CHAPITRE XIV

À la Cour, où le moindre babillage tourne à la médisance, je n’avais jamais ouï dire que du bien de Monsieur de Toiras, et cela alors même qu’il avait été pendant quelque temps le favori du roi, ce qui lui eût valu beaucoup de haine s’il n’avait été si honnête homme. Il ne fut de reste pas tronçonné par Sa Majesté, mais partit de son plein gré pour gouverner La Rochelle et les îles, voulant servir le roi, au lieu de demeurer à la Cour, en futile oisiveté.

Comme on sait, il fut remplacé, en tant que favori, par Baradat, « jeune homme de nul mérite qui a poussé en une nuit comme un potiron ». Que le lecteur me pardonne de lui citer une deuxième fois ce jugement de Richelieu sur le favori, tant je le trouve savoureux.

Quand je parvins à l’île de Ré et me présentai sous les murs de la citadelle Saint-Martin, avec les cent mousquetaires de Monsieur de Clérac et mon coffre rempli d’écus, je fus, comme on l’imagine, fort bien accueilli par Monsieur de Toiras qui était à court de pécunes, tant pour payer ses soldats que les maçons qui achevaient la construction de la citadelle. Il fixt heureux aussi que Clérac et ses mousquetaires vinssent en renfort de ses troupes. Mais en revanche, il me parut tout soudain fort discordant et déquiété d’apprendre de ma bouche que j’allais moi aussi demeurer en la citadelle.

— Est-ce à dire, s’écria-t-il, l’oeil jetant des flammes, que vous êtes pour commander céans ? Est-ce là toute la récompense que le roi a donnée à mes peines et labeurs ? Sanguienne ! Dois-je me mettre d’ores en avant à vos ordres ?

— Nenni ! Nenni ! Monsieur de Toiras ! dis-je en souriant. Tout le rebours ! C’est plutôt moi qui me devrais mettre sous les vôtres. Vous savez la guerre et j’en ignore tout !

— Qu’est cela ? dit-il, plus étonné qu’apazimé par ce propos. Ai-je bien ouï ? Vous vous mettriez sous mes ordres ! Vous, comte d’Orbieu, premier gentilhomme de la chambre ! Membre du Grand Conseil du roi et chevalier du Saint-Esprit ! Monsieur le Comte ! Vous vous gaussez, je crois !

— Eh bien, disons, peut-être, pour être plus précis, je ne serai ni dessus ni dessous, mais à côté.

— Ah ! La belle précision ! dit Toiras. Monsieur le Comte ! De grâce ! Éclairez-moi ! Qu’est-ce que cet « à côté » et comment le définit-on ?

Je fus alors quelque peu embarrassé, car Louis m’avait dit de conseiller Toiras au sujet de la conduite à tenir avec Buckingham, mais je voyais bien que, parti comme il l’était sur les chemins de la méfiance, Toiras n’accueillerait pas bien volontiers mes conseils. Aussi décidai-je de lui décrire mon rollet beaucoup plus modestement que n’avait fait le roi.

— Je parle anglais, Monsieur de Toiras, et je connais Buckingham. Le roi a pensé, en conséquence, que je pourrais servir de truchement entre le duc et vous, si, comme on le croit, c’est bien dans cette île qu’il va tâcher de prendre pied.

— Ah ! mais voilà qui change tout et qui va fort bien ! Très bien, même, assurément ! Ce truchement sera des plus utiles ! Je vous fais mille mercis pour la bonne grâce que vous avez mise à préciser votre mission !

La bonace succédant alors à la tempête, ce grand vent de colère tomba, laissant place à une plaisante bonhomie. Voilà, m’apensai-je, un homme escalabreux et, comme dirait Mariette, « la tête près du bonnet mais le coeur sur la main ».

Et en effet, dès le moment que Toiras entendit que je n’étais pas là pour lui rober son commandement, il m’envisagea d’un oeil amical, et me trouvant à son goût, il alla droit à moi et, à la franquette, il me bailla une forte brassée.

— Sanguienne ! dit-il, Monsieur le Comte ! Je comprends maintenant pourquoi Monsieur de Schomberg vous porte aux nues ! Vous êtes tant modeste que vous avez de mérite. Et quand vous parlez, vous tirez vos traits tout droit de l’épaule, et sans façon !

Je lui dis qu’à moi aussi il plaisait fort et c’était vrai, car si Toiras avait en sa personne une sorte de rudesse qui tenait à sa face tannée, son gros nez, sa forte mâchoire et sa membrature carrée, en revanche, l’oeil était franc et fin, la lèvre gourmande, le sourire généreux et dès lors qu’il ne jetait plus son feu, il n’y avait rien à reprendre à la courtoisie de ses manières. Qui plus est, à son accent et à quelques expressions qui lui échappèrent dans la suite de notre entretien, je m’aperçus qu’il parlait d’oc comme mon père et parfois comme moi-même. Car, bien que je sois né en Paris, j’aime à la fureur ces beaux vieux mots du Languedoc et ne laisse pas de les employer en mon quotidien comme, de reste, en mes écrits.

Toiras me fit incontinent visiter la citadelle qui était inachevée encore dans certaines de ses parties (quoiqu’on y travaillât jour et nuit), les fossés qui l’entouraient n’étant ni assez larges ni assez profonds et les contrescarpes point assez verticales ni assez protégées. J’observai aussi que la plupart des maisons intra-muros n’avaient pas encore reçu leurs toits, ce qui voulait dire que les deux milliers d’hommes et les deux cents chevaux de la garnison seraient exposés aux pluies et aux vents, lesquels, même en juin, ne faillaient pas de sévir sur la côte océane. J’admirai, en revanche, que le fort fut construit sur le roc, ce qui rendait impossibles les sapes d’un assiégeant. Et ce qui ne laissa pas enfin de m’émerveiller fut que Toiras eût en l’idée de construire, côté mer, deux hautes murailles à dextre et à senestre de la citadelle, lesquelles formaient une sorte de canal abrité aux vaisseaux amis pour débarquer hommes et vivres en cas de besoin sur la plage{75}. Ces murailles, hautes de quatre toises, étaient crénelées et comportaient à l’intérieur un escalier et un chemin de ronde afin que les assiégés pussent arrêter les assiégeants par le feu nourri des mousquetades. Il fallait d’évidence de la promptitude et de la discipline et de la vaillance pour bien garnir ces créneaux, mais les troupes de Toiras ne faillaient pas en ces vertus, comportant de très bonnes unités dont la meilleure était sans contredit le régiment de Champagne qui s’était illustré en tant de combats hasardeux.

Le lecteur jugera sans doute par cette description que je n’étais pas tant ignorant de la guerre que je l’avais dit, mais comment aurais-je pu l’être, ayant suivi Louis en toutes ses campagnes et l’ayant ouï en ses enfances m’expliquer le comment et le pourquoi des citadelles de terre qu’il construisait selon les principes les plus rigoureux de l’architecture militaire.

Moments que je me ramentois toujours avec tendresse, parce que l’enfant taciturne qu’il était alors devenait, en ces occasions, tout soudain éloquent et chaleureux pour me communiquer son savoir.

Toiras, la Dieu merci, me logea avec Nicolas, Hörner, son chien Zeus et ma garde prétorienne dans une maison qui, elle, avait un toit et à laquelle, deux jours plus tard, mes bons Suisses ajoutèrent des gouttières qu’ils avaient enlevées à une maison en ruine dans le village de Saint-Martin afin de recueillir l’eau de pluie dans un tonneau. Hörner m’expliqua qu’avec deux puits seulement, l’un intra-muros, l’autre extra-muros, il était à craindre qu’en cas de siège, on ne puisse abreuver à leur suffisance chevaux et garnison.

À cette occasion, Hörner me découvrit une vérité que je ne manquai pas, dans la suite, de vérifier. Le métier du soldat ne consiste pas seulement à se battre, mais à s’assurer toutes les commodités possibles dans les dents mêmes des périls qu’il affronte. C’est une bien étrange chose, quand on y pense. Si un soldat est bien payé, bien nourri, bien vêtu, bien logé et bien traité par ses chefs, loin que ce traitement l’attache davantage à la vie, il le poussera tout le rebours à la hasarder plus volontiers quand sonnera l’heure de se battre...

Dès le lendemain, Toiras, à ma prière, me donna un guide pour visiter l’île de Ré en me conseillant de partir à potron-minet, car l’île ayant sept lieues de long, il me faudrait parcourir quatorze lieues en un jour pour revenir à notre point de départ. Ce qui était prou, même pour les bons chevaux dont je disposais pour moi-même et pour mon escorte. Le guide, un des écuyers de Toiras, portait un nom qui l’eût prédisposé à la piété, si un nom avait ce pouvoir. Il s’appelait Monsieur de Bellecroix, originaire de l’île de Ré, et protestant des plus tièdes, n’ayant cure des querelles entre temples et églises et ne voulant servir que le roi. Il n’était d’ailleurs pas le seul protestant dans l’armée de Toiras que l’alliance des Rochelais avec l’Anglais ragoûtait peu. Bellecroix disait de ces fanatiques qu’ils aspiraient à un joug au nom de la liberté. Il les appelait, pour se gausser, les « nouveaux bourgeois de Calais ».

Hörner m’ayant fait observer que cette visite était une bonne occasion de parfaire notre provision de viandes, je lui baillai ce qu’il fallait de pécunes et Bellecroix lui fit observer qu’en ce cas, il lui faudrait s’arrêter au bourg de Saint-Martin-de-Ré, car c’était là qu’il trouverait ce à quoi il appétait. Hörner demeura donc là avec la charrette, son chien Zeus, et quatre de ses soldats. Bellecroix le recommanda chaleureusement à l’auberge du Grouin – ainsi appelée en raison de la pointe du Grouin, située à l’extrémité nord-ouest de l’île – et leur recommanda de ne pas trop porter de tostées avec ses hommes, le vin du pays, si doux qu’il fut au gosier, montant fort aux mérangeoises. Zeus montra alors quelque déplaisir et aboya furieusement quand il vit que l’escorte se divisait en deux. C’était un dogue allemand de taille géantine, fort terrifiant à voir, quand il grondait comme fauve en retroussant ses babines sur ses grosses dents, mais il s’apazimait dès lors que Hörner lui tapotait la tête en disant : « Guter Hund ! Guter Hund{76} ! » Sa voix, de forte qu’elle était, devenait alors plaintive et il jappait comme un chiot, en se frottant contre les bottes de son maître.

En cette visite de l’île, ce qui me frappa de prime fut que je n’y vis ni champ de blé ni la moindre pâture et, en conséquence, ni vache, ni mouton, ni même une chèvre. Ce qui me donna à penser qu’à part le vin, le sel et le poisson, Ré dépendait du continent pour son envitaillement et que ce serait là une circonstance bien inquiétante pour la citadelle, si nous venions à être assiégés. Cependant, l’île n’était pas pauvre, car j’y vis une quantité remarquable de marais salants et de vignes.

— Au prix, dis-je, où nous payons le vin et le sel, les Rétais doivent être riches.

— Ils le seraient, dit Bellecroix, si vignes et marais salants étaient tous à eux. Mais une bonne moitié appartient, en fait, à des bourgeois bien garnis de La Rochelle et les Rétais n’en étant que les manoeuvres, ils en tirent plus de maux de dos que de sols. Cependant, les Rétais ne s’expatrient pas. Ils aiment tant leur île qu’ils se hasardent peu sur le continent. C’est que, chez eux, l’air est sain et il n’y fait jamais trop froid ni trop chaud. Cependant, les arbres courbés et les maisons basses que vous voyez témoignent que le temps peut, dans les occasions, être venteux et tracasseux.

Non sans quelque arrière-pensée que je dirai plus loin, je m’intéressais plus particulièrement aux abords de l’île, laquelle a une forme très allongée et possède, par conséquent, deux longues côtes : une, au nord, que je trouvai peu hospitalière, bordée qu’elle était de hautes dunes, et ne comportant pas le moindre havre ; l’autre, en revanche, était fort découpée et abondait en baies. Ce qui me poussa à demander à Bellecroix, dès que nous les eûmes toutes visitées, lequel de ces havres Buckingham, en son opinion, allait choisir pour débarquer.

— Le choix, dit Bellecroix, sera conseillé par Soubise et Soubise connaît l’île de Ré admirablement et vous savez bien pourquoi.

— Eh bien, dis-je, plaise à vous que nous passions les havres en revue l’un après l’autre pour y voir clair. Que pensez-vous de la conche des Baleines, à la pointe nord de l’île ?

— Nenni, nenni, elle est trop ouverte à l’océan.

— Descendons donc vers le sud, le Fier-d’Ars ? Qu’en pensez-vous ? Il me semble que ce golfe-là est vaste et bien fermé.

— Oui, il l’est, mais par malheur, il n’est pas utilisable car il touche à des marais salants qui gêneraient beaucoup un débarquement.

— Et la rade de Saint-Martin ?

— Elle est fort bonne mais trop proche de notre citadelle. Nos troupes auraient peu de chemin à faire pour prendre l’armada de Buckingham sous leur feu en plein débarquement.

— Et l’anse du village de La Flotte ?

— Elle est trop proche, elle aussi, de la citadelle, et trop petite.

— La baie de Sablanceaux ?

— Tope ! dit Bellecroix en souriant. C’est, pour Buckingham, la meilleure de toutes, car elle est éloignée de notre citadelle de plusieurs lieues. Elle est large, bien abritée, le tirant d’eau est bon, même à marée descendante, la plage est assez grande pour qu’une armée puisse s’y déployer. Et enfin, elle n’est séparée de La Rochelle que par un bras de mer qu’un très bon nageur peut traverser à la nage. Grand avantage pour Soubise qui voudra, dès qu’il aura touché terre, rallier par barque La Rochelle, afin de pousser les Rochelais à s’engager aux côtés des Anglais.

Le lendemain de cette visite de l’île qui, grâce à Hörner, acheva de parfaire nos provisions et, grâce à Bellecroix, me garnit de quelques idées claires sur notre situation, Monsieur de Toiras m’invita à dîner avec Nicolas et le frère d’icelui, Monsieur de Clérac et une demi-douzaine d’officiers du régiment de Champagne{77}. La hantise du débarquement anglais était grande en chacun de nous et l’entretien ne pouvait qu’il ne débouchât sur la question de savoir où Buckingham allait aborder dans notre île. Je dis « notre », tant cette parcelle du royaume de France nous était devenue chère, dès lors qu’on la menaçait.

— Comte, dit Toiras, ce que vous a dit Bellecroix, c’est ce que nous pensons tous. J’entends, tous les officiers ici présents et moi-même. Ce sera la rade de Saint-Martin ou la baie de Sablanceaux. Il n’y a que deux possibilités et, Dieu me garde, comme je voudrais qu’il n’y en ait qu’une !

— Peux-je vous demander pourquoi ?

— Tant plus simples alors seraient les choses ! Dès que les voiles ennemies apparaîtraient, je me jetterais incontinent sur lui avec le gros de mes forces.

— Et vous ne pourrez pas le faire, parce qu’il y a deux possibilités ?

— Ce serait fort imprudent. Buckingham pourrait mettre à terre un faible contingent dans la baie de Sablanceaux, et pendant que je serais occupé à le réduire, débarquer ses forces dans la rade de Saint-Martin, c’est-à-dire à très courte distance d’une citadelle en partie dégarnie de ses troupes.

— Vous pourriez, cependant, diviser vos forces.

— Nenni ! Nenni ! Ce serait le meilleur moyen de se faire battre deux fois.

M’envisageant alors de ses yeux noirs où brillait une petite flamme gaillarde et résolue, Toiras me dit avec son accent d’oc :

— On dit que la guerre est un art simple. Quant à moi, je dirais que c’est un art incertain. Quand vous êtes confronté à une alternative déquiétante, qui peut dire à l’avance que la solution que vous choisirez sera la bonne ? Vous ne la reconnaîtrez pour mauvaise que lorsqu’elle aura échoué. Et alors il sera trop tard pour remédier à cet échec...

Les Français, qui ont pour manie, point toujours innocente, de critiquer tout ce que font leurs chefs, n’ont pas manqué ici de critiquer Toiras après coup. En fait, pendant tout le temps que les Anglais occupèrent l’île, du 21 juillet au 8 novembre, Toiras ne commit, à mon sentiment, qu’une seule erreur. Obsédé qu’il était par l’achèvement de la citadelle et poussant sur le chantier les travaux jour et nuit, il ne pensa que trop tard aux vivres qu’il fallait dans le fort accumuler. Tant est que l’envitaillement se fit à la dernière minute, mal et insuffisamment. C’était là une erreur que Louis n’aurait jamais commise, car dans toutes ses campagnes, son premier souci avait toujours été le pain du soldat et le fourrage pour les chevaux, et cela à leur suffisance, et pour longtemps.

— Il a mille fois raison, me disait le maréchal de Schomberg. Comment voulez-vous que les soldats aient du coeur s’ils n’ont rien dans le ventre ?

Mais pour en revenir à nos moutons, et à cette attente interminable de l’Anglais, on n’avait d’yeux que pour l’océan. Et chose remarquable, il nous tardait presque que l’ennemi survînt.

Dès qu’on apprit, par chevaucheur, qu’une puissante armada avait été aperçue au large des côtes de Bretagne, Monsieur de Toiras établit à la pointe du Grouin une dizaine de cavaliers qui, se relayant toutes les heures, collaient l’oeil à une longue-vue afin d’y déceler l’avance de la flotte ennemie dans le pertuis breton. Et encore qu’il fut exclu que celle-ci osât toucher terre pendant la nuit, nos éclaireurs gardaient l’oreille fort vigilante du crépuscule à la pique du jour.

Mais long est le cheminement sur mer de Portsmouth à La Rochelle et il s’écoula encore bien des jours avant qu’on aperçût d’autres voiles que celles des caboteurs et des pêcheurs.

Notre citadelle donnait de bonnes vues sur le pertuis breton. On appelle ainsi le bras de mer qui s’étend des Sables-d’Olonne à La Rochelle. Mais ces vues étaient encore meilleures à la pointe dite du Grouin, au nord-ouest de la rade de Saint-Martin-de-Ré. Quant à ce mot de « Grouin », il n’est pas réservé exclusivement à l’île de Ré. Il désigne aussi un promontoire à l’extrémité ouest de la baie du Mont-Saint-Michel. Et d’après ce que j’ai ouï, il viendrait du mot « groin{78} », l’imagination du marin l’ayant amené à voir ou à imaginer, en ces avancées rocheuses qui annoncent la terre, le museau d’un porc. Et assurément, quoi de plus terrestre qu’un porc, ni chair plus succulente quand quelques semaines en mer vous ont lassé du poisson quotidien !

Le 21 juillet, par un soleil éclatant, toutes fenêtres décloses, je prenais ou plutôt nous prenions, Nicolas, Clérac et moi, une repue rapide sur les onze heures avec Monsieur de Toiras ; je dis rapide, car Toiras était impatient de retourner surveiller les chantiers et un gigot d’agneau nous confrontait sur la table, si croustillant qu’il eût fait saliver un ermite. Mais au moment où Toiras, qui aimait faire le découpage, allait y porter le couteau, on toqua fort à l’huis. Je criai l’entrant et Hörner, l’huis à peine entrebâillé, passa la tête par l’ouverture et dit dans un français que son émeuvement rendait fort guttural :

— Herr Graf ! Monsieur de La Rabatelière demande à voir de toute urgence Monsieur de Toiras.

Ce nom de Rabatelière eut sur Toiras un effet extraordinaire et, en un éclair, j’entendis bien pourquoi. La Rabatelière commandait le peloton des vigies à la pointe du Grouin. Toiras bondit de sa chaire et, le couteau à découper encore dans la dextre, courut à la porte et acheva de l’ouvrir tandis que tous trois, Nicolas, Clérac et moi, nous nous pressions à sa suite. L’huis tout à plein déclos, La Rabatelière apparut, rouge et trémulant en son excitation et apparemment incapable d’articuler mot ni miette. Tandis qu’il peinait pour reprendre son souffle, vent et haleine, une particularité de sa physionomie se grava, Dieu sait pourquoi, dans ma remembrance : il n’avait pour ainsi dire pas de sourcils.

— Les voilà ! cria-t-il, sa voix à la parfin explosant de son gargamel.

— Les voilà ! cria Toiras. En êtes-vous bien assuré ?

— Oui-da ! J’en suis certain. Ce ne sont encore que des points au nord-ouest du Pertuis, mais ces points sont si nombreux qu’on ne peut les prendre pour des caboteurs.

— Allons ! cria Toiras, et découvrant dans sa dextre le couteau à découper dont il serrait avec force le manche, il le jeta sur la table et sortit en trombe, suivi par notre trio.

Pensant alors qu’il allait perdre du temps à seller son propre cheval, il sauta sans façon sur celui de La Rabatelière et, l’éperonnant, saillit des murs à brides avalées.

— Monsieur de La Rabatelière, dis-je, en le voyant fort déconfit, venez, je vous prêterai une de mes montures !

En un tournemain, Nicolas sella cette monture et ensuite Accla avec mon aide, et je galopais hors des murs bon second, quand je vis que j’étais suivi, mais non rattrapé, par Monsieur de Clérac, Monsieur de La Rabatelière et Nicolas. Le soleil était fort haut et dardait sur ma tête nue, mais je sentais, me caressant la nuque, une fraîche brise sans que j’osasse penser qu’elle était bienfaisante, puisqu’en même temps elle poussait vers nous, inéluctablement, l’armada des envahisseurs.

Quand je parvins à la pointe du Grouin, Toiras, fort droit et le corps cambré, collait l’oeil à la longue-vue, et comme ses lèvres bougeaient, je supposai qu’il comptait les points aperçus à l’horizon. Mais juste comme je pensais cela, il décolla la longue-vue de son oeil et me la tendit avec impatience.

— Il est encore trop tôt pour les compter ! Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils sont en nombre ! Regardez vous-même !

Et enveloppant les gens qui se trouvaient là un peu autour de lui, Toiras dit en gaussant :

— Messieurs, puisque les Anglais nous font l’honneur de nous faire une visite impromptue, nous allons les recevoir avec les égards qui leur sont dus.

Là-dessus, il y eut des rires et il ajouta :

— Même un canon peut être courtois, quand il est convenablement chatouillé.

Nous rîmes à gueule bec et, sans tant languir, Toiras se dirigea vers les chevaux que Nicolas gardait et, par cette sorte d’habitude qui commence au premier acte, il aurait repris la jument de La Rabatelière, si Nicolas, avec une heureuse promptitude, ne lui avait présenté celle que j’avais prêté au chef des vigies. Toiras sauta en selle sans s’étonner le moindrement de la substitution et Nicolas, m’ayant consulté de l’oeil, galopa à sa suite, voulant s’assurer que le cheval prêté retrouverait dans la citadelle sa place dans mon écurie et non dans celle de Toiras.

— La grand merci à votre Nicolas, me dit La Rabatelière à l’oreille. Et comme je vous envie d’avoir un écuyer aussi prompt et frisquet !

Bien plus tard, je m’apensai comme il était étrange que nous fussions si préoccupés de nos chevaux, alors que l’arrivée des Anglais dans l’île nous mettait en danger d’être tués dès la première mousquetade.

De retour à la citadelle, j’y trouvai un extraordinaire tohu-bohu. La place grouillait à ce point de chevaux qu’on sellait et de soldats qui s’armaient en guerre que vous eussiez cru que la garnison avait quasiment doublé en nombre. Mais je ne fus pas long à apprendre la raison de ce remue-ménage. Toiras allait se porter à la rencontre de l’ennemi avec toute sa cavalerie, deux cents chevaux et mille trois cents gens de pied. Le reste, soit sept cents fantassins, était pour demeurer dans la citadelle afin de la garder des surprises.

De retour en ma maison, je demandai à Hörner ce qu’il pensait de cette décision et après s’être réfléchi là-dessus un petit, il me dit que, dans tous les cas, c’était une bonne chose que de s’opposer au débarquement.

— Mon cher Hörner, dis-je, qu’entendez-vous par « dans tous les cas » ?

— Eh bien ! Si les Anglais ne sont pas plus nombreux que les nôtres, il ne sera pas impossible de faire échec à leur invasion. S’ils sont beaucoup plus nombreux, il est tout indiqué de leur faire le plus de mal possible, lorsqu’ils poseront le pied sur notre territoire, afin de diminuer la confiance que leur donnerait une occupation trop facile. Et d’autant que tous les villages de l’île de Ré étant composés d’une majorité de huguenots, Sainte-Marie, La Flotte, Saint

— Martin, La Couarde, pour ne citer que ceux-là, ne failliront pas à déclore leur porte avec allégresse à l’envahisseur.

Comme il achevait, on toqua à l’huis, je fis signe à Nicolas d’ouvrir, et Monsieur de Bellecroix apparut.

— Monsieur le Comte, dit-il avec un très grand salut, Monsieur de Toiras vous fait dire, par mon truchement, qu’il n’est pas nécessaire que vous vous joigniez à cette expédition. Mais, si vous choisissez de venir, il désire, s’il donne un assaut de cavalerie, que vous n’y preniez aucune part. Il souhaite, en effet, que vous demeuriez vivant pour jouer, le moment venu, le rôle diplomatique auquel le roi vous a destiné. Et ce qui vaut pour vous vaut aussi pour vos Suisses.

— Monsieur de Bellecroix, dis-je, en arrivant céans, je me suis mis sous les ordres de Monsieur de Toiras. J’obéirai donc à ce commandement comme à tous ceux qu’il me donnera dans la suite. Cependant, je me joindrai à l’expédition puisqu’il me laisse ce choix.

— Monsieur de Toiras, dit Bellecroix, sera heureux d’ouïr ces paroles.

Et après un grand salut, il se retira.

— Herr Graf, dit Hörner, dès que nous fumes seuls, puis-je vous poser question ?

— Pose, brave Hörner !

— Puisque votre vie doit être sauvegardée afin que vous puissiez mener à bien votre mission, pourquoi vous joindre à cette expédition ? Même sans prendre part à une charge de cavalerie – laquelle est toujours très meurtrière pour les cavaliers, surtout lorsqu’ils se heurtent aux mousquets et aux piques des gens de pied –, il est fort périlleux de se trouver sur un champ de bataille. Les boulets ne choisissent pas.

— Capitaine, dis-je, savez-vous que le bruit ayant couru à Rome que son épouse était adultère, Jules César, tout en la croyant innocente, la répudia. Et comme ses familiers s’en étonnaient, il leur répondit : « La femme de César ne doit pas être soupçonnée. »

— Herr Graf, dit Horner, non sans quelque vergogne, plaise à vous de m’expliquer votre explication ! Je ne l’entends point !

— Elle veut dire qu’il serait très messéant que l’envoyé du roi sur l’île de Ré puisse être soupçonné de couardise.

— Ach ! dit Horner, comme cela est intéressant ! Comme c’est philosophique ! La femme de César ! Ach ! La femme de César ne doit pas être soupçonnée ! Et cela se peut dire aussi d’un homme ! Ach ! Wie klug sind die Franzose{79} !

Je le laissai dans son ébahissement et, ma longue-vue en main, je gagnai la tour la plus haute de la citadelle et là, appuyé sur le parapet crénelé dont la pierre était chaude sous l’effet du soleil, je balayai l’horizon de ma longue-vue. Les points n’étaient plus des points, mais des voiles, guère plus grandes encore que des jouets d’enfants, toutefois gonflées d’un bon vent de noroît, modéré mais bien établi, si bien que les vaisseaux naviguant à bonne allure au grand largue et la mer étant si calme qu’elle paraissait dormir, je m’apensai qu’il ne faudrait guère plus de deux heures à l’armada de Buckingham pour atteindre la plage de Sablanceaux, si du moins telle était bien sa destination.

Je demeurai là une bonne demi-heure et les voiles, entre-temps, ayant quelque peu grandi, j’entrepris de les compter. Mais elles paraissaient, du fait de la distance, si serrées les unes contre les autres, que je perdis bientôt mon compte et renonçai à mon entreprise. Je retins néanmoins le sentiment qu’elles n’étaient pas moins d’une centaine. Chiffre qui ne faillait pas d’être assez effrayant, pour la raison que cette formidable armada portait dans ses flancs une armée qui pourrait être le double, sinon même le triple de la nôtre.

Le spectacle de toutes ces voiles gracieusement gonflées, et naviguant de concert dans le pertuis breton en cette claire journée d’été et sans un nuage dans le ciel et sans une ride sur la mer, était d’une grande beauté. Et il émanait de cette lente et majestueuse approche une douceur et une paix, tout à plein émouvantes, alors même que ce ne fussent pas précisément ces grâces-là que cette magnifique flotte nous venait dispenser.

Néanmoins, si je fus ému alors, ce fut par un bien autre sentiment que la peur. Pour ma part et pour le moment du moins, je n’avais aucune peine à chasser de ma pensée l’appréhension de la mort, tant je me sentais bien en vie, le soleil me caressant amicalement la nuque, laquelle était en même temps rafraîchie par le noroît. Tous mes membres me paraissaient dispos, gonflés de force et de sève. L’immensité si paisible et si limpide de l’océan m’attirait comme un aimant. Que ne pouvais-je par le pouvoir d’une incantation magique en chasser les envahisseurs d’un seul geste de la main, et comme j’eusse aimé alors qu’une sirène sortît de la mer et se fît femme par magie et me tînt compagnie. Quel n’eût pas été alors mon bonheur de me promener en sa compagnie le long des plages, de m’acagnarder avec elle sur le flanc des dunes de Rivedoux, et las enfin de nos charmants tumultes, de plonger avec elle dans l’eau fraîche et transparente de la baie.

Mais de mon rêve même, je n’étais qu’à moitié dupe. Le réveil, je le savais, serait rude. Le fracas des mousquetades et des canonnades allait m’arracher à ces enchériments. La belle plage des sables bien-aimés serait tachée de sang. Et avant même que le soleil disparaisse dans l’océan, beaucoup de beaux et vaillants hommes des deux bords auraient perdu la vie.

De hautes dunes, comme on en voit tant en cette île où les vents sont toute l’année très actifs, nous séparaient de la plage de Sablanceaux, tant est qu’en arrivant sur elles, l’avant-garde de la petite armée de Toiras ne vit que le haut des mâts des vaisseaux qui avaient abordé là. Quelques guetteurs anglais, tapis en haut des dîmes, sans doute pour annoncer la survenue de nos troupes, nous tirèrent sus dès qu’ils nous virent, mais nos gens de pied répliquèrent par une mousquetade si nourrie qu’ils se retirèrent aussitôt. Toiras fut surpris et comme inquiet de ce peu de résistance et sur la prière que je lui fis d’aller voir sur le haut des dunes avec mes Suisses ce qui se passait de l’autre côté, il ne crut pas pouvoir me l’interdire, car je m’étais engagé, on s’en ramentoit, à ne pas prendre part à la charge de cavalerie, mais non à demeurer les bras croisés.

Je laissai Nicolas et deux des Suisses désignés par Hörner à la garde des chevaux et nous nous mîmes à gravir la dune centrale. Il y en avait deux autres et celle-ci me parut la plus haute et par conséquent la plus propre à donner des vues sur l’escadre ennemie. Cette ascension ne fut pas un jeu d’enfant dont on coupe le pain en tartines. De prime, parce que la dune était fort escalabreuse. D’autre part, parce qu’à chaque pas, le sable était si meuble que le pied s’y enfonçait quasi jusqu’à la cheville. Tant est qu’il fallait faire effort à chaque pas pour retirer successivement le pied gauche et le droit. En fait, nous y avions tous perdu notre vent et haleine en atteignant le sommet, et fumes heureux, sans montrer le moindrement la tête, de nous y reposer.

— Et maintenant, Herr Graf, dit Hörner, il faut voir sans être vu.

Comme toutes les maximes militaires, celle-ci me parut plus facile à énoncer qu’à mettre en pratique. Car dès qu’on se haussait quelque peu au-dessus de la crête de la dune, une balle de mousquet sifflait rageusement au-dessus de votre tête. J’étais donc plongé dans une incertitude complète sur ce qu’il convenait de faire quand je vis Hörner creuser de la main un petit tunnel dans le sable, lequel, me dit-il, devait déboucher du côté de l’ennemi. Mais, à ma grande surprise, il ne creusait pas son tunnel perpendiculairement à sa poitrine, mais obliquement. Je lui en demandai la raison et il me dit que s’il creusait tout droit devant lui, le trou, quand il apparaîtrait de l’autre côté, serait pris aussitôt en enfilade par l’ennemi, ce tir aboutissant à son propre visage. Tandis qu’en creusant ce tunnel en oblique, les balles de l’ennemi s’enfonceraient darts le sable sans l’atteindre.

Quand il eut fini son ouvrage et que, du côté ennemi, notre petit tunnel fut ouvert, à vrai dire fort petitement, je priai Hörner de me laisser glisser la longue-vue, ce qu’il n’accepta que de mauvais gré, vu que ce péril-là n’était pas insignifiant. Après avoir tâtonné quelque peu, je mis ma longue-vue à point et j’aperçus un quidam qui observait nos forces monté sur la hune d’un grand mât. Peut-être dois-je ici ramentevoir à ma belle lectrice qu’une hune est une plateforme fixée sur un mât, tant pour faciliter la manoeuvre des vergues que pour donner des vues lointaines sur les navires, amis ou ennemis, ou sur les éventuels écueils, ou sur l’approche de terres inconnues.

Ces hunes sont parfois entourées d’un bastingage qui permet à un homme de se tenir debout, les mains libres et l’oeil collé à une longue-vue. Dans d’autres cas, la hune, poste de guet, peut devenir le lieu d’une punition cruelle : on y attache un marin au grand mât et on l’y laisse vingt-quatre ou vingt-huit heures d’affilée, ballotté de dextre et de senestre par le mât qui s’incline, exposé aux vents et aux embruns qui balaient le gréement lors des tempêtes. Au-delà de quarante-huit heures, cette punition peut être fatale au puni.

Pour en revenir au guetteur anglais du grand mât, il était fort prudent car, agenouillé ou assis dans la hune, il ne laissait dépasser que sa longue-vue au-dessus du bastingage. J’augurai que, placé là où il était, il avait des vues excellentes de l’autre côté des dunes sur notre armée. Il pouvait même, grosso modo, la dénombrer. J’opinai qu’incontinent on retirât la longue-vue du tunnel pour y glisser un mousquet et abattre le guetteur. Mais Hörner me fit observer que cela ne serait d’aucune utilité, primo, parce que le quidam serait incontinent remplacé, secundo, parce que notre coup de feu attirerait l’attention de l’ennemi sur la crête de la dune, laquelle serait aussitôt l’objet d’une mousquetade si violente qu’elle nous contraindrait à nous mettre à l’abri, perdant ainsi toute vue sur l’ennemi. Ayant ainsi, sur le conseil de Hörner, épargné le guetteur et sauvegardé notre propre guet, je tâchai d’apercevoir comment se poursuivait le débarquement ennemi. Ce que je réussis à faire, mais non sans mal, car ma longue-vue ne me donnait que de gros plans et point de plan d’ensemble. Avec un peu de patience, je réussis néanmoins par une série de déplacements de ma longue-vue à élargir quelque peu le trou de sortie du tunnel et, par là, à avoir une assez bonne vue sur le débarquement.

Il s’effectuait de deux façons, soit par des barques à fond plat dans lesquelles, hors de notre vue, on avait transbordé des soldats, soit hors des vaisseaux eux-mêmes qui s’étaient mis à l’entrée de la plage, le tirant d’eau étant suffisant pour qu’ils ne s’échouent pas. Je m’étais attendu à voir pendre le long des flancs de ces navires des cordes ou des échelles de corde grâce auxquelles les hommes auraient pu atteindre l’eau, car cet endroit était peu profond. En fait, je vis des sortes de filets à mailles très grosses et à cordes très épaisses auxquels les hommes s’accrochaient pour descendre, maille après maille, jusqu’à la mer. Une dizaine d’hommes pouvaient à la fois emprunter ce chemin, ce qui permettrait, à mon sens, un débarquement plus rapide.

Plus lent était celui des chevaux qu’il fallait soulever dans les airs avec des palans avant de les laisser doucement amerrir. Par malheur, on n’en avait pas fini avec eux, dès qu’ils touchaient la mer, car leur premier soin était de s’ébattre dans l’eau pour se rafraîchir des chaleurs étouffantes qu’ils avaient subies dans les cales.

À ma grande surprise, les soldats débarqués n’agissaient pas différemment. Au lieu d’avancer vers le haut de la plage et de se ranger en bataille comme l’ordre leur en était donné à grands cris par leurs officiers, ils s’attardaient dans la mer, s’y lavaient les mains et le visage, tâchaient même de nettoyer les vomissures dont leurs uniformes étaient maculés. Il était évident qu’ils avaient, autant que les chevaux, pâti d’avoir été confinés dans les cales pendant près de trois semaines, souffrant du mal de mer et n’ayant accès que deux heures par jour sur le pont pour prendre l’air.

Le spectacle de ces soldats récalcitrants et qui s’attardaient dans les délices du bain au lieu d’obéir à leur chef m’ébahit fort et j’en conclus que ces Anglais-là ne mettraient pas beaucoup d’ardeur à combattre quand le moment serait venu. En quoi je me trompais tout à plein, car lorsque Toiras, une demi-heure plus tard, donna l’assaut, les Anglais se défendirent fort vaillamment. Comme quoi, m’apensai-je, l’amour de l’eau et la propreté, chez ces insulaires, pouvaient fort bien aller de pair avec le courage.

Mais revenons à nos baigneurs. Je n’étais pas au terme de mon ébahissement. Car en soudain renfort des officiers qui hurlaient des ordres que personne n’écoutait, surgit soudain un grand diable superbement vêtu, mais non en guerre, portant sur le chef un chapeau à grand panache noir, rouge et or, lequel, une canne à la main, se mit à en donner des coups sur le dos et les épaules des baigneurs en hurlant :

— March on, you lazy lads{80} !

Cette intervention eut beaucoup plus de succès que celle des officiers et il se peut que la canne, ou celui qui si dextrement la maniait, les impressionnât davantage, car les soldats saillirent à la parfin de l’eau et s’alignèrent plus avant sur la plage. Je tâchai de mettre au point ma longue-vue sur le visage de cet archange descendu du ciel et cela ne se fit pas sans peine, car il se démenait, si j’ose dire, comme un beau diable. Cependant, après bien des tâtonnements, j’y parvins enfin. Et béant, je reconnus Buckingham.

Belle lectrice, il se peut que par ce récit je vous ai donné à penser qu’il n’y avait qu’un seul vaisseau anglais à débarquer des soldats et que tout était calme dans les alentours. Si telle est votre impression, elle est tout à plein erronée et je vous prie de me permettre de la corriger.

En fait, il n’y avait pas qu’un vaisseau à débarquer les soldats mais autant de vaisseaux que la baie de Sablanceaux pouvait en accueillir, cette baie étant très vaste, elle pouvait en accueillir beaucoup sans que je vous en puisse dire le nombre exact, le champ de vision de ma longue-vue étant si limité et si restreinte la possibilité de la déplacer. Qui pis est, loin que le ciel fut serein et tranquille, il était déchiré par les canonnades que les vaisseaux anglais tiraient continuellement sur la petite armée que Toiras avait rangée en bataille derrière les dunes.

Ces coups de canon, Dieu merci, n’étaient pas tirés à vue et ne faisaient pas autant de dégâts qu’on aurait pu craindre, mais tuaient qui-cy qui-là quelques chevaux et les hommes qui les gardaient. Par un apparent paradoxe qui tenait à la configuration des lieux, mes Suisses et moi qui nous trouvions si près des Anglais, étant postés en haut des dunes, nous ne courions pas le moindre péril, à condition de ne pas attirer la mousquetade à trop montrer le bout du nez. Les boulets, en effet, passaient par-dessus la crête des dunes et tombaient à bonne distance derrière nous. La seule incommodité dont nous pâtissions était l’épouvantable noise des canons dont les bouches étaient si proches de nous. À chaque coup, le tonnerre était si assourdissant qu’il ébranlait nos nerfs et nous faisait trémuler, sans que nous eussions pourtant le sentiment déquiétant d’une mort imminente.

Mon oeil étant fort las d’avoir fait tant d’efforts pour voir, je requis Hörner de me remplacer, ce qu’il fit bien volontiers, mais tandis que je n’avais pas laissé de lui dire sotto voce ce que je voyais, quand son tour vint de manier la longue-vue, il ne pipa mot, se peut parce qu’il n’avait rien d’autre à dire que ce que je lui avais moi-même communiqué. Cependant, quand à la fin, la fatigue aidant, il abandonna la longue-vue à l’un de ses Suisses, il tourna la tête vers moi et dit en hochant la tête d’un ton plein de sous-entendus :

— Die Pferden sind hundeelend.

Ce qui voulait dire (formule qui me sembla très comique en français) : « Ces chevaux sont malades comme des chiens. » Toutefois, Hörner prononça cette phrase avec une telle gravité qu’elle excita ma curiosité.

— Malades comment ?

— À ce que j’ai pu voir, ils ont pâti pendant les semaines qu’ils furent en mer, brinquebalant de tous les côtés, n’ayant pas de main comme nous pour se tenir, attachés pour leur sûreté, mais aussi pour leur plus grand tourment, souffrant en outre du mal de mer et ne buvant pas assez, comme cela se voit par le fait qu’ils essayent maintenant de boire l’eau de la mer et la recrachent aussitôt. Et quand enfin ils atteignent la plage, ils tiennent à peine sur leurs jambes, titubent et d’aucuns même se couchent : ce qu’un cheval n’affecte pas beaucoup, quand il est sain et gaillard.

— Combien de jours, à votre sentiment, leur faudra-t-il pour se remettre d’aplomb ?

— Pas moins de deux ou trois jours, Herr Graf.

— Hörner, dis-je, après m’être réfléchi un petit sur cette remarque qui me parut de grande conséquence, je vais descendre en bas des dunes et rechercher Monsieur de Toiras pour le départir de ces informations. Si vous pouvez entretemps, et sans vous exposer outre mesure, évaluer à l’oeil nu combien il y a de soldats anglais sur la plage, pouvez-vous me dépêcher un de vos Suisses pour me le dire ? Il me trouvera avec Monsieur de Toiras. Mais par le ciel et tous les saints, Hörner, ne vous exposez pas plus d’une seconde ! De reste, vous savez mieux que moi le temps qu’il faut à l’ennemi pour armer un mousquet, le braquer, viser et faire feu.

Le lecteur se ramentoit sans doute que Hörner qui, à chaque étape de nos voyages, aimait dire à ses Suisses : « Les bêtes avant les hommes ! », était raffolé des maximes lapidaires, lesquelles lui apparaissaient comme de la sagesse ou de l’expérience mise en pilules. Et à cette occasion, il ne faillit pas à m’en servir une.

— N’ayez crainte, Herr Graf !. « La prudence avant la vaillance ! »

Je trouvai Monsieur de Toiras non sans mal, le cherchant à l’arrière de ses troupes, alors qu’il était à l’avant, et lui dis tout à trac ma râtelée de ce que j’avais vu. J’observai que la remarque de Hörner sur la mauvaise condition des chevaux anglais faisait sur lui une vive impression.

— Ainsi, dit-il, Hörner estime qu’ils ne pourront pas être montés avant deux ou trois jours.

— Cela même !

— Eh bien, dit-il, j’en suis fort aise. Et cela me résout à attaquer, car ainsi les choses sont beaucoup plus équilibrées. Les Anglais ont une artillerie, mais ils n’ont pas pour l’instant de cavalerie. Et moi je n’ai pas d’artillerie céans, mais j’ai une cavalerie. Cela veut dire qu’après avoir attaqué les Anglais, je pourrai faire retraite sans que les cavaliers anglais taillent des croupières à mes gens de pied ! Morbleu ! dit-il en parlant d’oc, voilà qui me rebiscoule tout à plein. Vous vous demandez sans doute, dit-il en reprenant son entrain coutumier, pourquoi je n’ai pas, jusqu’ici, lancé l’attaque. Je vais vous le dire. Tant qu’ils n’étaient qu’une centaine à toucher terre à Sablanceaux, je craignais qu’il y eût là une feinte pour m’immobiliser céans, tandis que le gros du débarquement se ferait derrière mon dos dans la rade de Saint-Martin-de-Ré.

— Mais voici un quidam qui va nous renseigner sur le nombre à tout le moins approximatif des Anglais débarqués, dis-je en apercevant un des Suisses de Hörner qui tâchait de se faufiler entre les rangs des soldats pour s’approcher de nous, et qui y encontrait, de leur fait, quelques traverses, pour ce qu’ils ne le connaissaient point. Je courus lui ouvrir le chemin et j’attendis de l’avoir ramené à Monsieur de Toiras pour lui demander ce qu’il en était.

— Le capitaine Hörner, dit-il en allemand, opine qu’il y a meshui sur la plage au moins deux mille Anglais.

Je traduisis et Toiras éclata d’allégresse.

— Morbleu ! s’écria-t-il, oubliant les doutes qu’il venait d’exprimer, mon instinct ne m’avait pas trompé ! C’est donc bien céans le débarquement ! Tête bleue, d’Orbieu, nous allons attaquer ces rosbifs ! Maintenant qu’ils sont bien rafraîchis, nous les allons défraîchir ! Et leur casser en morceaux le plus d’officiers que nous pourrons ! Dieu sait, tête bleue ! Je ne leur veux aucun mal ! Mais ils n’avaient qu’à rester chez eux ! Nous leur aurions vendu le vin de nos vignes et le sel de nos marais. Pourquoi diantre faut-il qu’ils viennent céans les rober jusque dans nos poches, et se saisir de nos villages ?

Il disait ces gentillesses à voix tonitruante pour qu’on les répétât de proche en proche, car, fin matois qu’il était, il connaissait bien le soldat français et savait à quel point une petite gausserie dite au bon moment lui mettait du coeur au ventre. Ainsi en usait déjà Henri IV en son inépuisable verve, quand sonnait l’heure du combat.

— Comte, reprit Toiras, plaise à vous de remplacer Nicolas par ce Suisse que voilà pour la garde de vos chevaux et de l’emmener ensuite avec vous sur la crête. Si vous me le dépêchez au cours du combat, pour me porter un message, il lui sera plus facile de me joindre, étant connu de tous.

J’augurai bien de Toiras pour avoir pensé à un moment pareil à ce détail, alors qu’il avait la responsabilité de conduire une armée au combat. Mais au combat, précisément, qui peut savoir d’avance quel détail est futile et lequel, au rebours, devient tout soudain si important qu’il peut quasiment décider de la victoire. C’est pourquoi je tiens qu’un général peut être réputé bon, quand il est capable de voir les détails en même temps que les ensembles, et comme on dit, de « penser à tout ». Et tels, à n’en pas douter, étaient Louis et le cardinal, comme bien ils le prouvèrent au siège de La Rochelle.

Belle lectrice, je m’adresse derechef à vous, ayant de vos mérangeoises la même bonne opinion que des miennes, et décroyant tout à plein ce qu’on dit de vous à la Cour comme à la ville, à savoir que vous êtes incapable de rien entendre aux choses de la guerre et d’y prendre le moindre intérêt. « Vous donnez la vie ! disent les plus chattemites de nos contemporains, et les soldats donnent la mort. Que pouvez-vous savoir de leur métier ? »

Voire mais ! Comment donc Jeanne d’Arc apprit-elle ce métier ? Elle qui battit les meilleurs capitaines de son temps et leur donna, comme elle disait elle-même avec jubilation, « de bonnes buffes et torchons ». Notez le mot « torchon » ! C’est la ménagère qui parle !

Je tiens quant à moi que le sort heureux ou malheureux de nos armes ne peut laisser les femmes indifférentes, pour ce qu’elles en subissent les heureuses ou sinistres conséquences. Elles ne peuvent donc faillir à s’intéresser à notre défense et aux moyens qu’elle emploie : c’est pourquoi j’entreprends, le plus succinctement que je puis, d’en dire ici ma râtelée à mes belles lectrices, étant bien persuadé que leurs maris ou leurs amants, tout en faisant le semblant du contraire, n’en savent guère plus qu’elles en ce domaine, à moins, bien entendu, qu’ils n’aient été présents à nos côtés dans le combat de Sablanceaux.

Donc, oyez, belles lectrices. Rien n’est plus simple que ces outils de mort dont on veut vous faire des mystères. Prenons de prime les gens de pied. Leurs armes sont la pique et le mousquet. Il fut une époque où la pique prédominait sur le mousquet. Mais notre temps donne la préférence à l’arme à feu et, dans les compagnies, il n’y a plus qu’un piquier pour trois mousquetaires. Ceux-ci, qui sont sur la terre ferme, usent d’une sorte de fourche à deux branches qu’ils appellent « fourquine » pour reposer le canon de leur arme, ce qui leur donne évidemment plus de précision dans leur tir dont la portée va jusqu’à cent ou cent cinquante toises{81}. Les cavaliers, assis sur des montures mouvantes, ne disposent évidemment pas de fourquines et comme le mousquet est lourd (plus lourd que l’ancienne arquebuse), leur tir est plus aléatoire et la cible qu’ils se donnent nécessairement plus rapprochée. Ils sont aussi beaucoup moins à l’aise pour recharger leur arme et pour cette raison, certains préfèrent au mousquet les pistolets dont l’avantage est la légèreté et le désavantage, une plus courte portée. Quand un cavalier a déchargé son arme ou ses armes, il ne lui reste plus qu’à tirer son épée, à moins qu’il n’utilise la caracole que j’ai décrite en note au chapitre il du présent tome de mes Mémoires : le cavalier court sur l’ennemi, lâche son coup ou ses coups, puis fait demi-tour et galope pour se mettre à la queue de son escadron afin d’avoir le temps de recharger son mousquet ou ses pistolets. C’est, en fait, la seule tactique possible quand la cavalerie attaque l’infanterie, car il ne servirait à rien au cavalier de tirer l’épée pour affronter les piques. L’épée ne vaut que dans un corps à corps de cavalier à cavalier.

La recharge du mousquet est extrêmement lente et la cadence de tir est d’un coup toutes les cinq minutes, tant est que les mousquetaires à pied, une fois leur coup lâché, seraient sans défense aucune s’il n’y avait pas les piquiers. Ce qui explique aussi en partie les péripéties initiales du combat que Toiras livra aux Anglais et que je vais maintenant conter.

Toiras partagea sa cavalerie en huit escadrons qui, l’un après l’autre, devaient charger l’infanterie anglaise, puis revenir aussitôt à leur point de départ après avoir tiré. C’était là une variation de la caracole. Malheureusement, cette charge était nécessairement lente et pénible, car il fallait aux cavaliers monter en haut des dunes dans le sable et, leur sommet atteint, dévaler la pente jusqu’à la plage.

Or, les gens de pied anglais, alignés en ordre parfait sur la plage, attendaient depuis belle heurette cette attaque, l’oeil fixé sur le haut des dunes, le canon de leur mousquet chargé reposant sur les fourquines, le doigt sur la détente. Et les canonnière des vaisseaux, qui jusque-là n’avaient fait que harceler nos troupes par des coups espacés, avaient chargé tous les canons disponibles et n’attendaient plus que le moment d’y porter la mèche pour tirer à vue.

Dès que les cavaliers de notre premier escadron eurent franchi la crête des dunes (point aussi vite qu’ils l’eussent voulu en raison du sable), ce fut un déchaînement assourdissant de mousquetades et de canonnades. La gorge serrée à me douloir et mon coeur battant la chamade, je vis les nôtres fauchés par dizaines, et s’il s’en revint à leur base deux ou trois, ce fut miracle.

Le deuxième escadron commandé par Toiras eut toutefois beaucoup plus de chance, car ni les mousquets anglais et moins encore les canons n’avaient eu le temps de recharger, quand les nôtres entrèrent à la furie dans les deux régiments anglais, lesquels eussent plié sous le choc, si un troisième régiment qui débarquait à peine n’était venu à la rescousse.

Les cinq derniers escadrons chargèrent ensuite l’un après l’autre, leur fortune, heureuse ou malheureuse, se jouant sur le temps que les ennemis mettaient à recharger armes légères et armes lourdes.

Celles-ci toutefois ne purent plus intervenir quand nos gens de pied, lancés à la parfin à l’assaut, en vinrent au corps à corps avec les fantassins anglais, cette mêlée sauvage et confuse causant autant de pertes d’un côté comme de l’autre. Cependant, les régiments anglais continuaient en pleine bataille à débarquer avec autant de calme que s’ils eussent été à la parade. Et leur nombre grossissant sans cesse, Toiras entendit bien que s’il poursuivait l’attaque, il allait perdre beaucoup de monde sans pour cela empêcher l’invasion. Vif, expéditif et résolu comme il l’était toujours, il commanda sans tant languir aux trompettes de sonner le cessez-le-feu et la retraite.

Il se passa quelques minutes plus tôt sur la crête où nous étions, Hörner et moi, deux incidents assurément de petite conséquence, mais qui nous émurent fort, l’un de peur, l’autre de rire. Vous avez bien ouï : de rire. Oui-da ! nous rîmes en un moment pareil !

Le soleil était encore fort brûlant et la chaleur en même temps que les émeuvements que la vue du combat m’inspirait firent que je fus bientôt fort suant. Et me trouvant en tel déconfort, j’ôtai mon morion dont le poids sur le front m’était insufférable et le posai à côté de moi. Mais le voyant sans cesse glisser sur le sable et las de l’aller chercher chaque fois plus bas pour le quérir, je le posai à la parfin sur la crête de la dune, seul endroit plat dont je pus disposer. Mais à peine l’avais-je fait tenir en équilibre que je le vis débouler sur moi et me dépassant, s’arrêter à deux toises de la pente. Je l’allai chercher, pestant en mon for contre ce morion qui, lorsque je ne l’avais pas sur la tête, n’en faisait qu’à la sienne, et le replaçant sur mon crâne, rejoignis Hörner qui, à ma vue, devint pâle comme la mort et dit d’une voix effrayée :

— Herr Graf, êtes-vous blessé ?

— Point du tout.

— Mais, Herr Graf, votre morion ?

Je l’ôtai alors de ma tête et vis qu’il avait été traversé de part en part par une balle de mousquet, laquelle, par la force de son choc, l’avait projeté deux toises plus bas.

Je fus, à ce moment-là, traversé par un frisson rétrospectif qui me fit trémuler de la tête aux pieds et qui ne cessa que lorsque Hörner me dit :

— Herr Graf, êtes-vous mal allant ?

— Nenni, nenni ! dis-je, reprenant la capitainerie de mon âme, et je me forçai quelque peu à gausser : Voyez-vous, Hörner, la balle anglaise ne s’est pas trouvée assez dure pour me traverser la caboche. Elle a dû faire le tour de mon crâne pour sortir de l’autre côté.

Là-dessus, nous rîmes. Nous achevions à peine quand, les trompettes de Toiras retentissant une deuxième fois pour ordonner la retraite, je rassemblai mes Suisses et apercevant Nicolas qui couché en chien de fusil, les yeux clos et la joue appuyée bien sagement sur la main, ne branlait pas d’un pouce, je me tournai vers Hörner et lui dis :

— Herr Hörner ! Qu’a donc Nicolas ? Il ne bouge pas ! Est-il touché ?

— Herr Graf, dit Hörner avec un sourire, il n’est pas blessé. Il dort...

— Il dort ! dis-je. La Dieu merci ! Bercé par les coups de canon et les mousquetades ! Dieu bon ! Que faudrait-il donc pour désommeiller ce béjaune ? Les trompettes du Jugement dernier ?

— C’est qu’il a dû se démener prou pour garder les chevaux, dit Hörner qui, vu le jeune âge de Nicolas, était par lui fort attendrézi.

Et qui ne l’eût été, en effet, à voir notre Nicolas dormir, aussi paisible et confiant qu’un enfantelet dans son berceau, et qui sait ? faisant, se peut, des rêves dorés au beau milieu de cette noise d’Enfer.

Peut-être dois-je expliquer céans, pour l’intelligence de ce qui suit, que l’île de Ré compte une demi-douzaine de villages, égaillés le long des côtes, chacun comprenant une majorité de huguenots et une minorité de catholiques. Les uns et les autres s’entendaient, de reste, assez bien jusqu’à l’invasion des Anglais. Buckingham occupant l’île, les premiers lui ouvrirent avec empressement les portes de leurs villages et les accueillirent à bras ouverts. Les seconds, fidèles au roi, boudèrent fort les envahisseurs, refusèrent de leur vendre quoi que ce fût, tâchèrent même d’aider, de ravitailler ou de renseigner Toiras en catimini.

D’aucuns même demandèrent à combattre avec lui dans la citadelle et y furent admis. Certains seigneurs huguenots du continent, fidèles à leur roi et désapprouvant hautement l’alliance avec l’étranger, voulurent servir aussi sous Toiras, tandis que, d’un autre côté, plusieurs centaines de Rochelais protestants traversaient le petit bras de mer qui sépare l’île du continent pour se donner à Buckingham. Parmi ceux-ci se glissèrent aussi des loyalistes qui tâchèrent de renseigner Toiras sur le camp auquel ils feignaient d’appartenir.

C’est par eux que nous sûmes les pertes que le combat de Sablanceaux avait infligées aux Anglais. Elles furent petites par le nombre mais de grande conséquence par la qualité de ceux qui furent frappés : trente et un officiers, soit le tiers des officiers de l’armée d’invasion, furent soit tués, soit blessés et parmi ceux-ci des officiers de haut grade : Sir George Blundell, Sir Thomas Yorke, et le colonel d’artillerie, Sir William Heydon. C’étaient des pertes cruelles, et dont les effets ne laissèrent pas de se faire sentir, non point tout de gob car les Anglais se tinrent de prime pour vainqueurs, mais à la longue sur le bon ménagement des troupes insuffisamment encadrées et en outre décimées par les maladies au cours d’un interminable siège.

Je sus plus tard que le duc de Buckingham, dès qu’il eut occupé l’île et ses villages, avait adressé au roi sérénissime un message triomphal. En fait, il n’avait encore que la peau : l’ours s’était escargoté avec deux mille hommes dans une formidable citadelle bien garnie en canons.

Le lendemain du combat de Sablanceaux, Monsieur de Toiras me vint voir en ma maison de la citadelle, alors que je prenais mon déjeuner auquel, sans façon, il voulut bien s’inviter, mangeant et buvant à gueule bec.

— Comte, dit-il, nos pertes n’ont certes pas été légères, surtout parmi nos cavaliers, dont douze gentilshommes{82} des meilleures familles sont demeurés sans vie sur la plage de Sablanceaux. Et cela me douloit fort. J’aimerais que vous alliez trouver Bouquingan pour quérir de lui la permission de les ensépulturer ainsi que nos soldats. D’autre part, trois de mes barons, Saujon, Marennes et Saint-Seurin, ont été gravement navrés. Et je voudrais demander à Bouquingan la permission de les envoyer sur le continent pour recevoir les soins que je ne peux leur donner céans. Pensez-vous que Bouquingan acceptera ces demandes ?

— Monsieur de Toiras, ces demandes, surtout la seconde, sont énormissimes. Mais il se peut que Bouquingan y acquiesce. Tout dépendra de la manière dont sera formulée la requête.

— Et de quoi sera faite cette manière-là ?

— Elle tient en trois mots : cajolerie, courtoisie, cadeau.

— Un cadeau ! Diantre ! Et quel cadeau peut-on trouver qui soit digne d’un duc ?

— Il n’est pas nécessaire qu’il soit de prix. Buckingham puise à pleines mains dans le trésor de Charles Ier et n’aurait cure d’un sac d’écus. Nenni, nenni, il faudra quelque chose d’inaccoutumé et de romanesque qui frappe son imagination et il y faudra aussi une lettre rédigée dans les formes les plus courtoises et écrite de votre main.

— De ma main ! s’écria Toiras comme eifrayé. À la rescousse, d’Orbieu ! À la rescousse !

J’acquiesçai. Nicolas apporta une écritoire et Monsieur de Toiras et moi mettant nos mérangeoises en commun, nous écrivîmes une lettre qui fut tout ensemble « cajolante et courtoise ». Il était dit que Monsieur de Toiras qui jusque-là n’avait pas vu à l’oeuvre les soldats anglais, les tenait meshui, après le combat de Sablanceaux, pour les plus braves du monde. Que Son Altesse, le duc de Buckingham, en cette lutte, avait conquis une gloire immortelle et que Monsieur de Toiras, s’il venait à périr au cours de cette guerre loyale, tiendrait à grand honneur de lui léguer son cheval.

Cette suggestion était de moi, et Monsieur de Toiras, de prime, la prit très à la rebelute.

— Morbleu ! dit-il, moi mort, ma jument irait à cet Anglais ! Je préférerais rôtir en Enfer !

— Mais mon ami, dis-je avec un sourire, ne se pourrait-il pas que, de toute guise, vous alliez là où vous dites.

Toiras étant un homme de prime saut, cette saillie le fit rire à ventre déboutonné.

— D’Orbieu, dit-il, vous êtes un joyeux compagnon et vous vous gaussez comme si vous étiez d’oc.

— Mais je suis d’oc, dis-je, par mon grand-père paternel qui avait baronnie en Périgord.

— Eh quoi ! dit Toiras. Vous êtes d’oc ? Qui l’eût cru en entendant votre français pointu et précipiteux ! Mais c’est que cela change tout ! ajouta Toiras qui, dès cet instant, laissant tomber d’un coup toutes les préventions qu’il nourrissait à l’égard d’un envoyé du roi, me traita en ami. Néanmoins, reprit-il, ne trouvez-vous pas que le legs de mon cheval a quelque chose d’un peu outré ?

— Nullement ! Buckingham est raffolé du romanesque et du chevaleresque. Il trouvera l’idée fort belle et il en sera très touché.

— Allons-y donc gaiement, dit Toiras et reprenant la plume en main, il la fit courir sur le papier. Ma pauvre jument ! soupira-t-il. Si elle pouvait lire ceci, elle hennirait d’indignation. « Voilà bien les hommes ! » dirait-elle.

Toiras me pressant de départir incontinent, je fis quelque toilette, mis ma plus belle vêture, ceignis ma plus belle épée et montai sur mon Accla, resplendissante elle aussi. Je sortis de la citadelle précédé par un trompette et suivi de Nicolas. Ce ne fut pas sans quelque émeuvement que je revis les dîmes de Sablanceaux, lesquelles les Anglais avaient pris soin d’entourer d’une palissade pour se protéger d’un renouveau de nos attaques. Arrivant devant lesdites palissades, j’ordonnai au trompette de sonner.

— Quel air, Monsieur le Comte ? demanda-t-il.

— Les matines.

Dès les premiers accords, des têtes coiffées de bourguignottes apparurent avec circonspection au-dessus de la palissade et aussi quelques mousquets. Mais aucun ne fut braqué sur nous. Et ce n’est qu’au bout d’un moment, nous ayant sans doute envisagés et dévisagés par quelques ouvertures bien dissimulées dans la palissade, qu’une voix forte dit en anglais :

— Who are you and what do you want ?

— I am the comte d’Orbieu. I have a message to deliver to my lord Duke of Buckingham.

— Monsieur, give me your message. I’ll deliver it myself.

— No, my friend. I want to see my lord Duke personally. He knows me.

— Pardon me, Monsieur. Please dismount and come in. Your trumpet will keep guard over your horses. Pray, who is the young man with you, my Lord ?

— My attendant. I desire him to come with me{83}.

La palissade fut déclose si chichement que Nicolas et moi ne pûmes franchir la chicane qu’en nous mettant de profil. Ce qui se disait autrefois « prêter le flanc » car le flanc, précisément, que vous présentiez en biais, n’était pas cuirassé. Il était par conséquent sans défense contre un coup de pique. Il ne nous arriva rien de tel. Je pus voir enfin mon interlocuteur. Un sergent, à ce qui me sembla. Sorte de géant roux dont les joues étaient aussi rouges que les cheveux.

— My Lord, dit-il, what did you say was your name ?

— D’Orbieu.

— D’Orbiou.

— No, my friend, d’Orbieu.

— That’s what I’ve said, dit le sergent d’un ton quelque peu piqué. D’Orbiou. My Lord, pray, wait here a moment. I will see if my lord Buckingham is willing to have you on board{84}.

Ayant dit, il sauta incontinent dans une barque et, godillant d’une main avec une adresse qui m’émerveilla, il gagna, en un battement de cils, un magnifique vaisseau qui était ancré à deux encablures de la côte.

J’attendis sur la plage, quasi à la limite où venait mourir la dernière vaguelette de l’océan. La mer était d’huile, le soleil chaleureux, les Anglais qui nous entouraient, parfaitement polis. Qui diantre eût pu croire qu’on était en guerre, s’il n’avait aperçu, à une dizaine de toises de la plage, un charnier recouvert à la hâte de quelques pelletées de sable et dont saillait qui-cy une tête, qui-là un pied. C’étaient les nôtres, à n’en douter point, car les Anglais avaient dû déjà ensépulturer les leurs dans des tombes surmontées d’une croix, puisque, comme nous, ils étaient chrétiens. Ce qui eût dû nous donner les uns vers les autres quelque obligation d’amitié.

Quand le vent soufflait du mauvais côté, il nous apportait une odeur à la fois fade et pestilentielle qui était la seule chose qui émanait encore de ces hommes qui avaient été nos compagnons et que nous allions enterrer au plus vite pour tâcher de nous persuader que le glas ne sonnerait que bien plus tard pour nous, nous laissant dans l’intervalle quelques gracieuses petites années.

Je détournai la tête sans tout à plein détourner le dos par une sorte de vergogne et j’observai que Nicolas, la face un peu pâle, en avait fait autant. Il demeurait clos et coi comme à l’accoutumée et surtout, à cet instant, je lui en sus gré. Et d’autant qu’il avait une façon délicate de se taire alors que les silences mêmes de mon pauvre La Barge babillaient comme des harenguières, étant gros des questions qui lui gonflaient les joues. La pensée me vint tout soudain que j’allais, se peut, perdre dans cette guerre-ci Nicolas, comme j’avais perdu La Barge dans l’embûche déjouée de Fleury-en-Bière. C’était là, je le confesse, une pensée tout à plein superstitieuse où personne n’eût pu trouver le moindre grain de raison. Il n’empêche que la prenant très à coeur, je fis sur l’heure et j’ose le dire, les lèvres tremblantes, une courte prière au Seigneur pour qu’il voulût bien sauvegarder Nicolas.

À la parfin, apparut, venant du vaisseau, non pas la petite barque que j’avais vue départir, mais une belle et grande chaloupe. Dès qu’elle eut touché le sable, le sergent roux apparut à la proue et me pria de monter. Lecteur, je fus béant à voir le faste de ce bateau couvert d’un toit en acajou et dont les murs à l’intérieur étaient tendus d’écarlate. Il était meublé à ravir de chaires à bras dorées. Je fus invité à m’aiser sur l’une d’elles, tandis que trois musiciens vêtus de pourpoints à longues manches grattaient sur leurs petits violons des airs vifs et gais. C’était là, à n’en point douter, la chaloupe amirale que Buckingham empruntait, quand sa flotte était à l’ancrage, pour passer de vaisseau en vaisseau afin de préciser ses commandements ou passer ses revues. J’entendis bien quel grandissime honneur le duc me faisait là. Il me laissa pourtant insensible. Dans le luxe insolent de la chaloupe amirale, en cette guerre qui n’était pas toute, et pour tous, en dentelles, je discernais un relent d’égoïsme qui me ragoûtait peu.

J’avais admiré la commodité du logement sur la flûte hollandaise de mes frères à Nantes, mais à le comparer au château de poupe du Triomphe celui de mes cadets n’était qu’une chaumine. Ce qui pourtant me frappa de prime, ce ne fut pas tant sa splendeur que la présence en ces lieux, annoncée d’ailleurs par Buckingham lui-même à Londres, du grand tableau d’Anne d’Autriche peint pour lui par Rubens (en omettant sur son ordre l’anneau nuptial). Devant ce tableau, disposé comme pour lui rendre un éternel hommage, je retrouvai le fameux autel revêtu de velours rouge avec ses deux candélabres en or, ses bougies parfumées et le coffret contenant le flacon de parfum italien que j’avais donné à York House au duc de Buckingham. Je m’apensai alors non sans quelque gausserie sous cape que je n’apportais meshui à Buckingham, non pas un cadeau véritable, mais la promesse d’un cadeau que Monsieur de Toiras comptait bien ne lui jamais bailler, pas plus d’ailleurs que la possession de l’île. Je demeurai seul quelques instants avec Nicolas dans le château de poupe où le sergent anglais m’avait introduit et, ne sachant si j’étais observé, je me résolus à faire ce que j’eusse fait de toute manière, si j’étais passé devant ledit tableau au Louvre. Je me génuflexai devant lui.

Au moment même où je faisais cette révérence, Buckingham pénétra dans la pièce et parut aussi satisfait de me voir en posture si déférente que si j’avais reconnu par là même qu’Anne d’Autriche n’était plus la reine de mon roi mais la sienne. On était bien loin du compte ! À mon sens, il y avait beaucoup de comédie et d’affectation dans l’étalage de ces sentiments-là. Je me repris toutefois et, m’avançant vers le duc, je voulus le saluer, mais il m’arrêta à mi-chemin et me fit l’honneur, tout à fait immérité, de me bailler une forte brassée, non sans avoir glissé sur Nicolas un regard qui me donna à penser qu’il eût mille fois préféré le serrer contre lui, plutôt que ma propre personne.

— Ah, Comte ! dit-il dans son français parfait, comme je suis heureux de vous encontrer, même au mitan de ce chamaillis. Voici Sir John Burgh, dit-il en me présentant un gentilhomme qui le suivait. C’est le meilleur de mes colonels et j’en ai d’excellents.

Sir John Burgh me fit un salut des plus roides, auquel toutefois je répondis aussi courtoisement que je pus. À vrai dire, il ne me déplaisait point. Ses traits, assurément, n’étaient pas aussi délicatement ciselés que ceux de My Lord Buckingham et il était moins grand et moins svelte. Mais son oeil bleu, son regard franc, sa mâchoire forte et sa membrature carrée lui donnaient un air qui me ramentevait Toiras, mais un Toiras qui eût perdu tout à la fois sa verve et sa gaieté gasconnes. Car, répandue sur tous les traits de John Burgh, se lisait une sorte de maussaderie vertueuse, laquelle avait été, se peut, en ses vertes années, posée comme une sorte de masque sur son visage, mais qui depuis s’était si fort incrustée en la chair qu’il ne lui était plus possible de l’en détacher, quand bien même il l’eût voulu.

— My Lord, dis-je, en me tournant vers Buckingham et en tirant la lettre-missive de Toiras de la poche de mon emmanchure, j’ai là un message de Monsieur le gouverneur de l’île de Ré que j’ai mission de vous communiquer.

Et ce disant, je la lui tendis.

— Lisez-la, Comte, dit Buckingham. Je la traduirai ensuite à Sir John Burgh.

Je pensai d’abord qu’il craignait que je le contaminasse avec un papier empoisonné, mais c’était là moeurs italiennes, et il y avait belle heurette que depuis la mort de Catherine de Médicis, le poison avait disparu de la Cour de France. Buckingham avait, en fait, une raison tout autre pour choisir cette procédure et je n’allais pas faillir à m’en apercevoir.

Je lus alors d’une voix claire et forte la lettre de Toiras, laquelle fut écoutée par Buckingham avec attention et par Sir John Burgh avec un si grand sourcillement et un tel froncement de face qu’ils me donnèrent à penser que la langue française lui était assez déconnue.

Dès que j’eus fini, je tendis la lettre à My Lord Duke et cette fois il voulut bien l’accepter de mes mains, afin de la rendre intelligible comme il avait dit à l’oreille anglaise du colonel. Il traduisit donc fidèlement la requête de Toiras pour l’ensépulture de nos soldats tombés sur la plage de Sablanceaux et la prière subséquente de transporter sur le continent nos barons grièvement navrés. Mais il ne traduisit pas tout. Il omit l’offre que lui avait faite Toiras de lui léguer son cheval, au cas où il serait tué au combat.

Il me parut que Sir John tiqua fort à nos deux requêtes. Et en effet, à peine Buckingham eut-il fini sa traduction qu’il dit dans un anglais aussi rocailleux et heurté que celui de Buckingham était fluide et suave :

— My Lord, voulez-vous me permettre de vous ramente-voir que les colonels de vos régiments et nous-mêmes avions décidé que les cadavres français pourriraient sans sépulture sur la plage de Sablanceaux ?

— En effet, dit Buckingham sans battre un cil, nous l’avions décidé ainsi. Mais l’expérience a prouvé que ce n’était pas une bonne décision, car l’odeur qui émane de ce charnier devient chaque jour plus insufférable et pourrit à ce point l’air que nous respirons qu’on peut craindre une intempérie qui se répande sur l’armée entière.

Se tournant vers moi, Buckingham changea alors de langue, de visage et de philosophie et, bien loin de reprendre aucunement à son compte les raisons d’ordre pratique qu’il venait de donner à Sir John, il se situa sur le noble terrain de la chevalerie et de la charité chrétienne.

— Comte, vous pourrez dès cet après-midi envoyer des soldats enterrer chrétiennement vos morts. Je ne suis pas homme à me venger sur les cadavres de ceux qui ont donné leur vie pour l’honneur de leur roi...

— My Lord, dit Sir John Burgh, avec beaucoup de soumission dans les mots et très peu dans le ton, vos ordres seront obéis. Pourtant, il me paraît très objectionnable que trois barons français blessés soient portés sur le continent pour y être soignés. Ne peut-on craindre qu’ils n’en profitent pour espionner les huguenots de La Rochelle ?

— Et comment pourraient-ils transmettre leurs informations, étant cloués sur leur Ht ? dit Buckingham avec une certaine aspérité dans le ton qui ne devait pas le faire aimer par ses officiers. Sir John, voulez-vous prendre les mesures nécessaires pour que les gentilshommes blessés soient transportés dans ma chaloupe amirale jusqu’à La Rochelle ?

— J’y veillerai, dit Sir John, les joues cramoisies.

Et Buckingham, se tournant alors vers moi, me dit :

— Comte, j’ai maintenant un Conseil de guerre à présider, et à mon très grand regret, je dois vous quitter.

Puis me prenant familièrement par le bras, il m’entraîna loin de Sir John Burgh et me dit à l’oreille en français :

— L’offre que m’a faite Monsieur de Toiras de me léguer son cheval, s’il venait à être tué, m’a extrêmement touché.

Dites-lui, s’il vous plaît, que si par malheur ce cheval devait me revenir, je chérirais davantage ses crins que les cheveux de ma maîtresse...

Toiras, dès que je fus de retour à la citadelle, se réjouit du succès de mon ambassade et rit à perdre vent et haleine quand je lui répétai le propos de Buckingham sur son cheval.

— Sanguienne ! dit-il, pour le coup, voilà qui est outré ! Je n’en crois pas mes oreilles ! Des compliments et des remerciements de ce pimpésoué ! Cela sonne, morbleu ! comme ces concetti de cour dont nos coquebins sont rassottés ! Et quel dommage que je ne puisse pas lui dire que j’aimerais, quant à moi, caresser les cheveux de sa maîtresse plutôt que les crins de son cheval !...

Et c’est bien vrai, à y penser plus outre, qu’il y avait quelque ridicule dans cette façon de dire précieuse et façonnière. Mais je dois ajouter, pour rendre pleine justice à My Lord Duke of Buckingham, qu’il se conduisit en cette guerre d’une façon constamment humaine, courtoise et chevaleresque, et que lorsqu’il y faillit – circonstance que je conterai plus loin –, ce fut sans aucun doute sous la pression et l’influence de Sir John Burgh ou d’un autre soldat de même métal, dont le coeur, à la longue, était devenu aussi dur que sa cuirasse.