CHAPITRE V

Si bien je m’en ramentois, c’est fin mars 1626 que je demandai à Louis la permission de m’absenter pour visiter mon domaine d’Orbieu. Je n’eusse pu choisir meilleur moment. La politique du roi et du cardinal, passant outre à toutes les résistances, venait de connaître, on l’a vu, un éclatant succès : les huguenots de La Rochelle étaient rentrés dans leur devoir et l’Espagne avait restitué la Valteline aux Grisons. Et bien que Louis ne laissât pas d’apercevoir que ce n’était là qu’une bonace après laquelle la tempête ne pouvait que reprendre, il était bien aise de cette relâche à ses tourments, tout en sachant qu’elle serait brève. Et c’est quasiment d’un air enjoué et riant, bien peu habituel sur son austère face, qu’il me bailla le congé que je quis de lui.

J’engageai les mêmes Suisses qu’à l’accoutumée pour me servir d’escorte, sans leur garder mauvaise dent du fait qu’ils n’étaient pas intervenus lors de l’attaque des reîtres allemands. Au vrai, ils étaient trop loin de notre champ de tir et tant vite s’était passé l’assaut qu’avant qu’ils pussent branler, il était déjà fini.

Je ne laissai pas, néanmoins, de tirer leçon de cette défaillance, me l’attribuant à moi-même plutôt qu’à mes soldats. Dans les troubles et les périls du temps, je résolus que d’ores en avant, je ne saillirais des murs de ma maison que je ne fusse fortement accompagné, ne voulant pas derechef tenter le diable et me mettre au hasard d’être assailli à l’avantage en des lieux aussi découverts. Je dictai la même règle à Monsieur de Saint-Clair et, bien que je n’osasse point la conseiller à Monsieur de Peyrolles, il prit exemple sur nous et se l’imposa.

Ces Suisses, au nombre de douze, nourrissant en leur coeur le regret de leurs verts pâturages, donnaient volontiers la main, le cas échéant, aux travaux de mes champs, et à la construction de mon châtelet d’entrée, lequel j’avais à la parfin décidé. Non qu’ils fissent les maçons, mais ils prêtaient leurs fortes membratures au déchargement des grosses pierres taillées que les charrettes nous apportaient, mais point tout à fait à pied d’oeuvre. Y aidait aussi l’herculéen Hans, le reître repenti que j’avais pris à mon service et qui me servait avec zèle. Travaillant avec les Suisses sur ce chantier, il était tout à son affaire, ayant en commun avec eux la langue et son premier métier. Tant est que j’envisageais de lui rendre un jour son honneur et ses armes en faisant de lui le second de Monsieur de Saint-Clair dans l’éducation de ma milice paysanne.

Le soir de mon advenue à Orbieu, retirée avec moi dans ma chambre, Louison jeta feu et flamme quand elle apprit de ma bouche que Jeannette était entrée au service de mon père et qu’elle ne reviendrait pas la seconder dans l’intendance de ma maison d’Orbieu.

— Eh quoi ! s’écria-t-elle dans le premier éclat de son ire, elle me quitte, cette coquefredouille ! Et sans ma permission !

— Tête bleue ! dis-je en sourcillant, qu’est cela ? Ai-je bien ouï ? Est-ce toi, Louison, qui engageas Jeannette ? Est-ce toi qui lui payais ses gages ?

— Non point, dit Louison, mais vu que vous l’aviez nommée ma sous-intendante, c’était bien le moins qu’elle me prévînt de ses projets.

— Cela, dis-je froidement, c’est une affaire entre elle et toi et je n’y veux point entrer.

— Monsieur le Comte, dit Louison qui, comme les chats, ne s’approchait jamais du feu au point de se faire roussir les moustaches, m’auriez-vous trouvée impertinente ?

— Quelque peu.

— Monsieur le Comte, dit-elle en se génuflexant devant moi, par quoi elle était bien assurée de capter, et mon regard, et ma mansuétude, je vous demande très humblement pardon.

Mais évitant de poser les yeux sur les charmes dont sa posture me faisait don, je lui tournai le dos et je lui dis par-dessus mon épaule :

— As-tu d’autres choses à dire touchant cette affaire ?

— Avec votre permission, Monsieur le Comte, me dit-elle, tout miel redevenue, sinon par les paroles, du moins par le ton, j’aimerais savoir pourquoi diantre cette pécore désire vivre à Paris.

Je n’aimai ni ce « diantre » ni « cette pécore » mais je noulus les relever, ne désirant pas, en défendant Jeannette, donner à Louison des ombrages et des soupçons auxquels elle n’était que trop encline.

— Que veut fille à cet âge, à ton avis ? Au vrai, Jeannette tient qu’à Orbieu aucun laboureur ne voudra d’elle en mariage, vu qu’elle n’est plus pucelle, tandis qu’en Paris où elle n’est point connue, elle peut espérer mener par le bout du nez à l’autel un honnête artisan.

— Fi donc ! dit Louison en levant haut la crête, un laboureur ! Un artisan ! C’est petitement penser ! Pour moi, faute de me pouvoir marier au-dessus de mon état, je ne me veux point marier du tout ! C’est l’enfant que vous me donnerez avant que vous preniez épouse, Monsieur le Comte, que je veux voir établi plus haut que moi, comme le petit Julien.

Julien était l’enfantelet que mon père avait eu de Margot en sa verte vieillesse. À sa requête, j’avais accepté qu’il fut élevé au bon air d’Orbieu en attendant qu’il fut d’âge à être admis en Paris au collège de Clermont dont les jésuites avaient fait la meilleure école du royaume. Louison s’était beaucoup attachée à cet enfant que le domestique appelait « le petit Monsieur de Siorac » et d’entendre nommé ainsi le bambino la faisait frémir de contentement à la pensée que son futur fils, dont tant elle rêvait, serait un « petit Monsieur d’Orbieu »...

On eût fort étonné Louison en lui disant qu’il y avait quelque chose qui touchait au sublime dans le fait qu’elle acceptait pour elle-même un obscur célibat, pourvu que sa progéniture pût accéder à l’ordre de la noblesse.

— Ne te mets point martel en tête, ma Louison, dis-je non sans quelque émeuvement, ton enfant sera reconnu par moi et élevé au château. Je le répète derechef : tant promis, tant tenu. Mais, dis-moi, ajoutai-je en souriant, ne dirait-on pas que toi aussi, tu as hâte de me voir marié ?

— Oh que nenni ! dit-elle, une larmelette lui venant à l’oeil, bien sais-je qu’alors je pâtirai prou. Mais dans ce pâtiment, il y aura une grande consolation. À savoir que votre enfantelet bouge en moi.

Louison ne pipa mot tant qu’elle me dévêtit, mais une fois que je fus dans mes draps, lesquels elle avait fait bassiner, ce mois de mars étant venteux et froidureux, elle me dit avec un air d’importance et de mystère :

— Monsieur le Comte, si vous pouviez surseoir un petit à votre ensommeillement, j’aimerais vous apprendre un événement sur une affaire de grande conséquence, laquelle exige une décision tant urgente que difficile.

— Diga me{27}, dis-je, n’en croyant pas mes oreilles d’une annonce aussi pompeuse.

— Angélique est ici.

— Angélique ? La nièce du curé Séraphin ? Et que diantre fait-elle céans ?

— Elle s’allait noyer dans l’étang derrière l’église quand Hans qui passait par là à la nuitée l’a aperçue qui se débattait dans les affres de la noyade et, se mettant à l’eau, il l’a repêchée.

— Et pourquoi ne l’a-t-il pas ramenée au presbytère ?

— Parce qu’elle noulut.

— Elle noulut ?

— Oui-da !... Ce pourquoi Hans, flairant quelque mystère, l’a amenée jusqu’au château en passant par la porte dérobée. La pauvrette était trempée comme un barbet et résista comme un démon quand je la voulus dévêtir. Et pour cause !

— Comment dis-tu ?

— Et pour cause !

— Et pourquoi dis-tu « et pour cause » ?

— Eh bien, comme on dit dans la parladure du pays : « Pleine était la grange. »

— Que me chantes-tu là ?

— Rien que de vrai. La garcelette est en tel gros état qu’il ne peut mener loin.

— Tête bleue ! dis-je, voilà-t-il pas d’un autre drame !

— Drame, je ne sais, dit Louison. Mais si la chose est connue, les langues vont frétiller dans les villages.

— C’est justement, dis-je très à la chaude, ce que je ne veux point qu’elles fassent. As-tu recommandé à Hans de se taire ?

— Je lui ai dit de se coudre les lèvres là-dessus. Et en bon soldat, il le fera. J’ai pris par ailleurs toutes les précautions du monde pour que le reste du domestique ne sache rien.

— Tu as bien fait. Apporte-moi mon écritoire. Dans l’instant ! Ce n’est pas tout ! Cours réveiller La Barge. Dis-lui de s’habiller, de seller son cheval et de venir me trouver. Cours, Louison.

L’huis reclus sur elle, j’écrivis à Séraphin en ces termes :180

« Monsieur le Curé,

« Votre nièce est céans, saine et sauve. J’aimerais vous parler demain au bec à bec sur les neuf heures. Je vous enverrai mon carrosse. Dieu vous garde.

« Comte d’Orbieu. »

Je pliai et cachetai la lettre de mon sceau et quand La Barge parut plus vite que je n’eusse cru, je lui dis :

— Va porter ce poulet au curé Séraphin.

— Monsieur le Comte, dit-il, les yeux écarquillés, à s’teure ! Mais il fait nuit !

— Ne discute pas mes ordres ! Prends une lanterne pour t’éclairer sur le chemin !

— Mais, Monsieur le Comte, à s’teure, Monsieur le curé Séraphin n’ouvrira pas.

— Fi donc, La Barge ! dis-je très à la fureur. Que de « mais » ! Quelle sorte d’écuyer es-tu donc ? Toque à la porte du curé jusqu’à ce qu’il t’ouvre et crie ton nom ! Si tu reviens sans avoir remis le billet en mains propres, tu ne demeureras pas à mon service un jour de plus.

— Monsieur le Comte, dit La Barge, la crête très rabattue, je ferai ce que vous avez dit.

— Va, Louison t’attendra derrière la porte, pour la déverrouiller lorsque tu reviendras. Et pas un mot !

Mais ce mot, quelques instants plus tard, Louison me dit que La Barge le prononça quand il revint, lui demandant, béjaune qu’il était, « de quoi diantre il s’agissait ». Louison s’en donna à coeur joie de le gourmander.

— Monsieur de La Barge, dit-elle avec une politesse parfaitement insolente, on vous a dit « pas un mot » ! Faites comme moi, Monsieur de La Barge ! Obéissez !

C’était là une cruelle petite revanche de la petite roture sur la petite noblesse. Et Louison se rinça la bouche de sa rebuffade avec un bonheur non pareil en revenant me dire que la mission était accomplie et que Séraphin avait maintenant ma lettre. Après quoi, elle demanda à partager mon sommeil.

— À deux conditions, dis-je. Point de caquet !

— Monsieur le Comte, dit-elle en se déshabillant en un tournemain, ne dites pas, de grâce, la deuxième condition. Je la devine. Je connais vos humeurs. Monsieur le Comte est furieux contre Séraphin, il est furieux contre Angélique, il est furieux contre La Barge et serait furieux aussi contre moi, si j’ouvrais la bouche, même pour le poutouner. Que Monsieur le Comte se rassure, je serai à ses côtés pas plus parlante, ni bougeante, ni poutounante qu’un petit chat.

— M’amie, tu babilles beaucoup pour quelqu’un qui dit qu’il va se taire.

— C’est fini, dit-elle. Le rideau est tiré. Je ne pipe plus mot.

Elle souffla la bougie, s’étendit, creusa sa place, se tourna sur le côté et s’endormit en un battement de cils. Je pensais que j’allais être moi-même tenu éveillé par cette nouvelle écorne, mais le long chemin de Paris à Orbieu m’avait lassé et ce fut tout le rebours. Le lit était tiède, tiède aussi le corps de Louison à mon côté et presque aussitôt « mon sommeil me dormit », comme disait notre bon roi Henri.

Le lendemain, je me réveillai à la pique du jour comme étonné et dépaysé de me trouver dans ma chambre d’Orbieu et fort content que mon bras, en s’étirant, rencontrât la ronde épaule de Louison. Mais cette joie fut brève comme une ondée d’avril. Tout me revint : Angélique, l’étang, Hans, le tête-à-tête à neuf heures avec le curé Séraphin.

J’éveillai Louison et, tout embrumées que fussent mes mérangeoises, je lui posai questions sur ce qui s’était passé la veille. Il apparut vite qu’elle avait agi avec une émerveillable prudence, logeant Angélique dans une aile du château où le domestique n’allait jamais, pour ce qu’elle n’était occupée à la belle saison que par mon oncle Samson de Siorac et dame Gertrude, sa femme. Ils dormaient dans la chambre dite cardinalice, non qu’un cardinal y eût jamais dormi, mais La Surie, à sa première visite dans les lieux, l’avait ainsi surnommée, parce que les rideaux, les courtines du baldaquin, les tentures du mur étaient de velours pourpre, quoiqu’un peu fané. Ce qui, même en hiver, disait-il, donnait un sentiment de chaleur et d’intimité.

De reste, la chambre était petite assez, avec une cheminée qui tirait bien et avec un feu flambant qui permettait de résister à tous les frimas et comportait, en outre, pour la commodité, un petit cabinet où pouvait dormir une chambrière.

Louison me dit sa râtelée de ce qui s’était passé la veille. Tandis qu’elle dévêtait Angélique, et il lui fallut de la force, car elle résistait, ne voulant pas en cette extrémité révéler son état, Louison ordonna à Hans d’aller chercher des bûches et d’allumer un grand feu, ce qu’il fit, tout mouillé qu’il fut.

À son retour, Angélique était séchée et couchée sous un amas de couvertures, les courtines tirées, et ayant cessé, la Dieu merci, de trembler à claquedents. Quant à Hans, le feu flambant haut et clair, Louison eut toutes les peines du monde à obtenir qu’il se dévêtît, tant sa pudeur s’y refusait, malgré qu’il trémulât de froid de la tête aux pieds. Mais Louison lui parla avec les grosses dents et à la parfin, bon soldat qu’il était, il obéit et quand il fut nu, Louison lui frotta la poitrine et le dos à l’arrache-peau, tandis qu’il tenait sur ses pudenda{28} les deux mains pour les dissimuler à sa vue. Louison riait encore en me le racontant.

— Et que lui commandas-tu ensuite ?

— De coucher dans le cabinet attenant avec mission de verrouiller la porte après mon partement, d’entretenir le feu et de veiller sur Angélique.

— Ma Louison, dis-je, tu as agi à merveille dans ce prédicament. Allons, maintenant, je veux voir la pauvrette et, si cela se peut, lui tirer quelques mots.

Au premier toquement léger que fit Louison à l’huis de la chambre cardinalice, Hans nous ouvrit, et après lui avoir adressé quelques paroles chaleureuses pour le louer de son courage et de sa bonté de coeur, je me dirigeai vers le baldaquin et j’écartai les courtines.

Angélique dormait. Et quel bon sommeil c’était là ! Qui eût cru en la voyant, si rose et si paisible, qu’elle avait attenté la veille de quitter ce monde avec l’enfant qu’elle portait. Elle ne devait pas être accoutumée à s’ensommeiller dans une chambre chauffée, car elle avait rejeté jusqu’au nombril draps et couvertures, tant est qu’un seul coup d’oeil suffisait à discerner son état.

Certes, nos célèbres dames de cour ne l’eussent pas jugée digne, à égalité de naissance, de figurer parmi elles. Le nez était un peu gros, le menton un peu lourd et la bouche trop grande, mais Angélique avait au rebours de nos pimpésouées les épaules larges, pas la moindre salière au-dessus des clavicules, des bras pleins et sous leur plénitude, des muscles ; et enfin des tétins qui, même hors de son état, étaient suffisamment pleins pour gonfler son corps de cotte. Quant à moi, je trouvai de la force, du charme et une émerveillable santé à cette beauté rustique et sans que j’osasse exprimer tout haut une pensée aussi hérétique, l’idée me traversa la cervelle qu’Angélique n’était point mal assortie au robuste gaillard qu’était le curé Séraphin.

Louison, qui ne voyait rien d’admirable à ce spectacle, coupa court à ma méditation en rabattant d’un geste brusque draps et couvertures sur Angélique et, d’un geste non moins brusque, elle alla ouvrir les rideaux de la fenêtre. Le soleil entra et réveilla Angélique qui parut tant effrayée de me voir debout au chevet de son lit qu’elle se signa, comme si Satan lui-même était venu la chercher pour l’emporter aux enfers. Mais Louison l’ayant rassurée que c’était bien Monsieur le Comte qui était là, elle me fit un salut poli de la tête et s’excusa d’une voix faible de ne se lever point pour faire la révérence.

— Laissons là les saluts, Angélique, dis-je dans la parladure d’Orbieu. Je ne suis venu que pour te sortir de l’embarras où tu t’es mise, et non pour te gourmer. Dis-moi seulement pourquoi tu as tâché de te détruire. En as-tu parlé de prime à Monsieur Séraphin ?

— Oh non ! Il m’aurait empêchée ! C’est un bon maître et à moi très affectionné !

J’observai qu’elle disait « mon maître », et non « mon oncle » et j’en pris bonne note en mes mérangeoises.

— Dès lors, dis-je, pourquoi l’as-tu fait ?

À cela, elle resta bouche cousue un bon moment, Louison la pressant de parler tantôt d’une voix caressante et tantôt encolérée. Les yeux baissés, le visage pourpre et le front têtu, Angélique restait close sur soi, les lèvres serrées. Louison n’en continuait pas moins ses objurgations, sur tous les tons et dans tous les registres, appelant à la rescousse Marie, Jésus, Joseph et tous les saints, et tous en vain jusqu’à ce qu’elle trouvât, se peut par pure chance, la clé qui ouvrait cette serrure-là.

— Angélique, dit-elle très à la fureur, sais-tu que si le curé Séraphin est ton maître, Monsieur le Comte est celui de Monsieur Séraphin, et peut, s’il le juge nécessaire, le faire chasser de sa cure ? Voudrais-tu que par ta faute Monsieur le Comte en vienne à cette extrémité ?

— Ah que nenni, nenni, nenni ! cria Angélique au comble du désespoir. Vu que si je m’a foutue à l’eau, c’est pour point gâter par ma faute le bon renom de mon curé dans sa paroisse !

— Sotte caillette ! cria Louison avec une colère non plus feinte, mais bien réelle, n’as-tu pas réfléchi que si tu t’étais noyée, on aurait repêché ton corps et qu’au vu de ton ventre, on aurait soupçonné tout du même le curé Séraphin ? Et toi, pauvre sotte, pour t’être suicidée, on t’aurait refusé l’ouverture de la terre chrétienne, à toi et à ton enfantelet (qui n’était même pas baptisé), et tous les deux, damnés jusqu’à la fin des temps et sans aucun espoir de ressusciter. Voilà ce qui se serait passé, si on ne t’avait pas tirée de l’eau. Tu peux dire un grand merci à Hans !

Je trouvai l’apostrophe de Louison un peu trop apocalyptique, mais par bonheur, Angélique, en sa naïveté, nous fit redescendre de ces cimes dans la comédie, car elle prit à la lettre la recommandation finale de mon intendante et me pria d’appeler Hans à son chevet. Ce que je fis. Il vint, ne sachant trop ce qu’on lui voulait, et se figea à une demi-toise du baldaquin et joignit les talons, aussi raide qu’à la parade. Angélique se souleva alors sur son coude, ce qui eut pour effet de dévoiler à demi un tétin sans qu’elle s’en aperçût, et dit d’une voix douce et trémulante :

— La grand merci à toi, Hans, pour m’avoir tirée de l’eau.

Hans baissa les yeux et ne répondit pas tout de gob, étant troublé par cette gorge opulente et ne sachant pas, comme il me le dit plus tard, s’il devait appeler la pauvrette « Angélique », ou « Mademoiselle », ou même « Madame », puisqu’elle était enceinte.

— Fräulein, dit-il enfin, les yeux toujours baissés, ce que j’en ai fait, c’était pour vous obliger.

Là-dessus, Louison mit la main devant sa bouche, et la sachant si prompte à passer de l’ire au rire, je lui jetai un regard qui la réprima et dis à Hans de se retirer, ajoutant que j’étais très content de lui et que je lui en ferais connaître sous peu les effets.

— Angélique, repris-je doucement, ton seul devoir meshui est de vivre et de mener à terme ta grossesse. Ne t’inquiète de rien d’autre. Monsieur le curé Séraphin me doit visiter ce matin et je verrai avec lui comment arranger les choses pour que rien dans cette affaire ne transpire qui puisse gâter son bon renom.

Là-dessus, je dis « au revoir » à Angélique, non sans qu’elle me prît la main et la baisât avec ferveur comme elle l’eût fait de celle d’un saint (que certes je ne suis pas, à en juger par les pensées qui me traversaient l’esprit), néanmoins son geste me plut au moins autant qu’il déplut à Louison. Je ne fus guère long à m’en apercevoir.

— Monsieur le Comte, dit-elle, tandis qu’elle cheminait à mes côtés dans le couloir qui menait à ma librairie, je vous avoue que je suis béante !

— Béante de quoi ? dis-je rudement, pressentant qu’un orage approchait et espérant encore le détourner de moi.

— Mais de vous voir agir de façon si douce et si connivente avec ce bouc paillard et cette grosse truie ! Pour moi, je les eusse chassés sur l’heure d’Orbieu, et je les aurais vus partir avec leurs petits baluchons sur les grands chemins de France sans larme ni soupir !

— Bravo, Louison ! Bravo ! Le curé Séraphin n’est plus un homme : c’est un bouc ! Et Angélique n’est plus une femme, c’est une truie ! Une grosse truie, pour faire bonne mesure. Et bien qu’à ma connaissance bouc et truie ne s’accouplent jamais, les voilà tous les deux qui se vautrent dans la fange et sont ensuite par moi chassés sur ton conseil, courant les grands chemins du royaume avec leurs petits baluchons sur le dos ! Mais, sage Louison, puisque aujourd’hui, tu incarnes la justice divine, n’hésite pas ! Va plus loin encore dans la rigueur ! Attache bouc et truie à un piquet sur la place de l’église, rassemble nos manants et que tous et un chacun leur lancent la pierre et les lapident à mort ! Comme ce serait beau ! Comme ce serait évangélique !

— Monsieur le Comte, dit Louison, les larmes aux yeux de cette algarade, je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai parlé à la volée ! Et pour dire le vrai, Monsieur le Comte, vos yeux se sont attardés un peu longtemps sur les tétins de la drôlette.

— Le moyen de ne pas les voir, puisqu’ils étaient là, tout à découvert !

— Et croyez-vous que cette sainte nitouche n’était pas contente de sentir sur eux vos regards ?

— Ah ! Sainte nitouche ! dis-je, enfin un petit progrès ! « Sainte nitouche », assurément c’est mieux que « grosse truie ». Allons, Louison, encore un petit effort d’humanité. Ne pourrais-tu pas dire « pauvrette » sans t’écorcher la langue ?

— Monsieur le Comte, dit Louison d’un ton plaintif, mais éludant ma demande avec dextérité, plaise à vous de ne pas oublier que j’ai soigné votre Angélique du bon du coeur, et qu’elle n’est vivante que par mes soins.

— Tu n’as pas soigné « mon » Angélique, Louison. Tu as soigné une garcelette tombée dans le malheur et cette bonne action, la Dieu merci, a démenti à l’avance ton méchant propos. Je vais donc jeter tes paroles sales et fâcheuses dans la gibecière de mes oublis et te demander, Louison, sous peine de me fâcher beaucoup, de rogner à l’avenir les griffes de ta jalousie.

— Je le ferai, Monsieur le Comte, dit-elle, douce et soumise.

Douceur et soumission qui m’eussent enchanté, si je n’avais pas su qu’elles seraient aussi éphémères que cette sorte de mouche qui naît le matin et meurt avant la nuit. Mais de moi-même non plus je n’étais pas, pour dire le vrai, tout à plein content. N’étais-je pas un grand chattemite que de reprocher à Louison sa jalousie alors que de retour en Paris, j’allais, si j’en croyais mes rêves, lui donner quelque raison de l’éprouver ?

Si bien s’en ramentoit le lecteur, le curé Séraphin était un robuste ribaud, la membrature carrée, le nez fort, la lèvre charnue, le teint vermeil ; mais ce matin-là, quand La Barge l’introduisit dans ma librairie, je crus voir que sous ce teint vermeil – dû au bon vin autant qu’au bon air du plat pays – se dissimulait une sorte de pâleur, tant cette entrevue le mettait mal à l’aise, quelque effort qu’il fît pour le dissimuler. Aussi commandai-je à La Barge de prier Louison de nous garnir d’un flacon de notre vin de Bourgogne, à la fois pour redonner un peu d’aplomb à mon visiteur et pour lui témoigner par cette attention (comme j’avais déjà fait en lui dépêchant mon carrosse) que mon intention n’était pas d’appeler sur lui l’ire de son évêque ou le déprisement de ses paroissiens, mais bien au rebours, de chercher, de concert avec lui, un accommodement au tracassement qui le poignait, lequel, à bien voir, était aussi le mien. Car je ne voulais pour rien au monde trouble ou scandale en mon petit royaume, Séraphin étant, malgré ses humaines faiblesses, un bon curé, et son église un des piliers de mon pouvoir. Et comment pouvait-on toucher à l’un sans nuire à l’autre ?

Avant que de parler, j’attendis que Louison eût apporté le bourgogne et surtout que Séraphin eût vidé son verre, ce qu’il fit, je m’en souviens, avec l’avidité d’un homme dont l’émeuvement a asséché la gorge. Et en effet, dès qu’il eut bu, Séraphin me parut retrouver son assiette et se rebiscouler.

— Monsieur le Curé, dis-je, cette affaire est si pleine d’épines et d’écornés qu’il faut, pour le bien de tous, la traiter avec une extrême délicatesse. Voyons les faits, si vous le voulez bien. Nous verrons ensuite les remèdes. Hier soir, à la nuitée, Hans a retiré votre nièce de l’étang où elle allait se noyant et après qu’elle lui eut dit qu’elle ne voulait pas retourner au presbytère, il l’a amenée céans par une porte dérobée et Louison la prenant en main, l’a logée dans une chambre de l’aile gauche, l’a déshabillée pour la sécher et s’est aperçue alors qu’elle était grosse.

— Monsieur le Comte, dit le curé Séraphin en devenant cramoisi, je peux vous assurer...

— De grâce, Monsieur le Curé, dis-je en l’interrompant, ne m’assurez de rien ! Je ne vous fais céans aucun reproche dont vous puissiez avoir à vous disculper. Et par voie de conséquence, je n’accepterai de vous ni dénégation ni confidence. Je suis votre paroissien et fort respectueux de l’Église que vous représentez. Je trouverais très disconvenable que mon curé se confessât à moi.

— Monsieur le Comte, dit Séraphin, après avoir pesé en silence ce qu’il y avait à la fois d’inquiétant et de rassurant dans mon propos, peux-je cependant faire une remarque ?

— Faites, je vous prie, Monsieur le Curé.

— Croyez bien, Monsieur le Comte, que si j’avais pu deviner le terrible projet de ma nièce, je m’y serais opposé de toutes mes forces et par tous les moyens, si grande est la détestation et l’horreur de notre Sainte Église pour le suicide, acte sacrilégieux par lequel une créature de Dieu détruit de ses propres mains le don que le Seigneur lui a fait, véritable crime de lèse-majesté divine, susceptible, comme vous savez, d’entraîner un procès fait au cadavre, procès qui débouche non seulement sur des mutilations ou des marques d’infamie que je ne veux même pas évoquer, mais surtout sur le refus de toute sépulture en terre chrétienne, refus qui entraîne les plus terribles conséquences au moment de la résurrection des corps. En vérité, le suicide, et en particulier un suicide en état de grossesse, est autrement grave, mortel et peccamineux qu’une grossesse hors mariage.

Je tiquai fort à ce prêche-là, car il me sembla que par lui le bonhomme, s’appuyant sur la philosophie de l’Église, tirait de façon trop prompte et trop pharisaïque son épingle du jeu, effaçant derrière un degré plus grave dans la faute sa propre responsabilité. Je ne changeai pas pour autant ma stratégie d’apaisement à son égard, mais je décidai de lui faire sentir en passant d’une main légère que j’eusse voulu que sa conscience le remordît un peu plus.

— Monsieur le Curé, dis-je avec quelque froideur, le suicide est assurément plus peccamineux que la grossesse hors mariage. Toutefois, le plus pardonnable des deux péchés peut amener l’autre, comme cela s’est vu si souvent en nos villages où l’étang a plus d’une fois joué son rôle funeste. L’engrosseur n’est donc pas blanc comme neige.

— Cela est vrai, dit Séraphin en baissant les yeux.

Étant plus fin que son physique ne laissait supposer, il sentit ma rebuffade sous le propos courtois et prit le parti de s’accoiser.

— Cependant, repris-je, le mal est fait et il faut veiller, maintenant, à ce qu’il se limite à soi et ne débouche pas sur un mal plus grand. Il va sans dire que le secret me paraît la condition première de tout accommodement ; Hans l’a bien compris qui introduisit Angélique au château par une porte dérobée, et Louison aussi, qui l’a logée dans l’aile gauche où, sauf en été, les domestiques ne vont jamais. Angélique est soignée et veillée par ces deux-là dont les lèvres sur mon ordre sont et resteront scellées. Quant à moi, je ne toucherai mot de ces circonstances ni à Monsieur de Saint-Clair ni à Monsieur de Peyrolles, non que je n’aie fiance en eux, mais ne sachant s’ils prendraient la chose aussi modérément que moi, je préfère être le seul à en décider. Toutefois, si Angélique devait demeurer plus longtemps céans, je doute qu’à la longue le secret se pourrait garder, d’autant qu’il lui faudra un jour accoucher. Je propose donc, si vous le tenez pour raisonnable, de l’emmener en Paris sous le prétexte qu’elle souffre d’hydropisie et qu’il la faut soigner. Une fois à Paris, il sera possible de la loger en mon hôtel de la rue des Bourbons, veillée, chauffée et nourrie par le domestique qu’il y faudra, afin qu’elle y fasse ses couches, et avec une sage-femme assurément plus propre que celle d’Orbieu. Ses couches faites, votre nièce reviendra à Orbieu, guérie et seule, reprendre sa place auprès de vous. L’enfant ne viendra que plus tard, accompagné d’une nourrice, avec un nom d’emprunt, fils supposé, par exemple, de mon maggiordomo et vivra au château.

— Monsieur le Comte, murmura Séraphin d’une voix basse et émue, je ne saurais vous dire avec quelle gratitude...

— Alors, ne dites rien, Monsieur le Curé, dis-je promptement.

— Mais, reprit-il d’un ton assez humble, ces voyages, ces séjours, cette sage-femme, tout cela, Monsieur le Comte, va coûter une fortune !

Il me parut que là, le paysan chiche-face et pleure-pain réapparaissait sous le prêtre, et bien que je m’en amusasse en mon for, je noulus laisser Séraphin dans ses anxiétés.

— Ces frais, dis-je, seront à la charge du seul qui puisse les assumer céans pour la paix et l’honneur de l’église d’Orbieu. Toutefois, Monsieur le Curé, vous pourriez, dans un tout autre domaine, faire un petit sacrifice, vous aussi, pour la paroisse, sacrifice que je ne vous cache pas que je verrais d’un bon oeil.

— Et lequel ? dit Séraphin.

— J’ai ouï dire que cinq des familles parmi les plus pauvres d’Orbieu sont dans vos dettes, parce qu’elles n’ont pas fini de vous payer l’ouverture de la terre chrétienne pour leurs défunts. Vous pourriez leur remettre ces dettes à l’occasion des mesures que je serai moi-même amené à prendre cet été pour les secourir, la récolte du blé s’annonçant d’ores et déjà si maigre, vu la froidure et le défaut de pluie.

— Mais ce serait un très mauvais exemple pour les autres paroissiens ! s’écria Séraphin en levant les deux mains en l’air. Ils voudront tous une diminution, quand leur tour viendra d’enterrer leurs morts !

— Nenni, nenni, nous leur dirons qu’il s’agit d’une mesure exceptionnelle, prise pour parer à la disette, sinon même à la famine. Allons, Monsieur Séraphin, un bon mouvement ! Qui connaît mieux que vous la valeur rédemptrice d’un sacrifice ? Et n’avons-nous pas tous, et toujours, quelque petite faute à nous faire pardonner ?

Mon partement d’Orbieu se fit à la pique du jour, avant même que le domestique du château se désommeillât, car je noulais qu’aucun pût apercevoir Angélique entrer dans mon carrosse, encore que Louison l’eût tant emmitouflée et encapuchonnée qu’elle n’était pas reconnaissable. Il est vrai qu’il faisait pour la saison une froidure extrême, à se demander si le printemps allait vraiment venir, ou l’hiver recommencer.

Dans le carrosse, avec les chaufferettes sous les pieds et ce qu’il fallait de charbon de bois dans un coffre pour entretenir les braises, la température n’était point si piquante mais, ma fé, je préférais ne pas penser à mon cocher, ni à mes Suisses sur leurs chevaux. Ils devaient se geler le nez dans l’aigre bise du matin.

La Barge maugréa à mi-voix qu’étant de bonne maison, il n’avait pas à faire un travail de valet en garnissant les chaufferettes. Je répondis d’un ton sans réplique que c’était bien vrai cela, qu’un écuyer était un écuyer et que s’il le désirait, j’allais arrêter le coche et demander à un de mes cavaliers de changer de place avec lui.

Là-dessus, Angélique ne fit pas mentir son nom et s’offrit d’une voix douce pour assurer le remplissage des chaufferettes, mais je n’y consentis point, arguant que son état excluait qu’elle se pliât en deux si souvent et que, de reste, Monsieur de La Barge, gentilhomme de bon lieu, était trop galant pour lui infliger cette peine. À quoi La Barge, rougissant jusqu’aux oreilles, lesquelles étaient fort visibles, étant décollées de la tête, voulut bien dire à Angélique qu’il préférerait se couper la main plutôt qu’elle fut mise, par sa faute, à pareille incommodité.

Sur cette courtoise rhétorique, la paix se fit dans le carrosse, dont le semblant de tiédeur me laissa sans trop de frissons m’absorber dans mes pensées, permit à Angélique de somnoler, une fois qu’elle se fut dégagée de sa capuche, et à La Barge de la contempler, béant d’admiration devant tant de courbes. Il est vrai qu’à son âge, et même au mien, je trouvais et trouve encore beaucoup d’attraits à une femme qui porte un enfantelet dans son sein, étant ému à la fois par sa fécondité et par son abondance charnelle.

Sur le midi, je décidai d’arrêter le convoi à L’Ecu d’or de Saint-Nom-la-Bretèche, lequel village était à trois bonnes heures encore de Paris, afin que l’escorte et les escortés puissent profiter de cette étape pour jeter de l’eau, bailler aux chevaux leur avoine et mordre à dents aiguës dans le pain et le jambon que je commandai pour tous à l’aubergiste, en même temps qu’une bassine de vin chaud. Dès que les chevaux furent nourris — « les bêtes avant les hommes », disait à chaque fois, en hochant la tête d’un air sage, le chef de mes Suisses – il y eut dans la grande salle un joyeux ébrouement des soldats, lesquels tapaient des semelles de leurs bottes sur les dalles pour les réchauffer et tendaient leurs doigts gourds au feu flambant et crépitant dans un âtre assez grand pour cuire un boeuf. Je fis asseoir Angélique un peu à part et La Barge à son côté et j’allai trinquer avec mes Suisses qui portèrent de prime une tostée à ma santé, puis une seconde tostée pour l’achèvement de mon châtelet d’entrée qui me serait, dirent-ils, « à grand honneur » et « à grande utilité », dès que je l’aurais fini. Cette courtoisie valait bien que je leur baillasse à mon tour une troisième tostée pour remercier leurs bonnes épées de m’avoir escorté et leurs bras robustes de m’avoir aidé au chargement de mes pierres taillées. Parmi les qualités qui brillaient chez ces Suisses, je dois ajouter encore la discrétion, car de tout le temps qu’on fut en cette auberge, aucun d’eux ne se permit, même en tapinois, de jeter un oeil à Angélique.

À mon advenue en Paris, le marquis de Siorac, compatissant, certes, à tous, mais plus encore au gentil sesso, se ramentut qu’il était médecin et désapprouva tout à trac mon projet d’aller reclure Angélique en mon hôtel des Bourbons sous la surveillance de serviteurs ignares et indifférents et m’offrit de la garder en la tiédeur de son logis, soignée par ses gens et sous l’oeil d’un disciple d’Hippocrate. J’en fus d’autant plus content que je n’eusse jamais osé quérir de lui un tel service. Pour ne rien celer, pendant tout le temps de ce long voyage de Montfort à Paris, je m’étais fait un sang d’encre à la pensée que les mille secousses du carrosse par des chemins cahoteux pussent amener la pauvre Angélique à perdre son fruit.

Dès que Mariette, après nous avoir servi le rôt du souper, eut quitté la place en emportant loin de nous ses trop fines oreilles, je révélai au marquis de Siorac qui était le père de l’enfantelet. Là-dessus, le marquis et La Surie, huguenots convertis et catholiques tièdes, échangèrent des regards, et mon père, quoique sur un ton modéré, fit quelques critiques sur le célibat imposé aux prêtres, lequel, disait-il, les retirait par trop de la commune humanité, les faisait mauvais juges des faiblesses du coeur, et le plus souvent censeurs implacables et démesurés des péchés de chair qui n’étaient point, il s’en fallait, plus graves et damnables que l’injustice, l’oppression ou la cruauté. De ce fait, concluait-il, notre morale qui est théologique, au lieu d’être comme chez les anciens Grecs, philosophique et fondée en raison, se trouve mal équilibrée, accordant trop d’importance à la chair, et pas assez à nos conduites envers nos semblables. Je ne pipai mot à ces remarques, mais pensai en mon for qu’en cela, les ministres huguenots, bien que mariés, n’étaient guère différents des catholiques.

Je me rendis le lendemain au lever du roi. Bien qu’il y eût presse, je suis bien sûr qu’il me vit, car rien ne lui échappait, mais il ne me fit aucun signe et ne m’adressa pas la parole, pas plus du reste qu’à aucun des seigneurs qui se trouvaient là. Son visage était pâle, crispé et je vis bien que Louis était dans ses humeurs les plus noires, quoiqu’il s’efforçât de garder une face imperscrutable. Il repoussa rudement le docteur Héroard qui voulait lui prendre le pouls en disant : « Quoi qu’on en ait, je me porte à merveille ! »

Ce « quoi qu’on en ait » me laissa béant. Je le fus davantage quand la foule des courtisans s’étant écoulée, Louis ne garda avec lui que Berlinghen, Soupite, le capitaine aux gardes Du Hallier (que le lecteur connaît déjà pour m’avoir prêté un carrosse du roi), le marquis de Chalais, grand maître de la garde-robe et moi-même. On lui apporta son déjeuner qu’il chipota plutôt qu’il ne mangea, s’interrompant à plusieurs reprises pour taper de son couteau des coups rageurs sur son assiette et son gobelet d’argent, comme s’il eût voulu exterminer sa vaisselle pour crime de lèse-majesté. Bien qu’il avalât ses viandes du bout des lèvres, entrecoupant sa repue par les coups que j’ai dits, tantôt par la tranche et tantôt par le plat du couteau, il finit par venir à bout de son déjeuner et, se levant, se mit à marcher furieusement dans la chambre, les mains derrière le dos, la tête baissée, et se mordant les lèvres, tant est que ceux qui étaient là, effrayés par une humeur aussi escalabreuse, n’osaient ni bouger ni piper.

Je ne sais combien eût duré cette marche pendulaire, si elle n’avait été interrompue par un tintamarre de voix furieuses provenant de l’antichambre.

— Qu’est cela ? Qu’est cela ? s’écria le roi, en portant la main à son flanc gauche comme s’il y cherchait la poignée de son épée. Qui ose faire des querelles quasiment à ma porte ? Berlinghen, allez voir la raison de cette noise !

Berlinghen eut bien garde, cette fois, de montrer cette nonchalance que Louis lui avait tant de fois reprochée. Il courut à l’huis, l’ouvrit et le referma derrière lui. La clameur redoubla, et bientôt, Berlinghen réapparut, effaré.

— Sire, dit-il, c’est le comte de Guiche qui chante pouilles à l’huissier.

— Et pourquoi ?

— Parce que l’huissier lui défend l’entrant de votre chambre.

— En effet. C’est mon ordre.

— Mais, Sire, le comte de Guiche prétend que cet ordre ne s’applique pas à lui, vu qu’il est premier gentilhomme de la chambre.

— Qu’est cela ? Cet office ne lui donne pas le droit d’entrer chez moi quand il veut ! Pas plus à lui qu’au comte d’Orbieu qui exerce la même charge.

— Sire, je me suis permis de le lui dire. Mais pour toute réponse, Sire, Monsieur le comte de Guiche m’a menacé de me bailler un grand coup de botte de par le cul.

— Qu’est cela ? dit le roi, la crête haute et l’oeil étincelant. On gourmande mon huissier ! On menace mon valet de chambre ! Monsieur du Hallier, allez de ce pas arrêter Monsieur le comte de Guiche et menez-le à la Bastille.

— À la Bastille, Sire ? dit le capitaine des gardes, étonné de la disproportion entre l’offense et la sanction.

— Vous m’avez ouï ! Nous voulons que le comte de Guiche épouse la Bastille quelques jours. Elle refroidira son humeur.

— A votre commandement, Sire ! dit Du Hallier qui pivota sur ses talons et, d’un pas rapide, sortit de la chambre.

Il me conta plus tard que, connaissant l’humeur batailleuse du comte de Guiche, il alla de prime quérir une demi-douzaine de gardes qui, en même temps que lui, pénétrèrent dans l’antichambre et entourèrent Guiche, la pique basse.

— Chalais, dit le roi à son grand maître de la garde-robe, va voir si tout se passe bien et demande au comte de Guiche s’il a quelque message par ton truchement à m’adresser.

Chalais traversa la chambre avec la légèreté d’une ballerine (il était fort bien fait et adroit à toutes sortes d’exercices) et revint dire avec un air de pompe et d’importance :

— Sire, le comte de Guiche dit qu’il vous aime et que c’est par la rage qu’il avait de ne point vous voir qu’il a fait toute cette noise à votre porte, qu’il est venu à résipiscence et vous présente ses plus humbles excuses.

— Voilà qui va mieux ! dit Louis. Nous verrons à ne pas laisser Monsieur de Guiche se geler plus de trois jours à la Bastille. Et maintenant, poursuivit-il, avec un regain d’énergie, comme si d’avoir puni Guiche l’avait remis dans son assiette, il ne se peut qu’un beau cerf ne nous attende dans la forêt de Fontainebleau. Allons voir si nous le pouvons débusquer. Chalais, vous m’accompagnez à Fontainebleau. Siorac, voyez si mon cousin le cardinal peut vous donner audience. Il a sans doute beaucoup de choses à vous dire.

À peine eut-il franchi la porte que Berlinghen courut pour la reclore derrière lui, Louis ayant horreur qu’une porte demeurât béante. Chalais fit alors la grimace et dit tout haut d’un ton fort dépité :

— Je ne trouve pas que Louis ait bien fait d’envoyer Guiche à la Bastille pour cette querelle de néant. Ce n’est pas ainsi qu’un roi doit traiter sa noblesse.

Je fus béant d’une critique si acerbe et aussi crûment formulée, faite dans un tel lieu et, qui pis est, en présence des valets de chambre. Dans le chaud du moment, prenant Monsieur de Chalais par le bras, je le tirai à part et lui dis sotto voce :

— Marquis, voulez-vous me permettre de vous bailler un amical avis ?

— Comte, venant de vous, qui êtes mon aîné, je l’accueillerai avec la plus vive gratitude.

— Je suis, en effet, votre aîné, dis-je, de plus de dix ans. Et quel bonheur est le vôtre, Marquis, d’être ce que vous êtes à dix-huit ans ! Seules de bonnes fées se sont penchées sur votre berceau ! Talleyrand par votre père, Monluc par votre mère, vous appartenez à deux des meilleures familles du royaume. Pour cette raison, vous avez été en vos enfances un des petits gentilshommes d’honneur de Louis. Vous avez joué et grandi avec lui, et avec Monsieur, et avec ses soeurs. Votre mère, la plus adorable des femmes, vous a acheté, dès que vous fûtes d’âge à la remplir, la charge de grand maître de la garde-robe du roi. Et j’ai ouï dire qu’y ayant engagé la meilleure partie de son bien, il lui reste à peine de quoi vivre...

— C’est vrai, dit Chalais, les larmes lui venant aux yeux.

— Qui plus est, grâce aux entreprises et aux remuements de la plus affectionnée des mères, vous avez épousé un des partis les plus enviés de France, la soeur du conseiller de l’Épargne, haute et richissime veuve, dont le coeur ne bat que pour vous !

— C’est vrai encore.

— Et enfin, vous avez le bonheur, comme moi, Marquis, de vivre tous les jours dans la familiarité du roi.

— Comte, dit Chalais en levant un sourcil, pardonnez-moi, vous me contez de long en large l’heureuse fortune qui est la mienne, mais étant mieux placé que personne pour la connaître, je me demande à quoi rime ce conte.

— À vous ramentevoir, Marquis, votre bonheur et à vous mettre en garde.

— À me mettre en garde ? Contre qui ?

— Mais contre vous-même.

— Contre moi ? Voilà qui est plaisant !

— En un mot comme en mille, Marquis, permettez-moi de vous le dire en toute amitié, et à la franche marguerite : la Cour est un lieu où il faut mettre un boeuf sur sa langue, et ne jamais parler des personnes, surtout quand cette personne est le roi.

— Qu’ai-je donc dit de Louis ?

— Vous l’avez critiqué.

— Moi, je l’ai critiqué ?

— À l’instant.

— Qu’ai-je dit ?

— L’avez-vous déjà oublié ?

— Mais assurément.

Je le considérai, béant. Mais à l’envisager oeil à oeil, je conclus qu’il disait vrai. Le poupelin avait parlé à la volée, ô merveille ! Les mots étaient passés en sa cervelle sans y laisser la moindre trace et l’instant d’après, il ne s’en souvenait pas plus que le poussin ne se souvient de son pépiement de la veille. S’il en était ainsi, je me demandais bien à quoi servait ma mise en garde et je commençai à regretter de l’avoir faite. Cependant, le vin était tiré. Il le fallait boire.

— Marquis, vous venez de dire que « le roi n’aurait pas dû fourrer le comte de Guiche en Bastille pour une querelle de néant ».

— Ma fé ! dit Chalais en ouvrant grand les yeux, c’est bien vrai, je l’ai dit. Eh bien ! poursuivit-il d’un air tout soudain provocant, ai-je eu tort de le penser ?

— Le penser, Marquis, c’était votre affaire, mais le dire était aventuré.

— Aventuré ? Et pourquoi ? dit Chalais avec quelque truculence.

— Mais pour ne point affronter le roi.

— Et pourquoi pas ? dit Chalais en portant haut la crête.

— Marquis, dis-je, à peine ai-je ce matin mis le pied dedans le Louvre que déjà j’apprenais que Tronçon avait été tronçonné. Et savez-vous pourquoi ?

— Nenni.

— Il avait dit au roi qu’il désapprouvait le projet de mariage de Monsieur avec Mademoiselle de Montpensier. C’est vous dire comme il est dangereux de critiquer le roi sur une décision qu’il a prise.

— Eh bien, moi aussi, je désapprouve ce funeste projet ! dit Chalais belliqueusement. N’est-ce pas votre avis ?

— Marquis, je ne sais rien du pour et du contre de ce mariage. Je n’ai pas été appelé par le roi à en délibérer et ma charge n’est pas de lui bailler des avis qu’il n’a pas quis de moi. La vôtre non plus.

— Comte, dit Chalais, les yeux durcissant tout soudain, vous me parlez là bien vertement ! Si vous n’étiez pas un ami, je vous appellerais tout de gob sur le pré !

— Sur le pré ? dis-je stupéfait. Un duel ! Entre deux officiers royaux si proches de Sa Majesté ! Mais ce serait folie !

— La folie, dit Chalais, très à la chaude, c’est d’oser me bailler une leçon, à moi ! Et si vous l’osez, je sais bien pourquoi ! Vous êtes une des plus fines lames de la Cour. Vous êtes le seul à posséder cette botte de Jarnac qui vous estropie un homme en un battement de cils. Mais si vous pensez par là m’épouvanter, je voudrais que vous sachiez que je ne faille pas en courage. Je vous le ferai bien connaître et pas plus tard que meshui !

— Marquis, dis-je, je n’en crois pas mes oreilles ! Vous me provoquez alors que je ne vous ai offensé en rien ! Et je n’ai eu d’autre dessein, en vous mettant en garde contre vous-même, que de vous être utile, me sentant quelque obligation d’amitié envers un gentilhomme que je côtoie tous les jours au service de Sa Majesté ! À quoi rimerait ce duel ? À prouver votre vaillance ? Mais qui en doute à la Cour ? N’êtes-vous pas un Monluc ?

Tandis que je parlais, je sentis bien qu’à cet instant, il importait fort que je parlasse beaucoup, car je voyais, à chaque phrase que je prononçais, le visage de Chalais se décrisper, s’adoucir et se modeler, pour ainsi parler, sur le mien.

— Marquis, poursuivis-je avec une douceur quasi angélique, il se peut que j’aie été maladroit dans l’expression de ma pensée, mais soyez, cependant, bien assuré que mon intention était droite et ne visait qu’à vous éviter ces périls auxquels votre âge, à la Cour, vous expose. Si vous voulez bien vous ramentevoir le début de cet entretien, il n’y était question que de vous donner un avis, non sans, de reste, quérir de vous au préalable, courtoisement et d’égal à égal, la permission de vous le bailler. Ce que vous avez fait courtoisement aussi et en m’assurant à l’avance de votre vive gratitude.

— Ai-je dit cela ? dit Chalais en ouvrant grand ses yeux naïfs. Vous ai-je assuré de ma gratitude ?

— Mais de la façon la plus sincère et, j’oserais dire, la plus affectionnée !

Quoi disant, et le sentant disposé à remettre, pour ainsi parler, l’épée au fourreau, je lui pris les deux mains et les serrai dans les miennes. Au frémissement qui le parcourut, et au regard quasi filial que Chalais me lança alors, j’entendis bien que mon attitude et mes quelques paroles avaient suffi pour le faire virer cap pour cap.

— Comte, dit-il, la voix comme étranglée par son émeuvement. Vos paroles me touchent plus que je ne saurais dire. Vous me parlez comme un père et je ne le mérite pas. Je vous ai injustement soupçonné de me vouloir morguer, et je vois bien que c’était faux. Vous ne me voulez que du bien ! Vous êtes le meilleur des hommes ! Je vous prie humblement de me pardonner et je vous supplie de me croire d’ores en avant votre fidèle et immutable ami.

Je lui tendis les bras et lui qui, la minute d’avant, m’avait voulu couper la gorge, s’y jeta, m’accolant à l’étouffade et me donnant sur le dos je ne sais combien de tapes pour témoigner de la dévorante affection que, maintenant, il ressentait pour moi.

Il va sans dire que je répondis comme il convenait à ses transports, bien soulagé de ne pas avoir à tuer ou à estropier le béjaune, car même si on ne désire faire à son assaillant qu’une blessure légère, le chamaillis des épées ne permet pas toujours de s’en tenir là. En outre, bien que Louis n’eût pas encore promulgué son fameux édit contre les duels, je n’ignorais pas qu’il était foncièrement hostile à ces stupides affrontements qui lui tuaient chaque année plusieurs milliers de gentilshommes qui eussent été plus utilement employés contre les ennemis du royaume.

Je quittai sans regret cette girouette girouettante pour me rendre, comme le roi me l’avait ordonné, chez le cardinal et, en chemin, je me fis quelques réflexions assez âpres sur la Cour. Comme le lecteur s’en ramentoit, j’y étais entré en mon âge le plus tendre comme truchement ès langues étrangères d’Henri IV et y étais demeuré depuis, sous la Régence et sous Louis. Et pendant tout ce temps, j’avais observé autour de moi chez les courtisans des deux sexes tant de légèreté et de frivolité et aussi tant de facilité à croire les fables les plus ineptes et à les décroire le lendemain sans plus de raison, tant de jugements faux acceptés comme vérités d’Évangile, tant de passions furieuses soulevées par des rumeurs dont ils ignoraient l’origine, tant de haines cuites et recuites dans les chaudières d’anciens ressentiments, enfin, tant de cabales et de complots sans parler des projets assassins, que je croyais avoir touché le fond de ces aberrations à ne plus pouvoir m’en étonner. Mon entretien avec Chalais sonna le glas de mes illusions et m’apparut plus tard comme le premier indice de ces terribles remuements qui allaient, dans les proches semaines, plonger le roi et le cardinal dans les angoisses et les périls.

Dans la partie du Louvre où travaillait le cardinal, je ne trouvai qu’un de ses secrétaires, Charpentier. Il était dans la désolation parce que Richelieu, venant de recevoir l’ordre du roi de le rejoindre à Fontainebleau, était départi au débotté et n’avait emmené avec lui que Le Masle et Bouthereau (ses deux autres secrétaires), le laissant là, tout exprès, pour me conduire auprès du père Joseph.

À peu que le pauvre Charpentier ne versât des pleurs, y ayant perdu, pour le moment du moins, la perspective – enfer pour d’autres, mais paradis pour lui – d’écrire sous la dictée de Richelieu le matin, l’après-dînée et plus de la moitié de la nuit.

— Charpentier, dis-je, de grâce, puisqu’il y a de ma faute, ne vous désolez pas. Je la réparerai. Si, comme je crois, je suis pour recevoir l’ordre du roi de le rejoindre à Fontainebleau, je vous emmènerai avec moi.

— J’en serais, ma fé, fort heureux et à vous, Monsieur le Comte, fort reconnaissant, car je doute que Le Masle et Bouthereau suffisent, n’étant que deux à la tâche, si résistants qu’ils soient. Car il faut surtout une grande rapidité d’écriture et une grande résistance au sommeil, surtout en les petites heures du matin. Et savoir surtout manger comme il faut, peu, mais souvent, pour soutenir le corps sans alourdir la cervelle. Et aussi une grande habitude à la rétention des fonctions animales, car la dictée peut durer plusieurs heures d’affilée sans qu’on bouge de son pupitre. Mais je vous fais mille pardons, Monsieur le Comte. Je babille, et j’oublie ma mission. Plaise à vous de me suivre. Je vais vous conduire de ce pas chez le père Joseph.

L’appartement du père Joseph au Louvre se composait d’une pièce unique, bien plus grande, certes, que la cellule d’un capucin, mais qui me parut, cependant, assez petite du fait que s’y était accumulée, depuis que le père y logeait, une multitude de livres, de manuscrits et de lettres qui encombraient non seulement la table rustique sur laquelle il écrivait, mais aussi le parquet, les deux tabourets, la chaire à bras, et même le lit, si du moins j’ose appeler lit un grabat dont un moinillon n’eût pas voulu.

— Monsieur le Comte, dit le père Joseph en se levant à mon entrant, je suis bien aise de vous voir. Monsieur le Cardinal, en départant ce matin au débotté pour Fontainebleau ou plus exactement pour Fleury-en-Bière, vous a confié à moi afin que je vous avertisse des étranges événements qui se sont passés à la Cour pendant votre séjour à Orbieu. Après quoi, il est convenu avec Louis que vous devez rejoindre sans délai le cardinal à Fleury-en-Bière.

— Je n’y manquerai pas, dis-je aussitôt.

— Monsieur le Comte, de grâce, asseyez-vous ! poursuivit le père Joseph. Notre bec à bec risque de prendre du temps.

Invitation que j’eusse volontiers acceptée, si la chaire à bras, ou même un tabouret avait été libre, ce que le père Joseph ne discernait en aucune façon, l’habitude l’ayant rendu aveugle au décor de sa vie. Et le voyant qui, s’étant rassis derrière sa table, posait ses grandes mains rugueuses sur ses yeux, se peut pour mettre de l’ordre dans ce qu’il m’allait dire, je résolus de me tirer à la franquette de mon prédicament. Je me frayai un chemin comme je pus parmi les îlots de dossiers qui jonchaient le sol, libérai résolument la chaire à bras des papiers qui étaient entassés sur son siège et les déposai à terre sans tant languir, faisant d’eux un îlot de plus dans l’archipel des paperasses. Et à vrai dire, je suis bien assuré que le père Joseph, quand il ôta les mains de son visage, ne vit aucun changement dans son univers et ne se demanda pas non plus comment j’avais réussi à m’asseoir.

Le lecteur se ramentoit peut-être que sept ans plus tôt, j’avais encontré le père Joseph qui m’avait prié de l’introduire auprès du roi ; ce que je fis quand je sus ce qu’il voulait lui recommander : rappeler Richelieu d’exil et le redonner à la reine mère pour qu’il modérât les conditions exorbitantes qu’elle mettait à accepter avec son fils un accommodement : judicieux conseil que Louis suivit et dont il se trouva bien. Depuis, le père Joseph n’avait cessé de servir Richelieu dont il était les yeux et les oreilles, sachant toujours tout sur tous et apportant au cardinal une masse d’informations que celui-ci triait et interprétait avec sa lumineuse perspicacité.

Ayant retiré les mains de son visage, le père Joseph les croisa devant lui sur la table et m’envisagea en silence. Tant est que je lui rendis regard pour regard, étant aussi curieux, après tant d’années, de lui qu’il l’était de moi. À vrai dire, il était loin d’être aussi élégant et soigné que le cardinal et, de toute évidence, il prenait peu de soin de sa mortelle guenille. La bure dont il était vêtu montrait la corde. Sa longue barbe, où meshui le sel le disputait au poivre, n’était pas souvent peignée ; ses ongles, plutôt cassés que limés. Sa tête elle-même paraissait mal équarrie et mal proportionnée, étant plus large que haute, et surtout plus osseuse qu’elle n’eût dû être, les arcades sourcilières et les pommettes fort saillantes, et le nez, long, courbe et acéré comme celui d’un vautour. Cet aspect rébarbatif était cependant adouci par deux autres traits. Son oeil, petit, vif et fureteur, comme celui d’un écureuil, s’il pouvait être dur, pouvait aussi être amical. Et chose beaucoup plus surprenante dans une physionomie aussi redoutable, sa bouche, bien qu’elle fut à demi dissimulée par sa moustache et sa barbe, paraissait aussi petite, tendre et mignarde que celle d’une femme.

— Monsieur le Comte, dit-il, vous n’avez pas été éloigné de la Cour plus de quinze jours, et en quinze jours, la tournure des affaires a changé du tout au tout, faisant brusquement apparaître une intrigue, qui meshui tourne à la cabale, et pourrait devenir un complot, si on n’y mettait bon ordre. Le point de départ est un mariage, et il est étrange d’observer combien le mariage réussit peu à la couronne de France...

Ce qui me sembla étrange à moi fut ce début, car je me demandai si le père Joseph faisait allusion au mariage de Louis avec Anne d’Autriche. En fait, la suite de son discours me prouva que s’il y avait fait allusion, elle demeurait dans les limbes de son entendement. Il avait en vue tout autre chose.

— Voyez, Monsieur le Comte, poursuivit-il, à quoi nous a menés le mariage d’Henriette-Marie avec Charles Ier d’Angleterre : au scandaleux incident du jardin d’Amiens et, pis encore, en raison du fait que Louis décida de ne plus admettre Bouquingan sur le sol français, à une alliance qui prend de plus en plus les couleurs de la haine. Et maintenant, ce mariage de Gaston avec Mademoiselle de Montpensier menace de tourner au drame et presque à la guerre civile !

— Au drame ! dis-je béant. Pourquoi cela ? Gaston a dix-huit ans et Mademoiselle de Montpensier est la plus riche héritière de France. En outre, l’idée n’est pas nouvelle. Si j’ai bonne mémoire, la reine mère l’a conçue avec l’assentiment d’Henri IV en 1608 : c’est-à-dire il y a dix-huit ans. La demoiselle devait d’abord épouser Nicolas. Mais le pauvre Nicolas mourut en bas âge, et aussitôt, sans perdre une minute, et dans la même lettre où la régente annonçait le décès du pauvret au tuteur de Mademoiselle de Montpensier, elle redemandait la main de la garcelette pour Gaston. Proposition qui fut naturellement aussitôt acceptée.

— Votre remembrance ne vous trompe pas, Monsieur le Comte. Il y a en effet dix-huit ans que la reine a choisi Mademoiselle de Montpensier pour Gaston. Et vous pensez si elle tient à ce que ce mariage se fasse !

— Que dit le roi ?

— Il a hésité et il a requis du cardinal son avis. Là-dessus, après y avoir travaillé, le cardinal lui a remis un beau mémoire, écrit bien dans sa manière, où il pesait minutieusement le pour et le contre. Mais il ne concluait pas, ou plutôt il concluait qu’il s’agissait d’un cas où « Sa Majesté, seule, pouvait délibérer ».

— À votre sentiment, pourquoi le roi a-t-il hésité ?

— La reine a perdu deux fois son fruit. Le roi est sans dauphin et si Gaston engendre un fils, sa position à l’égard de son aîné en sera considérablement renforcée. Mais d’un autre côté et à tous égards, le projet est en soi irréprochable. Il avait l’assentiment d’Henri IV. Et il est ancré de si longue date dans l’esprit de la reine mère que ce serait engager une troisième guerre avec elle que de le refuser. Mais surtout, Louis considère que son devoir est d’assurer coûte que coûte sa lignée... En fin de compte, c’est le devoir qui l’a emporté. Il a accepté le projet de mariage, mais j’ose le dire, la mort dans l’âme.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il connaît Gaston.

— Pour moi, mon Père, je vous avoue que je n’ai eu que rarement l’occasion d’approcher Monsieur, ayant cru entendre que Sa Majesté n’aime pas que ses officiers prennent des habitudes{29} avec lui. En tout cas, c’est ce qu’il reproche à Monsieur de Chalais.

— Ah bah ! Monsieur de Chalais a dix-huit ans, l’âge de Monsieur ! Et il est attiré par Gaston qui a le même âge, ainsi que par les vauriens qui l’entourent et qui se livrent du matin au soir aux farces, aux pitreries, aux beuveries, aux chansons à boire et à la débauche.

— J’ai ouï dire que Monsieur, néanmoins, n’est point sans qualités.

— Indubitablement. Au contraire du roi, il a la langue bien pendue, il parle beaucoup et le mieux du monde, il a de l’esprit, il aime les arts, il est ouvert à tous et à beaucoup de choses. En bref, il a toutes les qualités brillantes qui faillent à son aîné et il n’a aucune de ses vertus solides.

— Aucune ?

— Pas la moindre. Il est indolent, sans projet défini, ne s’applique à rien, change de cap à tout vent, pousse l’inconstance jusqu’à l’inconsistance. Cependant, il ne manque pas de vaillance à la guerre et c’est là, peut-être, qu’il le faudrait employer, si ce n’est que là, plus qu’ailleurs, on pourrait craindre les effets de sa versatilité, car il est plus influençable que pas un fils de bonne mère en France. Monsieur le Cardinal, en son style lapidaire, a dit de lui qu’« il est susceptible des bons comme des mauvais avis ».

— Je n’ai jamais ouï le roi parler de Monsieur. L’aime-t-il ?

— Il le voudrait, parce que c’est son devoir de chrétien. Mais trop de choses les séparent. Le roi est pieux, pudique, réservé. Gaston profane tous les trois mots le saint nom de Dieu, ne se plaît qu’aux obscénités, aux contrepèteries et aux chansons à boire, signe ses lettres « Marquis de Vitlevant » pour vanter sa virilité, procure des femmes à ses vauriens et ne rêve que pitreries.

— Mais enfin, il est jeune encore. Ne peut-il se corriger ?

— Je crains que non. Il n’accorde d’importance à rien. Le mot obligation n’a pour lui aucun sens. Et comme il est persuadé, non sans raison, que son rang le met à l’abri de toute espèce de sanction, il a l’impression de jouer sa vie sur le velours. Ses erreurs et ses fautes étant sans conséquence, de ce fait elles ne lui apprennent rien. Et il est à parier qu’il les répétera sa vie durant. Pensez si, avec ces dispositions-là, il peut plaire à Louis qui est le devoir même.

— Et que pense Monsieur de ce mariage avec Mademoiselle de Montpensier ?

— Que voulez-vous qu’il pense, étant ce qu’il est ? Il hésite. Tantôt il s’avise que ce serait fort avantageux d’épouser l’héritière la plus riche de France, lui qui est toujours dans les dettes. Il n’ignore pas, en outre, que le roi lui donnerait un très bel apanage, en dotations, en terres, en revenus. Et tantôt il regimbe fort à l’idée de s’attacher au poteau du mariage, tantôt...

— Comment va-t-on sortir de cette incertitude ?

— Pour l’instant, par un coup de théâtre. Deux personnages entrent en scène et l’intrigue se noue.

— Mon Père, si vous me permettez de le dire, vous avez une sorte de talent pour la comédie.

— La comédie, Monsieur le Comte, hélas, non ! Il s’agit d’un drame ! Oyez la suite. L’un des personnages que j’ai dits est la reine – la reine régnante, bien sûr, et dans son ombre, trois infernales succubes qui la conseillent et l’aiguillonnent : Madame de La Valette, née Verneuil, fille bâtarde d’Henri IV, la princesse de Conti et je la cite en dernier, bien qu’elle ne soit pas la moindre : Madame de Chevreuse, diablesse avérée, comme dit Louis. Monsieur le Comte, on se demande parfois pourquoi les vertugadins de ces étranges animaux sont si démesurés. Et moi, je vais vous dire pourquoi : c’est parce qu’ils cachent toute la malice du monde.

Je jetai cette phrase en passant dans la gibecière de ma mémoire pour la répéter à mon père, tant je la trouvais savoureuse, surtout dans la bouche d’un capucin.

— Et la reine, dis-je, est contre ce mariage ?

— Passionnément. Et pour une raison évidente. Si Gaston a un fils, elle qui n’a jamais pu porter une grossesse à terme, elle ne comptera plus et à la mort du roi, elle ne sera plus rien.

— Mais que Gaston soit ou non marié, dis-je, à la mort du roi, cela ne fait pas pour elle la moindre différence, puisque n’ayant pas de fils, elle ne sera pas la reine mère et n’aura pas, de ce fait, de légitimité.

— Monsieur le Comte, vous touchez là un point important et que Madame de Chevreuse n’a pas été sans apercevoir. Aussi a-t-elle suggéré une diabolique solution : le roi mort, Gaston épouse sa veuve et Anne d’Autriche reste reine.

— Mon Dieu, mon Père, il me semble que là, à tout le moins implicitement, on s’approche à pas feutrés du régicide. Anne serait-elle consentante à un remariage avec Gaston ?

— Implicitement, oui. Il y a toujours eu entre eux de la sympathie, se peut même de la connivence. Ce sont des esprits jumeaux, l’un et l’autre frivoles et étourdis. Rien ne rapproche davantage, comme vous savez, homme et femme que des défauts communs.

— Y a-t-il déjà un commencement d’exécution à cette intrigue ?

— Bien plus qu’un commencement, Monsieur le Comte ! Nous y sommes en plein ! Sur l’ordre de la reine, Madame de Chevreuse est allée visiter le gouverneur de Gaston pour lui dire qu’il ferait plaisir à la reine s’il décidait Monsieur à refuser le mariage avec Mademoiselle de Montpensier.

— Et le maréchal d’Ornano a accepté ?

— Hélas, oui ! Il s’est même engagé à fond dans cette intrigue, et pourquoi, comblé d’honneurs comme il est, il est allé se fourrer dans ce noeud de vipères, ce sera à vous de me l’expliquer, Monsieur le Comte, car je connais l’homme assez peu.

— Hélas, pauvre colonel des Corses ! Pauvre guerrier, si franc, si vaillant, si peu politique ! Vous vous ramentevez, mon Père, qu’accusé calomnieusement par La Vieuville, d’Ornano fut prié par le roi de laisser là Monsieur et de se retirer quelque temps en son gouvernement de Pont-Saint-Esprit. Hors de lui, se sachant blanc comme neige, d’Ornano osa alors écrire à Louis qu’il préférait une prison obligée à un exil volontaire. Cette sfida{30} était bien dans le caractère corse d’Ornano, mais le roi le prit au mot. Il enferma notre homme au château de Caen. La Vieuville étant à son tour tronçonné, et ses accusations s’étant révélées fausses, Louis rappela d’Ornano, le rétablit dans ses fonctions de gouverneur de Monsieur, le nomma premier gentilhomme de la chambre, surintendant de la maison de Monsieur et enfin maréchal de France. Par malheur, un d’Ornano ne pardonne pas facilement. Il considéra que toutes ces grâces qu’on lui faisait ne compensaient pas la disgrâce qui les avait précédées. Il demanda, il osa demander, une place au Conseil des affaires pour Monsieur et pour lui. Le roi et le cardinal en furent effarés. Gaston au Conseil des affaires ! Cet écervelé qui changeait d’avis de minute en minute et ne savait pas tenir sa langue ! et d’Ornano qui savait bien la guerre, certes, mais ne savait qu’elle ! Louis refusa : d’Ornano garda une face imperscrutable devant ce refus, tandis que le sang corse en son coeur bouillonnait de ressentiment.

— Et c’est pourquoi, à votre avis, d’Ornano accepta de « faire plaisir à la reine » en décidant Monsieur à refuser le mariage avec Mademoiselle de Montpensier ?

— Oui, c’est bien cela.

— Et il y réussit ?

— Oui, Monsieur le Comte, sans coup férir, ayant acquis de longue date sur son pupille un grand ascendant. Monsieur dit « non » au roi : il n’a rien, dit-il, contre Mademoiselle de Montpensier, « mais il ne veut pas se lier ». Si l’on y réfléchit, quel spectacle scandaleux ! L’épouse et le frère du roi se liguent contre la volonté du roi pour faire échec à sa décision ! Le mal pourrait s’arrêter là, mais d’Ornano et la Chevreuse sont grisés par ce premier succès et pris dans une sorte d’engrenage : la cabale du coup devient une rébellion dirigée quasi ouvertement contre le pouvoir royal. La Chevreuse et d’Ornano cherchent alors un peu partout en France et à l’étranger des appuis et des alliés et c’est ce qui les perdra... Car plus grandit le nombre des conjurés et plus augmentent les risques d’indiscrétion ou de trahison. La Chevreuse gagne au parti de l’aversion au mariage les deux Vendôme (le duc et le grand prieur), rebelles incorrigibles, le prince de Condé, le comte de Soissons, le duc de Montmorency et la duchesse de Rohan qui pourrait apporter, le cas échéant, l’appui des protestants. D’Ornano envisage même la fuite hors la Cour de Monsieur, et une guerre ouverte contre le roi...

« Par bonheur, d’Ornano n’a guère le génie de l’intrigue. Plus hardi que prudent, il écrit à quelques gouverneurs de province et leur demande s’ils accorderaient l’hospitalité à Monsieur, si Monsieur, quittant la Cour, leur faisait l’honneur de la leur demander. C’était folie ! Il allait sans dire que les gouverneurs qui avaient reçu cette étrange demande n’allaient pas faillir à la communiquer au roi, lequel était à Fontainebleau avec la Cour.

« Prenant seul sa décision et l’exécutant avec sa rapidité coutumière, Louis fit appeler d’Ornano dans sa chambre et, tout en jouant de la guitare, lui demanda comment Monsieur s’était comporté à la chasse. « Très bien », dit d’Ornano. Là-dessus, le roi, pinçant toujours les cordes de sa guitare, se retira dans sa garde-robe et Du Hallier entra avec une douzaine de gardes et dit, après une profonde révérence : « Monsieur le Maréchal, j’ai l’ordre de vous arrêter. « L’arrestation faite, le roi appela Monsieur, lui dit ce qu’il en était. « Sire, dit Gaston très à la fureur, une fois de plus, on a calomnié le maréchal. Soyez certain que si je savais qui l’a fait, je le tuerais, et donnerais son coeur à manger à mes laquais ! »

— Tête bleue ! dis-je, béant, on parle de tuer les serviteurs du roi ! On en est là !

— Oui, Monsieur le Comte, et je crois que Monsieur le Cardinal a été bien avisé de m’ordonner de vous mettre au courant de cette mauvaise tournure des choses au moment où vous allez le rejoindre à Fleury-en-Bière.

Par les escaliers et les couloirs interminables du Louvre, tous la nuit tombée si déserts et si faiblement éclairés, je gagnai mon appartement à pas rapides. Je ne sais pourquoi les grandes dimensions de l’énorme bâtisse me plongèrent alors dans une mésaise à peine sufférable. Je portai la main à mon épée pour m’assurer qu’elle jouait bien dans son fourreau. Et tant ce que m’avait appris le père Joseph m’inspirait d’appréhension que je l’eusse tirée tout à fait, si je n’avais craint le ridicule d’être encontré dans ces solitudes, mon arme dégainée à la main.

Assoupi sur une chaire à bras, La Barge m’attendait chez moi. Une seule bougie brûlait éclairant une petite table sur laquelle étaient jetées des cartes, ce qui indiquait qu’il avait fait une partie avec Robin en m’attendant.

— Monsieur le Comte, dit-il, il 7 a une demi-heure environ, on a toqué à l’huis, mais n’ayant pas reconnu votre façon de frapper, et vu le disconvenable de l’heure, je n’ai pas ouvert.

— Et tu as fort bien fait, La Barge.

— On a toqué une deuxième fois et je n’ai pas ouvert davantage. Alors quelqu’un a glissé un pli sous la porte. Il est sur la table.

— C’est bien, La Barge. Va te coucher. Je me déshabillerai moi-même.

— Merci, Monsieur le Comte.

— Beaux rêves, La Barge !

— Hélas, Monsieur le Comte, ce sera cauchemar que ces beaux rêves ! J’ai perdu deux écus à Robin.

— Il t’en rendra un demain. Je ne veux pas que d’un côté ou de l’autre, on gagne plus d’un écu.

— Ce ne sera donc qu’un demi-cauchemar. Merci, Monsieur le Comte !

Dès qu’il fut parti, je pris le bougeoir et le pli et passai dans ma chambre. Un cachet de cire fermait le pli, mais sans qu’y fussent imprimées des armes. Je le fis sauter et le lus. Le poulet, comme je m’y attendais, ne comportait pas de signature. Voici ce qu’il disait :

« Sémillant Siorac, serviteur zélé d’un roi imbécile et d’un faquin de cardinal, aimerais-tu flotter, la gorge ouverte, sur la rivière de Seine jusqu’à Chaillot, comme autrefois tes amis de la RPR ? »

RPR étaient les initiales par lesquelles les ligueux sous Charles IX désignaient « la religion prétendue réformée », claire référence à mon père, et Chaillot était une allusion au fait que les corps des huguenots, dagués et jetés en Seine à Paris lors de la Saint-Barthélémy, s’étaient retrouvés en grand nombre prisonniers dans les hautes herbes des rives de Chaillot.

Ce billet que je rangeai précieusement dans la manche droite de mon pourpoint me donna fort à penser. Derrière cette puissante cabale qui menaçait le roi et son ministre, y avait-il d’autres forces que ce trio de dames enragées et qu’un ambitieux maréchal ? On ne parlait plus de la Sainte Ligue depuis belle heurette, en fait depuis l’avènement d’Henri IV, mais avait-elle réellement disparu ?