CHAPITRE III

Ayant, à mon retour au Louvre, conté ma râtelée au roi de cette attaque des reîtres allemands, laquelle faillit d’un cheveu être fatale à Saint-Clair, à Peyrolles et à moi, je vis, à mon extrême étonnement, Louis s’intéresser, j’oserais dire se passionner, pour mes sûretés. Il me questionna sur la façon dont le chemin qui venait de Montfort-l’Amaury se raccordait à la grande voie de mon domaine et me commanda de faire un croquis des lieux, afin qu’il eût une idée plus claire de ce croisement. Berlinghen, sur son commandement, m’ayant apporté une écritoire, je m’exécutai. Et ayant étudié ce plan, dès que je l’eus fini, le roi me prit alors la plume des mains et, en quelques traits, dessina avec une émerveillable adresse un châtelet d’entrée à l’endroit où le chemin donnait l’entrance à la voie principale de mon domaine. Cela fait, il flanqua ce châtelet à dextre et senestre de longs murs.

— Il n’est pas nécessaire, dit-il, que les murs soient hors échelle. Il suffit qu’ils soient hauts assez pour qu’un cavalier ne les puisse sauter, un homme à pied se hasardant moins volontiers de l’autre côté d’un mur, ne sachant s’il y va trouver pièges et chausse-trapes. Votre mur, de chaque côté du châtelet d’entrée, doit s’arrêter sur des obstacles infranchissables comme des rochers ou des fourrés épineux. De force forcée, votre châtelet d’entrée doit être muni en son centre d’une herse et d’un portail et occupé jour et nuit par deux ou trois gardiens qui se relaient et qui seront les plus fiables des ribauds qui se puissent trouver sur votre domaine. Comme disait si bien mon père, « il n’est bons murs{12} que de bons hommes ».

Louis parut si heureux d’avoir cité son père et, à la réflexion, si content d’avoir fait ce croquis (qui lui ramentut sans doute le beau château fortifié qu’il avait construit en terre de ses mains à l’âge de dix ans dans le parc de Plessis-lès-Tours) qu’avant de me le tendre, il le signa de son prénom comme un acte royal. Je le reçus, transporté d’aise.

— Un grand merci, Sire, dis-je, je vais y songer.

— N’y songez pas, Siorac, dit-il gravement, faites-le. Il en va d’un petit domaine comme d’un grand royaume. Il ne faut pas plaindre sa peine, ni son temps ni ses pécunes, pour le remparer contre les méchants.

Le lendemain soir, couchant en l’hôtel du marquis de Siorac en la rue du Champ-Fleuri et soupant à sa table, je tirai le croquis royal d’un portefeuille en cuir que j’avais acheté tout spécialement pour l’y mettre et le montrai à mon père et à La Surie.

— Eh bien, Monsieur mon père, dis-je, qu’en pensez-vous ?

— Vertudieu, dit mon père, un croquis de la main du roi ! Et signé ! J’en pense que c’est déjà un cadeau des dieux que ce croquis-là ! Il passera de main en main dans votre lignée, mon fils, pour l’émerveillement de vos enfants et de vos petits-enfants, si toutefois, ajouta-t-il avec un sourire, vous consentez un jour à vous marier.

— Mais j’y compte bien, dis-je avec un sourire. J’ai, à Paris, l’hôtel de la rue des Bourbons que j’ai acheté à Madame de Lichtenberg et j’ai mon domaine d’Orbieu. Il n’y manque que le choix de la belle. Chevalier, votre opinion sur ce croquis ?

— Cela dépend, dit La Surie.

— Et de quoi cela dépend-il ?

— De l’usance que vous en ferez.

— Et quelle usance voudriez-vous que j’en fasse ? Vous-même, à ma place...

— Je l’encadrerais sur du velours et dans les ors, le protégerais d’un verre épais et le suspendrais aux yeux de tous au-dessus de la plus monumentale de mes cheminées.

— Miroul, si j’entends bien tes paroles, dit mon père avec un sourire, elles vont bien au-delà de ce qu’elles disent.

— Je vous le concède bien volontiers, dit La Surie en envisageant le marquis de Siorac de ses yeux vairons, chacun avec une expression différente : le marron avec affection et le bleu avec malice.

— Je vous entends, moi aussi, dis-je avec un sourire. Si vous étiez à ma place, vous ne mettriez pas la main à la truelle pour construire à Orbieu ce châtelet d’entrée.

— Il y a deux choses à considérer, dit le chevalier de La Surie : la sûreté et la dépense. La sûreté en serait fort bonne, en effet, pour vos manants et pour vous, mais la dépense est énormissime...

— Cependant, dis-je, n’ai-je pas reçu un ordre du roi ? « N’y songez pas, Siorac, faites-le ! » a-t-il dit.

— Ce n’est pas un ordre, dit mon père, c’est un conseil. Le roi n’est censé vous donner un ordre que quand il délie sa bourse pour vous donner les moyens d’exécuter son commandement.

— Cependant, dis-je, le danger n’est que trop réel. Sans châtelet d’entrée, je ne serai jamais à l’abri d’une surprise. Quelle humiliation que de se trouver tout soudain au mitan de mes champs, affronté aux pistolets de ces infâmes reîtres ! Et vais-je toujours trembler en mes nuits et mes jours qu’on me détruise à l’improviste mon domaine, mes manants, ma maison et celle des miens ? Quelle est la politique du roi ? Mettre son royaume à l’abri des intrigues des Grands, des huguenots et de la Maison d’Autriche. Bien que mes ennemis à moi ne soient que gens vils et de corde, ils me sont tout autant redoutables.

— Il reste qu’un châtelet d’entrée serait ruineux, dit mon père. Mais, Pierre-Emmanuel, reprit-il après un moment de réflexion, après tout, vous n’êtes pas pauvre...

Là-dessus, Franz toqua à l’huis et sur l’entrant que lui bailla mon père, il apparut et me remit un billet qu’un petit vas-y-dire venait d’apporter pour moi. Trouvant, à le déclore, qu’il me venait de la duchesse de Guise dont le lecteur connaît les liens avec mon père, je le lus à voix haute :

« Mon fieul,

« Vené diné demin au beque à beque on zeur avec moi et Louise-Marguerite.

« Catherine de Guise. »

— Cela fait trois becs, dit le marquis de Siorac, dont deux féminins. Vous aurez peu à dire...

— Voire mais, Monsieur mon père ! Il y aura à coup sûr des questions insidieuses auxquelles j’aurai à répondre avec... comment dites-vous, Monsieur mon père, à l’accoutumée ?

— « Une patte en avant et l’autre déjà sur le recul. »

À quoi nous rîmes à gueule bec, non que la gausserie fut neuve, mais parce que nous étions heureux d’être ensemble tous les trois et de la répéter.

Ma bonne marraine, la duchesse douairière de Guise – épouse peu fidèle du balafré, fondateur de la Sainte Ligue qui fut mis à mort par les Quarante-Cinq au château de Blois sur l’ordre d’Henri III –, était née en 1553. Au moment de ce « dîner aux trois becs », comme l’appela mon père, elle avait soixante-douze ans, âge sans aucun rapport avec la verdeur dont elle se paonnait. Vous l’eussiez blessée au plus vif si vous aviez dit, comme Bassompierre, qu’elle paraissait dix ans de moins. « Dix ans ! Comte ! Dix ans de moins ! le rebuffa-t-elle avec indignation, c’est trente ans que vous vouliez dire : votre langue vous aura fourché. »

Et de fait, elle avait encore une peau des plus lisses, sans tavelures ni mouchetures, point de poches sous l’oeil, point de fanons au cou, les dents intactes, la prunelle jeune et pétillante, le cheveu fort abondant, blond avec un peu d’aide, mais bouclé à ravir. La vivacité de ses mouvements, son ébulliente gaieté et la franchise de ses propos ajoutaient encore à l’impression d’indestructible jeunesse qu’elle donnait. Et en effet, quelle robustesse de corps et quelle force d’âme lui avait-il fallu pour survivre à onze de ses enfants, les seuls qui fussent encore en vie étant le petit duc sans nez, le duc de Chevreuse, la princesse de Conti et moi-même.

Louise-Marguerite, sa fille et ma demi-soeur, veuve du prince de Conti, mariée secrètement à Bassompierre (pour ne point perdre ce titre de princesse dont elle était raffolée), n’avait été fidèle à aucun mari. Mais à la différence de sa mère, elle ne s’attachait point, ouvrant son pistil à tout insecte et pâtissant prou en son for d’avoir atteint l’âge de trente-sept ans et d’autant que sa grande rivale – en beauté et dans l’amitié de la reine –, sa belle-soeur, Madame de Chevreuse, veuve de Luynes, avait l’impertinence d’avoir douze ans de moins qu’elle.

Cependant, telle qu’elle m’apparut ce jour-là, je trouvai la princesse de Conti furieusement belle et fort magnifiquement attifurée.

De petites bouclettes blondes ornaient le haut de son front et tombaient gracieusement le long de ses joues, rejointes et recouvertes sur les côtés et sur le derrière de la tête par une masse fort serrée de perles du plus bel orient, lesquelles, enfilées sur des fils invisibles, étaient fixées à un bandeau de velours noir qui, passant sur le haut du crâne, devait être attaché sous la nuque. Le cou, fort gracieux et délicat, était souligné par un collier de perles à un seul rang. Mais, comme pour faire rougir cette sobriété, trois rangs de perles décoraient le décolleté placé si bas que le sillon entre les deux tétins eût été visible sans un grand cabochon d’une douzaine de perles qui le masquaient tout en le soulignant. Pour la symétrie, deux autres cabochons étaient placés sur le gras des épaules. À partir de là, tout se simplifiait. Une seule rangée de perles descendait le long du ventre et deux autres rangées partant des hanches venaient rejoindre le premier au niveau du pubis dans un dessin géographique des plus éloquents. La robe était de satin rose brodé de fils d’or et, quoique fort proche du corps jusqu’au dessin que je viens de dire, s’évasait majestueusement en un vertugadin dont l’ampleur témoignait de l’importance quasi sacrée des membres qu’ils dérobaient aux regards.

Cette idole avait, Dieu merci, des yeux qui ne se contentaient pas de leur beauté, car ils étaient vifs, gais, malicieux, scintillants d’esprit et, sous le nez parfait, la bouche paraissait à la fois pleine et fine et aussi propre aux boutades qu’aux baisers. Guise par son père, Bourbon par sa mère et son premier mariage, telle m’apparut ce jour-là cette haute dame de cour à qui Louis avait donné un surnom dont elle ne se lassait pas de se flatter : il l’appelait « le Péché ».

— Madame ma mère, dit-elle en voyant que Madame de Guise ne mettait pas fin à mes baisers tant elle était attendrézie, pensez-vous que mes frères Guise et Chevreuse seraient bien charmés de se voir si effrontément préférer mon petit cousin ?

Ne voulant pas désobliger ses frères en me nommant comme eux, Louise-Marguerite m’appelait dextrement « mon petit cousin » en imitation d’Henri IV qui avait le premier usé de cette appellation au bal fameux de la duchesse de Guise en me présentant à Marie de Médicis. Et comment l’eussent-ils pu là-dessus gourmander, couverte qu’elle était par une telle autorité ? Là-dessus, le duc de Chevreuse ne tarda pas à suivre l’exemple de Louise-Marguerite, mais Guise s’obstinait à m’appeler « Monsieur ». Toute la différence entre les deux ducs était là. Comme l’avait si bien remarqué leur mère, « Chevreuse a une certaine tendreté de coeur, mais pas la moitié autant de cervelle qu’il faudrait. Et Guise a de la tête, mais le coeur sec ».

— Peu me chaut ce qu’ils penseraient, dit Madame de Guise en m’effleurant le cheveu de celle de ses mains que j’avais libérée, je suis fort peu contente d’eux : Guise se laisse plumer au jeu par Bassompierre...

— Et Chevreuse se laisse planter des cornes par Lord Holland, dit Louise-Marguerite d’un ton acerbe.

— Que voulez-vous qu’il fasse ? dit Madame de Guise. Qu’il appelle sur le pré l’envoyé du duc d’Angleterre et le tue, alors que le mariage anglais vient à peine de se conclure, et Chevreuse au surplus ayant été choisi par Louis pour épouser Henriette par procuration avant le départ de notre princesse pour Londres ? Qui pis est, Lord Holland, comme il fait toujours, est descendu à l’hôtel de Chevreuse. Voudriez-vous que Claude dépêche son hôte à souper entre la poire et le fromage{13} ?

— Si j’avais une once de méchantise dans mon pauvre petit corps, commença Louise-Marguerite...

— Ma fille, vous vous sous-estimez ! dit Madame de Guise avec un sourire.

— Cela ne m’ennuierait pas que Claude étende Holland tout raide sur le pré. Je l’avais déjà enveloppé dans mes filets et le ramenais doucement à mon bord quand mon adorable belle-soeur lui a jeté le grappin dessus et, déchirant mes filets du même coup, l’a ramené à sa barque, où elle l’a cloué au mât, et aussi longtemps qu’elle voudra.

— Vous demeurez néanmoins la grandissime amie de Chevreuse, dit Madame de Guise.

— Il le faut bien. J’ai perdu Holland. Vais-je perdre aussi l’amitié de la reine sur laquelle règne cette ensorceleuse ?

— Je n’en crois pas mes oreilles. Deux poulettes de votre lustre se disputer ce coq anglais ! Qu’a-t-il de si attirant ?

— Mais il est beau.

— Babillebahou, ma fille ! C’est une beauté fade et tirant sur l’efféminé ! Tous ces jeunes Lords que le roi d’Angleterre nous envoie sont de cette farine et ne me ragoûtent guère. Ils ne sont ni chair franche ni honnête poisson. On dirait bien qu’il fallait avoir ce genre-là pour réussir à la Cour de Jacques Ier...

— Madame, dit Louise-Marguerite, avec ce petit rire musical qui lui avait valu tant d’éloges et dont elle abusait, nul n’ignore, en la chrétienté, sauf vous peut-être, que Jacques Ier était de l’homme comme un bourdon. Mais rien ne donne à penser que Charles Ier soit aussi de ce côté-là et qu’Henriette-Marie aura non des rivales, mais des rivaux...

— Je ne suis pas sûre, poursuivit Madame de Guise, que ce Bouquingan que nous avons vu il y a deux ans incognito avec le prince de Galles, lors du grand ballet donné par la reine mère, ne soit pas un poisson des mêmes eaux. Croyez-vous qu’issu de la petite noblesse il eût pu devenir le favori de Jacques Ier innocemment ? Et qui plus est, duc et pair ? Et ministre ? Et d’autant qu’on le dit sans talent, sans étude, sans vertu, sans autre avantage que sa seule beauté. Et comment, dès la minute où Jacques Ier a rendu sa vilaine âme à Dieu, ce Bouquingan a-t-il pu devenir en un battement de cils le favori et le ministre de Charles Ier, si Charles Ier n’était point fait de la même étrange étoffe que son père ?

— Je le décrois, dit Louise-Marguerite avec fougue. Bouquingan est l’homme le plus beau du monde et il est plus couvert de femmes qu’un chien de puces.

— Cela n’empêche rien, dit Madame de Guise. Vendôme n’a-t-il pas eu femme, enfants et même maîtresses, tout en étant ce qu’il est ? Pierre-Emmanuel, qu’en pensez-vous ?

— Madame, je n’ai aucune opinion sur les moeurs de Lord Buckingham.

— Qui est-ce donc celui-là que vous dites ?

— Celui que vous appelez Bouquingan.

— Alors, prononcez donc Bouquingan comme tout le monde. Ce n’est pas de la faute de ces pauvres Anglais, s’ils ont des noms imprononçables.

— Vous avez bien raison, Madame, dis-je avec un sourire. Ils sont bien à plaindre d’avoir des noms à eux, au lieu d’avoir des noms à nous. Cela dit, sur les moeurs de Bouquingan, je suis muet.

— Madame, dit Louise-Marguerite, je vous l’avais dit, vous ne tirerez rien, ce que j’appelle rien, du plus chéri de vos fils. Il est premier gentilhomme de la chambre, il est membre du Conseil, il voit le roi et le cardinal tous les jours, il est là quand ils délibèrent, mais en fait, il ne voit rien, il n’oit rien, il ne dit miette, il est plus boutonné que fossoyeur et plus muet que tombe.

— Pierre-Emmanuel, dit Madame de Guise, les moeurs de Bouquingan sont-elles un secret d’État ?

— Madame, devrais-je, placé où je suis, babiller à tout va ? Et comment savoir où commence et où finit un secret d’État ? Les gestes les plus insignifiants, les intrigues les plus mesquines peuvent déboucher sur des affaires susceptibles de mettre en danger l’État. Ainsi, quand, dans la nuit que vous savez, il est entré dans la tête folle de Marie de Chevreuse de prendre la reine par le bras pour la faire traverser en courant la grande galerie du Louvre, ce n’était qu’un enfantillage. Mais la reine, qui était enceinte et qui n’aurait dû ni courir ni même marcher, ayant subi une première fausse couche, trébucha, tomba, poussa un cri de douleur et perdit une deuxième fois son fruit...

— Le crime était petit de la faire courir, dit Louise-Marguerite.

— Mais la conséquence en fut criminelle, dis-je, très à la chaude. Louis perdit l’espoir d’un dauphin qui lui serait ce jour d’hui un précieux rempart contre les intrigues pour sa succession.

— Cela est vrai, dit Madame de Guise, mais Louis ne fut-il pas un peu dur pour Marie en lui ôtant à la fois son appartement du Louvre et sa charge de surintendante de la Maison de la reine ?

— Bah ! dit Louise-Marguerite, petite punition, puisque Marie réussit à se faire épouser par notre grande benêt de Chevreuse et que Louis la rétablit aussitôt dans sa charge et son appartement.

— Il ferait beau voir, dit Madame de Guise, haussant haut la crête, qu’il ne l’eût pas fait, Marie devenant Guise en épousant Chevreuse ! Aucun roi de France ne pouvait faire cette écorne à ma maison...

— Mais puisque justement la punition était levée, dis-je, pourquoi Marie s’est-elle tant encharnée contre Louis, machinant cette sotte, puérile et dangereuse intrigue dont le but était de faire en sorte qu’Anne d’Autriche tombât amoureuse de votre Bouquingan qu’elle n’avait encore jamais vu ? Ramentez-vous, de grâce ! On lui parlait de lui sans cesse. On lui montrait des portraits. On vantait sa beauté virile.

— Je ne sais, à vrai dire, qui a conçu l’idée de cette nigauderie, dit ma demi-soeur : Marie ou Lord Holland, avec qui déjà elle coqueliquait, Bouquingan étant le grand et intime ami de Lord Holland.

— Ah ! Je n’aime pas cela ! s’écria Madame de Guise. Ces amitiés entre hommes me puent !

— Ma mère ! Que dites-vous là ! C’est langage de crocheteur ! dit Louise-Marguerite.

— Ma fille, dit Madame de Guise en rougissant et quasi rugissant en son ire, je parle comme je sens : franc et brusque. Et si vous n’aimez pas ce langage, allez faire, de grâce, votre renchérie dans la ruelle de Madame de Rambouillet, et ne vous rabaissez plus à dîner avec moi.

La béquetade fut vive et brutale, mais ne dura qu’un battement de cils, car, aussitôt, la pauvre béquetée se soumit. Les deux femmes s’adoraient, il me semble l’avoir dit déjà, partageant souvent le même lit, et étant toutes deux grandes habilleuses, s’entretenaient pendant des heures derrière les courtines, se disant tout. Et il y avait beaucoup à dire, l’une et l’autre ayant croqué la vie à dents aiguës.

— Madame ma mère, dit la princesse de Conti en baissant le front, ce n’était qu’une petite gausserie et je vous supplie très humblement de me la pardonner.

— Mais comment ne pas pardonner ce petit péché au « Péché » ? dit ma bonne marraine avec un sourire.

Sur cette saillie, nous rîmes. Les plumes ébouriffées se remirent en place et le chérubin de l’amour filial vola derechef au-dessus de nos têtes.

— Revenons à nos moutons, dit Madame de Guise. Il y a deux ans, quand Bouquingan passa par Paris incognito, accompagnant Charles Ier alors prince de Galles, pour aller à Madrid, qu’arriva-t-il précisément ? J’étais mal allante et alitée. Je n’ai pu assister au ballet de la reine mère et je n’ai ouï que des rumeurs.

— Mais rien ! Il ne se passa rien du tout ! dit Louise-Marguerite, et il ne se pouvait rien passer, Bouquingan et le prince ne pouvant être présentés à la reine, voyageant incognito. Mais il y eut des échanges de regards à ce ballet, Anne sachant bien par Marie qui était ce beau Lord, si magnifiquement attifuré en velours blanc constellé de diamants.

— Et quid de ces regards ?

— Anne y montra quelque trémulation, quoique à la discrétion, mais ceux de Bouquingan furent très appuyés et les yeux de la reine ne se détournèrent pas aussi vite qu’ils eussent dû. Grand à la Cour fut l’émeuvement et tant plus parleresse et saliveuse, la jaserie qui en résulta. Louis fut très offensé. Il demeura cinq jours sans faire à la pauvre Anne la moindre visite, fût-elle protocolaire et, un mois plus tard, il interdit toute présence masculine dans l’appartement de la reine quand lui-même n’y était pas.

— Cela, je le sais, dit Madame de Guise. Madame ma fille, reprit-elle en échangeant avec Louise-Marguerite des regards connivents, n’avez-vous pas quelques petites questions à poser à votre petit cousin ?

— Ce méchant n’y répondra pas, dit Louise-Marguerite avec une jolie moue et un gracieux penchement de son épaule qui marqua à la fois son dépit et son désir de me plaire. Le monstre est plus cousu dans ses silences qu’une tortue dans sa carapace.

— À la bonne heure, dis-je, j’ai progressé ! J’étais fossoyeur et me voilà tortue ! Cependant, Madame, si vous voulez bien formuler vos questions de façon que je puisse répondre « oui » ou « non », je verrai si je puis vous satisfaire. Mais si vous répétiez ce « oui » ou « non » à quiconque, j’oserais dire que je ne les ai jamais prononcés.

— Et si je vous pose une question indiscrète ?

— Je serai muet comme carpe.

— Barguin conclu, mon petit cousin ! Commençons-nous ? Est-il vrai que deux ans après cet échange de regards entre la reine et Bouquingan, celui-ci, en ce même mois de mai où nous avons le bonheur d’être, cherche à revenir en Paris ?

— Oui.

— Sous le prétexte de venir chercher Henriette-Marie et de l’amener à Londres, une fois que Chevreuse l’aura mariée par procuration ?

— Oui.

— Et aussi sous le prétexte de forger une alliance entre l’Angleterre et la France contre l’Espagne ?

— Oui.

— Est-il vrai que l’ambassadeur de France à Londres déconseille à Louis d’accepter cette visite de Bouquingan ?

— Oui.

— En raison des vanteries à Londres de ce même Bouquingan au sujet de notre reine ?

— Oui.

— Est-il vrai que notre Conseil des affaires est lui aussi hostile à cette visite ?

— Oui.

— Et le roi, plus que tout autre ?

— Oui.

— Est-il vrai que Richelieu y est lui aussi opposé, mais qu’il serait néanmoins résigné à accepter cette visite, de peur que Bouquingan, dans son ire, s’arrange pour faire échouer ce mariage anglais qui a coûté tant de peines et qui est si utile à la France ?

— Madame, la carpe, ici, s’accoise.

— Et en bref, mon petit cousin, dit Louise-Marguerite de sa voix la plus caressante, Bouquingan obtiendra-t-il de Louis le nil obstat qui lui permettrait de revenir à Paris ?

— La carpe ne pipe mot, Madame.

— Pourquoi ?

— Par ignorance.

— À faute de savoir, mon petit cousin, vous pourriez supposer.

— Hypotheses non fingo{14}.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que je ne fais pas d’hypothèses.

— Tenez, Monsieur ! cria alors Louise-Marguerite avec une colère qui me parut plus qu’à demi feinte, vous êtes un monstre ! Je vous veux mal de mort de vos discourtois silences ! D’ores en avant, je vous désaime ! Et ne veux plus voir, même en peinture, votre méchante face !

— Ma fille ! Ma fille ! s’écria Madame de Guise, comme alarmée.

Mais quant à moi, je ne m’émus guère, connaissant bien la princesse de Conti, ses tours et ses détours.

— Madame, dis-je avec un sourire, je suis tout chaffourré de chagrin d’avoir perdu par mes silences l’amour de mon émerveillable soeur. Et en ce désespoir, prenant congé de vous, et de ma bonne marraine, je m’en vais de ce pas me jeter dans la rivière de Seine.

— Faites mieux ! Retrouvez-y votre carpe ! Et noyez-vous avec elle !

— Ma fille ! cria Madame de Guise, qu’est cela ?

Mais là-dessus, Louise-Marguerite, m’ayant envisagé de ses yeux scintillants où dansaient mille diablotins, se mit à rire à gueule bec.

— Mon petit cousin, vous êtes fin, mais je suis plus fine que vous ! J’ai la réponse que je cherchais : le Lord Bouquingan sera céans en mai.

— Et où prenez-vous cela ? dit Madame de Guise en ouvrant de grands yeux.

— J’ai fait parler les silences de mon petit cousin.

— Comment cela ?

— Madame ma mère, est-ce un hasard, dites-moi, si la carpe a commencé à s’accoiser, quand j’ai quis d’elle l’opinion du cardinal sur la venue de Bouquingan ?

— Et que concluez-vous de ce silence ?

— Que l’opinion du cardinal était décisive et que mon petit cousin la connaissait, mais n’a pas voulu la confirmer.

— Et pourquoi, ma fille ?

— Pour que je ne puisse pas la communiquer à la Chevrette{15} qui, apprenant la bonne nouvelle de la venue de Bouquingan, allait fourbir plus que jamais ses armes pour que son projet aboutît.

Je fus si indigné en mon for que la princesse pût parler avec si peu de honte de ce dévergondage qui visait à salir l’honneur du roi que je décidai de sortir de ma réserve et de lui dire, tirant tout droit de l’épaule, ce que je pensais de sa conduite.

— Madame, dis-je gravement, permettez-moi de vous dire que vous avez mille fois tort de prêter la main à cette stupide et dangereuse intrigue. Elle est stupide pour ce que la reine n’étant jamais seule, ni de jour ni de nuit, ne peut en aucune façon être infidèle. Il se peut qu’elle y rêve, mais sans pouvoir ni vouloir aller jusqu’au bout de son rêve. Quant à Bouquingan, ayant conquis l’amour de deux rois anglais, il se tient pour irrésistible, et pense ajouter à sa couronne en cocuant le roi de France. C’est un fol et un fat. Il est tout à fait hors vraisemblance qu’il parvienne jamais à ses fins. Ce qu’il peut faire de pis est d’humilier Louis et de gâter sa bonne entente avec Anne si, en public, elle trahit derechef quelque inclination pour lui. Étant anglais, on ne pourra sévir contre lui, ni punir Anne, puisqu’elle est notre reine et puisqu’on attend d’elle un dauphin. La foudre royale tombera sur l’entourage, c’est-à-dire sur la Chevrette, sur d’autres aussi, bien sûr, et sur vous-même, si vous continuez à prêter les mains à ces brouilleries.

— Mon frère Guise me protégera, dit la princesse de Conti avec hauteur.

— Passé un point, il ne le pourra plus, sauf à encourir lui-même une irrémédiable disgrâce. Vous n’avez, ma soeur, aucune idée du caractère véritable du roi. Parce que la reine mère a répété pendant les sept ans de sa régence qu’il était inapte à régner, vous le croyez sot. En fait, il a le sens le plus droit et le jugement le plus sûr. Parce qu’il parle peu, vous le croyez mol et vacillant. Or, il a une volonté si forte que rien ne la peut plier. En outre, il ressent profondément les écornes qu’on lui fait et comme il n’a pas, comme son père, la tripe indulgente, il ne les pardonne jamais. Méfiez-vous de ses ressentiments : ils seront implacables.

— Je le décrois, dit la princesse de Conti. Louis fait tout ce que veut le cardinal. Il est dans ses mains comme un toton dans les mains d’un enfant.

— Où prenez-vous cela ? C’est archifaux ! Dans quelle cervelle niaise a jamais germé cette étrange idée ? Le cardinal a cent yeux comme Argus, il a cent oreilles, et en plus de grands talents et une cervelle assez puissante et méthodique pour tirer un miel de sagesse de tous les faits qu’il butine par ses innumérables antennes. Mais au roi seul appartiennent le choix et la décision. Et jusqu’au détail, c’est Sa Majesté qui tranche. Richelieu n’oserait même pas nommer un évêque sans son assentiment. Et si le roi vous serre un jour en geôle pour vous punir de vos intrigues, soyez bien assurée que cette décision sera la sienne et qu’elle sera irrévocable.

— Monsieur, avez-vous fini ce discours ? dit la princesse de Conti.

— Oui, Madame.

— Je vous remercie, dit-elle, la lèvre dédaigneuse et la crête fort haute. Véritablement, je vous remercie de tout coeur de vos bonnes leçons. Je ne sache pas, toutefois, que je les agrée comme je le devrais, et d’ores en avant, je renoncerai, pendant quelque temps, à l’honneur de vous revoir, afin que de vous éviter la peine de les renouveler.

Je fus un long mois, en effet, avant de revoir la princesse de Conti, non que je le désirasse après la rebuffade que j’avais essuyée d’elle, mais Madame de Guise, qui se sentait malheureuse quand elle ne rassemblait pas ses poussins sous ses plumes, n’eut de cesse qu’elle ne nous réunit derechef chez elle pour un nouveau dîner à trois becs.

Le moins que je puisse dire, c’est que cette repue faillit étrangement en chaleur fraternelle. Le plaisir que me donnaient à l’accoutumée la beauté de Louise-Marguerite, son esprit et jusqu’aux splendides affiquets dont elle se parait, s’évanouit dès que je jetai l’oeil sur ses yeux inhabités par la moindre tendresse. Dès cet instant, je sentis que l’absence et la distance n’avaient fait qu’aggraver notre différend et qu’elle me considérait meshui comme appartenant à un autre parti que le sien : celui du roi et du cardinal, contre lequel, en sa folie, elle nourrissait, comme la Chevreuse, une animosité tant aveugle qu’irraisonnée.

Les plumes maternelles ne la réchauffaient pas. Mangeant du bout des lèvres, l’air absent et hautain, elle se cuirassait dans une froideur courtoise, mettait entre elle et moi des lieues infranchissables et ne me posait pas la moindre question. De mon côté, je me gardais bien de toute mise en garde, alors même que je la sentais plus que jamais nécessaire, tant il me parut évident qu’à courte ou lointaine échéance, en entrant en opposition ouverte contre le roi et le cardinal, ma pauvre soeur courait au désastre.

Je quittai l’hôtel de Guise, attristé et déquiété, tant étaient grandes mes appréhensions de voir la princesse de Conti prisonnière d’une coterie funeste. À mon sentiment, c’était pure démence de la part de la princesse d’entrer à l’étourdie dans ces périlleuses brouilleries tissées par des gens assez sots, légers et inconsidérés pour aller battre en assaut dérisoire le pied de rocs aussi hauts, aussi puissants et aussi fermes que le roi et le cardinal, lesquels, dès qu’on les voulait séparer, se soudaient plus fortement l’un à l’autre.

Le plus fol, le plus fat, le plus outrecuidant, le plus dénué de bon sens, de raison et d’assiette de ces intrigants fut à coup sûr le duc de Buckingham. Favori de deux rois, il était monté comme l’écume, et il en avait la consistance. Avec le temps, son infatuation d’enfant gâté était devenue telle qu’il eût voulu tout subjuguer par sa beauté et soumettre le monde entier à ses caprices. Comme bien le montre cette lamentable histoire d’Amiens, que je conterai plus loin et qui fut d’un bout à l’autre si absurde que je l’eusse qualifiée de puérile si, deux ans plus tard, ses ultimes conséquences n’avaient placé Louis et l’État en un si périlleux prédicament.

Le roi et le cardinal s’étant résignés – de peur que le mariage anglais fût rompu – à laisser venir Buckingham à Paris aux fins d’emmener la princesse Henriette-Marie à Londres, il vint enfin à nous, cet épitomé de toutes les grâces viriles.

Il arriva au Louvre le 24 mai à la tombée de la nuit, mais même aux chandelles il éblouit les dames de la Cour au point qu’on oyait quasiment battre leurs coeurs. Et pour dire le vrai, c’était l’homme du monde le mieux fait et de la meilleure mine, grand, svelte, bien découplé, les traits d’une statue grecque, le cheveu bouclé, et de fort beaux yeux, dont il usait fort bien. Il était venu avec une suite peu nombreuse de Lords anglais, mais, sans doute pour compenser cette économie, ses bagues contenaient, comme je l’appris en babillant avec son portemanteau, vingt-sept habits, dont le plus magnifique, qui était constellé de diamants, avait coûté quatre-vingt mille livres sterling.

Buckingham était descendu, cela va sans dire, en l’hôtel de Madame de Chevreuse, rue Saint-Thomas-du-Louvre, entre la rue du Doyenné et la rue Saint-Honoré et, bien que je n’ignore pas que ma belle lectrice attende ici avec quelque impatience que Lord Buckingham soit présenté à la reine, avec qui, il y a deux ans, il n’échangea que des regards, je veux dire un mot sur cet hôtel, un des plus beaux de Paris, une sorte de Louvre en miniature, avec des pilastres et des statues, et doté, en outre, d’un grand jardin qui allait jusqu’à la rue Saint-Nicaise.

Si cet hôtel était plein d’intérêt, sa récente histoire ne laissait pas non plus d’être savoureuse. Monsieur de Luynes l’acheta pour sa femme, et quand celle-ci devint veuve, elle en hérita et le trouvant alors un peu lourd à ménager, elle le vendit à Monsieur de Chevreuse et en fut bien marrie, car elle en était raffolée. Toutefois, elle n’en fut pas privée longtemps, car ayant réussi, l’année suivante, à se faire épouser par Monsieur de Chevreuse, elle rentra dans son bien tout en gardant les pécunes que sa vente lui avait apportées...

Pour en revenir à Lord Buckingham, on le présenta au roi puis à la reine mère, ensuite à Monsieur, frère du roi, enfin à la reine régnante. Je fus présent à cette audience comme en celles qui l’avaient précédée. Non de mon propre mouvement, mais parce que le roi, sachant que je parlais anglais, m’avait commandé de servir de truchement à la suite de Buckingham. À vrai dire, j’étais utile à tous ces Lords, sauf au duc lui-même, car ayant été élevé en France, il parlait le français à merveille, ce qui servit fort ses desseins, dès l’instant où il fut présenté à Anne d’Autriche.

L’audience eut lieu le 25 mai, le lendemain de l’arrivée du ministre. Anne savait donc depuis la veille que Buckingham était là, et elle avait dormi le mieux qu’elle avait pu sur cette bouleversante nouvelle. Le lecteur se ramentoit sans doute que depuis deux ans le duc avait été l’unique sujet de conversation entre la reine et Madame de Chevreuse, celle-ci répétant à satiété à la souveraine que Bouquingan, depuis qu’il l’avait vue au ballet de la reine mère, nourrissait pour elle la plus violente amour qui se pût concevoir. La Chevreuse le tenait pour sûr : Lord Holland, l’intime ami du favori, le lui ayant dit plus d’une fois dans ses lettres, lesquelles d’ailleurs ne risquaient pas de la démentir : c’est elle qui les lui avait dictées.

Il me paraît étrange que dans la suite des temps les caquets de cour aient parlé de cette grande amour de Buckingham pour la reine comme si elle avait réellement existé, alors qu’elle avait été fabriquée de toutes pièces par la Chevreuse et interprétée par Buckingham avec l’habileté d’un comédien rompu à tous les mensonges de la séduction. Comment ce séducteur aurait-il pu, du reste, abriter en son coeur, tout occupé de soi, un sentiment, je ne dis pas d’amour, mais d’affection sincère pour la reine, alors qu’il n’aspirait qu’à la gloire de la déshonorer, sans le moindre souci des conséquences tragiques qu’à coup sûr, la trahison de ses devoirs d’épouse aurait entraînées pour elle ?

Anne avait alors vingt-quatre ans – à une semaine près l’âge du roi. À son couronnement, les poètes de cour, pour qui toute princesse est d’une beauté sublime, l’avaient comparée sans vergogne aux déesses de l’Olympe. Il s’en fallait cependant que la reine fut tout à fait à la hauteur de ces hyperboles, si plaisante qu’elle fût à voir. Née roturière dans une maison bourgeoise de Paris, on l’eût trouvée, non sans raison, pimpante et fraîchelette. C’était plutôt du côté de la cervelle qu’il manquait quelques atomes. Et la faute en revenait pour une grande part à son éducation. Élevée selon l’étiquette bigote et bornée de la Cour de Madrid, on lui avait appris à ne rien apprendre, et son jugement, fort strictement emmailloté, ne s’était jamais dégourdi. Elle était naïve et crédule et comme elle ne discernait pas les mobiles derrière les paroles, on la pouvait tromper facilement. Par bonheur, elle avait une haute idée de sa naissance et de son rang, et cet orgueil lui baillait une armure qui en quelque mesure la protégeait de ses impulsions.

Plaise enfin au lecteur de me permettre de lui ramentevoir que mariée à un homme que la persécution maternelle avait dégoûté des femmes, elle avait dû attendre plusieurs années avant qu’il parvînt, comme avait dit suavement le nonce, à « parfaire » son mariage avec elle. Mais cette perfezione (si elle avait ranimé chez Louis ses espoirs dynastiques) ne lui avait point donné plus de connaissance ni d’indulgence pour le gentil sesso{16}.

Bien avant de rencontrer le cardinal, il pensait comme lui que les femmes étaient d’« étranges animaux, capables d’aucun bien », race babillarde, légère, irréfléchie, occupée à des riens et sans cesse inclinant au péché par une pente naturelle. De peur qu’il imitât un jour le Vert-Galant, son confesseur, en ses enfances, lui avait seriné que le péché, c’était la chair, et la chair, c’était la femme. Et comme déjà il avait peu d’appétit à ce sexe dangereux et incompréhensible, il trouvait en lui-même peu d’élan pour passer outre à ces défenses. Pour Anne, il était un maître austère, sévère, taciturne, qui la jugeait sans indulgence et ne lui pardonnait rien.

Quand, le 25 mai, je pénétrai, avec la suite de Buckingham, dans sa chambre, je la vis dans la ruelle, trônant sur une chaire à bras, superbement attifurée, entourée de ses dames d’honneur, la duchesse de Chevreuse étant seule assise sur un pliant, quasiment à ses pieds. La reine me parut un peu pâle. Son écuyer, Monsieur de Putange, qui défendait le passage des balustres, s’inclina profondément devant Lord Buckingham et le laissa, seul, entrer dans la ruelle. Il y avait fort grande presse de monde en cette chambre, et dans la ruelle et derrière les balustres, tant est que les remarques à voix basse des assistants produisaient à s’additionner un bourdonnement continu qui m’étonna par son volume. Buckingham, qui portait, assurément à dessein, l’habit de velours blanc constellé de diamants dans lequel Anne l’avait vu deux ans plus tôt lors du ballet de la reine mère, salua la reine selon le protocole en usage à la Cour de France. Il ôta son chapeau d’un geste large, les plumes dont il était orné balayant le tapis. Puis, mettant un genou à terre, il baisa le bas de sa robe. Après quoi, se relevant, il lui fit, d’une voix basse et grave, un compliment en français très bien tourné qu’il avait dû préparer avec le plus grand soin. Anne lui répondit qu’elle était bien aise d’accueillir en sa personne le ministre d’un grand royaume ami et allié du sien. Cette phrase lui avait été répétée la veille par le grand chambellan et elle l’avait non sans mal apprise, ces propos n’ayant pour elle aucun sens, étant si éloignés de ses émotions. Elle les récita d’un ton monocorde, comme une écolière, les yeux baissés. Et quand elle en fut arrivée à bout sans encombre, elle poussa un petit soupir de soulagement, ouvrit les yeux et envisagea Buckingham. Elle rougit alors, et tout soudain, une telle joie éclata sur son visage que le bourdonnement des conversations particulières cessa et laissa place à un profond silence.

Il y avait dans ce silence je ne sais quoi d’avide et de cruel. On eût dit qu’à peine entrée dans l’arène, Anne avait laissé par mégarde tomber ses armes et se trouvait d’ores en avant confrontée sans recours ni secours à un lion rugissant. Je ressentis pour elle à cet instant un sentiment de compassion qui me donna quelque chagrin, mais ce chagrin se changea tout soudain en une ire plus violente, quoique contenue, quand je vis se dessiner sur les lèvres de Madame de Chevreuse, assise aux pieds de la reine, mais en fait la dominant, un sourire triomphant qui me la rendit haïssable. Son long travail de sape portait ses fruits. Elle touchait à son but. Sa vengeance était proche. « Tête bleue ! m’apensai-je à cet instant, comme j’aimerais tordre le cou à ce petit serpent ! »

Buckingham demeura huit jours à Paris et serait resté plus longtemps s’il avait pu. Le beau Lord visitait la reine tous les jours et sur le fait de ces visites, d’autant qu’il faisait les mêmes à la reine mère, il n’y avait rien à dire, mais beaucoup sur leur déroulement. L’émotion de la reine, quand il apparaissait, son empressement à accepter ses hommages, sa familiarité, les a parte qu’elle lui permettait dans les embrasures des fenêtres, les regards dont il osait l’envelopper sans qu’elle le rebutât, la main qu’elle lui abandonnait quasiment sans y prendre garde, sa pâleur et sa rêverie quand il la quittait, tout cela donnait furieusement à jaser, sans que la reine voulût s’en apercevoir.

Toutefois, dans les intervalles entre ces visites, se réveillant de ses douces rêveries, Anne éprouvait quelques scrupules, dont elle faisait part à qui, Dieu bon ? sinon à la Chevreuse, laquelle se hâtait d’endormir sa conscience, en lui répétant que peu importaient les apparences, pourvu que l’intention fût droite... C’est pitié que personne ne ramentût à la reine que Jules César avait répudié sa femme, non parce qu’elle l’avait trompé, mais parce que sa conduite imprudente avait donné prise à des rumeurs.

Les rumeurs de cette farine atteignaient notre roi et comment ne l’eussent-elles pas atteint, alors que l’appartement de la reine, au premier étage du Louvre, jouxtait le sien et que tant de bourdonnants fâcheux circulaient de l’un à l’autre en colportant les nouvelles, sans même qu’ils en eussent conscience, comme les insectes le pollen des fleurs ?

À en juger par sa mine et ses silences, Louis paraissait ne rien savoir et ne pâtir en rien. Mais il n’est face imperscrutable à qui un regard ami ne livre son secret. À l’expression de ses yeux, au pli de ses lèvres, à l’humeur escalabreuse qu’il montrait à son entourage, il était aisé de conclure que Louis était profondément chagrin qu’Anne eût conçu tant d’attirance pour ce bélître.

Se sachant épié par la Cour, Louis ne changea rien aux visites protocolaires qu’il faisait à son épouse. Mais il les raccourcit quelque peu et sous son masque de courtoisie, il montra à la reine quelque froideur. Ce n’était pas assez pour redonner la vue à cette aveugle, ni pour percer la cuirasse dont sa passion la revêtait. Je me suis souvent apensé qu’il aurait fallu aller trouver Anne sur la minuit en sa chambre, au seul moment où il n’y avait avec elle que deux ou trois femmes et, derrière les courtines, lui parler avec les grosses dents et sans rien ménager. Mais Louis n’était point l’homme qu’il eût fallu pour cette scène de haute graisse. Non qu’il fût timide, comme de sottardes gens l’ont dit. Combien de fois en ses enfances, je l’ai ouï rebuffer prince ou duc rudement, parce qu’il avait désobéi. Mieux même, je l’ai vu gourmander nos grands évêques deux ans plus tard en termes crus et véhéments, allant jusqu’à leur reprocher leurs richesses et leurs ripailles, parce qu’ils tardaient à mettre la main à l’escarcelle pour lui bailler les pécunes nécessaires au siège de La Rochelle. Mais une tonnante algarade infligée à une femme derrière les courtines d’un baldaquin n’était pas dans ses cordes. Le gentil sesso le mettait mal à l’aise. J’oserais dire – tout paradoxal que cela puisse paraître – qu’il n’aimait pas assez les femmes pour leur chanter pouilles, quand leurs conduites le décevaient.

Le roi jugeait au-dessous de sa dignité de faire espionner la reine, mais le cardinal avait des observateurs partout, estimant qu’il n’est pas querelle si mince, ni désordre si petit qu’il ne puisse dégénérer un jour en affaire d’État. Par une de ses mouches, il fut fort déquiété d’apprendre que l’engouement de la reine pour Buckingham allait tous les jours croissant et que les apparences, aux yeux de toute la Cour, empiraient. Il suggéra au roi de hâter le départ d’Henriette-Marie pour l’Angleterre, suggestion que Louis accepta en un battement de cils, tant elle comblait ses voeux.

Il était d’usage que la Cour accompagnât jusqu’à la frontière la fille de France qui allait marier un prince étranger, et le lecteur, se peut, se ramentoit que Louis en ses adolescences avait tenu compagnie à sa cadette la princesse Élisabeth (promise à l’Infant d’Espagne) jusqu’à Bordeaux, mais ne put aller plus loin sur l’ordre de sa mère, la séparation entre le frère et la soeur s’étant faite à deux lieues de la ville, hors carrosse.

Louis n’était pas affectionné à Henriette-Marie autant qu’il l’avait été à Élisabeth, avec qui, en ses maillots et enfances, il aimait à jouer au grand frère et au roi, étant d’elle raffolé et lui cuisant des oeufmeslettes pour la divertir. En outre, il ne pouvait s’éloigner longtemps de Paris, les remuements des huguenots lui donnant des soucis à ses ongles ronger. Il n’accompagna Henriette-Marie que jusqu’à Compiègne et, retournant alors jusqu’à sa capitale, laissa à la reine mère, à la reine régnante et à Monsieur, le soin de la conduire jusqu’à Boulogne où elle devait embarquer pour Londres sous la garde de Buckingham.

Toutefois, sur le chemin, l’immense cortège (presque toute la Cour l’accompagnait) s’arrêta un peu plus longtemps à Amiens qu’il n’était prévu, la reine mère se trouvant mal allante et devant garder le lit. Et ce qui se passa à Amiens, et qui fut la fable de l’Europe, c’est ce que je vais maintenant conter.

Je noulus accompagner la Cour en ce voyage, ne trouvant ni liesse ni soulas en ces longues et lourdes pérégrinations où on avalait tant de poussière sur les chemins poudreux et où il était si malcommode aux étapes de trouver un gîte et moins encore des viandes, vu le nombre incroyable de gens qui s’abattaient comme sauterelles sur des villes petites et mangeaient tout.

Au lieu de cela, je quis et obtins du roi la permission de me rendre à Orbieu où je voulais voir où en était la maturité des blés que nous avions semés en octobre de l’année précédente et étudier aussi – mais je n’en dis rien encore à Sa Majesté – l’emplacement où je pourrais bâtir un châtelet d’entrée et des murs qui mettraient le domaine à couvert des attaques par surprise, l’affaire des reîtres me pesant encore sur le coeur. Il va sans dire que je voulais aussi supputer le coût de cette entreprise car, bien que je ne sois pas pauvre, comme avait dit mon père (avec un soupçon de gausserie), je ne laisse pas d’être ménager de mes deniers. Toutefois, que je le dise enfin, je n’étais pas indifférent non plus à la pompe et à l’élégance qu’une telle bâtisse donnerait à mon petit royaume.

Je ne fus donc pas présent à Amiens quand survint l’incident gravissime que j’ai promis au lecteur de lui conter, mais à mon retour d’Orbieu, j’en obtins le récit d’un témoin, sinon oculaire (car la chose se passa de nuit) mais à coup sûr irrécusable : Monsieur de Putange.

Je connaissais bien Monsieur de Putange, dont La Surie disait que son nom finissait mieux qu’il ne commençait.... C’était un gentilhomme de bonne mine, renommé pour sa prudence, sa courtoisie et la suavité de son adresse. Qualités qui lui étaient fort utiles dans sa charge, étant écuyer de la reine et la servant avec un dévouement parfait. Putange était aussi une des plus fines lames de la Cour et il ne se passait guère de semaine sans que nous fissions assaut de nos épées dans le bâtiment des gardes proche de la porte de Bourbon, Monsieur du Hallier nous ayant permis l’usance d’une salle attenante à celle où se tenaient les gardes qui surveillaient le guichet, laquelle (je parle de la salle), pour dire toute la vérité, sentait la sueur, le cuir, l’ail et le tabac à vous raquer les tripes.

Je n’étais point aussi fine lame que Putange, mais j’avais acquis un jeu défensif qui m’aurait permis, dans les occasions extrêmes et, disons, désespérées, de placer sans être atteint la botte de Jarnac que mon père m’avait apprise et de me mettre ainsi à l’abri des bretteurs du Louvre, lesquels vous provoquaient un homme pour querelle de néant et vous le tuaient sans plus de vergogne qu’ils eussent fait d’un poulet pour ajouter à leur gloire. Ces fols sanguinaires, épris du « point d’honneur », ne redoutaient point de mourir, mais ils redoutaient la « botte de Jarnac », laquelle ne tuait pas l’adversaire mais, lui coupant le jarret, l’estropiait à vie. Et comment eussent fait alors ces spadassins, appuyés sur deux cannes, pour conter fleurette aux belles ? Le calcul de mon père se révéla juste, puisqu’il me permit, en effet, de survivre au milieu de ces épées chatouilleuses sans que jamais on ne me cherchât chicane.

Nos assauts avaient créé entre Putange et moi-même une confiante et intime amitié, tant est que quand le roi le chassa du Louvre après l’affaire d’Amiens, il me vint trouver en l’hôtel de mon père où je séjournais alors pour quérir de moi un conseil, se demandant s’il n’allait pas se retirer dans le Languedoc où il avait une petite terre et une sorte de manoir, n’étant pas fort garni en pécunes.

— Mon ami, dis-je, ne partez pas. Je vais vous dire pourquoi : vous n’êtes pas le seul à être chassé. La Porte, Ripert, Jars et Datel – bref tous ceux qui se trouvaient ce soir-là dans le jardin d’Amiens avec la reine – partagent votre sort. Et que veut dire cette fournée de disgrâces, sinon que le roi ne voulant, ni ne pouvant punir la reine, punit son entourage ? Croyez-vous que Sa Majesté, qui est l’équité même, ne soit pas sensible à l’injustice de cette punition qui frappe des innocents et qui n’a d’autre raison d’être que de signifier à la reine qu’il est d’elle mécontent ? Il y a donc fort à parier que ces mesures qui, à tout prendre, ne sont qu’un avertissement ad usurn reginae{17} seront un jour révoquées. C’est pourquoi j’oserais vous donner cet avis : ne quittez pas Paris ! Ne partez pas au diable de Vauvert ! Ne courez pas vous enterrer ! On vous oublierait !

— Mais où demeurer en Paris ? dit Putange. Les loyers y sont exorbitants de raison et bien trop gros pour mon escarcelle.

— Oyez-moi bien, mon ami. Mon hôtel de la rue des Bourbons se trouve présentement sans locataire et je vous y logerai sans bourse délier. D’ici quelques jours, mon ami, faites savoir discrètement à la reine où vous êtes et soyez sûr que, l’orage passé, elle ne faillira pas à vous rappeler auprès d’elle.

Monsieur de Putange, craignant de me compromettre aux yeux du roi, commença par refuser cette offre, mais, sur mon insistance, finit par l’accepter avec des larmes de joie et de gratitude et je ne sais combien d’embrassades et de serments de me servir toujours.

Je noulus le laisser seul en cette vaste demeure de la rue des Bourbons que j’avais achetée, sur son partement, à Madame de Lichtenberg et je profitai du séjour de mon père en sa seigneurie du Chêne-Rogneux pour le prier, à son retour, de passer par Orbieu et de ramener en Paris, pour le servir, Jeannette, un de mes cuisiniers et une chambrière, afin que le malheureux écuyer eût au moins l’embryon d’un domestique qui lui permettrait, non certes de tenir son rang, mais de vivre comme un gentilhomme. Putange en fut au comble de la joie et dès qu’il le put, il m’invita à dîner au bec à bec, repas pour moi fort mémorable, car je ne faillis pas à lui poser quelques questions sur cette affaire d’Amiens sur laquelle j’avais ouï au Louvre tant de versions différentes que j’avais fini par les décroire toutes.

— Mais, savez-vous, dit Putange en secouant la tête d’un air chagrin, qu’il ne se serait rien passé à Amiens s’il n’y avait pas eu trois reines, chacune accompagnée d’une suite nombreuse.

— Trois reines ? dis-je en levant les sourcils. La reine mère, la reine Anne...

— Monsieur le Comte, vous oubliez Henriette-Marie, qui était déjà reine d’Angleterre, puisqu’elle avait été mariée par procuration à Charles Ier. Pour ne parler que d’elle, sa suite, comme vous vous le ramentevez peut-être, comportait un évêque, plusieurs prêtres et, outre cela, une bonne centaine de personnes.

— C’est-à-dire beaucoup plus, dis-je, avec un sourire, que les estomacs anglicans n’en pourront supporter !

— Je le pense aussi, dit Putange. Il reste que cela faisait beaucoup de monde et que, ne pouvant tout loger au palais épiscopal d’Amiens, on n’y mit que la reine mère et Henriette-Marie, donnant en partage à la reine Anne une vaste demeure dont le jardin, fort plaisant, s’étendait le long de la rivière de Somme. Dès qu’elle le vit, la reine en fut raffolée et le soir même de son advenue, elle s’y alla promener pour goûter son calme et sa fraîcheur, les journées en ce mois de juin, surtout en carrosse, ayant été torrides. En outre, bien que ce jardin ne fut pas très grand, il paraissait tel, l’allée sinuant de bosquet en bosquet entre deux profondes haies, tant est qu’on oyait couler l’eau de la Somme sans jamais la voir, les frondaisons en cachant la vue. Comme je suivais la reine partout où elle allait, étant le premier de sa suite, je l’entendis dire à la princesse de Conti qui cheminait à son côté combien elle aimait ce lieu, les parfums de ses fleurs, la tiédeur de l’air, les mille chuchotis de la rivière. « J’imagine, dit-elle (avec ce chantant accent espagnol que, Dieu merci, elle n’a jamais réussi à corriger), que le jardin d’Eden ne devait pas être très différent. » « Sauf, dit la princesse de Conti, qu’à celui-ci, il manque un Adam... »

— Et que répondit la reine à cet effronté propos ?

— Ni mot ni miette. Jusqu’à la fin de la promenade, elle demeura silencieuse.

— On peut, dis-je, interpréter ce silence de deux façons.

— Monsieur le Comte, dit Putange, je sais à tout le moins comment la princesse de Conti l’interpréta. Elle logeait avec Madame de Chevreuse et Lord Holland dans un hôtel que les échevins d’Amiens avaient attribué comme logis d’étape à Buckingham. Déjà à cette époque, on murmurait que l’intimité était grande et scandaleuse, dans ce trio de serpents.

— Mon ami, dis-je, je vous sais gré de ne pas avoir inclus ma demi-soeur dans ce trio.

— À mon sentiment, la princesse de Conti était partie à l’intrigue sans du tout être la meneuse du jeu. En l’occurrence, son rôle se borna à rapporter à ses amis le dialogue qu’elle avait eu ce soir-là dans le jardin avec la reine en l’interprétant selon ses lumières...

— Qui ne sont pas évangéliques...

— En effet. Ce que je sais, en tout cas, reprit Putange, c’est qu’elle n’était pas avec Holland, Buckingham et la Chevreuse lors de la soirée fatale. Peut-être lui avait-on fait entendre que lorsque les deux couples se formeraient pour la promenade dans le jardin d’Eden, elle serait de trop.

— Les deux couples ?

— La Chevreuse au bras de Holland, la reine au bras de Buckingham.

— Tête bleue ! On en était là !

— Pis même ! Le trio de serpents avait décidé, j’en suis bien assuré, que le fruit étant à point, c’était ce soir-là que Buckingham le devrait cueillir à la tombée du jour dans le jardin d’Éden.

— Fûtes-vous de cette promenade-là ?

— Moi-même et quelques autres. Il eût fait beau voir que je n’en fusse pas ! Je suivais la reine comme son ombre. C’était ma charge et mon devoir.

— Quels furent les autres dont vous parlez ?

— Ripert, son médecin, La Porte, son portemanteau...

— Et que faisait celui-là ?

— Il portait, selon la saison, le manteau de la reine, ou son châle, ou son éventail, ou son ombrelle. Il y avait aussi avec nous un valet nommé Datel qui faisait, le cas échéant, le vas-y-dire. Et enfin, un gentilhomme, Monsieur de Jars, et quelques dames.

— Que faisait là ce Monsieur de Jars ?

— Il faisait partie de la suite de la reine, mais, à vrai dire, je ne sais pas trop en quelle qualité.

— Comment les couples se formèrent-ils ?

— De la façon la plus simple et apparemment la plus naturelle. Au sortir de la maison, la reine cheminait entre Lord Holland et Lord Buckingham, Lord Holland à sa gauche et Lord Buckingham à sa droite. Madame de Chevreuse se promenait à côté de Lord Holland. Tous les quatre marchaient sur une même ligne et sans se donner le bras. Mais quand on arriva à un endroit où le sentier se rétrécissait au point de ne laisser place que pour deux personnes marchant de front, Madame de Chevreuse retint Holland par le bras et dit à la reine : « Plaise à Votre Majesté de marcher la première ! » Et comme la reine hésitait à s’engager au crépuscule dans un sentier bordé des deux parts par de hautes haies, sombres et impénétrables, Buckingham lui offrit son bras qu’elle accepta. Et il s’enfonça dans l’ombre avec elle.

— Où étiez-vous à ce moment-là ? Où était, si vous préférez, la suite de la reine ?

— Hélas ! Derrière Lord Holland et Madame de Chevreuse.

— Ne pouviez-vous pas les dépasser ?

— L’étroitesse du sentier tout autant que le protocole rendaient la chose impossible. Il eût fallu littéralement bousculer Lord Holland et la Chevreuse pour passer devant eux. Je ne sus m’y résoudre. Cependant, je me sentais malheureux et inquiet, et le fus plus encore, lorsque j’observai que Lord Holland et Madame de Chevreuse ralentissaient beaucoup le pas, la distance entre le deuxième couple et le premier grandissant au point que, bientôt, je n’arrivais plus à distinguer, dans le crépuscule, le vertugadin blanc à bandes noires de la reine. Le médecin Ripert dut avoir le même sentiment que moi, car il me glissa à l’oreille : « Je n’aime pas cela ! » Preuve qu’il entendait bien, lui aussi, que la lenteur du couple qui nous précédait avait pour but, en nous séparant de la reine, de procurer à Buckingham un bec à bec sans témoin. Plus j’y pensais, plus me poignait l’inquiétude que me donnait une situation aussi scandaleuse et aussi visiblement machinée et je ramassais mon courage pour violer le protocole et dépasser le couple obstructeur quand un cri de femme déchira le silence de la nuit.

« C’était la reine ! Je n’y tins plus. Ma décision fut prise, sans même que je le susse, sauf par ses effets. Je me ruai en avant, bousculant sans vergogne aucune le vertugadin de Madame de Chevreuse, la dépassai et me mis à courre comme fol dans le sentier et, oyant des pas derrière moi, j’entendis que Ripert, La Porte, Datel et Jars me suivaient. Je ne saurais dire, les tempes me battant, combien dura cette course, mais enfin j’aperçus le vertugadin blanc à bandes noires de la reine et m’avançant j’entendis sa voix qui disait, trémulante :

« — Qui va là ?

« — Putange, Madame !

« — Ah ! Putange ! dit-elle d’une voix où la colère le disputait à la peur, vous n’eussiez pas dû me quitter !

« — Madame, je ne pus faire autrement. Lord Holland et Madame de Chevreuse me barraient le chemin. Mais, Madame, repris-je, que s’est-il donc passé ?

« — Rien ! rien ! dit-elle d’une voix faible, donnez-moi votre bras et raccompagnez-moi dans ma chambre.

— Mon cher Putange, dis-je en lui posant la main sur le bras, pardonnez-moi, mais dans votre récit vous oubliez Buckingham. Où était-il ? Que faisait-il ?

— À la vérité, je ne le vis pas, pour autant qu’on pouvait voir. Il y avait une lune, mais c’est à peine si elle arrivait à pénétrer les frondaisons au-dessus de nos têtes. J’en conclus qu’il avait décampé. Quant à la reine, elle ne desserra pas les dents tout le temps que je la ramenai dans sa chambre, son bras tremblant continuellement sur le mien. Dès qu’on eut allumé les chandelles, je pus la voir. Elle était pâle et haletante. Elle s’assit ou plutôt elle se laissa tomber sur une chaire à bras, et dit d’une voix faible, mais décidée, qu’elle voulait être seule. Madame de Chevreuse la supplia de lui permettre de demeurer, mais Anne fit « non » de la tête. J’attendis que la Chevreuse fut sortie et je sortis à mon tour.

— À votre sentiment, que s’était-il passé entre Buckingham et la reine ?

— Je vous l’ai dit. La Chevreuse l’avait convaincu que le fruit était mûr et qu’il le pouvait cueillir.

— Mais, à votre sentiment, jusqu’où est-il allé ?

— Il n’a pu aller bien loin. Il s’est passé fort peu de temps entre le moment où j’ai perdu de vue la reine et le moment où je l’ai ouïe crier.

— Savez-vous que ma demi-soeur, qui se pique d’esprit, raconte qu’elle est prête à répondre de la vertu de la reine « de la ceinture aux pieds » mais non « de la ceinture en haut ». Qu’en pensez-vous ?

— Que c’est là une damnable insolence, mais qui contient peut-être une part de vérité. Il est possible que Buckingham, tenant la reine dans ses bras, ait essayé de la baiser au bec et de porter la main à sa gorge. La pauvre reine a dû. être horrifiée par cette audace. Pour se mettre au diapason de ses amies françaises, elle s’était donné de disconvenables apparences, qui toutefois ne répondaient pas à sa véritable nature. En son fond, elle était restée fort naïve et se trouvant si charmée qu’un si bel homme lui contât fleurette, elle voyait les choses comme dans les romans dont L’Astrée est le modèle : des amants d’une délicatesse angélique échangeaient de tendres regards et de douces paroles, mais la chose n’allait pas plus loin...

— Savez-vous qui a décidé de cacher l’aventure au roi ?

— La duchesse de Chevreuse le lendemain. La rusée craignait que la foudre royale ne tombât de nouveau sur elle. Toutefois, la reine ne voulut pas dissimuler l’incartade à la reine mère. Et elle fit bien, car c’était déjà la fable de la Cour. Et la reine mère fut ravie, ayant une occasion d’exercer encore une parcelle de pouvoir, elle qui pleurait tous les jours les temps bénis de la Régence. Elle prit une décision qui fut fort bienvenue. Henriette-Marie partirait le lendemain, escortée par Monsieur de Buckingham, et Anne demeurerait avec elle à Amiens tout le temps qu’elle mettrait elle-même à se rebiscouler. Mais vous savez sans doute, Monsieur le Comte, que le protocole voulait qu’Anne escortât Henriette-Marie jusqu’à deux lieues hors la ville, pour lui faire ses adieux.

— Je connais cette étrange disposition de notre protocole. J’étais là quand Louis accompagna sa soeur Élisabeth jusqu’à deux lieues hors Bordeaux quand la princesse partit pour la Bidassoa où l’attendait l’Infant. Je me ramentois que Louis était alors sorti de son carrosse et étreignait passionnément la soeur qu’il ne reverrait jamais plus en versant des larmes grosses comme des pois.

— Après le départ d’Henriette-Marie, il y eut bien quelqu’un qui pleura et non point sur elle. Ce fut Buckingham. Il avait suivi à cheval le cortège royal et dès qu’Henriette-Marie fut entrée dans son propre carrosse, il mit pied à terre et, surgissant comme un beau diable à la portière du carrosse royal, le grand comédien, le visage tout ruisselant de pleurs, supplia la reine de lui pardonner, plaidant que sa grande amour l’avait emporté hors de ses gonds.

— Que fit la reine ?

— Les yeux fixés droit devant elle, elle demeura de glace. À quoi la princesse de Conti, qui était assise à sa droite, s’écria : « Ah Madame ! Vous êtes par trop cruelle ! »

— Eh quoi ? Cette pimpésouée avait encore le front de donner des leçons de morale à la reine !

— Oui-da ! mais sans succès. La reine n’accorda pas un regard au beau Lord, bien le rebours. Elle fit un signe, son carrosse s’ébranla et Buckingham demeura planté au milieu du chemin, rengainant ses larmes, et plus humilié qu’un renard dont on aurait coupé la queue.

— Prions que cette rebuffade lui serve enfin de leçon !

— Ah, Monsieur le Comte ! Rien ne sert de leçon à cet extravagant. Son immense fatuité ne pouvait admettre qu’une femme, fût-elle la reine de France, ne consentît pas à se laisser déshonorer par lui. Arrivé à Boulogne avec Henriette-Marie, et ne pouvant s’y embarquer tout de gob en raison d’une furieuse tempête, il imagina, se peut sur le conseil de Holland et de la Chevreuse, de retourner à Amiens et de revoir la reine. Il y fallait un semblant de raison : ce furent des lettres de son maître Charles Ier qu’il avait reçues à Boulogne et qu’il voulait montrer à la reine mère.

« À Amiens où il retourna à brides avalées, la reine mère, que son intempérie clouait au lit, lut ces lettres, et bien qu’elle ne fut pas grand clerc, elle entendit bien qu’elles étaient de nulle conséquence, et qu’elles ne servaient que de prétexte. Ce que confirma Buckingham en exprimant le désir de visiter la reine. « Demandez-le-lui, Monsieur », dit la reine, laconiquement.

« La reine Anne, elle aussi, gardait le lit pour avoir subi saignée le matin même, et fut béante de ce retour. « Quoi ! dit-elle, revenu ? « et elle ajouta avec un soupçon d’hypocrisie : « Et moi qui pensais que nous en étions délivrés ! « Là-dessus, elle pria la comtesse de Lannoy de dire à Buckingham qu’« elle ne pouvait le recevoir, car il ne plaisait pas au roi que la reine permît l’entrée de sa chambre aux hommes, quand elle se trouvait alitée ».

— Et qui était cette comtesse de Lannoy ?

— La plus âgée des dames d’honneur, laquelle était devenue, depuis son veuvage, un parangon d’honneur et de vertu. On ne pouvait donc s’attendre qu’elle adoucît la rudesse du refus par la suavité de son adresse. « Nous verrons bien, lui dit Buckingham, furieux et quasi écumant, allons demander à Sa Majesté la reine mère ce qu’elle en pense ! Suivez-moi ! »

— A-t-on jamais vu une aussi damnable arrogance ? Il se conduisait à la Cour de France comme en pays conquis ! Qu’eût-il fait de pis, s’il avait coqueliqué avec la reine ?

— La reine mère fut comme nous tous stupéfaite de le voir revenir. Néanmoins, elle l’écouta et écouta aussi Madame de Lannoy qui, roide comme la justice, brandissait la coutume et le protocole. Et à la parfin, lassée de cette dispute, la reine mère finit par dire : « Et pourquoi la reine ne le recevrait-elle pas, couchée ? Je l’ai bien fait moi-même ! »

— Mais qu’est cela, Monsieur de Putange ! m’écriai-je béant. Est-ce perfidie ? La reine mère voulait-elle que sa bru se compromît plus avant ? Ne voyait-elle pas la différence entre une visite de courtoisie à une reine âgée et sans grâce et une visite galante à une jeune et belle reine à qui l’insolent avait déjà conté fleurette ?

— Quoi qu’il en fut, dit Putange qui me parut peu disposé à incriminer la reine mère, la chose était jugée : la chose se fit. Buckingham pénétra le front haut dans la chambre de la reine et bien que je tâchasse de l’arrêter, quand il voulut franchir la balustre et pénétrer dans la ruelle, il m’écarta du plat de la main et passa outre. Que pouvais-je faire ? Tirer l’épée ? Mais c’eût été crime de lèse-majesté en présence de la reine !

« Il y avait bien là une trentaine de dames dans la ruelle, laquelle, à l’accoutumée, bourdonnait comme une ruche. Mais quand Buckingham y pénétra, vous eussiez ouï une épingle tomber. Cependant, quand le Lord anglais, s’avançant hardiment vers le lit où la reine était couchée, s’agenouilla devant ledit lit et en baisa passionnément les draps, en disant mille folies, ce profond silence laissa place à des exclamations à peine étouffées, tous les yeux étant tournés vers la reine qui, pâle et trémulante, paraissait hors d’état d’articuler un seul mot. Madame de Lannoy s’avança alors...

— La Dieu merci, dis-je, j’attendais son intervention.

— Elle fut de la dernière sévérité. « My Lord ! dit-elle, il n’est pas coutumier qu’un gentilhomme, si haut soit-il, s’agenouille ainsi devant le lit de Sa Majesté la reine et encore moins qu’il en baise les draps. De grâce, relevez-vous et prenez un siège ! » Et en même temps, elle fit signe à une chambrière qui, se frayant difficilement un passage parmi les dames, apporta un tabouret. Mais Buckingham le prit de très haut : « Madame, dit-il, je suis anglais et je ne suis donc pas tenu d’obéir aux coutumes françaises ! ― My Lord, repartit Madame de Lannoy, impavide, vous y êtes tenu, quand vous êtes en France ! » À cela Buckingham haussa les épaules et se tournant vers la reine, il commença à lui dire les choses les plus tendres...

— Que la reine interrompit aussitôt...

— Eh non ! C’est justement là le point ! dit Putange avec un soupir. Elle les écouta d’abord, mais prenant enfin conscience du scandale et de la stupéfaction qui se lisaient sur les faces des présents, elle changea elle-même de visage et de ton, et reprochant à Buckingham sa hardiesse, elle lui commanda, mais pas tout à fait avec autant de sévérité qu’elle aurait dû, de se lever et de quitter la pièce. Ce qu’il fit.

— Exit enfin Buckingham ! m’écriai-je. Et plaise à Dieu qu’il ne remette jamais son pied fourchu sur le sol français !

— Amen ! dit Putange.

Et levant son gobelet de vin de Bourgogne, il me porta une tostée, exprimant le voeu que ce souhait fut entendu par le Tout-Puissant. Je bus aussi et cueillant la tostée du bout des doigts au fond de mon gobelet, je lui en donnai une moitié et je mangeai l’autre.

Je ne savais pas alors que ce qui n’était encore pour nous qu’un voeu fervent était déjà devenu, pour le roi et le cardinal, une décision irrévocable. Ils furent l’un et l’autre adamants en cette résolution : Buckingham ne devait plus revenir en France, quelque prétexte qu’il inventât à cet effet, en sa puérile obstination. Le beau Lord fut hors de lui de rage d’être si fermement repoussé et montra alors quelle sorte d’âme se cachait sous son apparence magnifique. En Angleterre, il se revancha sur la pauvre Henriette-Marie, fit d’elle son otage, l’humilia et la persécuta de mille manières et finit par la fâcher avec Charles Ier. Puis, prenant prétexte de cette fâcherie même, il demanda de revenir en France avec Henriette-Marie (laquelle aspirait tant à revoir sa mère), se faisant fort, si sa requête était acceptée, de racointer la princesse française avec son mari anglais. L’odieuse bassesse de ce chantage dégoûta fort Louis. Cette demande, comme les précédentes, fut rejetée.

Buckingham en était venu à penser que tout lui était dû, y compris l’amour de la reine de France et, peut-être même, son engrossement. Et qu’on lui refusât ce dû allumait chez lui une haine farouche, cuite et recuite sans cesse dans son aigreur, non seulement contre la belle-soeur d’Anne, Henriette-Marie, hélas, à portée de ses griffes, mais aussi contre les catholiques anglais à l’égard de qui la persécution anglaise redoubla, et par-dessus tout contre Louis, Richelieu et le royaume de France.

Étrange sentiment que celui-là chez cet homme qui, au nom de deux rois, avait recherché le mariage français tant pour remparer l’Angleterre contre une agression espagnole que parce qu’il espérait que nos troupes aideraient le comte Palatin, gendre de Jacques Ier, à reconquérir son État.

Or, les circonstances, deux ans après l’affaire d’Amiens, n’avaient pas changé. L’Espagne ne laissait pas d’être, pour l’Angleterre, tout aussi redoutable, et le Palatinat, dépecé, était toujours aux mains des alliés de l’empereur d’Allemagne. Seule l’humeur de Buckingham avait varié. Sa petite pique personnelle contre Louis l’emportait maintenant sur les grands intérêts de l’État dont il était le ministre. Il prit et fit prendre par Charles Ier une décision proprement incroyable : il changea de camp tout soudain et, réunissant une flotte considérable, il se porta contre son allié français au secours des huguenots rebelles de La Rochelle, son intervention jetant Louis, ses bateaux et ses armées dans le plus grand péril. À cause petite et puérile répondaient donc de grands effets. Une reine imprudente, un séducteur déçu et le royaume de France se trouvait aux prises avec une armada terrifiante mais, la Dieu merci, pas plus invincible que celle qui avait attaqué autrefois la reine Élisabeth Ire, mais j’anticipe et le temps n’est pas encore venu, loin de là, d’en dire ma râtelée.

Belle lectrice, il se peut qu’en quelque coin, ou recoin romanesque de votre coeur, vous vous sentiez déçue par la piètre figure que taille en ces pages le duc de Buckingham, car ce n’est point ainsi que le décrit à l’accoutumée l’imagination populaire qui, dès lors qu’il s’agit d’un duc et d’une reine, s’abreuve aux songes davantage qu’à la réalité. Cependant, quoi que vous en ayez, soyez bien assurée que mon récit est basé sur d’inattaquables témoignages, ce dont ne peuvent se targuer les contes qui ont flatté vos rêveuses enfances. Non que je fasse fi de ces séduisantes fallaces, où j’ai moi-même pris tant de plaisir jadis. Mais il y a un temps pour tout : un temps pour rêver et un autre – beaucoup plus avant dans la vie – pour trouver une grande satisfaction de l’esprit et peut-être aussi un grain de sagesse dans la vérité des faits.

Peu de temps après mon bec à bec avec Monsieur de Putange, j’eus l’occasion d’encontrer Fogacer que je n’ai plus à vous présenter puisque, contemporain de mon père, il est apparu plusieurs fois et dans ses Mémoires et dans les miens. Septuagénaire comme le marquis de Siorac, et comme lui vert et gaillard, son cheveu est meshui plus sel que poivre. Et sa longue silhouette arachnéenne a pris aussi quelque rondeur, sans que soient entamées en rien la vitalité de son corps et l’acuité de sa cervelle.

Il a changé prou en son âme et ses conduites depuis les temps où il était à l’école de médecine de Montpellier le commensal de mon père. Bougre et athée en ses vertes années et par conséquent courant grand risque d’être réduit en cendres sur un bûcher, il est revenu, en ses années plus mûres, à des moeurs plus pures et à la religion de nos pères. Poussant cette conversion plus loin encore, il s’est fait prêtre et avançant vite et grandement en cet état en raison de ses grands talents, il est à ce jour chanoine en Notre-Dame de Paris et conseiller secret du nonce, si tant est que ce secret ne soit pas, en l’Église du moins, il segreto di pulcinella{18}.

Il ne s’était pas passé huit jours depuis que j’avais recueilli Monsieur de Putange en mon hôtel de la rue des Bourbons et eu avec lui cet entretien que j’ai conté plus haut, quand j’encontrai Fogacer chez mon père rue du Champ-Fleuri dont il était l’hôte au moins une fois par semaine. On y parla de choses et d’autres et notamment du châtelet d’entrée que le roi m’avait conseillé de construire, à l’endroit où la voie principale de mon domaine débouche sur le grand chemin qui mène à Montfort-l’Amaury. Et le lecteur sait déjà que pendant mon séjour à Orbieu, j’avais passé le plus clair de mon temps à tâcher de déterminer le lieu le meilleur pour le construire et aussi le coût de la construction, hésitant encore à dégarnir mon escarcelle pour garnir ma seigneurie d’une fortification qui, tout utile qu’elle me paraissait être, serait toutefois unique dans mon voisinage.

— Raison de plus ! dit le chanoine Fogacer avec son lent et sinueux sourire, et un petit brillement malicieux de son oeil noisette. Raison de plus ! Votre châtelet d’entrée vous sera à grand honneur dans votre province et vous serez si heureux d’apprendre à Louis que vous l’avez à la parfin construit...

À quoi nous rîmes tous trois tant la remarque nous parut pertinente. Là-dessus, on en vint à parler de Buckingham, ce qui n’était guère étonnant, car la ville et la Cour ne jasaient que de lui. Et bien que Fogacer fut en ses paroles d’une prudence extrême, il en dit assez pour me convaincre que le nonce était sur l’affaire d’Amiens aussi bien informé que je l’étais moi-même après le récit de Monsieur de Putange : ce qui en disait long sur le soin qu’apportait la diplomatie vaticane au choix de ses envoyés.

— Ce que je voudrais savoir, dit mon père, et qui me tourmente réellement, c’est ce qui se peut bien passer dans la cervelle d’un homme qui, étant Premier ministre en son pays, tâche de négocier un mariage et un traité d’alliance avec le roi d’un grand royaume voisin tout en essayant de le cocuer et de déshonorer sa reine. À mon sentiment, il y a quelque chose de si contradictoire, de si fol et de si stupidement méchant en cette entreprise qu’elle ne peut s’entendre selon les principes de la raison.

— Mon ami, dit Fogacer, ses sourcils se relevant sur ses tempes (mais comme ils étaient meshui du blanc le plus pur, cela ne lui donnait aucunement l’air satanique qu’il avait autrefois), votre erreur est de vouloir entendre cette conduite selon les principes de la raison, alors qu’elle ne se peut entendre que selon les caprices de la folie. Cependant, ces caprices obéissent eux-mêmes à des lois ou pour mieux dire à des constantes, de sorte qu’on les retrouve chez des personnes appartenant à un type d’homme bien défini.

— Tête bleue ! dit mon père, ne me dites pas que vous avez connu en ce bas monde un autre Buckingham !

— Si fait ! Je l’ai connu à Madrid, y ayant suivi le nonce, en 1621, je ne saurais dire à quelle fin. Il s’appelait Don Juan de Tassis, comte de Villamediana, et il ressemblait si fort à Buckingham par sa beauté, ses manières, ses conduites et ses intrigues que vous eussiez dit son double et, comme vous savez, il n’est double que diabolique. Il vivait à la Cour de Philippe III d’Espagne.

— Celui-là, demanda La Surie, qui est mort il y a quatre ans, laissant veuve l’aînée des soeurs de Louis ?

— L’aînée, et aussi la plus belle{19} dis-je.

— C’est bien ce Philippe-là, dit Fogacer et, dans sa cour, Don. Juan de Tassis était véritablement le joyau. Fort beau, fort noble, fort riche, il éblouissait Madrid par ses splendides vêtures, ses joyaux, ses carrosses et ses chevaux. C’était aussi un grand séducteur, lequel toutefois prenait plaisir à la conquête et non à la possession, car dès lors qu’il avait conquis une dame, il l’abandonnait. De plus, il dédaignait les veuves, fussent-elles jeunes et belles, et ne s’attaquait qu’aux femmes mariées et aux vierges car, dans ce cas-là, la honra de sa victime et la honra de sa famille se trouvaient à jamais ternies...

— Que veut dire la honra ? dit La Surie.

— L’honneur, Miroul, dit mon père, l’honneur ! Et le plus chatouilleux de tous : l’honneur castillan !

— Il est donc à supposer, Monsieur le chanoine, dit La Surie, que les pères, les frères et bien entendu les maris cherchaient à se venger de leur honneur souillé.

— Us s’y essayaient, en effet. Ce qui donnait à Don Juan de Tassis un plaisir supplémentaire : celui de les tuer. Outre qu’il était fort vaillant, il n’était pas meilleure lame que Don Juan de Tassis dans toute la Castille.

— Si j’entends bien, dis-je, le plaisir qu’il donnait à cette sorte d’affaire était un plaisir d’orgueil et de destruction. Il détruisait la vertu d’une femme et il ôtait ensuite la vie à ses vengeurs.

— L’orgueil, dit Fogacer, à mon sentiment, l’orgueil primait tout. Raison pour laquelle Don Juan de Tassis s’attaquait à la honra des plus grandes familles d’Espagne et à la parfin, en sa folie, à la honra de son roi.

— Comment ? s’écria mon père. Lui aussi s’attaqua à une reine ? À notre Élisabeth de France ? Je n’en crois pas mes oreilles.

— Vous devez comprendre, dit Fogacer, qu’Élisabeth jouissait, à Madrid, d’un très grand prestige. D’abord parce qu’elle était la reine d’Espagne, ensuite parce qu’elle était la fille d’Henri IV, et aussi parce qu’elle était française. Le peuple espagnol, de reste, l’appelait la francesa, comme s’il n’y avait eu dans le monde qu’une seule femme digne d’être ainsi nommée. Bref, Don Juan de Tassis fit une cour empressée à la francesa, mais, semble-t-il, sans grand succès. Il s’attaqua alors à Dona Francisca de Tavora que l’on appelait à Madrid la hermosa Portuguesa pour ce qu’elle était originaire de Lisbonne.

— Et pour quelle raison fit-il le siège de cette dame ?

— Parce qu’elle était la maîtresse du roi. Et avec elle, semble-t-il, il réussit mieux qu’avec la francesa.

— S’agissant de la honra du roi, ce n’était pourtant qu’un demi-succès, remarqua La Surie.

— Oui, mais de ce demi-succès, reprit Fogacer, Don Juan de Tassis entreprit de faire mensongèrement un plein succès en publiant un poème d’amour qu’il dédia, avec une perfidie raffinée, à Francelisa.

— Où est la perfidie ? dit mon père.

— Francelisa pouvait aussi bien désigner Francisco, la maîtresse du roi, que la francesa, son épouse...

— Et que résulta-t-il de ces équivoques écornes ?

— Don Juan de Tassis fut dagué un soir comme il sortait de son carrosse.

— Par les hommes du roi ?

— Nenni. Philippe III était mort un an auparavant. Mais grand était le cortège des femmes déshonorées et des parents vengeurs...

— Voilà qui finit bien, dit La Surie. Le méchant est dépêché et l’Enfer le happe.

— Oh ! dit Fogacer. Il y eut dans le cas de Don Juan de Tassis un bien pis châtiment que l’Enfer.

— Qu’est cela, chanoine ? dit mon père en riant. Qu’ai-je ouï ? Est-ce bien un prêtre qui parle de la sorte ? Y a-t-il pis punition que de rôtir embroché par les septante-sept diables de l’Enfer ?

— Il y a pis pour un Grand d’Espagne, dit gravement Fogacer. Son bon renom à jamais souillé.

— Ne l’était-il pas déjà, dis-je, par ses forfaits ?

— Que nenni ! Aux yeux du monde, séduire une fille et tuer le frère vengeur n’est qu’une bravura qui donne du lustre à un caballero. Mais ce que la police de Madrid découvrit au sujet de Don Juan quelques mois avant qu’il fut occis fut autrement déshonorant.

— Et que découvrit-elle ?

— Don Juan était le grand maître reconnu des sodomistes les plus huppés et titrés d’Espagne et il donnait en son palais de scandaleuses fêtes de nuit où le « péché impardonnable » — ainsi parle mon Église, poursuivit Fogacer en baissant les yeux – était en public perpétré avec toutes les diaboliques déviations qui s’y peuvent rattacher...

Un silence suivit ces paroles, que ni mon père, ni La Surie, ni moi-même n’osions commenter, le passé de Fogacer nous étant à tous trois bien connu, tant est que sachant la profonde bonté de son naturel, il nous paraissait impossible de lier en quelque façon que ce fût la cruauté d’un Buckingham ou d’un Don Juan de Tassis aux moeurs qui avaient été celles de Fogacer.

— Chanoine, dit à la parfin mon père, n’êtes-vous pas un peu dur pour ceux qu’on appelle les « bougres » ? J’ai eu un ami très cher, et qui l’est toujours, lequel s’est montré d’une douceur et d’une gentillesse extrêmes pour mon Angelina dans les moments où, tourmenté de doutes à son sujet, je l’avais délaissée.

Fogacer rougit d’émeuvement à ce rappel du rôle véritablement fraternel qu’il avait joué auprès d’Angelina quand les soupçons de mon père l’avaient accablée. Puis se remettant par degrés de son émeuvement, il dit avec un long et sinueux sourire et un petit brillement de son oeil noisette :

— Mon ami, ne prenez pas, de grâce, tant de gants avec moi. Même au temps de ma bougrerie, j’ai toujours aimé les femmes dans leur être moral, et bien que je n’aie pas poussé plus loin mon affection pour elles, je n’ai jamais fait peine à aucune d’elles. Mais il y a bougres et bougres et d’aucuns de ceux-là feignent d’aimer ces « étranges animaux » auxquels ne les porte en aucune façon leur pente naturelle. L’imposture est odieuse, car tout en menant des vies secrètes, Don Juan, Buckingham et bien d’autres de même farine en notre cour même, se donnent le renom d’être des verts galants alors que le seul plaisir qu’ils tirent des femmes est de se revancher de leur impuissance à les aimer en les déshonorant.