— N’êtes-vous pas un peu dur, Monsieur, avec Madame de Candisse ? Ne pensez-vous pas qu’elle a, en quelque manière, compensé la pauvreté de la chère par la douceur du gîte ?
— Ne vous y trompez pas, belle lectrice ! Dans cette douceur, il y avait une sorte de contrat. Je l’ai rempli. J’ai parlé deux fois en faveur de Madame de Candisse. Une première fois, vous en fûtes témoin, à Monsieur de Schomberg : il en a ri. Une deuxième fois, à mon retour à Paris, au roi lui-même. Il m’a rebuffé : « Je défends, m’a-t-il dit avec la dernière roideur, qu’on me parle à nouveau de Madame de Candisse. »
— Monsieur, vous avez, comme vous dites, rempli votre contrat. Cependant, si l’on met de côté votre admiration pour les yeux bleus de Madame de Candisse, ses cheveux dénoués et sa camisole de nuit, vous aimez peu la dame.
— En effet.
— Parce qu’elle est dévote ?
— Madame, je ne voudrais pas qu’il y ait en cet entretien la moindre confusion. Il y a deux espèces bien distinctes de dévots et celle à laquelle appartient Madame de Candisse me ragoûte fort peu.
— Et l’autre espèce de dévots ?
— Est la bonne. J’en voudrais prendre pour exemple Monsieur de Schomberg lui-même. Il est pieux, mais sa piété n’a rien d’ostentatoire. Elle ne se donne pas non plus pour but son avancement et son intérêt. En revanche, elle inspire ses conduites. Schomberg est un homme véritablement vertueux. Et surtout, belle lectrice, bien que Monsieur de Schomberg ait adhéré plus tard à la Compagnie du Saint-Sacrement, il n’a jamais été membre, de coeur ou de fait, du parti dévot.
— En 1624, Monsieur, y avait-il déjà un parti dévot ?
— Oh ! Madame ! Il n’en faut pas douter, bien qu’il n’ait pas encore donné de la voix. Et il y avait belle heurette qu’il existait ! Il avait été fondé à la fin du siècle qui précède le nôtre sous le nom de « Sainte Ligue », par le duc de Guise. Remarquez, je vous prie, l’adjectif de « sainte » que la Ligue s’accola effrontément à elle-même. Sa Sainteté, en fait, éclata étrangement dans le but qu’elle se proposait : éradiquer les protestants par le fer et le feu. Dans cette perspective, c’était crime de soutenir, comme Henri III, que faute d’un dauphin, c’était le protestant Henri de Navarre, héritier légitime, qui devait lui succéder. Crime qu’Henri III paya de sa vie. C’était crime aussi de s’allier, comme Henri IV, en 1610, avec les princes protestants d’Allemagne contre les Habsbourg, lesquels se posaient comme les champions de la Contre-Réforme en Europe. Et ce crime, Henri IV le paya aussi de sa vie.
— Mais, Monsieur, Jacques Clément, Ravaillac...
— Oh, Madame ! Ces gens-là ne sont rien ! Des fanatiques aveugles, que des mains habiles dans l’ombre ont remontés comme des horloges. Et ces mains ne seraient rien non plus sans d’agiles cervelles de théologiens qui affirmèrent que le pape a le pouvoir de défaire les rois et qu’il est licite aux sujets d’un roi de le tuer, s’il devient un « tyran ». Et qui va décider, à votre avis, qu’il est devenu tel ?... C’est pourquoi, Madame, nous avons commencé à trembler quand des libelles, inspirés par les Habsbourg, mais répandus en France par le parti dévot, ont traité Louis de « tyran » et de « Scythe », parce qu’il avait affronté le pape sur la question de la Valteline.
— Qui sont ces « nous » qui ont commencé à trembler ?
— Nous, belle lectrice, nous, les véritables Français...
— Monsieur, permettez que je vous tabuste un peu ! N’est-ce pas effronté pour d’aucuns Français de se désigner comme les seuls qui puissent véridiquement se dire tels ?
— L’expression, Madame, serait effrontée, si elle n’était pas sortie de la bouche de celui que la fortune a chargé de veiller aux intérêts de la France : le roi.
— Le roi ?
— Le roi même. Quand l’affaire Santarel (laquelle, pardonnez-moi, je ne veux, faute de temps, vous conter) posa la sempiternelle question des pouvoirs respectifs du pape et du roi, les évêques français, ayant confabulé, prirent parti pour le pape. Cette attitude rebroussa fort Louis qui les fit venir au Louvre et les tança vertement en ces termes : « Vous autres, Messieurs du Clergé, vous ne savez donc pas parler en véritables Français ! » Louis n’ignorait point qu’après la Valteline, il allait avoir affaire en France aux mêmes adversaires qui s’étaient dressés contre son père, quand il se liguait avec les princes protestants d’Allemagne contre l’Espagne.
— Monsieur, qu’est-ce donc que cette Valteline dont vous parlez toujours ?... Mais qu’est cela, Monsieur, vous paraissez tout soudain réticent ? Mes questions vous lassent-elles ?
— C’est moi qui redoute de vous lasser, Madame. C’est une tâche difficile d’instruire les honnêtes gens en les divertissant. Et chaque fois que je quitte le ton et le tour romanesques pour peser avec vous les graves enjeux historiques du règne, je redoute toujours de vous ennuyer.
— Monsieur, que me dites-vous là ? Ai-je donc, parce que je suis femme, la cervelle si légère que je ne puisse m’intéresser qu’aux historiettes de l’Histoire, laissant à ceux qui ont poil au menton le soin d’entendre les questions de grande conséquence ? Parce que j’ai le cheveu long, me doit-on soupçonner d’avoir les idées courtes ? Parce que ma taille est flexible, faut-il que mon attention fléchisse, elle aussi, au bout de quelques pages ? De ce que mon corps est doux et délicat, s’ensuit-il que mon esprit est fruste ?
— Fi donc, Madame ! Je n’ai jamais professé ces sottardes idées sur les femmes ! Mais la question de la Valteline est tout de même fort compliquée...
— Ne craignez rien, Monsieur, et dites-m’en votre râtelée, sans tant languir. Je verrai bien moi-même, si je suis trop coquefredouille pour la bien entendre...
— Madame, vous l’aurez donc voulu ! La Valteline est un passage dans les Alpes italiennes.
— C’est tout ?
— C’est le passage le plus facile et qui demande le moins de temps pour être franchi.
— Le moins de temps pour qui ?
— Pour les Habsbourg d’Espagne, Madame, et les Habsbourg d’Allemagne.
— Que vient faire ici l’Espagne ?
— Elle occupe, entre autres possessions en Italie, Milan et le Milanais. La Valteline est donc le pont qui permet de réunir promptement les deux têtes de l’aigle : la tête espagnole et la tête autrichienne. Écoutez, Madame, Richelieu : « Grâce à la Valteline, les Habsbourg peuvent faire passer une armée de Milan à Vienne en dix jours et de Milan en Flandres en quinze jours. »
— Pourquoi en Flandres, Monsieur ?
— Parce que ces Habsbourg occupent aussi les Flandres.
— Mais en quoi la Valteline concerne-t-elle la France ?
— La France se trouve être encerclée ou, comme dit
Richelieu, « enclose » par les Habsbourg. Ils peuvent, Madame, pénétrer sur son territoire au nord par les Flandres, à l’est par le Palatinat, au sud-est par le Milanais, au sud-ouest par les Pyrénées. Et dans la perspective d’une guerre avec les Habsbourg qu’Henri IV et après lui Louis XIII jugent inévitable, il était aussi important pour l’aigle à deux têtes des Habsbourg de posséder la Valteline que pour la France de l’empêcher qu’il la possédât.
— Mais, à qui donc, Monsieur, appartient la Valteline ?
— Aux Grisons.
— Qui sont ces Grisons et qu’ont-ils de si gris ?
— Ils sont suisses et on les appelle Grisons, parce qu’ils portent en leurs armes une bande grise.
— Des Suisses catholiques ou des Suisses protestants ?
— Protestants.
— Aïe !
— Vous avez raison de dire « aïe ! », Madame, car si les Grisons sont huguenots, les Valtelins – les habitants de la vallée – sont catholiques, les seconds étant les vassaux des premiers. Ce qui est source de conflits innumérables dont les Habsbourg tirèrent prétexte pour envahir la Valteline en juillet 1624 et consolider leur conquête en bâtissant quatre forts défendus par des fantassins espagnols – les meilleurs du monde, disait Henri IV. Le moment était fort bien choisi. Louis avait une guerre civile sur les bras : pour la deuxième fois, sa mère, soutenue par les Grands, lui avait déclaré la guerre. Toutefois, il envoya un négociateur en Espagne, Bassompierre, lequel montra fermeté et ténacité et, par le traité de Madrid, l’Espagne s’engagea à rendre la Valteline aux Grisons et à démanteler les forts qu’elle avait construits.
— Tout est donc pour le mieux ?
— Non, Madame, tout est pour le pis. Rien n’est résolu, car le traité de Madrid est un de ces traités qu’une des deux parties – vous devinez laquelle – signe avec la ferme résolution de ne jamais l’appliquer. Les forts restèrent donc debout, à tout le moins le temps que Louis fut occupé à réduire, après la rébellion de sa mère, celle des huguenots français, mais les choses changèrent quand la paix – une paix précaire – étant à la parfin signée avec lesdits huguenots, Louis forma une ligue avec la Savoie et Venise pour reprendre la Valteline. L’Espagne, alors, s’alarma et se hâta de bailler en dépôt au Saint-Siège les forts de la Valteline. Le pape accepta ce deposito et les troupes pontificales allèrent relever sur place les troupes espagnoles. Belle lectrice, qu’êtes-vous apensée de ce beau coup des Espagnols ?
— Qu’il est machiavélique.
— J’oserais même dire, Madame, qu’il est diabolique, s’il ne s’agissait pas du Saint-Siège. Comment le pape pourrait-il abandonner les forts qui, dans son esprit, défendent les Valtelins catholiques contre les Grisons protestants ? Et Louis, le Roi Très-Chrétien, osera-t-il jamais les lui reprendre, les armes à la main ?
— Et le fit-il, Monsieur ?
— Oui, Madame, il l’osa, lui, Louis le Pieux ! Et, chose véritablement inouïe, avec le plein accord et sur le conseil du cardinal de Richelieu. Louis dépêcha en Italie une armée commandée par le marquis de Coeuvres, lequel chassa de la Valteline les soldats du pape et remit la vallée aux Grisons.
— J’imagine, Monsieur, que si les « véritables Français » dont vous faites partie s’en réjouirent, le scandale fut grand en France dans le parti dévot ?
— Pis que cela ! La haine, Madame, la haine ! Ouvertement contre Richelieu, souterrainement contre le roi, la haine – la pire de toutes : celle des dévots – trouva là sa racine, s’exprimant de prime par des pamphlets injurieux et furieux et ensuite par des complots qui visaient à l’assassinat du cardinal et à la déposition du roi.
À mon retour de Durtal où j’avais été quérir Monsieur de Schomberg, je m’arrêtai à Orbieu, mais je ne pus fêter le surintendant autant et aussi longtemps que je l’eusse voulu, car je trouvai, à mon advenue, une lettre de Sa Majesté m’ordonnant de le lui amener « sans tant languir », en son château de Saint-Germain-en-Laye pour la raison qu’Elle le voulait rétablir, « dans sa charge », dès que possible. Je ne fus donc en ma seigneurie qu’une soirée et une nuit, ce qui désola fort, quoique pour des raisons différentes, Louison et Monsieur de Saint-Clair.
Celui-ci me fit promettre de revenir à Orbieu à tout le moins en automne, ayant tant de questions à régler avec moi pour le ménage de mon domaine, lesquelles touchaient aux vendanges et aussi à la vente de notre blé, au croît du bétail{6} et au rouissage et teillage du lin de nos manants. Quant à Louison qui, en mon absence, vivait en perpétuelle suspicion de mon infidélité – en quoi, pour une fois, elle ne se trompait guère –, elle me posa des questions à l’infini sur les gîtes de mon voyage, auxquelles, m’étant tout d’abord assuré de la discrétion de La Barge, je répondis avec une prudence qui ne laissa pas, à la réflexion, de me donner quelque vergogne. J’eusse mille fois préféré lui dire tout de gob que je l’aimais au moins aussi fort que je désaimais Madame de Candisse, mais bien sait le lecteur qu’aucune femme au monde n’est susceptible de trouver dans ce genre de propos la moindre consolation.
Notre partement se fit dans ma chambre, à la pique du jour, car je voulais voyager à la fraîche, au moins en partie, le soleil étant torride dès qu’il se levait. Louison versa des larmes, mais j’adoucis son chagrin par le présent que je lui fis d’un petit pendentif en or dont chaque chaînette était terminée par une perle. J’avais acheté ce présent sur le chemin du retour, et Louison ne s’y attendait pas, car il était hors des occasions où j’étais accoutumé à la cajoler : sa fête patronymique, son anniversaire et Noël. Elle en fut troublée et d’autant plus tendre en sa gratitude, ce qui me piqua derechef de quelque mésaise, car je m’en avisai alors : c’était bien pour racheter le « tort » que je lui avais fait que j’avais acheté ce bijou au Mans.
Cette unique nuit à Orbieu avec Louison, peut-être parce qu’elle fut la seule, me laissa une impression si vive qu’à peine à Paris et retrouvant mon appartement du Louvre, je ruminais déjà le projet de retourner à Orbieu. Je fis quelques approches en ce sens à Louis, mais sur la pointe des pieds et du bout de la langue, car je sentis au premier mot qu’il ne fallait pas aller plus loin, tant il se montra sec et rebuffant. Et je ne retournai, en fait, à Orbieu qu’un mois et demi plus tard, après que j’eus reçu une lettre très pressante de Monsieur de Saint-Clair me disant que le raisin était mûr pour la vendange et qu’il ne fallait plus tarder, vu qu’aucun manant en mon domaine ne pouvait cueillir le sien avant que j’en donnasse le signal dans mes propres vignes.
En cette lettre, Saint-Clair me recommandait de voyager avec une forte escorte, vu que de toutes parts lui venaient des rumeurs sur les roberies et les meurtreries perpétrées sur les grands chemins par des bandes armées.
Il ne fallut rien moins que montrer cette lettre-missive à Louis pour le persuader de me laisser quitter son service, fut-ce pour une quinzaine. Tant il était jaloux du temps des gens qui le servaient qu’il ne les laissait pas s’éloigner aisément de lui, allant même jusqu’à rabrouer tel ou tel membre important de son Conseil parce qu’il n’y paraissait pas assez, lui rappelant qu’étant de son Conseil et « en touchant les gages », il se devait d’être présent. Que ne m’eût-il pas dit à moi, qui touchais, et les gages de son Conseil et ceux de premier gentilhomme de la chambre, si je m’étais avisé de quitter le service du Louvre sans son agrément ? Louis était bon maître, parce qu’il était le plus équitable des hommes et à ses serviteurs très affectionné, mais en toutes circonstances il entendait bien rester comme le disait son père le « maître de la boutique » et nous le rappelait vertement, s’il pensait que nous manquions à nos obligations ou à la considération que nous lui devions.
Outre Pisseboeuf et Poussevent que mon père me prêta, je louai douze Suisses pour mon escorte et je fus très heureux de retrouver ceux qui avaient participé à mon expédition contre la girouette de Rapineau. Ils n’étaient point assurément si vifs et si beaux que les mousquetaires qui m’avaient accompagné à Durtal mais, à défaut de vivacité, le poids y était et la vaillance aussi. En outre, ces robustes ribauds des montagnes ne faisaient point tant de façons pour donner la main, en cas de besoin, au ménage des champs : ce que je n’eusse jamais osé quérir des mousquetaires du roi, lesquels étaient tous cadets de bonne maison et eussent trouvé déshonorant de toucher pelle ou pioche. Étrange philosophie, quand on y pense ! Qui donc maniait la pioche du temps d’Adam ? Et qui, alors, était le gentilhomme ?
Dès qu’il connaissait le jour de mon arrivée, Saint-Clair tâchait d’en conjecturer l’heure, ce qui ne souffrait que peu de difficultés puisqu’il savait que je départais toujours de Paris à la pique du jour. Il envoyait alors au village le plus proche de ma seigneurie un chevaucheur qui avait pour mission de guetter mon approche, et dès lors qu’il m’avait sûrement reconnu, de retourner à brides avalées à Orbieu pour prévenir le curé Séraphin et lui-même.
Séraphin faisait sonner par Figulus les cloches de son église dès que mon cortège apparaissait à l’entrée du domaine et Saint-Clair avait le temps de rassembler en haut du perron tout le domestique de ma maison pour me faire honneur.
Cette pompe, du temps du défunt comte d’Orbieu (dont, avec le consentement du roi, j’avais pris le titre, sa lignée étant éteinte quand j’avais acheté le domaine), était observée et l’avait été de temps immémorial et Saint-Clair opinait qu’il fallait maintenir ces usages et d’autant que ma venue, beaucoup plus que celle du défunt comte, annonçait toujours quelque avantage pour mes manants. Ceux-ci, à ouïr les carillons joyeux de Figulus, sortaient de leurs chaumines le bonnet à la main, assez ébaudis que survînt un événement imprévu dans la monotonie de leur dur labeur.
Dès que mon carrosse s’arrêta au bas du perron, Monsieur de Saint-Clair, qui avait revêtu sa plus belle vêture, descendit à ma rencontre et je lui donnai, devant le domestique, échelonné sur les marches (les hommes à ma dextre et les femmes à ma senestre), une forte brassée pour témoigner devant tous de la grandissime estime en laquelle je le tenais. Puis, côte à côte, nous gravîmes les degrés, chacun des hommes me baillant une bonnetade et chacune des femmes une révérence, au fur et à mesure que nous arrivions à leur hauteur, saluts auxquels je répondais gravement par un signe de tête amical.
Au sommet des marches se tenait Louison, intendante de ma maison, et Jeannette, sous-intendante, avec des nuances dans la vêture qui n’échappaient à personne, Louison portant un vertugadin qu’une bourgeoise eût envié et Jeannette un cotillon un peu plus étoffé que celui de nos chambrières.
Jeannette avait joué dans la vie de Monsieur de Saint-Clair le rôle que Louison jouait dans la mienne, raison pour laquelle Monsieur de Saint-Clair étant parti vivre, après son union avec Laurena de Peyrolles, dans le manoir de Rapineau, j’avais adjoint la pauvre délaissée à Louison, laquelle s’entendait bien avec elle, dès lors qu’elle était assurée d’être toujours la première au château et la seule en mon coeur.
Quand nous arrivâmes en haut du perron, l’une et l’autre plongèrent en une profonde révérence, Jeannette, la tête et les yeux baissés pour ne paraître point envisager Monsieur de Saint-Clair, et Louison, le menton haut et les yeux fichés dans les miens pour bien faire entendre au domestique qui était, et serait à tout le moins jusqu’à mon mariage, maîtresse en ce logis. Il y avait bien un peu de théâtre dans la cérémonie de cette arrivée, mais comme tout un chacun paraissait content d’y jouer son rollet, du plus humble gâte-sauce à l’acteur principal, je ne voyais pas de raison de renoncer à ces fastes.
Passé le seuil, je me retirai aussitôt avec Monsieur de Saint-Clair dans mon cabinet aux livres et tous deux assis au bec à bec, je jouai un autre rollet : celui du gentilhomme campagnard attentif au revenu de sa terre et Saint-Clair le sien, qui était de me rendre les comptes du domaine avec une minutie qui allait jusqu’au liard.
— Monsieur le Comte, dit-il à la parfin, la récolte du blé, comme vous savez, n’a été bonne pour personne. Je n’ai pas vendu la nôtre, attendant que le prix monte. Ce qu’il a fait, mais point autant que je l’eusse cru.
— Vendez maintenant, Saint-Clair ! Mais conservez une forte réserve pour ceux de nos manants qui, dès janvier, ne vont pas faillir à en manquer.
— Leur prêterons-nous sur un lopin, sur un bois ou même une friche ?
— Nenni, ce serait les dépouiller.
— Comment gager dès lors ?
— Comme l’an dernier, sur des journées de corvée.
— Monsieur le Comte, d’aucuns, en journées de corvée, nous doivent déjà plus d’une année !
— Pour ceux-là, quand vous les emploierez, comptez pour deux jours une seule journée, mais sans le leur dire.
— Ce serait une perte pour nous, Monsieur le Comte.
— La perte serait plus grande, si nous leur arrachions pour nous rembourser le peu de terre qu’ils ont. Ils n’auraient alors plus le coeur à rien. Cependant, soyez prudent ! Prêtez le blé par petites quantités et au fur et à mesure des besoins. D’aucuns sont imprévoyants et la plupart ne savent pas compter.
— Pour le lin, Monsieur le Comte, maintenant que le bief de dérivation pour le rouissage est fini et le moulin à teiller en place, qu’allons-nous faire ?
— Cela dépend de la qualité du lin de nos manants. S’il est aussi bon que le nôtre, nous le leur achetons une fois qu’il est traité et le payons d’avance.
— Pourquoi d’avance, Monsieur le Comte ?
— Mais pour qu’ils aient des monnaies pour la taille du roi. Vous savez qu’avoir des pièces, c’est le plus difficile pour eux ; et que pour en avoir ils vendent leurs oeufs et leurs poulets sans jamais en manger.
— Et à quel prix, Monsieur le Comte, les paierons-nous ?
— À un prix quelque peu inférieur au prix probable de la vente.
— Mais, Monsieur le Comte, ce serait fort aléatoire !
— Je sais, mais nous devons en prendre le risque et donner cet avantage à nos manants, si nous voulons qu’ils fassent l’effort d’améliorer leurs semis et le traitement des terres.
— Et si, présentement, le lin de tel ou tel de nos manants est mauvais ?
— Nous ne l’achetons pas. Ceux-là devront le vendre eux-mêmes au marchand.
— Et ceux-là, justement, pourront-ils quand même utiliser notre bief ?
— Ils le pourront, dès lors que nous aurons nous-mêmes terminé notre rouissage.
— Et auront-ils accès aussi à notre moulin à teiller ?
— Nenni. Il est trop délicat pour le mettre dans toutes les mains. Il faudra former quelques manants adroits qui en auront la charge.
— Je le ferai, dit Saint-Clair.
Et là-dessus, il rougit. Et comme il n’avait rien dit qui expliquât cette vergogne, j’en conclus qu’elle concernait ce qu’il allait conter.
— Monsieur le Comte, reprit-il, j’ai pris une initiative dont je ne sais si vous l’allez approuver.
— Dites-la-moi toujours.
— Vous vous ramentevez sans doute, Monsieur le Comte, qu’au moment où les loups parcouraient par dizaines notre bois de Cornebouc, vous aviez distribué à nos manants, pour se défendre contre eux, des arbalètes et des frondes. Il va sans dire que, les loups partis, j’ai repris arbalètes et frondes pour éviter que nos manants ne s’en servent pour braconner. Toutefois, quand les rumeurs sur les entreprises des bandes armées contre les châteaux et les domaines sont devenues plus précises, j’ai imaginé de recruter parmi nos manants des hommes jeunes et résolus pour les exercer au tir et leur permettre de se défendre contre ces incursions.
— Mais bravo, bravissimo, Saint-Clair ! dis-je avec chaleur.
Là-dessus, Saint-Clair rougit derechef, mais cette fois de contentement.
— Combien sont-ils ? repris-je après un silence.
— Douze frondeurs et huit arbalétriers.
— Sont-ils assidus à l’exercice ?
— Us ne l’étaient pas trop, mais grâce à votre intendante, ils le sont devenus.
— Comment cela ?
— Elle est venue un beau jour sur le terrain en fin d’exercice avec deux chambrières, porteuses de grands paniers. Chacun des manants a reçu un morceau de pain et un morceau de fromage. À vrai dire, le pain m’a paru bien rassis, et le fromage un peu vieux. Mais nos hommes ont tout croqué à belles dents. Cependant, d’aucuns, à ce que j’ai observé, mettaient dans leurs poches la moitié de leur part, la réservant sans doute à leurs enfants ou à leur femme.
— C’est un geste des plus touchants, dis-je. Et j’aimerais qu’ils n’aient pas à le faire. Par malheur, même à Orbieu, il n’y a qu’une minorité de manouvriers qui mange tout à plein à sa faim.
— Du moins ne sont-ils plus opprimés, dit Saint-Clair, comme sous le défunt comte, par un intendant malhonnête. Et le braconnage n’est maintenant réprimé que fort doucement, selon vos instructions, Monsieur le Comte, et seulement pour être contenu dans des limites raisonnables. Tant est que les plus habiles d’entre eux mangent assez souvent de la chair.
On toqua à la porte et, sur mon entrée, Louison apparut et m’annonça que le dîner était servi. Monsieur de Saint
— Clair me quitta, n’étant invité que le lendemain, avec son épouse Laurena et son beau-père, Monsieur de Peyrolles. Dès qu’il fut hors, Louison se rapprocha de moi plus que ne lui permettait le protocole qu’elle s’imposait en public.
— Monsieur le Comte, dit-elle, ferez-vous, après le dîner, votre petite sieste ?
— Cela dépendra de mon humeur.
— Et de quoi votre humeur dépend-elle, Monsieur le Comte ?
— De ta franche réponse à la question que je te vais poser.
— Ma fé ! Je vais donc faire très attention à ma réponse, dit Louison avec un petit balancement confiant de son corps qui, parti des épaules, la parcourut tout entière.
— Louison, dis-je, je vois que tu as repris avec nos arbalétriers la même tactique qui t’avait si bien réussi avec ceux qui travaillaient à l’empierrement de nos voies. Pour t’assurer de leur assiduité, tu les nourris.
— Ai-je eu tort ?
— Tu as eu mille fois raison. Mais pourquoi leur donner du pain si rassis ?
— Je n’allais tout de même point bailler du pain frais à ces rustres, dit Louison qui, étant née en Paris, professait quelque déprisement pour les manants du plat pays.
— Louison, cette réponse me fâche.
— Monsieur le Comte, qu’a-t-elle pour vous fâcher ?
— Elle est hautaine et façonnière.
— Nenni, nenni, Monsieur le Comte, dit-elle, et je vous dirai le pourquoi de la chose, si vous me permettez de m’expliquer.
— Je te le permets.
— Monsieur le Comte, vous savez combien le domestique de bonne maison, et la vôtre en est une, mangeant les reliefs des maîtres, devient difficile. Et la chose chez nous en est arrivée au point que lorsqu’on présente à nos gens le pain de la veille, ils n’en mangent point, tant ils ont bonne chère et herbe{7} savoureuse à se mettre sous la dent. Et vous savez bien aussi que jeter du pain, même rassis, c’est gaspillage et, qui pis est, péché contre le Seigneur qui nous le donne quotidiennement. C’est pourquoi j’ai pensé le bailler à nos arbalétriers, lesquels étant habitués à manger le pain peu ragoûtant qu’ils font eux-mêmes et qui est un mélange d’avoine et de je ne sais quoi, sont bien heureux de manger du bon pain de froment, même s’il est un peu rassis.
— Eh bien, dis-je, pour couper court, tâche que rassis, il ne le soit pas trop et qu’ils ne s’y cassent pas les dents. N’aurais-tu pas honte d’avoir nourri ces gens de nos rebuts, s’ils venaient un jour à te sauver la vie ?
— Monsieur le Comte, je ferai comme vous avez dit. Etes-vous raccommodé à moi ?
— Oui-da, je le suis.
— J’en suis heureuse, dit Louison d’un air doux et chattemite, car Monsieur le Comte va bien se reposer et il en a besoin, paraissant las et assez malengroin...
Cet « assez malengroin » était une petite impertinence, par où elle se revanchait de ma querelle. Mais je noulus la relever, ne désirant pas lui chanter pouilles deux fois de suite, ayant très faim et de mon dîner et de ma sieste.
Quand celle-ci fut finie, ma Louison, toujours alerte au labeur, me quitta d’un bond pour vaquer aux devoirs de sa charge et je quis d’elle, comme elle franchissait le seuil, de m’appeler La Barge, lequel apparaissant, je lui dis de seller son cheval et d’aller dire au curé Séraphin que je comptais l’aller visiter dans l’après-dînée, sachant par Monsieur de Saint-Clair qu’il était mal allant.
La Barge fut bien plus long que je ne l’eusse cru et à son retour, comme je l’allais tabuster pour son retardement, le béjaune me dit, l’oeil allumé et les joues comme gonflées de ce qu’il m’allait apprendre :
— Monsieur le Comte, si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous entendriez le pourquoi de mon retardement.
— Et quel est ce pourquoi ?
— Ce que j’ai vu.
— Je m’en doute. Diga me.
— Mais, Monsieur le Comte, cela demande quelque préface.
— Point de préface. Le fait nu. Paucis verbis{8}
— Monsieur le Comte, de grâce, oyez bien ce qui va suivre. J’ai ouï par la fenêtre de sa chambre (ici, La Barge baissa la voix) Monsieur le curé Séraphin besogner une garcelette.
— Que faisais-tu à sa fenêtre ?
— C’est là, justement, Monsieur le Comte, qu’une préface serait utile.
— Dis ta préface.
— Je fus de prime à la porte du presbytère à laquelle je toquai doucettement, sachant que Monsieur Séraphin était mal allant. Mais n’obtenant point de réponse, je fis le tour de la maison et m’approchai d’une fenêtre mal fermée d’où provenaient des gémissements.
— Quid de ces gémissements ?
— Vous eussiez dit d’une assassinée, fort désireuse que son assassin prolongeât son assassination.
— Tu as pu te tromper sur la nature de ces plaintes.
— Monsieur le Comte, étant consciencieux, j’ai voulu en avoir le coeur net. Le rideau étant mal tiré, j’ai approché l’oeil et j’ai vu.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Ce que j’ai vu.
— Bonne description. La Barge, écoute-moi bien. Je te requiers avec la dernière insistance de demeurer le bec clos et cousu, et à jamais, sur ces visions et ces bruits que tu me rapportes.
— Monsieur le Comte, je mettrai, puisque vous l’ordonnez, un boeuf sur ma langue.
— Cependant, je te vois tout déconcerté.
— Mais je le suis, Monsieur le Comte.
— La Barge, si tu ne le sais déjà, sache que le prêtre ne prononce pas voeu de chasteté, comme le moine, mais voeu de célibat. C’est tout différent.
— Monsieur le Comte, dit-il après un instant de réflexion, cela veut-il dire qu’il est moins peccamineux pour un prêtre que pour un moine de coqueliquer ?
— Assurément, un prêtre par là ne rompt pas un voeu. Il ne fait que pécher. Et tout péché peut être remis après confession et contrition. Les miens, les tiens, les siens.
— Et les siens par qui ?
— Par un autre prêtre.
— Voilà donc qui va bien, dit La Barge en m’envisageant de ses yeux naïfs. Cependant, reprit-il, quand on a pris la douce habitude que voilà, il est quasi impossible de s’en passer ensuite. Ainsi, moi par exemple, depuis que ma belle m’a quitté, je me sens tout seul et aussi désemparé qu’un ivrogne sans son flacon.
— La comparaison est galante. Est-ce pour cela que je t’ai vu, à peine arrivé céans, donner le bel oeil à Jeannette ?
— Ha ! Monsieur le Comte ! Je l’ai vue si pâlotte et si désolée depuis que Monsieur de Saint-Clair l’a quittée pour se marier que mon coeur, à sa vue, a été pris de compassion.
— La compassion est un noble sentiment, La Barge, et qui te fait grand honneur, si tu t’y tiens.
— Monsieur le Comte, y trouverez-vous à redire, si mon coeur déborde un peu ?
— La Barge, je ne suis pas ton ange gardien. Mais prends garde que ce débordement ne jette pas la pauvrette dans un prédicament bien pis que celui où elle est. Or çà ! Assez parlé ! Tu vas retourner chez Monsieur Séraphin, toquer ferme à son huis et lui dire que je suis bien marri qu’il soit mal allant et qu’il me mande quand il sera rebiscoulé afin que je puisse l’inviter à dîner. Et si tu vois la garcelette gémissante, garde-toi de l’assassiner de regards indiscrets.
Ce soir-là, dès que ma Louison vint me retrouver en ma chambre, je quis d’elle si elle connaissait la nièce du curé Séraphin.
— Angélique ? Ce n’est pas facile de la voir, sauf le dimanche à la messe. Et vous diriez une nonnette tant elle est empaquetée dans ses voiles.
— Et quid du bruit qui court sur elle et le curé Séraphin ?
— Monsieur le Comte, s’il court, c’est qu’il a de bonnes pattes.
— Et pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?
— Était-ce à moi à jeter la première pierre à Angélique ?
— À la bonne heure ! Voilà qui est vraiment chrétien ! Qu’en disent nos manants ?
— Ils s’en gaussent, mais à voix basse et sans méchantise.
— Se peut qu’ils respectent moins leur curé.
— Se peut, dit Louison avec un petit rire, qu’ils respectent l’homme davantage.
— Et toi ?
— Moi, Monsieur le Comte, j’aime bien mon curé. Il faut voir avec quel tact il me confesse ! Que je me demande même parfois si pécher avec vous, c’est vraiment pécher...
— Louison, je te prie, pas d’impertinence ! Saint-Clair est-il au courant ?
— Comment ne le serait-il pas ?
— Qu’en pense-t-il ?
— Monsieur le Comte, Saint-Clair vous met au-dessus de tout être humain et tout juste après le Seigneur Tout-Puissant. Votre opinion là-dessus sera évangile pour lui.
— Et quelle est mon opinion, puisque tu sais tout ?
— Qu’on ne peut pas être tout ensemble indulgent à soi et sévère pour Séraphin.
— Que voilà, dis-je, une petite futée !
Et la prenant dans mes bras, je perdis par là toute possibilité de conversation utile.
Le lendemain, j’eus à dîner Monsieur de Saint-Clair, sa jeune épouse Laurena et son beau-père, Monsieur de Peyrolles. Et comme celui-ci, outre ses liens avec le jeune couple, est mon plus proche voisin, possédant même un bon tiers de mon bois de Cornebouc, le dîner s’eût pu dérouler sans tant de vêture et de dorure, à la franquette. Mais point ne l’entendait ainsi Monsieur de Peyrolles, bourgeois très bien garni qui, n’étant guère enclin à mettre son opulence sous le boisseau, roulait en carrosse doré et s’habillait comme un seigneur. Cette pompe commanda la mienne et, voulant revêtir mon plus bel habit, je commandai de prime à Loui-son de me laver le cheveu et de l’apprêter au fer, ce qu’elle fit à merveille, la dernière vague de boucles retombant sur mes épaules avec un gonflement qui me parut très heureux. Je n’osai demander à Louison de rafraîchir le contour de ma moustache et de mon collier de barbe, mais ayant trouvé un rasoir dans mes affaires, elle le fit de son propre chef avec une habileté émerveillable, tant est que j’eusse été à la parfin fort satisfait de ses services, si en promenant son rasoir sur ma gorge, elle n’avait profité du silence où j’étais contraint, pour réduire en miettes la beauté de Laurena de Saint-Clair, la décrivant comme une « blondasse fade aux yeux délavés ».
C’était là calomnie toute pure. Les beautés célèbres de la Cour : la princesse de Conti, Madame de Guéméné et la duchesse de Chevreuse eussent eu fort à faire s’il y avait eu un concours entre elles et Laurena, pour empêcher le beau pâtre Pâris de donner la pomme à ma petite voisine.
Elle avait les cheveux du blond le plus doré, les yeux de l’azur le plus pur, une taille fine et souple, des rondeurs à rêver et par-dessus tout une fraîchelette jeunesse qui éclatait dans un teint qui ne devait rien au pimplochement de nos dames de cour. Ses yeux, outre leur beauté propre, avaient une expression charmante. On eût dit qu’elle venait à peine de s’éveiller à la vie et qu’avec surprise et ravissement, elle la trouvait belle. Il est vrai qu’assise à ma table, dans ses plus beaux atours, elle y siégeait comme une reine, étant adorée par son père, par Saint-Clair et par moi. Et tantôt regardant Saint-Clair et tantôt ne le regardant pas, mais le voyant toujours, elle rayonnait d’un bonheur si lumineux, si doux et si confiant, qu’il eût fallu être un tigre pour n’en être point touché.
Son père, Monsieur de Peyrolles, était mon voisin, mais son domaine ne comportant ni village ni église, comme j’ai dit, il oyait la messe dans ma paroisse. Ce qui avait permis à Monsieur de Saint-Clair et à Laurena de Peyrolles de s’encontrer le dimanche.
Je ne sais si c’est la Providence qui le voulut ainsi, mais si c’est elle, ce fut grandement à son détriment car la messe, ce dimanche-là et les dimanches qui suivirent, fut des deux parts très inattentivement ouïe. Quant à moi, je siégeais par droit seigneurial dans le choeur, sur la chaire réservée à l’évêque, lequel, de mémoire d’homme, n’avait jamais posé ses fesses violettes dans une église de village. Et ayant, du haut de cette chaire épiscopale, de bonnes vues sur l’assistance, je confesse que je fus, moi aussi, distrait ce dimanche-là par l’échange de regards que je surpris de l’autre côté des balustres qui me séparaient des fidèles. Oh ! Cela se fit des deux parts très à la chattemite, Monsieur de Saint-Clair étant un gentilhomme parfaitement poli et Laurena de Peyrolles ayant appris les bonnes manières avec les religieuses de Sainte-Marie-des-Anges.
De quoi parlâmes-nous en ce dîner campagnard que j’ai dit, sinon de blé, de vin, de lin et de vendanges. Et aussi d’une compagnie de jeunes sangliers qui avaient fait des ravages dans nos récoltes, tant est qu’une battue s’imposait. Mais ces sujets étant épuisés, Laurena de Peyrolles, mais ne devrais-je pas plutôt dire la baronne des Esparres, saisit le dé et posa une question qui lui tenait assurément plus à coeur que tout ce qu’elle venait d’ouïr. S’adressant à moi comme vivant à la Cour et étant en la matière mieux informé que quiconque, elle me demanda ce qu’il en était du mariage d’Henriette-Marie de Bourbon, soeur du roi, avec le prince de Galles{9}. Elle y mit quelque passion, qui souleva son beau sein, plaignant de tout son coeur la pauvre princesse qui attendait depuis quatorze ans que les tractations entre la France et l’Angleterre aboutissent. Ce qui lui était d’autant plus à dol et dommage, fit remarquer la petite baronne avec indignation, qu’il y avait belle heurette que ses deux aînées, Élisabeth et Chrétienne, avaient trouvé leurs princes, la première épousant l’Infant, aujourd’hui roi d’Espagne, et la seconde, le duc de Savoie. Assurément, le duc de Savoie était petit personnage, comparé au roi d’Angleterre. Mais quelle fille aimerait faire éternellement antichambre à la porte d’un prince, fut-il le premier de la chrétienté ?
— Et si le roi d’Angleterre ne veut pas de nous, conclut Laurena avec feu, qu’il le dise enfin !
— Madame, dis-je, de ce que l’Angleterre et la France ont un ennemi commun, l’Espagne, il ne faut pas conclure qu’elles soient bonnes amies. La religion les divise. Je ne vous l’apprendrai pas : les Anglais sont anglicans, les Français catholiques. Et s’il est difficile pour un prince protestant d’épouser une princesse catholique, il est encore plus malaisé, pour une princesse catholique, d’épouser un prince protestant, car dans ce cas il y faut l’agrément du pape. Sans sa dispense, point de mariage ! Or, le pape met à celui-ci de dures conditions. Il exige qu’Henriette, en Angleterre, jouisse de la liberté du culte, qu’elle élève ses enfants dans la religion jusqu’à l’âge de douze ans, que le roi d’Angleterre cesse de persécuter ses sujets catholiques – demande légitime – mais aussi qu’il accorde auxdits sujets la liberté de conscience – demande des plus étonnantes, car le pape n’assure pas lui-même à ses sujets protestants, dans ses propres États, ladite liberté.
— En effet, dit Monsieur de Peyrolles qui était pieux mais, comme souvent les bourgeois de longue robe, gallican et peu favorable au pape.
— Mais pourquoi ces tractations sont-elles si difficiles ? s’écria Laurena.
— Mais, Madame, parce que la négociation est double. Les Français traitent avec les Anglais, mais ils traitent aussi avec le pape. Ils tâchent d’amener le Saint-Père à rabattre de ses exigences et s’efforcent en même temps de persuader les Anglais d’augmenter leurs concessions. La tractation est très délicate. Mais rassurez-vous, Madame, elle ne peut qu’aboutir : le roi en a chargé Richelieu.
— Ah ! Je suis heureux de l’apprendre ! s’écria Monsieur de Peyrolles. On dit que le cardinal est un homme d’une extraordinaire dextérité.
— En effet, dis-je, il barguigne à merveille. Quand le roi d’Angleterre a envoyé comme négociateur Lord Kensington et le comte de Carlisle, Richelieu a beaucoup fait avancer les choses en les jouant l’un contre l’autre. Mais sa principale force, à mon sentiment, est qu’il ne fuit pas à se donner peine, quand il s’agit de s’informer. Déjà, en 1616, quand Concini l’avait nommé ministre, Richelieu avait été stupéfait d’apprendre que le secrétariat des Affaires étrangères en France ne comportait pas d’archives, vous avez bien ouï ! il ne comportait pas d’archives ! Aussitôt, Richelieu avait écrit à tous nos ambassadeurs, je dis bien à tous, pour leur demander quelles instructions ils avaient reçues depuis qu’ils étaient en poste. Et il recommença la même enquête méthodique et minutieuse quand Louis l’appela en son Conseil.
« Mieux même, quand les réponses qu’il reçoit ne le satisfont pas, le cardinal n’hésite pas à envoyer sur place, à ses frais, un homme de confiance, pour compléter et vérifier ses informations. Le résultat, c’est que Richelieu ne parle jamais d’une affaire sans en connaître à la perfection les tenants et les aboutissants. Et il en parle bien, avec éloquence, avec une clarté exemplaire, sans jamais rien omettre, et avec une précision qui ne peut procéder que d’une étude approfondie des faits. Après quoi, il propose tout un jeu de solutions dont il pèse le pour et le contre avec le dernier scrupule. Quel contraste avec les ministres barbons qui l’ont précédé, paresseux, bavards, superficiels et presque toujours mal instruits des réalités politiques des royaumes étrangers.
— Ah ! Comme je serais heureuse que ce mariage se fasse enfin ! s’écria Laurena de Peyrolles qui, jugeant de toute matrimonie par son propre mariage, n’y voyait que les roses et les délices de son vert paradis.
Et peut-être la pauvre princesse Henriette, qui avait attendu tant d’années pour son beau prince, pensait-elle de même en sa candide bonne foi ! Hélas ! Que cruel fut son désenchantement ! Et dans quel atroce enfer descendit-elle par degrés jusqu’à ce que la tête de ce royal époux, qui savait si peu se faire aimer et de sa femme et de son peuple, roula, tranchée par le bourreau, sur la poussière de l’échafaud public.
Le dîner fini, Monsieur de Peyrolles me pria de lui faire l’honneur de m’entretenir au bec à bec. J’acquiesçai aussitôt et, laissant à table les jeunes époux, je le précédai dans mon cabinet aux livres et lui désignai une chaire à côté de la table de lecture.
— Monsieur le Comte, dit-il d’une voix grave et basse, avec votre permission, j’entrerai tout de gob dans le vif du sujet. Avez-vous ouï ce qui se dit dans le village au sujet de notre curé Séraphin ?
— À quel égard, Monsieur mon ami ?
— À l’égard de sa nièce ou de la personne qu’il donne pour telle.
— Je l’ai ouï, dis-je laconiquement.
Monsieur de Peyrolles hésita et je remarquai, sans quelque secret ébaudissement, combien ce grand et gros homme, si bien assis dans la vie et si assuré de sa fortune, de son assiette et de ses opinions, se trouvait embarrassé quand il s’agissait de parler de la chair – cette chair dont pourtant il ne faillait pas.
— Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Comte, que cette personne qui se prénomme Angélique, prénom fort mal approprié, si ce qu’on dit est vrai, est un peu jeune pour être la servante d’un prêtre ?
— En effet.
— C’est qu’elle n’a pas l’âge canonique !
— C’est vrai. Toutefois, elle est la parente de Monsieur Séraphin et on ne peut y trouver à redire.
— Mais est-elle vraiment sa nièce ?
— Comment le savoir ?
— Je vous avouerais, reprit Monsieur de Peyrolles, avec un certain air de pompe, que je trouve cette situation disconvenable et déquiétante.
Les deux « d » de ces deux adjectifs parurent ne pas lui déplaire car, ayant poussé un soupir pour donner plus de poids à ce qu’il allait dire, il les répéta.
— Oui, Monsieur le Comte, je trouve la situation disconvenable et déquiétante.
— En tout cas, dis-je, elle n’est pas recommandable.
— Je dirais même, reprit Monsieur de Peyrolles, qu’elle est malencontreuse.
— On pourrait, en effet, la considérer comme telle.
— Un pasteur devrait être un modèle pour son pieux troupeau.
— Ce serait, dis-je, préférable.
— Et ne pas l’induire au péché en donnant le premier le mauvais exemple.
— Quoique à la vérité, Monsieur mon ami, nos manants n’aient point besoin d’exemple pour pécher par la chair.
— Mais un pasteur est un pasteur ! Il doit veiller à la vertu de ses ouailles ! Et comment le peut-il si... ?
— En effet, comment le peut-il si... ?
— Je tiens donc qu’il faut mettre le fer en cet abcès ! conclut avec force Monsieur de Peyrolles.
À cette image, je levai les sourcils et je fis la moue.
— C’est-à-dire, Monsieur mon ami ?
— Porter l’affaire devant Monseigneur l’évêque.
À cela je répondis ni mot ni miette, mais, les yeux baissés, je passai la main sur le chêne poli de la table qui nous séparait. Monsieur de Peyrolles, s’étant montré tout à fait impénétrable à mes réticences dans le court entretien que nous venions d’avoir, je voyais bien qu’il allait falloir en agir avec lui plus roidement et arrêter franc et net avant qu’elle ne prenne trop d’élan cette avalanche de bonnes intentions dont l’enfer est si souvent pavé.
— Monsieur mon ami, dis-je, pardonnez-moi de vous parler à la franche marguerite. En tant que seigneur d’Orbieu et premier paroissien de son église, je trouverais difficile de m’associer à cette démarche.
— Comment cela, Monsieur le Comte ? dit Monsieur de Peyrolles en ouvrant tout grand ses yeux.
— Je vais vous le dire, Monsieur mon ami, si vous me le permettez. Notre évêque est un cadet de grande famille nommé par le roi pour faire honneur à sa lignée. Rien, et surtout pas la piété, ne le prédestinait à une charge où il voit, comme la plupart de nos nobles prélats, non pas un sacerdoce, mais un bénéfice. Assurément, il est fort prompt au moment des récoltes à envoyer son décimateur prélever la dîme sur nos manants. Mais cette dîme, fort lourde pour ces malheureux, il la détourne presque entièrement de ses fins. Elle est supposée aider au soulagement des pauvres. Les soulage-t-il ? Jamais ! C’est vrai que sous la pression de Louis XIII, la portion congrue que les évêques donnent aux curés a un peu augmenté. Mais en revanche, notre évêque se refuse formellement à entretenir, comme il le devrait, les lieux du culte. Il est resté sourd aux appels désespérés de Séraphin quant au délabrement de l’église d’Orbieu et c’est moi qui, de mes deniers, ai dû refaire la toiture qui menaçait de s’écrouler. Il y a pis encore, Monsieur mon ami. Notre évêque ne met jamais les pieds dans les églises villageoises de son diocèse, fut-ce même pour la confirmation solennelle des communiants.
— Tout cela est vrai, hélas, dit Monsieur de Peyrolles. Il reste que Monsieur Séraphin fait scandale.
— Auprès de qui ? De nos manants ? N’en croyez rien. Là où nous voyons le péché, ils voient la nature. En bons Gaulois, ils s’en gaussent. J’ai ouï dire qu’à messe ils se donnent de petits coups de coude, quand Séraphin, dans son prêche, dénonce les garcelettes dont le décolleté montre un peu trop les tétins.
— Si j’entends bien votre propos, Monsieur le Comte, dit Monsieur de Peyrolles d’un ton quelque peu pincé, nous devons cligner doucement les yeux sur les faiblesses de Séraphin.
— Monsieur mon ami, dis-je en me levant et, en m’approchant de lui avec un aimable sourire, je passai mon bras sous le sien, familiarité qu’il parut ressentir comme un grand honneur. À parler d’homme à homme, voici ce que j’opine. Monsieur Séraphin a ses petites faiblesses. Il ne se peut que nous n’ayons les nôtres. (Ici, il me parut que Monsieur de Peyrolles rougissait quelque peu.) Mais cet écart mis à part qui est affaire entre Monsieur Séraphin et son confesseur, lequel est le curé de Montfort-l’Amaury (en fait, j’ai ouï dire qu’ils se confessaient et s’absolvaient mutuellement), Monsieur Séraphin, dis-je, est un prêtre qui, en conscience et diligence, remplit les devoirs de sa charge, alors que notre invisible évêque tourne visiblement le dos à toutes ses obligations. Je trouverais donc très peu équitable de demander à ce prélat qui fait si mal son métier de juger un curé de village qui fait si bien le sien.
Les moeurs du curé Séraphin n’étaient point, en 1624, qu’une déplorable exception. Mais elles eurent quelque tendance à le devenir quand, vers 1640, Monsieur Vincent, avec l’appui de Richelieu, établit non point le premier séminaire, car il y eut avant lui bien d’autres tentatives qui, mal conçues, échouèrent, mais un des premiers séminaires qui remplit bien la tâche qui lui était prescrite, à savoir former des prêtres instruits et vertueux.
Tant est que bien des années plus tard – je transporte ici le lecteur presque un quart de siècle dans l’avenir –, le Seigneur ayant rappelé à lui le curé Séraphin, l’évêque nous envoya un prêtre de la nouvelle farine, Monsieur Lefébure, vrai soldat de l’Église et de la Contre-Réforme catholique, roide et rigoureux pour lui-même comme pour les autres.
Tout changea sous sa férule. Depuis des siècles sans doute, nous avions à Orbieu une fontaine qu’on tenait pour miraculeuse, soit qu’elle guérît les rhumatismes, soit que de façon surprenante elle en donnât. Monsieur Lefébure, humant là le fumet d’une superstition païenne, interdit qu’on s’y trempât. Nous avions aussi un saint local fort douteux, à vrai dire, lequel donnait de bonnes récoltes et un bon croît de bétail à qui l’invoquait dans ses prières. Monsieur Lefébure nous l’ôta, interdisant ces invocations sacrilèges.
Il remit de l’ordre dans l’église. Il fut interdit aux manants d’amener leurs chiens à la messe, de cracher par terre, de changer de place, de s’interpeller à voix haute d’un banc à l’autre, mesures louables, mais qu’il accompagna de terribles menaces : les contrevenants seraient voués aux flammes de l’enfer.
Les garcelettes qui avaient fait Pâques avant les Rameaux furent traitées beaucoup plus rudement que sous le curé Séraphin. Non content de les priver de cloches, Monsieur Lefébure ne les maria qu’à la sacristie.
Il bannit de notre bal annuel les danses indécentes comme la volte, au cours de laquelle la cavalière, projetée en l’air par le cavalier, battait des pieds, montrant ses chevilles et parfois même un peu de son mollet.
À part une petite heure d’ouverture après la messe, le cabaret fut fermé tous les dimanches. L’assistance aux vêpres qui, sous Séraphin, n’était pas obligatoire, le devint et la récitation du chapelet s’allongea si démesurément qu’elle ne laissa plus de place, surtout en hiver, pour les jeux de quilles et de palets qui étaient, avec les cartes (mais le cabaret l’après-midi était fermé), les seuls divertissements de nos manants. Le village commença à grommeler tout bas que le jour du Seigneur, sous Monsieur Lefébure, n’était plus le jour du repos.
Il faut rendre cette justice à Monsieur Lefébure : il connaissait par coeur le nombre, le nom et l’emploi de tous les diables de l’enfer. Et son prêche, le dimanche, était si parsemé de propos misogynes que je me pris à penser que le démon qui tourmentait ce prêtre jeune et vigoureux en ses nuits solitaires devait être féminin. Et j’en eus la confirmation quand il devint évident qu’entre tous les pécheurs et pécheresses dont Orbieu, il faut bien le dire, regorgeait, Monsieur Lefébure abhorrait Célestine.
Célestine, en ses maillots et enfances, n’était pas différente des autres drôlettes du village. Mais à treize ans, son père devenu veuf la força et l’engrossa. Après quoi, son père mourut et, seulette en sa chaumière, aucun drôle ne la voulant épouser, Célestine n’eut d’autre ressource que de s’escambiller pour les veufs et les célibataires : service qui était parfois payé d’une piécette, mais le plus souvent d’un peu de pain pour sa huche et de lard pour son pot. Les enfantelets de Célestine, nés de tant de pères, mouraient de misère en bas âge. Mais Célestine, on ne sait comment, survivait dans le déprisement général, tolérée, et même en un sens protégée, par le curé Séraphin qui pensait que son usance, toute peccamineuse qu’elle fut, limitait les forcements et les incestes, si fréquents dans nos villages.
Monsieur Lefébure, dès le premier jour de son sacerdoce à Orbieu, conçut le projet de retrancher de son église ce membre malade. Il le dit sans ambages, du haut de la chaire sacrée et, malgré les remontrances que je lui en fis, citant l’Évangile et Marie-Madeleine, il méprisa ma théologie du haut de la sienne et poursuivit d’une voix tonnante sa terrible persécution.
Les résultats ne s’en firent pas attendre. D’effrontés galapians qui suivaient le catéchisme lancèrent des pierres à Célestine. Le boulanger refusa de lui vendre du pain. On lui tua ses poules. On lui vola sa chèvre. Et pour finir, une main pieuse, la nuit, mit le feu à sa chaumière.
Par miracle, elle en réchappa. Mais ce miracle fut lui-même jugé diabolique par Monsieur Lefébure. Comme on s’en ramentoit, il était expert en démonologie. Il me vint trouver et demanda, exigea même, le bannissement de la pécheresse. L’arrogance de ce jeune clerc me laissa béant. Je recommençai mon sermon, invoquai la merveilleuse compassion de Monsieur Vincent qui eût dû être son modèle puisqu’il avait été son maître. Tout fut vain. Monsieur Lefébure n’était point sot, mais il ne possédait que des vérités absolues et sa logique était implacable. Je suis bien assuré qu’il pensait en son for que, puisque le pape devait primer sur les rois, de la même manière, à Orbieu, son pouvoir, étant spirituel, devait l’emporter sur le mien.
Je l’éconduisis pour la première fois roidement sans que sa crête fut le moindrement rabattue. Et comme la pauvre Célestine était sans toit, je lui cédai une masure désoccupée qui se dressait sur mon domaine propre et tant pour lui tenir compagnie que pour la protéger des galapians persécuteurs, je lui baillai un chien.
Un mois plus tard, Célestine le trouva mort sur le seuil de son gîte, dans une posture convulsive. Ce que les flammes n’avaient pu faire, cet empoisonnement l’accomplit : Célestine se mit sur sa paillasse, ne mangea plus et mourut.
Mais sa mort, chose extraordinaire, n’arrêta pas le combat. Comme elle n’avait rien laissé derrière elle que ses os, j’offris de payer à Monsieur Lefébure l’ouverture de la terre chrétienne pour y mettre son corps. Il refusa tout à plat de la recevoir en son cimetière « avec les bons chrétiens » et je dus traiter avec le curé de Montfort-l’Amaury pour qu’il l’admît dans le sien. C’était un curé à l’ancienne mode. Il me suffit de lui graisser le poignet à sa suffisance et Célestine put enfin reposer.
Monsieur Lefébure apprit cette transaction, en fut tout transporté d’indignation et, perdant toute prudence, eut le front, le dimanche, en l’homélie par laquelle il terminait sa messe, de la dénoncer en termes à peine voilés.
C’était plus que je n’en pouvais souffrir. Je me levai et descendis les degrés qui séparaient le choeur des fidèles. Monsieur de Saint-Clair et Laurena se levèrent à leur tour et m’emboîtèrent le pas, suivis avec un temps de retard par Monsieur de Peyrolles, non qu’il fut dans le fond d’accord avec moi, mais parce qu’il ne pouvait demeurer, sans paraître approuver l’insolence de Lefébure.
Je sortis de l’église et je m’attardai quelque peu sur la place pour voir ce qui s’allait passer. Bon nombre des manants quittèrent l’église à leur tour, les uns la tête redressée et le front sourcilleux, les autres la tête basse et marchant de côté comme des crabes. Une bonne moitié d’Orbieu prenait donc parti, peu ou prou, pour son seigneur. Les uns très à la bravade, les autres presque en tapinois. Monsieur Lefébure, avec les meilleures intentions du monde, avait voulu mettre de l’ordre dans sa paroisse. Il n’avait réussi qu’à la couper en deux.
Le fer tout chaud encore, je ne laissai pas aussitôt de le battre. Je dépêchai un chevaucheur à l’évêque, avec une lettre le priant de me recevoir, s’il était possible, dans l’après-dînée, ce qu’il accepta aussitôt.
Ce Monseigneur était un cadet de grande maison, apparenté aux Guise. Je l’avais rencontré deux ou trois fois en l’hôtel de ma bonne marraine et il n’ignorait pas de qui j’étais le fils.
Je le trouvai encore à son dîner, qui me parut tout à fait fastueux, mais je refusai l’invitation à le partager qu’il me fit aimablement. Il me pria de m’asseoir et me traita comme un parent, ce que j’étais un peu en quelque sorte, quoique « de la main gauche ». L’évêque était jeune, charmant, étourdi et sa bouche étant si active, il ne m’écouta que d’une oreille et n’entendit que peu de chose à mon histoire de « putain de village », comme il voulut bien l’appeler, et moins encore à mon obstination à la vouloir enterrer en terre chrétienne, alors qu’il eût été aussi simple de l’enfouir hors cimetière dans la fosse commune avec les cagots, les mendiants et les étrangers. Mais ce petit faquin de curé avait osé se dresser contre son seigneur : cela, à ses yeux, suffisait. Il fallait donner une leçon à ce béjaune.
Je me gardai bien de noircir Monsieur Lefébure. Je louai, tout au rebours, son savoir, sa diligence, son zèle et sa vertu. Je priai l’évêque de ne le point expédier dans la paroisse « la plus pauvre et la plus crottée de son diocèse », comme il en avait exprimé de prime l’intention, mais de lui donner, au rebours, de l’avancement pourvu que ce fut loin d’Orbieu.
— Je vous entends, mon cousin, dit l’évêque en riant. (Il avait les dents les plus blanches du monde et les montrait volontiers.) Vous ne voulez pas que ce béjaune se plaigne de vous et de moi à ses bons maîtres du séminaire. Vous avez mille fois raison. Ces dévots sont gens redoutables et ne pardonnent jamais rien. Eh bien, je vais nommer Lefébure troisième vicaire en mon église, promotion tout à fait prodigieuse pour un jeune curé. Par qui le voulez-vous remplacer à Orbieu ?
— Par le vicaire Figulus.
— Mais Figulus n’a pas de rentes ! cria l’évêque, comme effrayé.
Le lecteur se souvient sans doute que les évêques exigeaient alors d’un prêtre, pour lui donner une cure, qu’il eût en toute propriété une rente annuelle de cinquante livres. C’était autant de moins qu’ils auraient à lui verser en tant que « portion congrue ».
— Je constituerai cette rente à Figulus, dis-je aussitôt.
— Sur vos propres deniers ? dit l’évêque en levant le sourcil. Cela est-il constant ? En faites-vous le serment ?
— Assurément, Monseigneur, vous avez ma parole.
— Mon Dieu ! Que de pécunes vous coûte le départ de ce petit drôle de Lefébure ! dit l’évêque, en riant de plus belle.
Deux jours plus tard, Lefébure vint me faire des adieux polis. En rassemblant ses hardes, il partit vers les grandes destinées dont, se peut, il rêvait. L’excès de son zèle et la fureur de ses emportements ne modifièrent point la bonne opinion que je nourrissais sur les séminaires. Mais parler au nom de Dieu est une si grande force qu’elle requiert une modération et une douceur de coeur qui faisaient défaut à ce roide béjaune. Après son départ, il me fallut recoudre ce qu’il avait décousu et, ma fé, ni courte ni facile fut cette tâche-là !...
Plaise à toi, lecteur, de revenir meshui avec moi dans le temps présent, lequel se situe, si tu veux bien t’en ramentevoir, en l’automne 1624. Plus précisément au moment des vendanges d’Orbieu, lesquelles, grâce à mes Suisses, furent rapides et, qui plus est, bonnes et joyeuses, laissant peu présager les événements dramatiques qui, de façon si brutale, allaient nous sauter à la gorge, sans toutefois, la Dieu merci, nous prendre tout à fait sans vert.
La vendange fut joyeuse pour la raison qu’ayant fait une battue avec Monsieur de Peyrolles, Monsieur de Saint-Clair, Pisseboeuf, Poussevent et quelques-uns de mon domestique, nous tirâmes une compagnie de jeunes sangliers dont nos manants et moi-même avaient eu fort à nous plaindre pendant l’été. Plutôt qu’une battue, Monsieur de Peyrolles eût préféré une chasse à courre (qu’il jugeait plus noble) mais je noulus, la trouvant dangereuse pour nos chiens. Et bien je fis, car ces jeunes sangliers, quand ils déboulèrent, se révélèrent fort vifs et fonceurs. Leur compagnie laissa six de leurs membres sur le tapis et c’étaient de jeunes bêtes, entre six mois et neuf mois d’âge, dont la chair serait succulente. Chacun de nous, Peyrolles, Saint-Clair et moi, en reçûmes un et je donnai le reste à mes manants afin qu’ils festoient en choeur sur la place de l’église. Je leur fis porter à cette occasion par mes gens une futaille qui contenait assez de vin pour les égayer, mais point assez pour les enivrer. Et par La Barge au vicaire Figulus, je fis tenir un de mes flacons de choix et deux à Monsieur le curé Séraphin.
— Monsieur le Comte, dit La Barge, vous faites bien d’en bailler deux à Monsieur le curé Séraphin, puisqu’il a charge d’âmes.
— Drôle ! Hors de ma vue à l’instant ! criai-je.
Et je lui lançai une des pantoufles que je venais d’enlever pour mettre mes bottes. Mais il fut si leste qu’elle ne frappa que l’huis qu’il venait de clore sur soi.
— Monsieur le Comte, dit Louison, vous êtes trop doux avec ce béjaune. Il devient impertinent.
— Monsieur le Comte, me dit Monsieur de Peyrolles le lendemain, trois sangliers et une futaille de vin ! Vous êtes trop doux avec vos manants ! Ramentez-vous, de grâce, le proverbe : « Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra ! »
Je trouvai, en mon for, assez ébaudissant qu’un noble de robe citât, en le faisant sien, un adage vieillot et féroce de notre noblesse d’épée.
— Monsieur mon ami, dis-je, je trouve qu’en la situation où nous sommes, eux et moi, je les poigne bien assez. Dois-je vous le ramentevoir, ils me payent un cens annuel ; ils me donnent un lod quand ils veulent vendre leurs biens ; ils me donnent, en outre, des jours de corvée, une redevance pour le pressoir, une autre pour mon four, une autre pour mon moulin et meshui pour mon moulin à teiller. En plus, cela va sans dire, du bénéfice que je fais moi-même en vendant leur lin. Bref, ils ne laissent pas de me garnir d’un bout de l’année à l’autre en bonnes et trébuchantes pécunes, mais moi, que fais-je pour eux ? Je leur baille une futaille qui n’est pas de mon meilleur vin et trois sangliers qui ne m’ont coûté que la poudre pour les tuer. Il est vrai que je ne suis pas insouciant de leur misère et qu’il m’arrive de les aider. N’est-ce pas naturel ? Ne sont-ce pas des hommes ? Croyez-vous que je les aurais amenés à empierrer mes voies si bien et si vite si je les avais traités inhumainement ?
— Touché ! s’écria Monsieur de Peyrolles qui, s’étant mis dans la tête, à son âge, et avec sa bedondaine, d’apprendre l’escrime avec un maître d’armes, trouvait du dernier galant d’en employer les termes. Monsieur le Comte, poursuivit-il, pardonnez à un barbon radoteur d’avoir l’air de vous critiquer, mais la vérité, c’est que je m’instruis beaucoup à ouïr vos sages et pertinentes réponses.
Cela ressemblait fort à un petit compliment sucré pour la bonne bouche mais, en fait, Monsieur de Peyrolles disait la vérité. Il ne me contestait que pour s’instruire. Partagé entre sa bonté naturelle et le souci de tenir son rang, il ne se sentait pas tout à fait à l’aise dans son rôle seigneurial et ne cessait de se demander si c’était moi qu’il devait prendre pour modèle, ou tel ou tel de nos voisins qui était beaucoup plus roide et rude que moi avec ses manants.
Bien je me ramentois – et j’ai quelques raisons pour cela ! — que cet entretien eut lieu le 15 septembre sur les dix heures du matin en mon cabinet aux livres où j’avais amené Monsieur de Peyrolles pour lui prêter l’ouvrage célèbre d’Olivier de Serres : Le Théâtre de l’agriculture.
— Monsieur mon ami, dis-je, ce livre, mon grand-père, le baron de Mespech, l’a lu et vénéré. Mon père, le marquis de Siorac, quand il acheta sa terre du Chêne-Rogneux, le lut à son tour et l’adora. Et moi-même enfin, quand j’acquis Orbieu, je m’y plongeai et le trouvai si vivant et si savant que j’en fis ma seconde bible, ma bible agreste, si je puis dire.
— Mais, dit Monsieur de Peyrolles, en ouvrant de grands yeux, j’ai ouï dire qu’Olivier de Serres était huguenot.
— Il l’était, dis-je avec un sourire, mais que cela vous rassure : son agriculture n’est pas hérétique.
À ce moment, Monsieur de Saint-Clair me rejoignit et nous invita à assister à l’exercice de tir de ses frondeurs et de ses arbalétriers.
— Monsieur le Comte, ajouta-t-il, vous plairait-il de vous garnir d’un pistolet chargé ? J’ai le mien et nous pourrions...
— Eh quoi, Saint-Clair ! dis-je en riant, qu’est cela ? M’appelez-vous sur le pré ?
— J’entends que nous pourrions tirer sur une de mes cibles.
— Monsieur le Comte, dit Monsieur de Peyrolles, qui ne voulut pas paraître se désintéresser de nos jeux guerriers, peux-je être de la partie ? Me prêterez-vous un pistolet ?
— Assurément, Monsieur mon ami.
Le rustique enclos de tir que Saint-Clair avait aménagé était établi dans une clairière de cinquante toises carrées{10} à l’orée de mon bois de Cornebouc. Il était séparé de la voie qui le contournait par une haie épaisse et haute, percée en son centre d’une ouverture assez large pour laisser passer un cheval et habituellement fermée par une barrière en bois. Les cibles – des planches de six pouces de large, de la hauteur d’un homme – étaient dressées à trente toises (soixante mètres) environ de la haie et, derrière ces planches, courait une palissade continue qui avait pour fonction d’arrêter les carreaux d’arbalète et les pierres des frondes, si ni l’un ni l’autre n’atteignaient son but. Sur les cibles noires étaient grossièrement dessinés en peinture blanche une tête d’homme et plus bas un coeur.
Monsieur de Saint-Clair rougit de colère et de vergogne en pénétrant sur le champ de tir ; il n’y trouva que la moitié à peine de ses effectifs : quatre arbalétriers et six frondeurs.
— Qu’est cela ? Qu’est cela ? s’écria-t-il. Où sont les autres ? À s’acagnarder au lit ou à jouer au palet ! Yvon ! (Yvon était notre cabaretier et, de tous nos manants, le plus assidu au tir.) Cours me secouer ces escouillés sur leur paillasse et fais-les se lever ! Dis-leur que Monsieur le Comte est là, Monsieur de Peyrolles aussi et qu’il leur en cuira, s’ils ne sont pas là le temps de dire : « Gibet ! »
C’était façon de dire militaire, car jamais Monsieur de Saint-Clair n’avait peu ou prou rossé ou pendu personne.
En attendant, Monsieur de Saint-Clair fit tirer l’un après l’autre les frondeurs. Le vigoureux pivotage de bras autour de l’épaule par lequel ils donnaient son impulsion à la pierre contenue dans la fronde me parut excellent mais insuffisante la précision du jet : aucune des planches ne fut atteinte.
— Ils ne sont que cinq meshui, dit Saint-Clair. À l’ordinaire, ils sont douze. Et la densité des projectiles aujourd’hui n’est pas suffisante.
— Saint-Clair, dis-je, rapprochez les frondeurs de la moitié du terrain et faites tirer simultanément deux frondeurs sur la même cible, l’un en haut et l’autre en bas.
Dans les conditions que j’avais dites, le tir recommença et s’avéra bien plus satisfaisant. Il m’apparut d’évidence que quinze toises (trente mètres) était une longueur qui convenait mieux au lancement précis d’une lourde pierre et, d’un autre côté, mettre deux frondeurs sur la même cible créait une forte émulation. Sur les trois cibles, trois furent atteintes et l’une si violemment que la planche oscilla et faillit tomber.
— Voyons maintenant, dis-je, les arbalétriers.
— A quinze toises, Monsieur le Comte ?
— Non, non, à trente. Ils ont une visée sur leur arme et ne donnent pas, eux, l’impulsion par la force de leurs bras.
Saint-Clair donna à chacun des quatre arbalétriers deux carreaux qu’ils glissèrent, l’un dans leur ceinture et l’autre dans la rainure de leurs armes. Après quoi, ils tendirent la corde avec le cric, visèrent longuement et tirèrent. Tous les carreaux s’allèrent ficher dans les planches en vibrant.
— Saint-Clair, dis-je, est-ce que les absents sont de cette force ?
— Nenni, ces quatre-là sont les meilleurs et aussi les plus assidus.
— Ils sont les meilleurs, parce qu’ils sont les plus assidus, dit Monsieur de Peyrolles d’un air fin.
— Mais le meilleur de tous, reprit Saint-Clair, est le cabaretier.
— Le cabaretier ? dit Monsieur de Peyrolles.
— Oui-da, Monsieur mon beau-père.
— C’est donc un cabaretier sobre, dit Monsieur de Peyrolles.
Mais à cela, Monsieur de Saint-Clair, qui paraissait mal souffrir les clabauderies de son beau-père sur le champ de tir, ne répondit ni mot ni miette et, se tournant vers ses hommes, il cria d’une voix de commandement :
— Arbalétriers ! Chargez le deuxième carreau !
— En attendant que ce soit fait, Monsieur le Comte, dit Monsieur de Peyrolles, si nous tirions nous-mêmes ?
— Mais bien volontiers, dis-je, voulez-vous commencer ?
— Nenni, nenni, je tirerai le dernier. Monsieur le Comte, de grâce, à vous l’honneur !
Saint-Clair, qui avait disposé les pistolets sur une grosse pierre, m’en apporta un, donna un autre à son beau-père et prit le sien. Tout cela d’un air quelque peu impatient. Il ne se remettait pas du chagrin de n’avoir pu réunir que la moitié de ses hommes et la présence de Monsieur de Peyrolles le prenait très à la rebelute.
Je ne possédais pas l’adresse émerveillable de Louis qui, avec son mousquet, tirait un moineau en plein air ou éteignait d’un coup de pistolet la flamme d’une chandelle. Je réussis néanmoins à placer ma balle dans une des parties de peinture blanche mais, à vrai dire, assez loin du centre. Je m’attendais à ce que Monsieur de Saint-Clair fît mieux, mais il fit plus mal, tant il était, je crois, encoléré.
— C’est donc mon tour, dit Monsieur de Peyrolles en s’avançant avec un certain air de pompe et de cérémonie.
Il se campa de profil et le bras droit porté à l’horizontale prit un temps infini pour viser.
Il était dit que ce coup-là, il ne devait pas le tirer, car à cet instant précis, il y eut un bruit menaçant de galopade et trois cavaliers, franchissant le passage de la haie, firent irruption dans le champ de tir avec des hurlements sauvages et poussèrent leurs chevaux contre nos hommes, lesquels, sans penser un instant qu’ils avaient entre leurs mains de quoi se défendre, se débandèrent et coururent se mettre à couvert dans l’espace entre les planches qui servaient de cibles et la palissade qui, derrière elle, recevait les carreaux qui n’avaient pas touché leur but. Nous ayant ainsi isolés de notre troupe, les trois cavaliers revinrent vers nous en poussant toujours leurs cris farouches et bridèrent leurs chevaux à cinq toises de nous. À leur harnais noir, je reconnus des reîtres allemands. Ils portaient épée et dague et je n’ignorais pas que chacun avait deux pistolets à rouet dans leurs fontes : pistolets qu’ils maniaient avec une dextérité qui les avait rendus célèbres dans toutes nos guerres, quel que fut le camp où ils combattaient car, étant mercenaires, ils vendaient leurs services à qui les voulait acheter, aux huguenots comme aux catholiques, aux rois comme aux grands, à la reine mère comme à son fils{11}.
Ils ne vinrent pas se camper devant nous sur la même ligne, mais l’un derrière l’autre, le second étant un peu décalé par rapport au premier sur la gauche afin d’avoir des vues sur nous et le troisième décalé aussi par rapport au second.
Je ne sais si cette disposition était tactique ou hiérarchique, et il se peut qu’elle ait été les deux, car le premier reître qui se campa devant nous me sembla être le chef puisque seul il parla, les deux autres se contentant de l’approuver.
Quant à nous trois, nous étions dans la pire situation qui fut. Mon pistolet et celui de Monsieur de Saint-Clair étaient déchargés. Seul ne l’était pas celui de Monsieur de Peyrolles, mais le barbon était si pesant et si lent que je doutais qu’il pût intervenir à bon escient. De vergogne et de désespoir, je sentais et même j’oyais mon coeur battre contre ma poitrine. Nous étions battus avant même d’avoir combattu ! Que pouvaient deux pistolets vides contre six pistolets chargés ? Et que pouvaient contre ceux-ci les épées que Saint-Clair et moi portions à nos côtés ?
Le chef des reîtres entendit aussi bien que nous l’ironie cruelle de notre situation. Il lâcha les rênes de son cheval et, enfouissant ses deux mains simultanément dans ses fontes, en tira deux pistolets qu’il braqua comme négligemment sur Saint-Clair et sur moi. Ce faisant, il nous dévisageait d’un air mi-gaussant, mi-déprisant. Puis se tournant sur sa selle, il s’adressa aux deux autres reîtres en sa langue.
— Quelle armée est-ce là ? dit-il d’une voix railleuse. Une dizaine de braves soldats qui, à la vue de trois hommes, courent se réfugier derrière des planches ? Et trois officiers qui ont un pistolet à la main et qui n’osent pas tirer !
À cela, les deux autres reîtres se mirent à rire à gueule bec et leur chef les imita. Monsieur de Saint-Clair n’entendait pas l’allemand, mais il entendit fort bien, en revanche, qu’on le daubait et pâlit de colère. Je craignis alors qu’il ne dît ou ne fît quelque chose qui fût pour le chef des reîtres un prétexte pour nous tuer et je criai dans la parladure d’Orbieu :
— Pour l’amour de Dieu, ne parlez pas !
Ce commandement s’adressait aussi à Monsieur de Peyrolles et je vis bien que sa vanité, malgré la gravité de l’heure, fut comme chiffonnée que je lui donnasse un ordre. De son côté, le chef des reîtres sourcilla fort à ouïr hurler un commandement dans une langue qui lui était tout à plein déconnue et en braquant un de ses pistolets sur moi plus sérieusement qu’il ne l’avait fait jusque-là, il dit en français, car à ma surprise il le parlait fort bien, et avec un bon accent :
— Monsieur, quel est ce baragouin ? Et que leur avez-vous dit ?
— Ce baragouin est celui du pays. Et je leur ai dit de ne pas répondre à vos provocations.
Le mot « provocations » parut le choquer et d’une façon méticuleuse qui ne laissa pas de m’étonner, il entreprit de réfuter cette allégation.
— Ce ne sont point des provocations, dit-il, mais la pure vérité. Nous vous tenons à merci.
— Monsieur, dis-je d’un ton parfaitement poli, votre situation n’est pas aussi bonne que vous le pensez. Si vous nous tuez, nos arbalétriers vont se dire : « S’ils tuent de prime nos maîtres, notre tour viendra après. » Et la peur leur donnant du coeur au ventre, ils vont vous tirer leurs carreaux dans le dos. À ce que je vois, il y en a déjà deux qui vous tiennent en joue.
À cela, comme bien je l’avais prévu, le chef des reîtres se retourna sur sa selle et envisagea avec attention le fond du champ de tir où l’on voyait bien, en effet, dans l’intervalle entre les planches, des arbalètes, mais sans pouvoir dire si elles visaient quelqu’un.
Si Monsieur de Peyrolles avait eu en sa cervelle une once d’à-propos, c’est au moment où le reître se retourna sur sa selle qu’il aurait dû tirer sur lui. Mais malgré un petit signe rapide des yeux que je lui fis pour l’y encourager, il ne m’entendit pas.
— Ah ! Je ne crois pas qu’ils tireront, dit le chef des reîtres en se retournant vers moi. Tout ce que ces cagues-foireux savent faire, c’est lâcher leur bren dans leurs hauts-de-chausses...
La gausserie lui parut si bonne qu’il la retraduisit en allemand. À quoi ses deux acolytes rirent à gueule bec et, se joignant à eux, il parut lui-même tout ragaillardi, ce dont je n’augurais rien de bon, sentant bien que le jeu du chat et de la souris ne l’amusait plus guère et que l’envie de nous expédier tous trois à la chaude commençait à le démanger. Toutefois, peut-être aurait-il épargné Monsieur de Peyrolles, sans doute à cause de son âge et de sa bedondaine, car il devait le tenir pour quantité négligeable, ne s’étant jamais adressé à lui depuis qu’il était là. Attitude dont j’entendis, quelques secondes plus tard, à quel point elle avait offensé le bonhomme.
— Monsieur, dit le reître, bien que je m’amuse fort en votre compagnie, il faut bien en finir. Je vous propose un petit duel. Vous avez chacun un pistolet, j’en ai deux et je tire des deux mains. La partie est donc égale. Je vous propose ceci. Je compte jusqu’à trois et nous tirons, vous sur moi, et moi sur vous.
— Monsieur, dis-je, la partie ne serait pas égale. Mon pistolet est vide.
— Le mien aussi, dit Saint-Clair aussitôt.
J’ai pensé et j’ai pensé plus de mille fois depuis que si Monsieur de Peyrolles, sans mot dire, avait alors promptement tiré sur le reître, il l’eût tué, car notre adversaire ne lui prêtait pas la moindre attention. Il l’avait une fois pour toutes exclu, mais justement parce que l’Allemand l’avait exclu et que sa vanité en avait cruellement souffert, Monsieur de Peyrolles voulut rentrer dans le jeu et au lieu d’agir, ce grand parleur parla.
— Mais le mien est chargé, dit-il, la crête haute.
Et d’un mouvement lent et théâtral, il leva le bras pour ajuster le reître.
Il n’eut même pas le temps d’achever ce noble geste et moins encore de faire feu. Le reître tira le premier. Monsieur de Peyrolles, lâchant son pistolet, s’écroula sur l’herbe. Aussitôt, Saint-Clair se jeta à genoux à côté de son corps et j’entendis en un éclair ce qu’il allait faire : sous couvert de porter secours à Monsieur de Peyrolles, il allait ramasser son pistolet. Si téméraire que fut cette entreprise, c’était la seule chance qui nous restait et je décidai en un battement de cils de l’aider en faisant diversion. Je jetai mon propre pistolet sur les pieds du cheval qui me faisait face. Il fit en arrière un vif écart qui amena le chef des reîtres à reprendre ses rênes d’une main. À la suite de quoi, pointant vers l’homme un doigt accusateur, je criai d’une voix forte et en allemand :
— Und jetzt hast du den alten Herr getötet, du böser Mensch ! (Et maintenant, tu as tué le vieux monsieur, méchant homme !)
Le reître fut béant de se voir ainsi gourmandé de si impérieuse façon, et en allemand. Il ouvrit tout grand ses petits yeux et dit :
— Aber Sie sprechen Deutsch, mein Herr !
Et sentant comme il l’avait fait déjà le besoin de se justifier, il cria :
— Ich bin kein böser Mensch ! Der Alte hatte mich bedroht ! (Je ne suis pas un méchant homme ! Le vieux m’avait menacé !)
Je ne parvins jamais par la suite à me ramentevoir s’il parvint à prononcer le mot « bedroht » ou si c’est moi qui reconstituai la phrase, la dernière qu’il prononça dans cette vallée de larmes. Saint-Clair tira avec le pistolet de Peyrolles et le chef des reîtres, sans un cri, vida les étriers, laissant échapper le pistolet chargé qu’il tenait dans sa main gauche.
Je me jetai alors à la tête du cheval, saisis ses rênes, le fis cabrer et de toutes mes forces, bientôt aidées par celles de Saint-Clair, j’entrepris de le faire reculer sur les chevaux des deux autres reîtres, confiant dans cet instinct du cavalier de ne jamais tirer, s’il risque d’atteindre une monture, celle-ci nous servant pour ainsi dire de bouclier. En même temps, je hurlai à me déchirer les poumons dans la parladure d’Orbieu : « Tirez ! Arbalétriers ! Tirez ! »
Même alors, mes yeux cherchant désespérément dans l’herbe le pistolet chargé que le chef des reîtres avait laissé tomber dans sa chute, je suis persuadé que mes manants seraient demeurés engourdis dans leur passivité si, à cet instant, miraculeusement, me sembla-t-il, les cloches de l’église d’Orbieu ne s’étaient mises à sonner un interminable tocsin. Les arbalétriers, comme ils me le dirent plus tard, crurent qu’ils allaient être secourus par les Suisses et cette pensée leur redonnant coeur, ils tirèrent (mais sans se répartir les deux cibles) sur le reître le plus proche d’eux et assurément, à cette distance, ce n’était pas un exploit de toucher ce dos beaucoup plus large qu’une planche, mais enfin leurs carreaux s’y fichèrent tous les quatre avec des sifflements si aigus que je les ouïs fort bien, malgré le tohu-va-bohu des cloches.
Le malheureux, le sang lui coulant de la bouche, me parut tomber de son cheval avec une lenteur surprenante. Mais quand il toucha terre sur le ventre, j’aperçus avec un frisson les carreaux enfoncés dans son dos comme de grandes épingles dans une pelote.
À cette vue, le reître survivant fut comme saisi d’horreur et, à mon sentiment, beaucoup plus épouvanté que si son camarade avait été tué par balles. La situation était pourtant bien loin d’être désespérée pour lui, puisqu’il avait deux pistolets chargés dans les mains et une vive et solide monture entre ses jambes. Il eût pu, par exemple, tirer au jugé sur Saint-Clair et sur moi et s’enfuir ensuite à brides avalées. Mais, privé de son chef et de son camarade et comme mutilé par leur disparition, affolé, en outre, par le tocsin qui paraissait annoncer une terrible vengeance, il s’abandonna à son destin et au moment même où je trouvai dans l’herbe le pistolet de son chef, il lâcha les siens et leva en l’air ses mains vides.
J’ai quelque vergogne à confesser que dans le chaud du moment et dans la fièvre quasi animale du combat, j’éprouvai alors le plus vif désir de tuer cet homme désarmé pour me revancher de la mort de Monsieur de Peyrolles et de l’humiliation que j’avais subie. Je parvins à vaincre cette impulsion, mais non la honte de m’y être abandonné. On nous enseigne la compassion, le pardon des injures, l’amour du prochain, mais ce ne sont là que des sentiments qui demeurent à fleur d’âme, même parfois dans l’Église, qui ne s’est pas montrée fort tendre au cours des siècles avec les hérétiques. Survient un prédicament qui met nos vies, ou même nos intérêts, en danger et la bête se réveille.
Pendant qu’on liait le reître survivant, à mon avis bien inutilement, je m’approchai de Monsieur de Peyrolles et m’agenouillai à ses côtés. Il ouvrit tout soudain les yeux. Dieu merci, il n’était pas mort ! Il n’était pas même très gravement atteint, la balle du reître lui ayant traversé le creux de l’épaule sans toucher aucun os, comme nous l’assura le barbier-chirurgien que je fis aussitôt quérir. Dès qu’il eut pansé la plaie de Monsieur de Peyrolles, je m’attachai à panser sa vanité en lui disant, avec toute la conviction que je pus mettre dans cet éloge :
— Monsieur mon voisin, vous avez été fort vaillant.
Je m’assis dans l’herbe à son côté et ressentis alors un épuisement extrême. C’est à peine si je parvenais à écouter une sorte de disputation qui s’était élevée entre Saint-Clair et les arbalétriers. Mais j’eusse pu me dispenser de faire cet effort, car, au bout d’un moment, Saint-Clair, venant à moi, s’assit à mes côtés et me dit ce qu’il en était. Ses traits juvéniles me parurent creusés et comme vieillis par la fatigue.
— Monsieur le Comte, ils veulent leur part de la picorée, dit-il avec un soupir.
— Quelle part ? dis-je.
— Les vêtements, les bottes et les pécunes des deux morts.
— Peste ! Ils ne perdent pas de temps ! Mais, Saint-Clair, vous avez tué le chef des reîtres. Celui-là est à vous.
— Je n’en veux rien, dit-il d’un air las. Cette picorée me ragoûte peu. Je la leur laisse.
— Fort bien. Qu’ils la prennent donc, mais à condition qu’ils les enterrent tous les deux.
— Us veulent aussi le cheval de celui qu’ils ont dépêché.
— Mais c’est un cheval beaucoup trop vif pour le labour. Que veulent-ils en faire ?
— Le vendre au marché de Montfort et se partager la pécune.
— Accordé, mais, bien entendu, nous gardons la selle et les harnais. Ils n’en ont pas l’usage. Est-ce tout ?
— Non, Monsieur le Comte.
— Que veulent-ils encore ? dis-je, étonné.
— Pendre le prisonnier de leurs mains.
À cela je sourcillai et avec une colère qui me donna tout soudain des forces, je criai :
— Saint-Clair, rebuffez roidement cette insolente prétention ! Je suis le seigneur haut justicier de ce domaine ! C’est à moi seul de décider du sort de cet homme !
— S’il était à moi, dit Monsieur de Peyrolles, je le pendrais volontiers.
À cela je ne répondis ni mot ni miette et après avoir laissé peser un silence assez long pour décourager toute nouvelle intervention, je me tournai vers Saint-Clair à nouveau.
— Savez-vous qui a fait sonner le tocsin ?
— Oui, Monsieur le Comte, c’est Yvon.
— Yvon ?
— Vous vous ramentevez sans doute que nous l’avions envoyé au village pour rameuter les absents.
— En effet.
— Quand il est revenu avec eux, il a ouï de loin les cris d’orfraie des reîtres, risqué un oeil par l’ouverture de la haie et entendant tout soudain le péril où nous étions, il courut, les ailes aux talons, jusqu’à l’église et, n’y trouvant ni Figulus ni Séraphin, sonna lui-même le tocsin.
— Il a agi à merveille. Mais que n’a-t-il plutôt appelé les Suisses ?
— Il ignorait où ils se trouvaient.
— Néanmoins, il le faudra récompenser. Son tocsin a beaucoup déconcerté l’adversaire.
Au dîner que je pris seul, je mangeai du bout des dents, l’estomac troublé, la tête vide. La dernière bouchée comme à contrecoeur avalée, je m’allai coucher sans me dévêtir, acceptant toutefois à mon côté sur le baldaquin la présence de Louison, mais non son babil et ses questions :
— M’amie, dis-je d’une voix ferme, accoise-toi, de grâce ! Je te ferai plus tard des récits épiques.
Et la serrant contre moi, je trouvai un réconfort tel et si grand en la suavité de son corps que tout de gob je m’ensommeillai. Je dormis deux heures d’affilée, me sentant à mon réveil quelque peu rebiscoulé et cependant très troublé en ma cervelle, touchant la menace qui, à mon sentiment, continuait de peser sur Orbieu.
J’allai voir le prisonnier dans cette cellule en sous-sol où j’avais enclos jadis l’infâme Mougeot, l’incendiaire de mon bois de Cornebouc. Ce n’était pas un lieu bien sinistre, sauf que l’unique fenêtre était garnie de barreaux et donnait sur mon étang.
L’homme me dit s’appeler Hans Hetzel et sur la promesse que je lui fis de ne le point pendre, s’il me disait tout, il parla d’abondance et en français, étant né en Lorraine et ayant été au service d’un gentilhomme apparenté aux Guise. Il devait avoir dépassé, mais de peu, la vingtième année, car sa face portait encore une certaine naïveté alors même que ses traits étaient rudes et sa membrature musculeuse.
Ces trois reîtres n’étaient pas, comme bien je le pensais, des isolés, mais des éclaireurs. Ils appartenaient à une bande puissante de trente hommes et c’était d’elle dont je me préoccupais surtout. Hetzel me conta que cette bande avait appartenu à une compagnie mercenaire de cent soldats dont le capitaine avait loué les services à un huguenot en la dernière de nos guerres. Mais ce capitaine, une fois remercié et payé, s’était enfui en emportant la solde de ses hommes, lesquels avaient décidé de se scinder en trois groupes afin de se mieux nourrir sur le gras du pays. Hans appartenait à un de ces groupes, lequel était commandé par un certain Bruger, et s’était illustré par les exploits habituels à ce genre de bande : meurtreries de paysans, forcements de filles, incendies de chaumines, destructions des arbres fruitiers et du bétail.
Si franc que jusque-là Hetzel ait été, il refusa pourtant tout net de me dire où cantonnait la bande dont il faisait partie.
— Monsieur le Comte, dit-il en se redressant de toute sa hauteur, un bon soldat ne doit pas trahir son chef.
— Sauf, Hans, quand son chef est le plus sanguinaire des bandits de la création.
— Je ne sais, dit Hetzel. Se peut que, même alors, un bon soldat doit obéir à son chef.
— Par malheur, dis-je, si ce bon soldat ne me dit pas tout ce qu’il sait, il ira se balancer au bout d’une corde et c’est pitié, car le mauvais chef ne saura même pas que le bon soldat lui a si stupidement obéi.
— Monsieur le Comte, est-ce que vraiment cela va se passer comme ça ? dit Hetzel, sa bonne face naïve ruisselant de sueur.
— Assurément. Et cela me fait peine, Hans, car si tu m’avais dit la vérité, je t’aurais pris dans mon domestique, vu ta jeunesse et ta force.
— Monsieur le Comte, vous m’auriez pris dans votre domestique ?
— Sicher.
Je dis « sicher » plutôt qu’« assurément » car il me sembla que « sicher » en allemand était beaucoup plus coupant. Là-dessus, sans rien ajouter, je tournai les talons et allai vers la porte.
— Monsieur le Comte ! Monsieur le Comte ! cria Hetzel en courant après moi, si je me tais sur leur repaire, vous me pendrez ?
— Sicher.
— Monsieur le Comte, ils sont cantonnés à Richebourg au nord de Houdan.
Le lendemain, j’envoyai Saint-Clair porter une lettre-missive au gouverneur de la province et cinq jours plus tard, une cinquantaine de gardes à cheval enveloppa les reîtres dans un bois près de Richebourg et, sans tirer un coup de feu, les captura. On ne les pendit pas, comme Monsieur de Peyrolles le souhaitait. Le cardinal de Richelieu avait trop besoin de galériens pour armer les navires qu’il achetait de tous côtés pour faire pièce au remuement des huguenots de La Rochelle.