vieil âge, le peuple de La Rochelle était d’elle raffolé et vénérait la trace de ses pas. Par malheur pour Louis, la duchesse, huguenote indomptable, sinon évangélique, n’aspirait qu’à souffler sur les braises de la guerre civile en cette cité qui n’était plus guère la « bonne ville » du roi de France. Pendant ce temps, son fils aîné, le duc de Rohan, tâchait de soulever les réformés du Languedoc et son fils cadet, Monsieur de Soubise, pesait à Londres de toutes ses forces sur Buckingham et le roi Charles d’Angleterre pour les décider à dépêcher une escadre et une armée sur les côtes françaises, afin de prévenir l’attaque de Louis contre la citadelle protestante.
Quand je rencontrai plus tard la duchesse de Rohan, elle m’accueillit avec cette douce courtoisie qui charmait tous les coeurs, encore qu’elle dût me considérer en son for comme un mécréant papiste promis aux flammes éternelles. Bien que vertueuse, elle aimait séduire, car tout en étant rigide huguenote, elle était femme et mère aussi, et ce n’était pas seulement le triomphe de sa religion qu’elle se proposait d’atteindre par cette révolte dont elle était l’âme. Elle vivait dans une sorte de rêve féodal dans lequel ses deux fils se taillaient dans le royaume de France deux principautés indépendantes, l’un régnant sur La Rochelle et les îles et l’autre sur le Languedoc.
Les commissaires du roi qui, installés à La Rochelle, veillaient à l’exécution du traité de paix, ne faillirent pas à entendre que le parti de la rébellion qui n’était pas, à La Rochelle, le plus puissant par le nombre, mais le plus ardent à remuer, recevait avec la duchesse un renfort inquiétant. Ils osèrent dire tout haut que le roi surseoirait au rase-ment de fort Louis, tant que Madame de Rohan ne serait pas hors des murs. Les Rochelais s’indignèrent de ces propos. C’était quasiment toucher à leur « sainte », si du moins j’ose parler de « sainte », s’agissant d’une protestante qui ne les reconnaissait pas.
Madame de Rohan, quant à elle, ne battit pas un cil et ne bougea pas d’un pouce. Le fort Louis demeura intact, sa garnison fut renforcée, et Monsieur de Toiras, gouverneur du roi à La Rochelle, poussa avec la plus grande activité l’achèvement de la citadelle Saint-Martin dans l’île de Ré. Cette citadelle, si forte et si proche d’eux, donnait des cauchemars aux Rochelais et, des deux côtés, la défiance et la peur grandissaient.
Jean du Caylar de Saint-Bonnet, seigneur de Toiras, était un homme d’un si bon métal et joua un rôle de si grande conséquence dans les événements dramatiques dont l’île de Ré fut bientôt le théâtre que je ne faillirai pas, le moment venu, de dire de lui ma râtelée.
Pour l’instant, plaise au lecteur de me laisser revenir à cet état qui n’était pas encore la guerre, mais qui n’était déjà plus la paix.
En juin, le roi et le cardinal me dépêchèrent en Angleterre, porteur d’un message oral par notre chargé d’affaires, Monsieur du Molin. Je dis « oral » pour les raisons que les Anglais interceptaient au passage, par ruse ou force, les messages qu’il dépêchait en France et la plupart de ceux qu’il recevait du roi. Or, le cardinal s’inquiétait fort des menées de Monsieur de Soubise auprès de Buckingham et de Charles Ier.
Soubise, qui par deux fois avait ravi des villes au roi et l’avait contraint à deux expéditions militaires pour les reprendre, avait reçu de Louis, pour prix de sa soumission, au moment du traité de paix, la promesse de deux cent dix mille livres, d’une pension annuelle de trente mille livres et d’un brevet de duc et pair. Mais là-dessus, se sentant peu aimé en France – et comment aurait-il pu l’être, après deux révoltes ? – l’éternel brouillon s’embarqua pour l’Angleterre, s’établit à Londres et, comme on a vu, poussa Buckingham à la guerre contre la France. Et le comble – il colmo ! il colmo{66} ! comme disait la reine mère –, le comble, dis-je, et qui peint à vif cet écervelé, il réclama de Londres au roi de France, contre lequel il intriguait, le pécule, la pension et le titre... Mieux même, il se dit à Londres duc et pair, alors qu’il n’en avait pas reçu le brevet et se fit donner du « Monseigneur » par son entourage.
Le cardinal le tenait en grandissime horreur et quand je le vins voir la veille de mon département pour Londres, il me dit, sa voix suave devenant sifflante :
— Ce misérable Soubise dont l’honneur, l’esprit et le courage sont également décriés, n’a d’autre art pour couvrir ses hontes passées que d’en préparer de nouvelles. Quant aux Anglais, ajouta-t-il, ils travaillent à faire une association si étroite avec nos huguenots de La Rochelle qu’ils puissent nous faire, à l’occasion, quelque foucade.
Là-dessus, il me recommanda de prendre langue, non seulement avec Monsieur du Molin, mais si faire se pouvait, avec Buckingham afin de le sonder sur ses intentions, si du moins on pouvait sonder une créature qui avait si peu de profondeur.
À Londres, sur la recommandation de mon père, je logeais non à l’auberge – car il craignait que j’y fusse assassiné, comme lui-même avait bien failli l’être, quand il visita la reine Élisabeth, sur l’ordre d’Henri IV –, mais chez son amie de jadis et de toujours, Lady Markby, dont il parlait encore après tant d’années avec beaucoup d’émeuvement. Il me la décrivait comme une femme à la fois enjouée et farouche, écuyère intrépide, bretteuse redoutable, jurant et gaussant comme un reître, vaillante et même téméraire, et pourtant femme du bout de l’orteil au bout du nez, aimant l’homme sans limitation de nombre, buvant peu, mais mangeant prou, amazone, certes, mais pas au point de se couper le tétin pour tirer sa flèche. Ce qui, de reste, dit mon père, eût déparé désastreusement une paire « dont il ne vit jamais le pareil ».
Sauf que le temps avait neigé sur ses cheveux comme sur ceux de mon père, je ne fus pas déçu quand son majordome m’introduisit dans le salon et que Lady Markby apparut.
— My God ! s’écria-t-elle. You do look like the Marquis !
What an astonishing likeness ! No, no, my boy I Don’t kiss my hand !Kiss me{67} !
Ce disant, elle se leva ou plutôt bondit de sa chaise et, me prenant dans ses bras, elle me serra dans les siens à l’étouffade en me criblant la face, lèvres comprises, de je ne sais combien de poutounes que je lui rendis sans barguigner, tant cet accueil m’émeuvait et si je puis dire, de façon point si filiale que son âge et le mien l’eussent voulu. Elle le sentit incontinent et, se dégageant, elle me jeta un oeil mi-gaussant mi-attendrézi et dit, en riant à gueule bec :
— À ce que je vois, vous ressemblez à votre père de toutes les manières possibles ! Asseyez-vous, mon fils ! Votre chambre est préparée ! Dites-moi, sans tant languir, pourquoi vous avez quitté votre douce France pour aborder en ce pays qui n’est point si doux.
— My Lady, dis-je, je dois voir Monsieur du Molin et, s’il se peut, le duc de Buckingham.
— Ah ! Monsieur du Molin ! s’écria My Lady Markby, qui n’est pas si mol, tant s’en faut ! What a very charming man ! He is a great favourite with the ladies here{68} ! Et savez-vous pourquoi ? Il nous regarde ! Quand il entre dans une pièce à York House, que fait-il d’abord ? Il regarde les dames ! It is so refreshing in this country{69} ! Quant à Buckingham, le rencontrer ne sera pas si facile !
— Est-il si hautain ?
— Il fait le hautain ! dit My Lady Markby qui appartenait à une des plus illustres familles de Grande-Bretagne. Il se fait même appeler « His Highness » alors qu’il n’a aucun droit à ce titre, n’étant pas prince. Et tant s’en faut qu’il soit si bien né ! Il est le fils d’un petit chevalier qui vit à la campagne dans un petit manoir crotté avec trois petites vaches et un cochon ! Ou peut-être deux cochons, dit-elle, d’un ton grave, comme si elle faisait au pauvre chevalier une immense concession...
C’était là une de ces petites absurdités qui font rire les Anglais aux larmes, mais qui laissent de marbre nos compatriotes qui n’aiment que le jeu de mots ou la pointe assassine. Toutefois, voyant rire My Lady Markby, je ris aussi, car tant plus je la voyais et l’écoutais, et tant plus je l’aimais.
— On dit que Buckingham est fort beau.
— C’est son unique vertu, dit Lady Markby. Car il n’a ni esprit, ni talent, ni courage. Mais de reste, ajouta-t-elle avec vigueur, je nie que le Buck soit beau. Je le nie absolument. Il n’est pas beau. Il est joli. Pour le corps, passe encore, il est grand et bien fait. Mais la face ! Voyez ses yeux ! Ils sont beaux, certes, mais féminins ! Sa bouche est belle aussi, mais féminine ! Il a une belle moustache, assurément, mais elle ne réussit pas à rendre sa physionomie plus virile. Vous savez, bien entendu, qu’il fut le favori de Jacques Ier et qu’à sa mort, il devint – si je puis dire, naturellement – celui de Charles Ier. Ah ! s’écria-t-elle tout soudain en rugissant comme une lionne, j’enrage ! Je suis morte de honte à la pensée qu’on puisse dire en Europe que les rois d’Angleterre sont bougres de père en fils !...
Cela, en revanche, m’eût fait rire à gueule bec, s’il ne s’était pas agi du roi sérénissime dont, en quelque mesure, j’étais l’hôte en ce pays. Je ne souris donc que d’un seul côté de la bouche, mais Nicolas, qui, à son âge, ne pouvait avoir autant de retenue, s’esclaffa.
— Eh bien, tenez ! Mon fils ! dit My Lady Markby. Parlant de Buckingham, prenez, par comparaison, votre écuyer qui est joli, certes, mais pas le moindrement féminin ! Voyez ! Il a des yeux à dévorer une dame tout crue !
— My Lady, dit Nicolas, c’est sans doute que je n’ai jamais rien vu de si merveilleux que vous.
— Ah ! Ces Français ! dit My Lady Markby, au comble du ravissement. Des yeux de velours ! Une langue de miel ! Et pas seulement pour parler ! ajouta-t-elle avec un petit rire.
Nous ne demeurâmes que quatre jours à Londres, et comme le lecteur l’a deviné par cette colorée préface, nous fumes traités comme princes ou rois en ce magnifique hôtel de My Lady Markby.
Je vis Monsieur du Molin le jour même et le lendemain, grâce à My Lady Markby, le duc de Buckingham.
Monsieur du Molin était un gentilhomme de bonne mine, comme avait si bien dit My Lady Markby, point mol le moindrement du monde, mais vif, actif et agissant au mieux des intérêts de Louis.
— Comte, me dit-il, s’il est bien vrai que je sois le seul ambassadeur français accrédité auprès du roi sérénissime, tant s’en faut que je sois le seul ! Il y a foule céans d’ambassadeurs, si je puis dire, in partibus{70}. Les uns – ils ne sont pas moins de trois – délégués auprès de Charles Ier par le corps de ville de La Rochelle. Un autre, Saint-Blancard, délégué par le duc de Rohan ; un autre, le sieur de La Touche, délégué par la duchesse douairière de Rohan ; un troisième encore, Monsieur de Soubise, délégué par lui-même...
— Louis dirait que ces gens-là ne sont pas de « véritables Français », dis-je, puisqu’ils en appellent à un roi étranger contre le roi de France.
— Toutefois, dit Monsieur du Molin, j’excepterais de cette définition le corps de ville de La Rochelle. Sa requête n’est pas criminelle. Charles Ier étant intervenu pour faire accepter par La Rochelle le traité de paix proposé par Louis, les Rochelais insistent pour que Charles Ier intervienne de nouveau auprès du roi pour en faire respecter les clauses et, notamment, la destruction de fort Louis. Les Rohan, en revanche, désirent que Charles Ier intervienne par les armes à La Rochelle et en Languedoc. Le cas échéant, ils accepteraient même d’être ses vassaux s’ils pouvaient, en ses provinces, régner en son nom.
— Ce sont donc des traîtres !
— Ce sont surtout des fols ! dit Monsieur du Molin. Si les Anglais occupaient La Rochelle et les îles de Ré et d’Oléron, il est évident qu’ils s’y accrocheraient et que les Rohan, alors, ne pèseraient pas bien lourd ! Ramentez-vous Calais{71} ! Pour les en déloger, il nous a fallu deux siècles ! Les Anglais sont très semblables aux arapèdes : quand ils se collent à un rocher, c’est le diable pour les en décoller !
— En votre opinion, lequel des trois ambassadeurs in partibus des Rohan est le mieux en cour à York House ?
— Le plus méchant et le plus acharné.
— Soubise ?
— Soubise, hélas ! Quand je m’étonne auprès des ministres anglais des extraordinaires caresses qu’on lui fait céans, ils recourent en riant à ces discours extravagants dont les Anglais sont raffolés : « On ne peut tout de même pas renvoyer Soubise, pieds et poings liés, en France ! »
— Monsieur, dis-je, opinez-vous qu’il y ait de fortes chances pour que le roi sérénissime dépêche sur nos côtes, pour y débarquer, une puissante armada ?
— J’opine que oui. Mais, dans ce cas, le cardinal voudra savoir si les préparatifs sont déjà en cours.
— C’est là le hic ! Pour tâcher de le vérifier, j’ai dépêché deux espions, l’un à Plymouth, l’autre à Portsmouth, mais les ports anglais montent bonne garde : l’un et l’autre, avant même d’être parvenus jusqu’aux quais, ont été arrêtés et serrés en geôle.
Monsieur du Molin m’envisagea alors avec un sourire et dit au bout d’un instant :
— Comte, la seule personne à pouvoir vous renseigner là-dessus, c’est Buckingham. Et puisque vous l’allez voir, vous devriez le lui demander.
— Monsieur, vous vous gaussez ! Pensez-vous qu’il me le dira ?
— Ce n’est pas impossible si vous savez le prendre.
— Et comment le prend-on ?
— Avec la plus exquise courtoisie, un beau cadeau de France et autant de compliments que si vous vous adressiez à la plus belle des dames. Si Buckingham vous prend en amitié, il s’épanchera comme un enfant.
Là-dessus, avec mes mercis et mes fermes et sincères promesses de le servir auprès du cardinal, je quittai Monsieur du Molin, fort content de ses évidentes vertus et fort inquiet pour mon roi, tant la guerre paraissait proche.
— Monsieur le Comte, me dit Nicolas tandis que nous regagnions l’hôtel de My Lady Markby, je vous vois tout songeux. Me permettez-vous, pour une fois, de contrevenir à mon devoir de discrétion et de vous poser questions ?
— Parle ! dis-je, fort étonné.
— Monsieur le Comte, j’ai aperçu, en rangeant vos bagues, un coffret en or fort bien ouvragé. Peux-je vous demander ce qu’il contient ?
— Un parfum italien que je me propose d’offrir à My Lady Markby, le jour de notre département.
— Coffret en or compris ?
— Cela s’en va sans dire.
— Monsieur le Comte, peux-je vous faire une suggestion ?
— Je suis tout ouïe.
— Offrez parfum et coffret au duc de Buckingham. Et faites présent à My Lady Markby d’un des bijoux que vous portez. Elle en sera fort touchée.
— Eh bien, j’y vais songer, dis-je. La grand merci à toi, Nicolas. Ta tête, comme disent les Anglais, est bien vissée sur tes épaules. Et à l’intérieur, il n’y manque pas une mérangeoise.
À cet éloge, Nicolas rougit comme un jouvenceau – qu’il était de reste, puisqu’il n’avait pas vingt ans.
Le lendemain, vêtu de ma plus belle vêture, ma plus belle épée au côté et la croix de l’ordre du Saint-Esprit pendant à mon cou, je fus introduit, sur les trois heures de l’après-dînée, à York House. Dès notre entrant, nous ne faillîmes pas à être regardés en chemin, pour ce que notre vêture était française, les gentilshommes anglais portant des hauts-de-chausses bien plus collants que les nôtres. Toutefois, ces regards furent fort discrets et je n’y discernai pas la moindre hostilité. Il est vrai que l’expédition contre la France était très impopulaire, personne en Angleterre, ni chez les gentilshommes ni chez les commoners{72} n’en voyant la nécessité. Les dames que nous croisâmes furent un tantinet plus curieuses, non par la durée de leurs regards, mais par leur intensité. De notre côté, nous les regardâmes « à la française », comme on dit céans, c’est-à-dire sans dissimuler l’intérêt et le plaisir que nous trouvions à les envisager.
La salle où le géantin huissier qui nous précédait nous introduisit et nous laissa seuls, refermant l’huis derrière lui, nous parut grande et fort belle en la profusion de ses dorures, embellie en outre par un magnifique tapis de Perse qui recouvrait le parquet. Mais ce qui attira incontinent mon attention fut une sorte d’autel drapé de brocart d’or sur lequel – lecteur, je n’en crus pas mes yeux ! – était posé le portrait grandeur nature d’Anne d’Autriche. Devant ce portrait, à la fois pour l’éclairer et sans doute aussi pour lui faire honneur, brûlaient des cierges de cire blanche plantés dans des candélabres d’or. Et comme je ne pouvais m’imaginer que Buckingham eût réussi à dérober ce portrait de la reine qui se trouvait au Louvre dans les appartements du roi, j’en conclus que c’était une copie fidèle et je fus béant que le duc affichât aux yeux de tous, au mépris de toute décence, son effrontée adoration pour l’épouse du roi de France. Il me sembla qu’il y avait là une ostentation d’un goût si douteux qu’il ne plaidait en aucune façon pour la sincérité des sentiments qu’un tel culte était censé révéler.
Là-dessus, My Lord Duke of Buckingham entra, ou plutôt fit son entrée dans la salle, comme un grand comédien sur une scène, sûr de son effet, et je le concède, quoique de mauvais gré, que cet effet ne pouvait faillir, car il était grand, large d’épaules, mince de taille et portait une tête si belle que je dois confesser céans que je n’en ai jamais vu d’aussi parfaite. Il était vêtu d’un pourpoint de satin bleu pâle couvert de perles et son visage était auréolé (s’élevant très haut derrière sa nuque) par une grande collerette de dentelle en point de Venise qui le mettait grandement en valeur. Bref, et pour parler comme je m’y efforce, à la franche marguerite, c’était une fine fleur d’homme, à qui l’on ne pouvait rien reprocher sinon d’être une fleur...
Il pénétra seul dans la salle, se peut parce qu’il désirait que l’attention ne se portât que sur lui, se peut aussi parce qu’il noulait que personne n’ouït les reproches qu’il pensait que j’allais lui faire au nom de mon roi. J’incline pour cette deuxième hypothèse car ses yeux, si beaux qu’ils fussent, me parurent porter un air méfiant et même déquiété qui ne faisait pas très bon ménage avec la hauteur qu’il affectait.
Je ne lui fis pas moins de trois profonds saluts coup sur coup, balayant le tapis persan du panache de mon chapeau, bonnetades qu’il me rendit sans chicheté, tandis que je le considérais avec un air courtois auquel j’ajoutai une once d’admiration que son apparence, sans doute plus que son être, méritait.
— Monseigneur, dis-je enfin, ce m’est une grande joie que d’être reçu par Votre Altesse et je suis au comble du bonheur de m’encontrer enfin en tête à tête avec le parangon des gentilshommes de ce pays, alors que je n’ai fait jusqu’ici que vous apercevoir de loin au cours de cette grande fête à laquelle vous assistâtes à Paris, lors de votre premier séjour parmi nous.
— Ce n’était pas mon premier séjour en France, dit Buckingham dans un français qu’il prenait plaisir à parler, tant il le parlait bien. Mon père, en mes enfances, m’a envoyé plusieurs années sur la côte normande pour y apprendre votre langue et les belles manières. Mais le soir de cette mémorable soirée que vous dites était mon premier séjour en Paris et j’ai quelque raison d’en garder la plus précieuse remembrance.
Buckingham faisait ici allusion aux regards qu’il avait alors échangés de loin avec Anne d’Autriche – regards qui avaient fait jaser toute la Cour de France et fort rebroussé Louis quand le bruit en était parvenu jusqu’à lui. Je me dis aussi que le père de notre héros, s’il avait assez de pécunes pour offrir ce long séjour en France à son fils, ne vivait assurément pas, comme le dit My Lady Markby, non sans une évidente malice, « dans un petit manoir crotté, avec trois petites vaches et un cochon ». En fait, j’appris plus tard qu’il était gouverneur de son comté...
— Monseigneur, dis-je, j’entends bien que vous avez quelques raisons de vous ramentevoir cette soirée, ayant vu le bellissime tableau céans, lequel m’a laissé fort étonné, car j’ignorais qu’il existât une copie de l’oeuvre de Rubens.
— Elle n’existait pas, dit Buckingham en se paonnant quelque peu. Je l’ai fait faire par Rubens lui-même, et il y a quelque différence entre l’original et cette mienne copie. Venez, Comte, dit-il, en me prenant par le bras (ce qui, je suppose, était un grand honneur pour moi), voyons si vous apercevez cette différence ! Elle est imperceptible à la plupart des yeux, mais aux miens, elle est de la plus grande conséquence.
Et m’amenant par le bras de la façon la plus enjôleuse devant l’autel sur lequel était dressé le portrait d’Anne d’Autriche, il quit de moi de le considérer avec la plus minutieuse attention, afin de découvrir si je pouvais voir la différence qu’il avait dite. Je me prêtai à ce jeu, faisant même le semblant d’une perplexité que je ne ressentais en aucune manière, étant bien assuré que, si j’échouais, Buckingham ne faillirait pas à me dévoiler sa devinette.
— Monseigneur, dis-je au bout d’un moment, peut-être pouvez-vous m’aider ? Est-ce un rajout ou un manque qui fait la différence entre l’original et la copie ?
— C’est un manque, dit Buckingham avec un air de mystère et d’espièglerie par lequel il ressembla fort au garcelet adulé qu’il avait dû être. Et c’est un manque, ajouta-t-il avec quelque piaffe et vanterie, que j’ai expressément voulu et imposé au peintre.
— Monseigneur, dis-je, je donne ma langue au chat.
— Eh bien, dit-il, considérez attentivement la main gauche de la reine ! Que voyez-vous ?
— Une jolie main, Votre Altesse, et fort gracieusement dessinée.
— Est-ce tout ?
— Monseigneur, y a-t-il autre chose à voir ?
— Si fait, il y a dans cette main non pas quelque chose à voir, mai s un manque à constater. Le discernez-vous ?
— Nenni, Monseigneur.
— Il y manque, dit Buckingham, avec un air triomphant, et se taisant, l’oeil en fleur, il reprit, après un silence quelque peu théâtral : il manque à cette main l’anneau nuptial ! Rubens, sur mon commandement, a omis de le peindre.
Je fus béant de cette incrédible puérilité et aussi des lumières nouvelles qu’elle me donnait sur l’homme. En toute apparence, il était resté à l’âge où l’on croit qu’en frappant une table d’une badine et en disant : « Table, disparais ! », on veut croire qu’elle disparaît, en effet. Emerveillable magie des maillots et enfances, mais qu’on est bien étonné de trouver chez un homme de son âge. En supprimant un anneau peint sur une main peinte, notre homme se donnait l’illusion de démarier la reine de France et de se la bailler à lui-même.
Je ne dis ni mot ni miette, ce qui me servit fort en cette occasion car, prenant mon étonnement pour de l’admiration et mon silence pour un hommage, Buckingham en conçut pour moi incontinent une vive et chaleureuse amitié.
— Or çà, Comte ! dit-il en s’asseyant, foin des cérémonies ! Prenez un siège, vous aussi ! Et dites-moi tout de gob à la franche marguerite ce que vous voulez de moi, ou plutôt ce que votre roi veut de moi, puisque je ne laisse pas d’imaginer que si vous êtes céans, c’est pour me porter de sa part un message, se peut un message de paix...
— Monseigneur, dis-je avec un profond salut, je vous prie humblement de me permettre de vous détromper. Le roi ne m’a chargé d’aucun message. Il considère que s’il incline un jour à négocier avec Votre Altesse, il le devra faire par le canal de son ambassadeur. En fait, je n’ai eu céans d’autre affaire que de me concerter avec Monsieur du Molin sur l’épineux problème de son courrier, lequel est intercepté dans les deux sens (phrase que je ne fus pas mécontent de glisser entre deux compliments). C’est donc à titre personnel que j’ai quis l’honneur d’être reçu par Votre Altesse et c’est à ce même titre que je le prie d’accepter de moi ce modeste présent.
Ce disant, je me retournai et fis signe à Nicolas, qui jusque-là était resté à l’autre bout de la salle, de venir vers nous. Portant le coffret d’or révérencieusement des deux mains devant sa poitrine, l’écuyer s’approcha de Buckingham à petits pas lents et solennels et, mettant devant lui un genou à terre, il lui tendit mon modeste présent le plus gracieusement du monde.
Je ne faillis pas d’apercevoir que les regards de Buckingham s’attachèrent de prime à Nicolas avec plus de friandise qu’à mon petit coffret. Toutefois, il se reprit promptement, et prenant et palpant ledit coffret avec tendreté, il l’ouvrit et poussa un petit cri de plaisir à découvrir son contenu.
— Ah que voilà, dit-il, un précieux et ingénieux cadeau ! Un parfum italien dans un flacon français ! Que peut-on rêver de plus galant ? La grand merci, Comte ! Je me ramen-tevrai per sempre{73} votre exquise courtoisie. Mais, poursuivit-il, je sais à qui je vais faire à mon tour hommage de ce munificent présent !
Et se levant avec la promptitude d’un jouvenceau, il vola jusqu’à l’autel sur lequel trônait le portrait d’Anne d’Autriche, se génuflexa devant lui et déposa religieusement le coffret entre les deux candélabres d’or. Puis reculant de deux pas et penchant la tête de côté, il admira l’effet de cet arrangement.
— Venez, Comte ! Venez voir quelle nouvelle grâce votre présent ajoute à ce tableau !
Il va sans dire que je m’étais levé, dès que Buckingham s’était lui aussi dressé, et tout étonné que je fusse de la rapidité avec laquelle il avait fait de ma personne le confident de ses émois, je n’eus garde de le décevoir. Je le rejoignis, et en termes appropriés à la hauteur de ce grand événement, j’admirai le finishing touch que le coffret apportait à l’autel de ses chimériques amours.
— Cette salle où nous sommes, reprit Buckingham, est celle où je reçois mes ministres (il disait « mes ministres », comme s’il était le roi) et je m’arrange, au cours de ces audiences parfois turbulentes et le plus souvent ennuyeuses, pour être assis face à ce portrait et tirer de lui, au milieu de ces épines, mon soulas et ma consolation.
— Dès lors, dis-je, comment faites-vous pour vous passer de lui quand les grandes affaires dont vous avez à traiter vous entraînent loin de York House ?
— S’il n’est question que de quelques jours, je le laisse céans, dit Buckingham avec un soupir, mais si mon éloignement doit durer plus longtemps, alors je ne manque pas de l’emmener avec moi, en même temps que l’autel et les candélabres et désormais aussi votre coffret, ajouta-t-il avec un sourire des plus charmants, maintenant qu’il concourt à la beauté de l’ensemble. Demain, reprit-il, tout sera porté à Portsmouth à bord de mon vaisseau amiral, Le Triomphe. Je vous vois étonné, mon ami, poursuivit-il avec quelque espièglerie dans la voix, de ce que j’étale mes cartes au lieu de les cacher. Mais que puis-je y perdre, maintenant que je sais que votre roi ne vous a pas dépêché céans pour traiter avec moi de mon retour à Paris et à la Cour de France – ce que j’ai maintes fois quis de lui et qu’il m’a toujours implacablement refusé.
— Monseigneur, dis-je, me permettez-vous de vous dire, avec tout le respect que je vous dois et l’admiration que j’éprouve pour vous, qu’il se peut que Louis vous garde une mauvaise dent depuis l’affaire du jardin d’Amiens.
— Mais que s’est-il passé dans le jardin d’Amiens ? s’écria Buckingham avec véhémence. Rien de damnable ! Il faisait nuit, il faisait doux, et donnant le bras à la reine de France et me trouvant seul avec elle du fait que Lord Holland et Madame de Chevreuse marchaient fort lentement derrière nous, j’ai pris Anne dans mes bras et j’ai baisé ses lèvres. Baiser qui fut bel et bien rendu par une femme qui oubliait d’être reine et trémulait dans mes bras. C’est alors qu’oyant le bruit de pas précipités de sa suite qui tâchait de la rejoindre, la reine, sentant qu’elle allait être surprise, se dégagea de mon étreinte et poussa un cri, afin de donner à penser à ses serviteurs qu’elle avait subi, et non accepté, mes enchériments.
Bien que ce récit me parût plus proche de la réalité que ce qui avait été dit ou suggéré à l’époque dans les babillages de la Cour de France, je sentis dans le fait même qu’il m’ait été conté une messéance qui me ragoûta peu, pour ce qu’elle froissait des délicatesses auxquelles n’était dû que le silence – lequel, de reste, j’observais, me taisant pour deux.
— Croyez-vous, poursuivit Buckingham, que si j’avais osé les mêmes familiarités avec sa petite épouse française, le roi Charles m’eût fait tant de babillebahous ?
Cette remarque, outre qu’elle côtoyait le comique, ne valait pas mieux, à mon sentiment, que le conte qui l’avait précédée. Et je n’eus même pas à me décider de me taire. Elle me laissa sans voix, tant il était évident que le roi Charles avait des raisons si particulières et si vives de tout pardonner à un favori auquel il baillait dans son royaume un pouvoir tel et si grand qu’on pouvait dire sans exagération qu’il lui avait abandonné son sceptre... Pourquoi, dès lors, ne lui aurait-il pas abandonné aussi une épouse, avec qui, de reste, il n’avait que d’exécrables rapports ?
Toutefois, je sentis qu’il y avait quelque péril à demeurer clos et coi plus longtemps, ce silence pouvant offenser Buckingham, qui me parut appartenir à cette catégorie d’humains qui, si insouciants qu’ils soient des souffrances qu’ils infligent aux autres, sont eux-mêmes extrêmement sensibles aux petites blessures réelles ou supposées qui les atteignent dans leur amour-propre.
— Monseigneur, dis-je, j’entends bien que vous ayez conçu quelque fâcherie du fait qu’on vous ait interdit d’aborder au royaume de France, mais puisque vous avez été assez bon pour me dire que vous alliez étaler vos cartes devant moi au lieu de me les cacher, peux-je vous demander si le ressentiment que vous nourrissez à l’encontre de mon roi explique que vous lanciez contre sa côte atlantique une armada dont vous prendriez la tête ?
— C’est une de mes raisons, dit-il, mais ce n’est pas la seule.
Je m’attendis à ce qu’il me déclarât qu’étant anglican, il désirait voler au secours des protestants de La Rochelle pour les tirer des griffes des papistes français. Mais Buckingham n’était point hypocrite et s’il faut lui trouver une vertu, la franchise du moins en était une. Bien loin d’être inspirées par la religion, les raisons qu’il me donna étaient toutes personnelles, ce qui lui bailla l’occasion de parler lui-même et de se prendre quasiment en pitié.
— Comte, dit-il d’une voix chagrine, vous ne pouvez savoir, étant français, à quel point je suis haï en ce pays.
— Haï ? dis-je.
— C’est bien le mot, hélas ! Haï et jalousé ! La gentry dont je suis issu ne me pardonne pas de m’être élevé si haut au-dessus d’elle. La nobility me tient pour un insufférable parvenu, parce que la faveur de mon maître non seulement a fait de moi un duc, mais m’a donné plus de puissance qu’aucun d’eux. Et quant aux commoners, ils me haïssent parce que j’ai augmenté les impôts et aussi parce que mon expédition contre Cadix s’est terminée par un désastre qui a coûté fort cher à l’État. Le Parlement, enfin, est mon pire ennemi pour la raison que je l’ai fait dissoudre plusieurs fois par le roi. Ces faquins de parlementaires, fielleux et rancuneux, ont imaginé de me faire un procès pour corruption ou concussion – du diantre si je sais ce que ce baragouin veut dire ! — et si Charles ne les avait pas contraints à reconnaître que j’étais innocent, j’eusse épousé la Tour de Londres ou, pis même, le billot du bourreau ! Comte, entendez-vous bien quel est mon désespoir, alors même que je suis parvenu, en cet ingrat pays, au faîte de la puissance ! Je suis environné d’ennemis si nombreux et si acharnés à ma perte que je ne peux que je ne redoute la dague, le poison ou quelque accident machiné ! De toute façon, je me sens si injustement haï, honni et persécuté en ce pays de rustres que j’ai pris la résolution de le quitter à jamais, et La Rochelle une fois en mon pouvoir, je compte y demeurer et en faire mon fief pour mes sûretés et pour ma retraite...
Buckingham achevait quand on frappa à l’huis et un huissier fort chamarré lui vint dire que le roi Charles l’attendait. Il me quitta alors avec une profusion de paroles aimables, de serments affectionnés et la promesse de ne jamais oublier ma visite et l’« exquise courtoisie » de mon munificent présent. Il employa l’expression une deuxième fois, tant elle lui plaisait.
Je le quittai, béant qu’il m’eût, en cette première encontre, découvert tant de choses qu’il eût mieux fait de taire, comme le départ imminent de son armada. Et plus encore m’éton-nèrent la confidence de son désespoir et son désir de faire de La Rochelle une place de sûreté.
C’était là un élément nouveau. Le cardinal et le roi pensaient jusque-là que seul le désir de Buckingham de se venger de l’interdiction qui lui était faite de mettre le pied sur le sol de France lui inspirait l’envoi d’une armada sur nos côtes. Mais à ce mobile il fallait, après sa confidence, en ajouter un autre, et peut-être plus pressant. Il sentait sa vie si menacée en Angleterre qu’il aspirait à trouver, paradoxalement, à La Rochelle, ville française, un refuge contre ses ennemis anglais.
Il s’en allait, de reste, de ce mobile-ci comme du premier. Il était tout personnel et pas plus que la politique que Buckingham avait menée dans son propre pays, elle ne servait en aucune façon les intérêts de l’Angleterre. Son plan me paraissait, à y penser plus outre, aussi utopique que son amour pour Anne d’Autriche. Il comportait deux difficultés également redoutables : Buckingham devrait battre sur son propre terrain l’armée du roi de France, laquelle aurait, bien moins que son armada, des difficultés de renfort et de ravitaillement. Cette victoire acquise, il lui faudrait convaincre les Rochelais de le reconnaître comme leur maître et seigneur, alors que les Rohan eux-mêmes, maugré le prestige d’une ancienne et illustre famille, n’y parvenaient pas toujours. De toute évidence, c’était là, comme aiment à dire les Anglais, « une bouchée trop grosse pour qu’il la pût mâcher ».
Dès mon retour en Paris, je courus au Louvre, demandai audience au roi, et reçu par lui dans l’instant, je le trouvai avec le cardinal, tant est que je pensai faire d’une pierre deux coups et de ne pas avoir à répéter à l’un ce que j’allais conter à l’autre. Mais tel ne fut pas le cas. Car en présence du roi, et afin de ne l’offenser point, j’omis tout ce qui concernait le portrait de la reine à York House. Détail importantissime que je crus bon, en revanche, de relater au cardinal, au bec à bec, sachant que lorsqu’il étudiait les données d’une situation politique, il tenait le plus grand compte des humeurs personnelles de l’adversaire : raison pour laquelle, à mon sentiment, sa perspicacité était rarement en défaut.
Ce qui ne voulait pas dire que Richelieu faillait en intuition, tout le rebours. Il m’en donna une nouvelle preuve en l’entrevue où le roi était présent.
Sa Majesté, dont la méfiance – née de toutes les humiliations subies en ses maillots et enfances – était un des traits les plus marquants, ne crut pas un seul instant à la sincérité de Buckingham quand il m’avait confié – « jouant cartes sur table » – qu’il allait le lendemain départir pour Portsmouth afin de s’embarquer sur son vaisseau amiral.
Richelieu, sans le dire de prime, ne fut pas de cet avis, mais avec le tact scrupuleux et les ménagements infinis dont il usait toujours avec Sa Majesté, il imagina de me demander mon avis là-dessus, ayant bien entendu, rien qu’à la façon dont j’avais conté l’affaire, que mon sentiment allait dans le même sens que le sien.
— Sire, dis-je en m’adressant au roi, pour autant que je connaisse le duc de Buckingham (je prononçais « Bouquingan », car c’est ainsi qu’en France on francise son nom), et je le connais quelque peu depuis que j’ai passé une heure avec lui, il me semble qu’il n’usait pas de ruse en m’annonçant qu’il allait départir le lendemain pour Portsmouth. Le duc de Buckingham est très attaché à une certaine image qu’il veut donner de lui-même : celle d’un grand seigneur qui agit, en toute circonstance, d’une façon courtoise et chevaleresque. Et j’opine qu’il a bien réellement joué cartes sur table en me donnant la date de son département.
— De toute façon, ajouta Richelieu d’une voix douce et insinuante, pourquoi mentirait-il ? Son armada ne peut passer inaperçue dans la Manche et dans l’Atlantique, puisqu’elle devra longer nos côtes pour naviguer de Portsmouth à La Rochelle.
— Cela est vrai, dit Louis.
Il n’en dit pas plus sur le moment, mais le jour même, alors que j’achevais de dîner avec mon père en son hôtel du Champ-Fleuri, on me vint prévenir que le cardinal m’attendait au Louvre. J’y courus et j’y trouvai de prime Charpentier qui me dit que le roi m’allait dépêcher dès le lendemain à l’île de Ré pour presser Monsieur de Toiras de pousser jour et nuit l’achèvement de la citadelle Saint-Martin et pour lui apporter, à cette fin, un gros sac d’écus.
— Et un sac gros de combien d’écus ? demandai-je.
— Cent mille, Monsieur le Comte. Et il n’y aura pas qu’un seul sac...
— Cent mille écus ! dis-je, béant et quasi le souffle coupé. Et comment diantre cela est-il possible ? Le Trésor est plus à sec que rivière au Sahara et étant membre du Grand Conseil, je suis bien placé pour le savoir.
— Mais ce que, sauf votre respect, Monsieur le Comte, vous ne savez pas, c’est que le cardinal, pour fournir aux débours de cette guerre, vient d’emprunter un million d’or sur ses propres biens.
— Dieu du ciel ! m’écriai-je. Que voilà un émerveillable geste ! Et qui en toute probabilité restera unique dans les annales de l’Histoire ! Un ministre qui gage ses biens pour le bien de l’État !
— C’est que le cardinal ne fait qu’un avec l’État ! dit Charpentier avec ferveur. Sa vie et son être ne lui appartiennent plus.
Je me fis alors cette réflexion qu’à une échelle plus humble, on eût pu en dire autant de Charpentier qui était au cardinal ce que le cardinal était à l’État, s’étant voué et dévoué à lui, corps et âme, travaillant pour lui sous sa dictée depuis matines jusqu’à minuit.
Là-dessus, Richelieu entra d’un pas vif dans la pièce et d’un geste non moins vif de la main, me fit signe d’abréger les salutations.
— Monsieur d’Orbieu, dit-il, Sa Majesté vous dépêche dans l’île de Ré avec des écus, de la poudre, des armes et l’ordre de poursuivre avec la dernière vigueur l’achèvement de la citadelle Saint-Martin. Vous serez escorté par une centaine de soldats sous les ordres de Monsieur de Clérac. Chaque sac sera rempli d’écus par un commis en présence du surintendant des Finances et de vous-même, et tous les sacs comptés enfermés dans un coffre aspé de fer, scellé par un cachet de cire à vos armes et fermé par des serrures dont vous aurez les clés.
— J’en aurai donc, Monseigneur, la responsabilité.
— Et à qui d’autre pourrais-je la donner céans sinon à vous ? dit Richelieu du ton le plus aimable.
Je répondis à ce salut par un compliment, et Richelieu, reprenant dans l’instant son ton expéditif, ajouta :
— Cette mission terminée, vous demeurerez dans la citadelle Saint-Martin avec Monsieur de Toiras, votre escorte venant en petit renfort de sa troupe. Une forte armée suivra dès que ce sera possible.
Cette deuxième mission à laquelle j’étais loin de m’attendre me prit sans vert. J’ouvris de grands yeux sans toutefois oser poser question au cardinal.
— Monsieur d’Orbieu, dit-il avec un sourire, vous paraissez surpris.
— C’est que, Monseigneur, je ne discerne pas de quelle utilité je peux être à Monsieur de Toiras : je ne sais pas la guerre.
— Vous l’apprendrez avec lui, dit Richelieu, et vous l’apprendrez vite, ayant en suffisance toutes les qualités qu’il faut pour acquérir cette connaissance. Mais là n’est pas le but de cette mission. Vous connaissez Buckingham et votre rôle sera de conseiller Monsieur de Toiras dans l’attitude qu’il devra adopter à l’égard du chef de l’armée ennemie si, comme je crois, Bouquingan débarque dans l’île de Ré. Et comme je vous vois occupé à vous demander pourquoi je crois cela, je ne faillirai pas d’éclairer là-dessus votre lanterne. À ma connaissance, Monsieur de Soubise est, ou sera, à bord du vaisseau amiral et ne pourra qu’il ne conseille Bouquingan de prendre pied non sur le continent, mais sur l’île de Ré, pour la raison que Soubise la connaît parfaitement, l’ayant lui-même occupée en 1625, Monsieur de Toiras ayant eu, comme vous savez, beaucoup de mal alors pour l’en déloger.
Là-dessus, Richelieu tira une grosse montre-horloge d’une des poches de sa soutane, et jetant un oeil à son cadran, il eut l’air fort alarmé et s’écria :
— Vramy ! Déjà neuf heures ! Et le Conseil est à neuf heures ! Courons, d’Orbieu, courons ! Il serait du dernier disconvenable de faire attendre le roi ! Il est lui-même si ponctuel.
Et le grand cardinal, si admiré et si redouté, urbi et orbi, se mit à courir sans le moindre souci du ridicule dans les couloirs du Louvre, comme un écolier qui craint d’être pris en faute. Je courus dans son sillage et j’observai, quand il s’arrêta quelques secondes devant l’huis du Conseil avant d’y pénétrer, qu’il avait quelque mal à reprendre son vent et haleine. J’eus à cet instant le sentiment le plus vif de ce qu’était sa vie : un labeur titanesque au service de l’État et une attention de tous les instants pour ne pas offenser un prince fort jaloux de son pouvoir et très prompt à prendre des ombrages au moindre manquement.
Cette séance du Grand Conseil des affaires fut, entre toutes, intéressante et décisive. Les conseillers admirent, sans la contester, la probabilité du débarquement des Anglais dans l’île de Ré. Mais un certain nombre d’entre eux ne trouvèrent pas opportun qu’on envoyât dans l’île, en renfort de Toiras, une forte armée pour déloger les Anglais. C’était, disaient-ils, disperser nos forces au lieu de les concentrer toutes sur La Rochelle. Au fond, et sans l’oser dire, ils se résignaient d’avance à la perte de l’île de Ré, comptant vaguement sur l’hiver et les intempéries pour défaire l’armée anglaise qui fallait occuper. Argument insensé, vu que l’hiver et les intempéries ne sont pas inconnus en Angleterre et qu’il n’y avait pas apparence qu’ils découragent plus les Anglais sur l’île de Ré qu’au bord de la Tamise.
À ouïr ces sornettes, le sang me bouillit dans les veines, indigné que j’étais que dans ce royaume il y eût toujours, et en toutes affaires, un parti de l’abandon, face au parti de la résistance, comme cela avait été si tristement évident sous la Régence, quand Marie de Médicis, avec la seule approbation des ministres barbons, pactisait avec les Grands en révolte armée contre son pouvoir et les couvrait d’or au lieu de leur courir sus.
Richelieu, ayant demandé la parole au roi, se leva, et bien qu’il parlât avec le calme, la clarté et la méthode qui lui étaient habituels, ceux qui le connaissaient ne faillirent pas à discerner, dans les éclairs qui traversèrent ses yeux, l’indignation qui l’avait habité à ouïr les propos que j’ai dits.
— L’île de Ré, dit-il, est importantissime. S’il s’en rendait maître, l’Anglais pourrait emporter à l’instant l’île d’Oléron, et s’étant fortifié dans l’une comme dans l’autre, et possédant en outre la maîtrise des mers, il pourrait être secouru par Londres en hommes et en vivres autant qu’il le voudrait. En outre, il tirerait grand avantage du vin et du sel de l’île de Ré, des blés et des bestiaux de l’île d’Oléron ; il empêcherait la pêche de nos pêcheurs, il ruinerait notre cabotage sur les côtes atlantiques, et, pis encore, il ferait, à tout propos, des descentes sur le continent et croîtrait tous les jours en conquêtes. Il ne faut donc laisser emporter aucun avantage aux ennemis, pour peu que ce fût, et ce n’est pas peu que ces îles ! Bien au rebours, il faut tout tenter pour en chasser l’Anglais car lorsqu’il serait bouté hors, La Rochelle en serait grandement affaiblie, et la reddition d’ycelle infiniment facilitée.
Je vis bien que d’aucuns parmi les lâches tenants de l’abandon et du laisser-faire eussent voulu quelque peu se rebéquer, mais le roi, les voyant s’agiter, ne leur laissa pas le temps de déclore le bec et déclara, à sa manière laconique et péremptoire :
— Je ne laisserai jamais âme qui vive s’emparer, fut-ce d’une parcelle de mon royaume, sans tout faire pour l’en débucher.
C’était bien la première fois que ce terme de chasse – débucher – était prononcé dans le Conseil et à mes oreilles ravies, il sonna l’olifant. Dans la minute qui suivit, pas une main n’osa se lever pour quérir la parole et le roi, se dressant, traversa la salle des Conseils d’un pas tranquille et franchit l’huis, mettant ainsi fin, sans ajouter mot ni miette, à cette mémorable séance.
Suivi de Nicolas – fort excité par la tournure que prenaient les choses, mais demeurant clos et coi comme à l’accoutumée –, je dînai avec mon père et La Surie à qui je contai la chose autant que la prudence et la discrétion le permettaient.
— Mon fils, dit-il d’une voix grave, quel honneur vous est fait de recevoir une mission de telle conséquence ! Certes, je ne faux pas, en mon vieil âge, d’être effrayé de vous voir affronter tant de périls et les affronter seul. Mais je me ferais scrupule d’ajouter quoi que ce soit qui pût diminuer votre joie de servir Louis en ses armées. La Surie, qui vous pourvoira en armes et en munitions, va dans le même temps vous garnir de tant de conseils que vous en aurez l’oreille bourdonnante et la tête farcie...
Mais La Surie, la voix étranglée en la gorge par son émeuvement, parla peu de prime et seulement d’un mousquet miraculeux par sa précision qui était le sien et qu’il me prêterait pour la durée de la campagne.
— Pierre-Emmanuel, dit-il, je n’ignore pas que vous êtes un excellent tireur, vous ayant instruit moi-même dans cet art dans vos enfances, mais avec ce mousquet-ci, vous trouverez invariablement que cible visée est cible atteinte. J’entends à distance convenable et à bonne visibilité (ce qui, à mon sentiment, diminuait quelque peu le caractère miraculeux de l’arme). Ramentez-vous aussi, poursuivit-il, que si vous devez être assiégé en citadelle, vous devrez prendre soin de vous garnir auparavant en vivres personnels, je dis bien personnels, pour un an au moins. Ce qui vous permettra, primo, quelle que soit la longueur du siège, de survivre, secundo, d’empêcher votre proche prochain de mourir de verte faim. Je dis « proche prochain » car comment pourriez-vous subvenir, avec vos vivres propres, aux besoins de toute une armée ? Oyez encore ceci ! Si l’ennemi bombarde la citadelle intra-muros, n’omettez pas de vous coiffer aussitôt d’un morion : il ne vous protégera pas d’un obus, mais des pierres que l’obus détachera des murs. Si l’ennemi lance une attaque contre les remparts et monte aux échelles, revêtez votre cuirasse, car vous pouvez alors craindre le corps à corps. Ne buvez aucune eau qui ne soit sûre. Évitez les herbes et les verdures. Gardez-vous de tout contact avec les mains sales, les haleines fétides et le bren{74} Gardez en pensée qu’au cours d’un siège, assiégés et assiégeants ont ceci de commun qu’ils meurent davantage d’un dérèglement des boyaux que d’une mousquetade...
— Miroul, dit mon père, va donc coucher tout ceci par écrit, si tu veux que Pierre-Emmanuel s’en ramentoive. Pour moi, Monsieur mon fils, je ne vous baillerai qu’un seul conseil : engagez Hörner et dix de ses Suisses.
— Mais, Monsieur mon père, dis-je, béant, ne feront-ils pas double emploi avec les mousquetaires de Monsieur de Clérac ?
— Point du tout. Ils seront pour vous, en quelque sorte, une garde prétorienne. Vous en aurez seul le commandement, alors que les mousquetaires ne voudront recevoir d’ordres que de Monsieur de Clérac même s’il est placé sous les vôtres. Outre que Hörner et ses Suisses vous sont dévoués corps et âme, vous ne faillirez pas d’éprouver qu’ils vous seront très utiles. Ah ! J’y pense enfin ! Emportez toutes les pécunes dont vous pourrez disposer. On dit que l’or est le nerf de la guerre et c’est vrai. Pour le soldat autant que pour le capitaine. Je me suis trouvé en mes missions et périls en de tels délicats prédicaments que j’eusse perdu la vie, si ma bourse n’avait été si bien garnie.
Comme mon père avait si bien dit et quoi qu’il en eût, j’avais l’oreille bourdonnante et la tête farcie quand je m’allais coucher pour la sieste. Jeannette tout soudain apparaissant et me rejoignant prestement derrière les courtines, je lui dis :
— Surtout, surtout, Jeannette, je te prie, pas un mot !
Là-dessus, je fis le semblant de dormir, mais je ne dormis pas, et au bout d’un moment, comme je ne bougeais point, Jeannette me passa doucement la main sur les joues.
— Eh quoi, Monsieur le Comte, dit-elle dans un souffle. Vous pleurez ! Êtes-vous mécontent de partir pour la guerre ?
— Nenni ! Nenni ! Tout le rebours ! Je suis plus excité qu’une pochée de souris.
— Que veulent dire alors ces larmelettes ?
— Je ne sais. Peut-être parce qu’il me semble que mon père et Miroul m’aiment trop. Cela me tord le coeur.
— Diriez-vous que moi aussi, je vous aime trop ?
— Qu’en es-tu apensée ?
— Avec votre respect, Monsieur le Comte, je pense que ce « trop » est une billevesée ! Vu que lorsqu’on aime, même le « trop » n’est pas encore suffisant...