Les secousses que nous faisait subir le carrosse cessèrent tout soudain, ce qui eut pour effet de me désommeiller. J’en étais à tâcher de déclore les yeux quand, après un toquement à la porte du carrosse, la voix de Hörner retentit.
— Monsieur le Comte, nous sommes à Nainville et j’ai fait halte devant la fontaine du village pour rafraîchir les chevaux.
— Voilà qui va bien, dit mon père. Je vais rafraîchir ma jument et, qui plus est, la monter. Je ne veux pas que cette petite paresseuse s’habitue à ne plus m’avoir sur son dos.
— Monsieur mon père, dis-je, je vais vous imiter. Ce n’est pas que mon Accla soit nonchalante, c’est plutôt que je craindrais de le devenir moi-même, si je continuais à m’alanguir sur ces coussins.
— Monsieur le Comte, dit alors La Barge d’une voix faible, plaise à vous de me permettre de demeurer dans le carrosse. Je ne me sens pas dans mon assiette.
À cela, mon père sourcilla prou, et pour éviter qu’il ne tabustât derechef La Barge, je me hâtai de bailler à mon écuyer la permission qu’il quérait de moi.
— Monsieur l’Écuyer, dit alors Charpentier sur le ton de la plus grande politesse, dès lors que vous demeurez céans, je serais heureux que vous me permettiez de monter votre cheval. Moi aussi, j’ai besoin de me dégourdir.
— Mais, Monsieur, dit La Barge avec quelque hauteur, montez-vous ?
— Tout à fait bien, Monsieur l’Écuyer, dit Charpentier avec un salut.
Malgré cela, je vis bien que La Barge avait très envie de refuser, car il hocha la tête à plusieurs reprises d’un air mal satisfait. Et il se serait peut-être donné le plaisir de dire « non », s’il n’avait senti sur lui le regard de mon père et le mien. Cette double pistolétade le terrifia, il retomba dans sa lassitude et dit d’une voix faible :
— Mais bien volontiers, Monsieur. Gardez-vous seulement de gâter la bouche de ma monture. Elle est très sensible.
Puisque nous nous séparions, j’entrepris alors de distribuer les armes. J’attribuai deux pistolets à mon père, deux à moi-même et je me préparais à en donner deux à La Barge quand mon père, me posant la main sur le bras, me dit en anglais :
— The boy is not in a condition to aim and fire{35}.
Il avait raison, bien entendu, et je baillai les deux dernières armes à Charpentier, non sans que La Barge me lançât un regard de reproche à la fois si désolé et si puéril que je crus qu’il allait pleurer. Bien qu’il ne sût pas l’anglais, le sens des paroles de mon père ne lui avait pas échappé.
Dès que Hörner donna le signal du partement, je me mis en selle avec une joie qu’assurément mon père et Charpentier partageaient, tant nous étions heureux d’échapper au carrosse – cette boîte qui, malgré les renforcements de Lachaise, pouvait si facilement se transformer en cercueil capitonné. Mieux valait affronter l’ennemi avec un beau cheval vigoureux et vivant entre les jambes.
J’hésitais à démonter pour confier un de mes pistolets à La Barge, mais à l’instant où je débattais en moi si j’allais le faire, Hörner donna le signal du partement, recommandant à ses hommes de ne parler point, et le convoi quitta lentement Nainville pour gagner le bois des Fontaines.
Nous avions à peine franchi un quart de lieue quand un incident survint qui confirma de la façon la plus saisissante ce que Hörner avait prédit touchant les dispositions de l’adversaire. Un cavalier, venant apparemment de Saint-Germain-sur-École, apparut en haut de la côte très pentue que nos chevaux gravissaient au pas. Il galopait à notre encontre, ce qui n’eût pas attiré mon attention, le grand chemin étant si fréquenté, si ledit cavalier, dévalant vers nous à vive allure, n’avait tout soudain bridé son cheval quand il approcha du carrosse. Cela fait, il envisagea fort curieusement les armes d’Orbieu peintes sur sa porte. Cette curiosité éveilla mon attention et d’autant plus qu’après l’avoir satisfaite, le cavalier tourna bride et nous montrant sa croupe, prit la direction de Saint-Germain, éperonnant sa monture au sang dans le dessein évident de dépasser notre convoi.
La vérité se fit alors jour dans mon esprit. L’adversaire avait dépêché l’homme en éclaireur, afin qu’il accertainât, en jetant un oeil sur le blason de mon carrosse, que c’était bien le comte d’Orbieu et non quelque autre seigneur que sa bande allait dépêcher.
Aussitôt, je me dressai sur ma selle et je hurlai en allemand :
— Hörner, halten Sie mir diesen Reiter auf{36} !
Hörner cria un ordre en un allemand qui m’était déconnu – probablement une des parladures de ses montagnes suisses – et aussitôt avec une ordonnance parfaite et une émerveillable rapidité, un Suisse poussa sa monture devant le cavalier, un autre le serra sur sa dextre, un troisième sur sa gauche tandis qu’un quatrième derrière lui l’empêchait de reculer.
Hörner cria au convoi de s’arrêter et quand j’arrivai sur le lieu de l’arrestation, le cavalier était déjà lié à un arbre tandis qu’un de nos soldats retenait son cheval.
— Was wollen Sie ihm tun ? dit Hörner.
Et il ajouta aussitôt en français, estimant que, puisqu’il était l’hôte du roi de France, il devait parler sa langue :
— Monsieur le Comte, que voulez-vous faire de lui ?
— Le faire parler.
— Ah ! dans ce cas, dit Hörner, et il chuchota à l’oreille d’un de ses hommes qui partit en courant dans la direction de la charrette.
— Maraud, dis-je, tu vas me dire à quel endroit tes amis ont dressé contre moi leur guet-apens.
— Monsieur le Comte, dit le cavalier, je ne sais pas de quoi vous parlez et je n’ai rien à vous répondre.
— Mais si, mon ami. Par exemple, tu peux me dire pourquoi tu sais que je suis Monsieur le Comte et tu vas me dire aussi qui a donné l’ordre de cette embûche.
— Monsieur le Comte, je ne sais rien de l’embûche que vous dites.
— Est-ce le roi qui a ordonné qu’on me tue ?
— Presque.
— Presque ? Tu dis presque ? Serait-ce donc Monsieur, parce qu’il se croit déjà presque roi ?
L’homme s’aperçut alors qu’il en avait trop dit avec ce « presque » qui trahissait tant de choses, et quelque question qu’on lui posât ensuite, il se ferma comme une huître et ne pipa plus mot. Sur l’entrefaite, le Suisse que Hörner avait dépêché à la charrette revint en courant avec une corde qui se terminait par un noeud coulant. Il lança le bout libre par-dessus la plus grosse branche de l’arbre auquel le prisonnier était attaché et du noeud il lui fit une cravate autour du cou. Il fit cela avec des gestes doux et s’excusa même poliment d’avoir par mégarde heurté le nez de l’homme en lui passant le funeste noeud. Cette courtoisie effraya le prisonnier plus que n’auraient fait des injures. Il devint blanc comme neige et cria d’une voix sans timbre :
— Messieurs ! Messieurs ! vous n’avez pas le droit de me pendre !
— Oh que si ! dit alors mon père en s’avançant. Tu parles du roi comme s’il était presque mort, ou comme si sa mort n’était plus qu’une question de jours. C’est crime de lèse-majesté ! En outre, tu es complice avéré des mécréants qui tendent une lâche embûche au comte d’Orbieu, Chevalier du Saint-Esprit, et fidèle serviteur de Sa Majesté. Tu mérites donc deux fois la mort et il est bien dommage qu’on ne puisse te pendre deux fois.
La grande allure de mon père, ses cheveux blancs, son ton calme et assuré et la mention qu’il fit de l’Ordre du Saint
— Esprit, firent grande impression sur le prisonnier. Il se tourna vers moi, trémulant de la tête aux pieds et dit :
— Monsieur le Comte, si je vous dis tout ce que vous voiriez savoir sur l’embûche, m’accorderez-vous la vie sauve ?
— Tu as ma promesse. Mais parle vite. Mes minutes sont comptées. Les tiennes aussi, si tu te tais.
Le malheureux, qui bégayait tant la peur lui tenaillait les tripes, confirma alors la disposition de l’embûche, telle que Hörner l’avait imaginée ; les charrettes l’une derrière l’autre pour barrer le grand chemin ; les chevaux parqués à dextre et à senestre dans le bois ; les soldats postés derrière la charrette et sur les deux côtés du chemin, cachés dans les taillis. Mieux même : le prisonnier situa la nasse avec précision. Elle nous attendait à une demi-lieue de nous, après le deuxième tournant du chemin.
— Si tu as dit vrai, dit Hörner dont l’accent rauque en français parut effrayer le prisonnier autant que ses paroles, Monsieur le Comte t’a promis la vie sauve et tu l’auras. Mais si tu as menti, moi, je te promets la mort et elle ne sera pas rapide.
— J’ai dit la vérité, dit le prisonnier, la face blanche comme craie.
— À partir de cet instant, dit Hörner, tandis que ses hommes déliaient le prisonnier de son arbre et le remettaient sur son cheval, les mains liées derrière le dos, on va cheminer comme sur des oeufs ! Pjui Teufel{37} ! Une demi-lieue ! La grand merci, Monsieur le Comte, de m’avoir fait arrêter cet éclaireur ! C’est nous maintenant qu’il éclaire ! Et c’est l’ennemi qui n’y voit plus rien...
Il commanda à ses Suisses de se mettre sur deux files, chacune marchant sur le bas-côté herbeux de la route, pour qu’on ne pût ouïr de loin les sabots de leurs chevaux. Comme il n’était pas possible d’en faire autant pour le carrosse et la charrette, elles suivirent les cavaliers à distance et au pas.
Je me ramentois qu’en cette chevauchée silencieuse qui fit sur moi une impression telle et si grande, il me vint à l’esprit que l’art tant vanté de la guerre était un art simple qui reposait sur des évidences : être plus nombreux et mieux armés que l’adversaire, être mieux informés de ses mouvements qu’il ne l’est des nôtres, le surprendre en l’attaquant là où il s’y attend le moins... Chose étrange, je me fis ces réflexions alors que mon coeur battait quelque peu la chamade devant l’imminence du péril, preuve que mon coeur s’alarmait, alors que ma cervelle restait claire.
Le hasard, ou notre bonne fortune, voulut qu’on trouvât sur notre gauche avant le deuxième tournant que nous avait indiqué le prisonnier un sentier forestier négligé et herbu, assez large pour recevoir le carrosse et la charrette l’une derrière l’autre et assez long pour que nos chevaux pussent y paître. Je dis « assez long » pour ce qu’à cinquante toises de là, on ne pouvait aller plus avant, le sentier, depuis longtemps délaissé, étant coupé par des fourrés épineux. Cela faisait une sorte de longue clairière et de clairière fermée, car nos Suisses, coupant aussitôt d’aucuns des épineux, les disposèrent derrière le carrosse et au travers du sentier pour défendre l’accès du côté du grand chemin que nous venions de quitter. Il y avait peu à craindre que nos montures s’égarassent dans le bois, tant en raison des basses branches des arbres que des taillis.
Dès qu’on eut ainsi établi notre camp, Hörner dépêcha en éclaireurs deux de ses hommes par le bois de chaque côté du grand chemin pour reconnaître les positions de l’adversaire. Avant qu’ils partissent, il leur donna à chacun une forte brassée, leur assurant que tout le temps que durerait leur absence, il prierait le Seigneur pour qu’ils ne fussent ni découverts ni capturés. Il les suivit ensuite des yeux comme ils se faufilaient entre les taillis. Ces deux Suisses, à la différence de leurs camarades, étaient petits, légers, agiles, et c’était assurément en raison de cette conformation qu’on leur confiait ces périlleuses missions de reconnaissance. Comme Hörner se détournait, je pus voir des larmes dans ses yeux et j’en conclus qu’il n’était pas, quoique rude, impiteux, à tout le moins pour les siens. De toutes les attentes, celle-ci fut la pire, car il crevait les yeux que si l’adversaire surprenait nos éclaireurs et les tourmentait, l’avantage de la surprise disparaîtrait pour nous. Je m’en ouvris à Hörner à l’oreille, qui, à cette occasion, me répéta sa phrase favorite :
— On ne peut pas faire la guerre sans jeter beaucoup de choses au hasard. Pour l’instant, on ne peut qu’espérer le retour de nos éclaireurs. Mais s’ils ne sont pas de retour dans une heure, il faudra de toute façon attaquer, ne serait-ce que pour ne pas laisser l’initiative à l’adversaire.
La chance nous sourit. Les éclaireurs revinrent sains et saufs, très fêtés et caressés par leurs camarades, et les joues gonflées de nouvelles rebiscoulantes. Les chevaux de l’adversaire étaient parqués et attachés dans le bois des deux côtés du grand chemin. Nos éclaireurs avaient été à quelque peine pour les compter, mais ils pensaient qu’ils étaient environ une trentaine. Chose stupéfiante, ajoutèrent-ils, personne ne les gardait. Ni sentinelle, ni valet, ni galapian, pas même un chien. Quant aux soldats adverses, ils se trouvaient devant leurs chevaux à vingt toises environ sur le bord du chemin et ils n’avaient pas davantage posé de sentinelle pour surveiller leurs arrières, et nos éclaireurs purent s’approcher assez près d’eux sans éveiller leur attention. Leur discipline était sehr schlecht{38}, dit un des Suisses avec quelque dégoût : ils jouaient aux cartes, ils pétunaient, ils parlaient haut. De toute évidence, ils avaient une telle fiance en la nasse qu’ils avaient tendue, qu’ils pensaient que nous allions donner dedans à l’étourdie comme des alouettes et, en conséquence, ils se gardaient mal. En fait, plus que mal : ils ne se gardaient pas du tout.
L’éclaireur à qui on avait confié le soin de reconnaître la barricade avait réussi à en avoir des vues après un grand détour. Elle était établie à l’endroit où le bois des Fontaines cessait. Par bonheur pour cet éclaireur, à l’orée de ce bois commençait un terrain fort marécageux dont les hautes herbes lui avaient permis de voir sans être vu. La barricade était, comme l’avait deviné Hörner, rudimentaire : deux charrettes, l’une à la queue de l’autre et derrière elles une dizaine de soldats qui, comme les autres, pétunaient, jouaient aux cartes ou dormaient, étant à la fois lassés de leur longue attente et assurés de leur victoire.
Hörner nous prit à part, mon père et moi, pour nous exposer son plan.
— Je compte, dit-il, diviser ma petite armée en trois pelotons. L’un attaquera le côté dextre de la route, l’autre le côté senestre, le troisième la barricade. Aucune de ces attaques ne se fera de face mais, bien entendu, de revers. Voici comment je vois les choses. Le peloton numéro un, s’engageant sur notre dextre, gagne d’abord l’endroit où les chevaux sont parqués, coupe les attaches des chevaux. Cela fait, l’homme prenant ses distances leur lance un pétard de guerre dans les jambes. Il ne fera qu’une victime ou deux. Mais le reste des chevaux, affolés, se mettant à hennir, à cabrer, à fuir et à tourner en rond, à cause des fourrés, la noise et la cavalcade attireront les hommes alignés sur la route. Abandonnant leur poste, ils se mettront à courir de tous côtés pour reprendre leurs montures. Nous les attaquerons alors à l’improviste.
— Le peloton deux, j’imagine, fera de même de l’autre côté du chemin, dit mon père. Ne serait-il pas bon que le premier pétard fut jeté en même temps à dextre et à senestre ?
— Oui-da, Monsieur le Marquis, un signal est prévu pour que les deux pelotons attaquent en même temps. L’effet de terreur en sera plus grand.
— Quant au peloton numéro trois, dis-je, celui qui attaquera la barricade, il risque de ne plus trouver personne devant lui. Car ces soldats-là aussi vont se mettre à courir après leurs chevaux.
— C’est probable, mais avant qu’ils ne gagnent le sous-bois, nos hommes, cachés dans les hautes herbes du marécage, pourront en navrer quelques-uns. Marquis, poursuivit Hörner, je voudrais, si vous y consentez, vous confier une tâche qui vous agréera peu en tant que gentilhomme, mais vous paraîtra fort utile en tant que médecin.
— Je sais laquelle, dit mon père avec un sourire. Vous pensez qu’au lieu d’aller avec vous au combat, je rendrais plus de service à attendre en ce camp qu’on m’amène les blessés pour leur bailler les premiers soins. Eh bien, reprit-il avec un sourire, pourquoi pas ? À chacun son métier. En ce cas, il me faudra des aides pour soigner ces blessés. Par exemple, La Barge, Monsieur Charpentier et le comte d’Orbieu.
J’entendis alors que mon père n’avait capitulé si vite que pour me retenir à ses côtés loin des dents de la mort.
— Mon père, dis-je, vous aurez pour vous aider La Barge et Charpentier. Je ne vous serai donc pas utile. Pour moi, j’aimerais suivre au combat le capitaine Hörner et, vu son âge et son expérience, me placer sous ses ordres.
Cette déclaration amena un assez long silence, anxieux chez mon père, bien qu’il le voulût dissimuler, et plus que gêné chez Hörner, lequel, en revanche, ne cacha pas son sentiment.
— Monsieur le Comte, dit-il gravement, vous me mettez dans l’embarras. Vous avez loué mes services pour que je protège votre vie et non pour que vous la hasardiez avec moi. Ces gens-là sont plus nombreux que nous, et bien qu’ils soient peu disciplinés, cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas vaillants au combat. Si vous veniez à être tué, on dirait que je n’ai pas fait mon métier. Je perdrais ma réputation et personne ne voudrait plus m’engager.
Cette remarque, qui était le bon sens même, me prit sans vert, et je restai bec cousu.
— Monsieur mon fils, dit mon père en reprenant courage, le capitaine Hörner a raison deux fois, et pour lui et pour vous. Ne vous jetez pas au-devant du danger si vous pouvez l’éviter. Vos ennemis étant ce qu’ils sont – c’est-à-dire gens aussi implacables que leur haine est plus imbécile-, vous aurez malheureusement d’autres occasions de prouver que vous avez du coeur. Ne leur donnez pas la joie de vous voir succomber à la première embûche.
— De reste, reprit Horner, ici même, vous courez des dangers. Et qui ne sont pas petits. Vous pouvez être pris à partie par un groupe de fuyards qui seront bien aise, tombant sur des gens désarmés, de se revancher de leur déconfiture en vidant leurs armes sur vous.
— Mais nous ne sommes pas désarmés, dit mon père. Nous avons à nous quatre six pistolets et mon fils et moi nos deux épées, et Monsieur Charpentier qui sait lancer le cotel.
— Ach was{39} Monsieur Charpentier ! dit Hörner, en envisageant le secrétaire du cardinal pour la première fois avec intérêt, vous lancez le cotel ? Pouvez-vous m’en faire la démonstration ?
— Bien volontiers, Capitaine, dit Charpentier.
Et sortant un couteau assez long de l’emmanchure de son pourpoint, il le saisit par la pointe, pivota sur ses talons avec une émerveillable promptitude et lança son arme, laquelle siffla dans l’air et alla se ficher en vibrant dans le tronc d’un petit tremble qui s’élevait à quatre bonnes toises derrière lui.
Cet exploit me laissa béant et Hörner, hochant la tête, dit avec le dernier sérieux :
— Monsieur Charpentier, ayant ce talent-là, vous seriez dans une troupe un inestimable atout et si un jour vous vous trouvez désemployé, je vous prendrai volontiers dans la mienne...
Mon père et moi faillîmes sourire à cette proposition, mais Charpentier, conservant toute sa gravité, salua le capitaine et lui dit que s’il perdait un jour son gagne-pain, il songerait à une offre qu’il trouvait d’ores et déjà infiniment obligeante...
— Capitaine, dis-je alors, je voudrais vous faire une recommandation au sujet des prisonniers que vous ferez.
— Monsieur le Comte, excusez-moi, mais nous ne faisons jamais de prisonniers. Nous tuons ceux qui nous veulent occire.
— Tous, même ceux qui se rendent ?
— Ceux-là surtout, Monsieur le Comte. En raison de leur couardise. Cependant, nous ne touchons pas aux blessés, mais nous ne les secourons pas non plus. C’est au Seigneur Dieu de décider s’il veut qu’ils survivent ou non.
— Cependant, Capitaine, il me faut des prisonniers, ne serait-ce que pour savoir d’eux qui a ordonné l’embûche.
Hörner se gratta alors le côté gauche de la tête à l’endroit où une ancienne blessure avait laissé une place blanche où pas un poil ne poussait. Il le gratta, ou plutôt le massa de son index qui me parut énorme, je ne sais pourquoi, car il était en proportion avec le reste de son corps lourd et géantin, quoique sans bedondaine. Lui qui était si rapide et si pertinent quand il s’agissait de raisonner d’un combat, il était évident que ma requête lui posait un problème inhabituel qui ralentissait beaucoup sa pensée.
— Monsieur le Comte, dit-il enfin, voici ce que je ferai. Je vais dire à mes soldats que s’ils voient des hommes, ou un homme, qui paraissent être en autorité chez l’ennemi, ils les doivent saisir sans les navrer. Toutefois, Monsieur le Comte, comme capturer est plus périlleux que tuer, je vous demanderais pour ces soldats, s’ils réussissent, une gratification que je laisserai, Monsieur le Comte, à votre générosité.
— Barguin conclu, Capitaine.
Mon père qui s’était tenu un peu à l’écart de ce bec à bec, mais sans laisser pour autant de l’ouïr, s’approcha alors et dit :
— Capitaine, j’aimerais que vos soldats, après le combat, amènent ou transportent céans les blessés, qu’ils appartiennent à votre troupe ou à l’autre camp.
— À l’autre camp ! répéta Hörner, comme indigné.
— Il va sans dire que pour ceux-là, je donnerai une gratification à ceux qui se donneront peine pour me les amener.
— Je ne faillirai pas de le leur dire, dit Hörner non sans faire quelque effort pour recouvrer sa politesse habituelle, et je sus dès ce moment qu’il n’en ferait rien.
— Capitaine, dis-je, à quelle heure comptez-vous lancer votre attaque ?
— Au déclin du jour, au moment où ceux d’en face, étant en poste et en attente depuis potron-minet, ne penseront plus qu’à manger, à boire et à dormir.
Là-dessus, il nous salua, pivota roidement sur ses talons et partit rejoindre ses hommes qu’il avait mis au repos de l’autre côté du grand chemin. La Barge, qui était remis de ses mésaises, émergea du carrosse, vint nous rejoindre et, saluant mon père et moi, s’excusa de n’avoir pu de tout ce temps m’être utile. Charpentier s’avança alors vers lui, le remercia chaleureusement de lui avoir prêté son cheval, et lui remit, comme lui revenant de droit, les deux pistolets que je lui avais confiés.
— Vous ne m’eussiez pas été utile, mon pauvre La Barge, dis-je doucement, il ne s’est encore rien passé. Je commence à avoir quelque idée de la guerre. On marche, et on marche. Après quoi on attend, et on attend. Et rien ne se passe.
J’achevais ces paroles quand nous reçûmes, comme pour me démentir, une visite pour le moins imprévue. C’était Becker, le lieutenant ou, pour mieux dire, le bras droit de Hörner, car cette petite armée ne se donnait pas de grades, bien que la hiérarchie fût solidement établie et la discipline, rigoureuse. Parmi tous ces montagnards suisses dont la face était boucanée par le soleil et les intempéries, le visage de Becker était le seul à briller d’un rose vif, étant semé de taches de rousseur. Quatre hommes le suivaient qui portaient chacun deux mousquets, ce qui ne faillit pas de nous étonner.
— Monsieur le Comte, dit-il, le capitaine en est arrivé à la conclusion que les chevaux de l’adversaire se mettant à hennir sous l’effet des pétards, les nôtres pourraient bien en faire autant et attirer l’attention de votre côté. L’herbe devenant rare, nous allons donc leur mettre à chacun un petit sac d’avoine à la tête pour les occuper et leur boucher les oreilles avec des bouts de laine. Plaise à vous de nous aider, nous irons plus vite. Le jour baisse et il ne faut pas retarder l’attaque davantage. Ces quatre hommes que voilà demeureront en renfort avec vous et les mousquets en supplément s’ajouteront à vos pistolets. Plaise à vous de vous remparer du mieux que vous pouvez, sous le carrosse et sous la charrette.
À neuf, nous vînmes rapidement à bout de notre tâche, au grand contentement de Becker qui prêta la main, tout en mesurant à chaque instant de l’oeil la hauteur des rayons du soleil à travers les arbres.
— Monsieur le Comte, dit-il, peux-je quérir de vous et de Monsieur le Marquis lequel de vous commandera cette petite troupe ?
— Ce sera le comte d’Orbieu, dit mon père aussitôt. Il a meilleure vue que moi.
— Et il faudra, en effet, qu’elle soit fort bonne, dit Becker, pour ne pas tirer par erreur sur les nôtres.
Comme Becker sur ces mots s’en allait, La Barge s’approcha de moi et me dit sotto voce :
— Monsieur le Comte, plaise à vous de m’accorder un petit bec à bec.
— À s’teure ? Tu choisis bien ton moment !
— Monsieur le Comte, ce sera très court.
— Fort bien. Je te prête une oreille. Ma fate presto{40}
— Monsieur le Comte, parlez-moi à la franche marguerite : me déprisez-vous ?
— Qu’est cela ? dis-je, béant. Mais si je te déprisais, il y a belle heurette que je t’aurais désemployé !
— Cependant, Monsieur le Marquis ne m’aime pas.
— Je dirais que mon père souffre plus mal que je ne fais tes petits défauts...
— Et quels sont mes petits défauts ?
— Tu es babillard, étourdi et désobéissant.
— Et couard ?
— Couard ? Non, tête bleue ! Où as-tu péché cette billevesée-là ?
— Je me suis apensé que peut-être vous aviez vu dans la mésaise dont j’ai pâti en votre carrosse une sorte de couardise.
— La Barge, ouvre bien tes oreilles ! Il y a toujours, et dans chaque homme, quelque mésaise à l’approche du danger. D’après mon père, Henri IV, avant chaque bataille, et Dieu sait s’il en livra, souffrait d’un flux de ventre irrépressible, et en faisait des plaisanteries gasconnes. Mais peur n’est pas couardise. Bien loin de là. La vaillance est faite d’une peur qu’on surmonte.
— Monsieur le Comte, je suis gentilhomme, et je ne voudrais pas qu’on me tienne pour lâche.
— Mais tu ne l’es pas !
— Monsieur le Comte, si l’ennemi nous tombe sus, d’où viendra-t-il ?
— Du bois, évidemment.
— Il vous faudra donc une sentinelle quelque part dans le bois pour signaler son approche.
— Cela va sans dire.
— Monsieur le Comte, je voudrais que cette sentinelle, ce soit moi. Je vous le demande en grâce.
— Tu ne serais pas le meilleur choix, du fait de ton inexpérience.
— Monsieur le Comte, si vous me refusez cela, c’est que vous doutez que j’aie du coeur.
— Encore ! Quelle antienne me chantes-tu là !
— Alors, Monsieur le Comte, accordez-moi de grâce ce que je demande !
— Soit ! dis-je, exaspéré. Mais à une condition ! C’est que si les ennemis approchent et que tu les reconnais pour tels, tu ne tires point. En aucun cas, tu ne dois tirer... Tu te dérobes et tu cours nous prévenir.
— Monsieur le Comte, je ferai votre commandement. Peux-je aller maintenant rejoindre mon poste ?
— Va, dis-je, mais du bout des lèvres.
Je l’envisageai qui s’enfonçait dans le bois avec un petit griffement de coeur, tant je me sentais mal satisfait d’avoir cédé à ses instances.
Mon écuyer parti, mon père s’approcha de moi et me dit :
— Où va La Barge qu’il a l’air si fendant ?
— Dans le bois, en sentinelle avancée. Il l’a quis de moi.
— J’eusse préféré un Suisse à ce poste. Il eût reconnu plus vite l’adversaire, connaissant bien ses camarades.
Cette remarque me prit sans vert, tant je la trouvais pertinente. Cependant, comme je restais coi, un Suisse s’approcha de moi et me sauva d’embarras.
— Herr Graf{41}, dit-il, si vous le trouvez bon, nous pensons nous poster à plat ventre sous la charrette afin de voir sans être vu et de tirer sur l’ennemi, s’il apparaît.
— Je le trouve bon, dis-je, ayant l’impression pénible de recevoir là une deuxième leçon, car bien que je fusse le chef de notre petite troupe, je n’avais encore donné aucun ordre et regrettai le temps que le bec à bec avec La Barge m’avait fait perdre.
Le Suisse s’en alla et, me tournant vers mon père, et vers Charpentier, je leur dis :
— Ferons-nous comme les Suisses ? À plat ventre sous le carrosse ?
— L’idée est bonne, dit mon père, si du moins elle ne blesse pas votre dignité.
— Pas le moindre.
— Elle ne froisserait pas non plus la mienne, dit Charpentier, mais il m’est difficile de lancer le cotel dans la position que vous dites. Je préférerais, avec votre permission, Monsieur le Comte, rester debout, abrité derrière le carrosse.
J’acquiesçai, m’allongeai à côté de mon père sous le carrosse et, comme lui, disposai à côté de moi mon épée nue, mes deux pistolets et mon mousquet. J’observai que mon père avait apporté les recharges.
— Je doute pourtant que nous ayons le temps de recharger, dit mon père. Il faudra donc tirer à bon escient, car nous n’avons que trois coups. Après quoi, nous ne disposons plus que de notre épée, laquelle ne sera que de petite usance face à un mousquet chargé.
Comme il achevait, un cri de hulotte, long et lugubre, retentit, provenant de l’autre côté du grand chemin.
— A ma connaissance, dit mon père, les chouettes hululent seulement la nuit. Ce n’est donc pas un vrai hululement, c’est un signal. Il faut maintenant attendre la réponse.
Quoi disant, il posa un bref instant sa main sur la mienne et ajouta :
— La fête commence ! Dieu vous garde, mon fils !
— Dieu vous garde, Monsieur mon père !
La gorge me serra en prononçant ces mots, si grand était mon émeuvement de voir ce seigneur aux cheveux blancs, mon père et mon modèle, délaisser les aises et la quiétude de son hôtel parisien et se mettre à tant de peine pour m’aider en ma première et périlleuse épreuve.
Un second hululement retentit, cette fois de notre bord, tout aussi long et lugubre que le premier, et tout aussitôt, nous ouïmes coup sur coup deux fortes explosions : les pétards de guerre avaient éclaté de chaque côté du chemin au milieu des chevaux. Les hennissements de douleur et de peur remplirent alors le bois, trahissant une épouvante à vous serrer le coeur. Dans l’intervalle de ces hurlements déchirants, on pouvait ouïr les piétinements affolés et les violents froissements de branches qui annonçaient que les montures de l’ennemi se mettaient à la fuite, mais bien en vain, tant étaient hauts et quasi impénétrables les taillis auxquels elles se heurtaient, en particulier sur le bord du chemin.
Les hennissements diminuèrent quelque peu en fréquence et en violence, et une forte mousquetade éclata alors, ce qui nous fit entendre que l’ennemi, quittant ses positions le long du chemin, et s’enfonçant dans le bois pour capturer ses montures, avait rencontré les nôtres en embuscade derrière les arbres. J’imaginais qu’au premier contact, étant attaqués à l’improviste et surpris là où ils croyaient surprendre, les ennemis eurent beaucoup de pertes mais, à mon sens, les survivants durent se reprendre et se cacher à leur tour derrière les arbres pour tirer, car les mousquetades diminuèrent en intensité et en fréquence, comme il est normal quand on est à la fois chasseur et chassé.
J’éprouvais un sentiment quelque peu étrange d’être couché à quelques toises d’un combat, oyant tout ce qui s’y passait, mais sans rien voir, d’autant qu’il y avait des accalmies subites, dues au fait qu’il fallait, d’un côté comme de l’autre, recharger les mousquets, ou les pistolets, dès qu’ils avaient tiré.
Ce fut pendant l’une de ces trompeuses accalmies que nos propres chevaux, ayant mangé leurs avoines, se mirent à hennir aussi à travers leurs sacs, étant énervés de toute la noise qu’ils pouvaient ouïr malgré les bouts de laine qui bouchaient leurs oreilles et les bouchaient sans doute imparfaitement. J’entendis alors que les ennemis valides allaient se porter dans notre direction, dans l’espoir où ils seraient d’y trouver des montures, leur progression étant facilitée par le fait que, le jour baissant, le sous-bois devenait obscur.
— Espérons, dit mon père à l’oreille, que La Barge, s’il les aperçoit assez tôt, aura le bon sens de nous venir rejoindre.
J’en étais bien moins sûr moi-même, craignant que le béjaune, enflammé de tous les soupçons de couardise qu’il imaginait avoir encourus, voulût à force forcée prouver sa vaillance.
Hélas ! C’est ce qu’il fit ! Et d’après ce que nous conjecturâmes ensuite, en raison de la position de son corps, il quitta l’abri de son arbre, vida ses deux pistolets sur les ennemis les plus proches et tira ensuite son épée. C’était folie ! Une violente mousquetade éclata et comment n’eussé-je pas pensé alors que mon malheureux écuyer n’ouït que le premier coup, n’étant déjà plus de ce monde quand le second retentit.
— Mon père, dis-je, d’une voix basse et trémulante à son oreille, que pouvons-nous faire ?
— Attendre, dit mon père laconiquement.
On n’ouït que peu de bruit après ce tapage : sans doute les gueux rechargeaient-ils leurs armes avant de s’aventurer plus avant. Ce qu’ils firent sans précaution aucune, dans un grand froissement de branches et sans dépêcher au préalable un éclaireur pour reconnaître qui ou quoi les attendait, quand ils déboucheraient à l’orée du chemin de terre. En fait, ils arrivèrent tous ensemble et sur une seule ligne. Et j’entendis à quel point les Suisses, nous donnant l’exemple, avaient été sages de s’allonger sous leur charrette, car l’herbe haute du chemin nous dérobait à la vue des ennemis, mais ne les dérobait pas à la nôtre.
N’osant parler, même sotto voce, je demandai de l’oeil à mon père si je devais donner le signal du tir en tirant le premier, mais il fit « non » de la tête, un « non » que je n’entendis que plus tard. Les gueux étaient huit, et mon père se demandait si d’aucuns, fuyant comme eux le combat, n’allaient pas les rejoindre et renforcer leur nombre. Je vis les adversaires confabuler entre eux à voix basse et, me haussant avec la plus grande prudence sur mon coude, je pus apercevoir leurs faces à travers les hautes herbes du chemin. Elles portaient un air étonné et méfiant comme s’ils faillaient à entendre comment un carrosse armorié, une charrette et de nombreux chevaux pouvaient se trouver là sans personne pour les garder que le galapian qu’ils venaient d’expédier.
Ces gueux étaient vêtus de bric et de broc, et avaient une mine basse et sanguinaire, qui convenait mieux à des brigands qu’à des soldats. Ils hésitaient et je pouvais presque voir leur cervelle fonctionner. Ils voulaient capturer nos chevaux qui seuls permettraient de s’enfuir. Mais pour parvenir jusqu’à ces montures si convoitées et si nécessaires, il leur fallait s’approcher d’un carrosse qui était claquemuré et d’une charrette étroitement bâchée. Étant déjà tombés dans un piège, ils redoutaient de choir dans un deuxième et, ne voyant personne, ils se demandaient ce que cela cachait.
Cependant, ils hésitaient. Pas un seul des leurs venant du bois n’était venu renforcer leurs rangs et, sur un signe de mon père, j’allais commencer le feu, quand l’un d’eux se détacha du groupe, le mousquet à la main, avec l’évident dessein d’explorer de plus près le carrosse. Cet homme, aussi vaillant qu’aventureux, était nu-tête et ladite tête montrait une chevelure hirsute, raison pour laquelle elle se ficha à jamais dans ma remembrance. Il marchait à pas mesurés et sa lente avance déclencha par une sorte de mécanique une suite d’événements qui ne semblait rien devoir à la volonté humaine.
Le signal en fut donné par un sifflement soudain, d’autant plus audible qu’il s’était fait un grand silence chez les gueux quand ils virent leur camarade s’avancer seul. Puis, il y eut une sorte de choc mat, un fort soupir et l’homme tomba à la renverse de tout son long, le cotel de Charpentier fiché en plein dans le coeur et un filet de sang coulant de sa bouche. Du moins c’est ainsi que nous le vîmes quand nous pûmes enfin nous lever. Car, lorsque l’homme s’écroula, comme foudroyé par une force invisible (Charpentier, son cotel lancé, s’étant jeté à terre), les gueux épaulèrent leurs mousquets et tirèrent à l’unisson sur mon carrosse, comme s’ils le tenaient pour responsable de la mort de leur camarade.
Ce fut une violente et brève mousquetade dont nous ouïmes au-dessus de nos têtes les chocs sourds et répétés sur les parois du carrosse. J’étais trop étonné par l’absurdité de cette réaction pour en voir tout de gob les conséquences. Mais les Suisses, gens de métier, entendirent aussitôt que l’ennemi, ayant déchargé ses mousquets, n’était plus à craindre et donnèrent alors la parole à leurs armes. Mon père en fit autant, et moi aussi, et Charpentier, lequel avait rampé jusqu’à mon côté pour saisir un mousquet. Ce fut un moment à la fois exaltant et odieux, quand on vit nos adversaires tomber comme des cibles en arrière sous le choc de nos balles tirées à si faible distance. Quand tout fut fini, j’appuyai ma joue contre la crosse de mon mousquet et cachai ma face de ma main, tant j’éprouvais de vergogne à avoir tué mon semblable et à l’avoir fait avec tant de plaisir.
— Qu’avez-vous ? dit mon père doucement.
Je le lui dis et il haussa les épaules.
— Ils nous ont dépêché La Barge. Ils vous auraient tué, s’ils l’avaient pu. N’est-ce pas assez pour les maudire ?
Le pauvre La Barge, quand nous entrâmes dans le bois, était étendu sur le dos, les jambes écartées et sa poitrine n’était que sang. Mon père retrouva dans l’herbe ses deux pistolets et, les examinant, les trouva déchargés, ce qui confirma la supposition que nous avions faite. On retrouva, une demi-toise plus loin, son épée nue, cette épée avec laquelle il avait cru pouvoir affronter des mousquets chargés avant de tomber foudroyé sous leurs balles.
— Monsieur mon fils, dit mon père, l’aviez-vous autorisé à tirer ?
— Tout le rebours. Je le lui avais même strictement interdit.
— Il vous aura donc désobéi une fois de plus.
Et après un silence, il ajouta :
— Et cette fois, ce fut la dernière.
Il y avait plus de tristesse que de désapprobation dans cette remarque, ce qui me toucha, mon père s’étant montré, dans les occasions, assez rude avec La Barge. Mais Dieu sait si à moi-même il me donnait parfois furieusement sur les nerfs, étant étourdi, babillard et, pour son âge, puéril. Cependant, je l’aimais aussi, car étant entré à mon service à douze ans comme page, et étant orphelin de père, il se considérait quelque peu comme mon fils et nourrissait pour moi une grandissime affection, mais par malheur, sans l’obéissance qui eût dû l’accompagner.
Charpentier m’aida à le transporter dans la charrette où on fit place pour l’étendre, lui recouvrant la face de son mantelet. Mon intention était, avec la permission du cardinal, de le déposer dans la crypte du château de Fleury-en-Bière.
Hörner « vint au rapport », comme il me le dit, et très à la soldate, les talons joints, le corps roide, la voix forte et rapide : la victoire était complète. Nous avions entouillé l’embûche et pris les ennemis à revers. Ils avaient peu et mal réagi et s’étaient mis presque aussitôt à la fuite, ce qui nous avait permis de les tailler en pièces presque impunément. À vue de nez, ils avaient dû perdre une vingtaine des leurs.
— Pas de prisonniers ?
— Non, Monsieur le Comte, pas de prisonnier, dit Hörner sans battre un cil, à l’exception d’un gentilhomme, le marquis de Bazainville, que Becker va incontinent vous amener.
— Quelles sont vos pertes, Capitaine ?
— Deux tués et cinq blessés.
— Où sont les blessés ?
— On les amène céans, Monsieur le Marquis ayant promis de leur donner les premiers soins.
— Pour vos morts, Capitaine, je paierai comme convenu l’ouverture de la terre chrétienne au curé de Fleury-en-Bière.
— La grand merci, Monsieur le Comte, dit-il, la gorge nouée.
Et il poursuivit :
— Quant à la picorée ?
— Nous en reparlerons, dis-je, voyant apparaître Becker avec le prisonnier. Monsieur mon père, ajoutai-je, aurez-vous besoin du carrosse pour curer vos blessés ?
— Nenni, je ne pourrais les y étendre. Tout ce que je veux, dit-il en se retournant vers Hörner, c’est une grande bâche à terre pour la propreté et une ou deux lanternes, car le soir tombe.
— J’occuperai donc le carrosse avec une lanterne, le prisonnier et Monsieur Charpentier, s’il le veut bien, sera mon greffier, pour peu qu’il ait avec lui son écritoire.
— Monsieur le Comte, dit Charpentier, ma plume ne me quitte jamais.
Une fois que nous fumes installés, je considérai Monsieur de Bazainville. Il avait peu à se glorifier dans la chair, étant de taille petite, malitorne, les jambes torses, une face étrangement faite, un nez courbe, l’oeil dur, une mine chafouine et des yeux épiants qu’il tournait constamment de tous côtés comme s’il cherchait une petite proie à se mettre sous la dent ou un trou noir pour s’y réfugier.
— Monsieur, dis-je sans ambages, ne vous paraît-il pas déshonorant de ramasser une trentaine de gueux sanguinaires pour assassiner au coin d’un bois un gentilhomme ? Si vous avez quelque querelle avec moi, l’honneur ne vous commandait-il pas de m’appeler sur le pré ?
— Monsieur le Comte, dit-il avec le plus grand calme, je n’ai pas eu droit de décision en la matière. Si le duel n’a pas été retenu contre vous, c’est, bien entendu, parce que vous possédez la botte de Jarnac.
— Et vous avez querelle avec moi ?
— Mais point du tout, Monsieur le Comte. J’ai agi selon le commandement de mon maître.
— Mais, Monsieur, comment votre maître peut-il être différent du mien ? N’êtes-vous pas sujet du roi de France ?
— Si fait !
— Et s’attaquer à un officier du roi, adamantinement fidèle à son prince, n’est-ce pas, en quelque sorte, un acte de lèse-majesté ? N’est-il pas évident que si vous aviez réussi dans votre entreprise, votre succès vous aurait conduit à mettre la tête sur le billot du bourreau ?
— Monsieur, je suis moi-même fidèle à mon maître qui est le seigneur le plus haut en ce royaume.
— Plus haut que le roi ? Qui dans ce royaume serait plus grand que le roi ? Serait-ce Monsieur ?
— Monsieur le Comte, je n’ai pas parlé de Monsieur.
— C’est pourtant lui qui vous a commandé de me tuer. Répondez, de grâce !
— Monsieur le Comte, plaise à vous de m’excuser, mais je ne répondrai pas à cette question.
— Laissez-moi vous dire, Monsieur, que ce silence n’est pas à votre avantage. Si les choses vont ce train, les juges sauront vous ouvrir la bouche. Après quoi, le bourreau vous la fermera à jamais.
— Monsieur le Comte, dit Monsieur de Bazainville, une expression rusée passant sur son visage, ce grand déballage devant des juges serait très embarrassant pour le roi, vu qu’il s’agit de son frère et successeur éventuel. Il y a mieux à faire, à mon sentiment.
— Et quoi donc ?
— Un barguin.
— Avec moi ?
— Oui, Monsieur le Comte. Il se trouve que j’ai des informations très précieuses et très secrètes que je pourrais vous apporter concernant les sûretés de Monsieur le Cardinal, informations qui sont telles que vous ne sauriez penser les payer trop cher en me baillant la liberté et la vie.
— Mais, Monsieur, qui pourra m’assurer de la véracité de ces informations ?
— Mon honneur.
— Votre honneur, Monsieur ?
— Ou si vous préférez, Monsieur le Comte, mon intérêt. Qui aimerait, ayant menti là-dessus, avoir toute la police du cardinal à ses trousses ?
— Vous engageriez-vous à répéter ces informations devant Monsieur le Cardinal, puisque si je vous entends bien, elles concernent ses sûretés ?
— Oui, Monsieur le Comte.
— Je vous emmène donc présentement chez le cardinal. Vous lui direz ce qu’il en est, et s’il attache créance à vos informations, je me fais fort d’obtenir de lui votre liberté. Mais en ce qui me concerne, laissez-moi vous dire, Monsieur, que d’ores et déjà je vous crois.
— Vous me croyez ? dit-il, béant.
— Oui, Monsieur. Ayant eu la bassesse de rassembler quarante brigands pour m’assassiner, je croirais volontiers que vous aurez aussi celle de trahir votre maître.
— La bassesse, Monsieur le Comte ? dit Bazainville, je suis chagrin que vous nourrissiez à mon endroit un sentiment aussi désobligeant. Mais, pour vous parler à la franche marguerite, ce sentiment me sera plus léger à porter que ne le serait sur mon cou nu l’épée nue du bourreau...
Preuve qu'a défaut d’honneur, le traître ne manquait pas d’esprit, mais c’était le genre d’esprit dont mon grand-père, le baron de Mespech, disait qu’il était l’apanage des gens qui ont « toute honte bue et toute vergogne avalée ».
Le temps de m’assurer que Charpentier avait bien jeté sur le papier l’essentiel de cet interrogatoire, je descendis du carrosse avec le prisonnier et l’amenai de l’autre côté du chemin à Hörner en lui recommandant de lui entraver pieds et mains et de garder l’oeil sur lui, car lui seul pouvait révéler au roi le quoi et le qu’est-ce de l’embûche que nous avions déjouée. Hörner incontinent le confia à un gros Suisse, lequel était bien le double de Bazainville en hauteur, en largeur et en poids.
Je revins à mon père qui me parut fort las et y trouvai aussi les blessés qu’il avait pansés. Tous pouvaient marcher ou se tenir à cheval, à l’exception d’un seul, lequel mon père me demanda d’accueillir dans mon carrosse pour le reste du voyage.
— Celui-là, me dit-il sotto voce, sera béni du ciel s’il arrive à marcher un jour, fût-ce en claudiquant.
— Que faisons-nous ? dis-je en observant que le jour déclinait. Pourquoi Hörner ne donne-t-il pas le signal du partement ?
— Y pensez-vous ? dit mon père. Et la picorée ?
— Le diantre soit de la picorée !
— Ah ! Mon fils ! Ne parlez pas si mal de la picorée ! La picorée est au soldat ce que la conquête est au prince : la récompense de la victoire.
— Ne pourrait-on pas remettre la picorée à demain ?
— Ce serait là le meilleur moyen pour ne plus rien trouver demain matin.
— Comment cela, plus rien ?
— Savez-vous que, dès notre partement, les manants des alentours qui ont ouï la mousquetade vont affluer céans et prendront tout ce que nous avons laissé, y compris, découpés à même la bête mourante, des cuissots de cheval dont ils feront bombance. Et dès que les manants auront déguerpi, les loups, de dix lieues à la ronde, attirés par l’odeur du sang, arriveront furtivement et feront bon marché du reste. Enfin, dès qu’avec le jour les loups, l’un derrière l’autre, ou comme on dit si bien « à la queue leu leu{42} », se seront retirés du même pas furtif, mais la panse pleine, et n’ayant pas fait la moindre différence entre le cheval blessé et le chrétien mort, les corbeaux, à leur tour, se faufileront d’un vol lourd, de branche en branche, et sautillant à terre, l’oeil en éveil, mangeront le reste du reste.
— Mon Dieu ! dis-je, que de prédateurs en ce triste monde !
— Mais, de tous ces prédateurs, l’homme est bien le pire ! dit mon père. Ne vous chagrinez pas, mon fils, de ce petit tumulte ! Il y a bien pis ! Il ne vous paraît affreux que parce que vous êtes né, comme disent les Anglais, « avec un cuiller d’argent dans la bouche » et élevé dans le velours des cours. Ce jour d’hui est votre baptême. Vous découvrez la guerre.
Il disait vrai et pourtant mon chagrin me mordait encore le coeur. Ayant la gorge serrée comme un noeud, je ne pouvais pas parler. Mon père n’ajouta rien et, devinant mon humeur, me prit le bras et m’emmena faire quelques pas sur le grand chemin.
— Ce bois, dit-il, a un nom mélodieux. Il s’appelle le bois des Fontaines, et bien que ses feuilles soient tendres, les oiseaux y nichent déjà. Oyez-les ! Ils chantent à pleine gorge et quoique le jour ne soit pas encore défunt, la lune se lève, lumineuse et rondie. Tout est paisible. Faites comme le bois des Fontaines. Ce que vous avez vu et vécu céans, jetez-le dans la gibecière de vos oublis, mais demeurez vigilant pour l’avenir. Ce n’est pas le dernier coup qu’on vous portera.
Et il ajouta au bout d’un moment :
— Regrettez-vous le pauvre La Barge ?
— Je le pleure, mais je ne le regrette pas. Il me servait fort mal.
— Dans le péril où vous êtes, mon fils, un écuyer devrait vous être aussi utile que le fut pour moi La Surie.
— Oui, mais où trouver pareil trésor ?
— Vous l’avez déjà.
— Je l’ai déjà ?
— Hans.
— Hans, mon reître repenti ?
— Vous l’estimez fort, à ce que vous m’avez dit.
— Oui-da ! Comme dirait Louis, il est « excellentissime ». On chercherait en vain une vertu qui lui faille. Je me propose de lui confier le commandement de ma milice d’Orbieu.
— Prenez-le donc comme écuyer.
— Écuyer ! Mais il n’est pas noble !
— La Surie n’était pas noble et avant de le devenir, il eut plusieurs fois l’occasion de me sauver la vie. Ne faites donc pas tant de cas du sang. C’est la valeur qui compte. D’où Hans est-il natif ?
— D’un bourg d’Alsace appelé Rouffach.
— Appelez votre écuyer Hans von Rouffach. Cela sonne bien et s’agissant d’un petit écuyer, par surcroît de langue allemande, qui ira jamais faire le voyage en Alsace pour vérifier sur place si Hans a droit à ce « von » ?
— Hans von Rouffach ! Voilà qui est plaisant ! Je vais y songer...
— Faites plus qu’y songer ! Dans les périls où vous êtes, un bon écuyer aura mille occasions de vous être utile.
Il achevait quand Hörner vint au rapport, les talons joints et le corps roide.
— La picorée, dit-il, côté armes et vêtures est achevée, côté chevaux, cinq sont morts et une bonne dizaine a réussi à prendre la fuite. Il vous en reste donc quatorze, Monsieur le Comte, pour votre part.
Je fus un moment avant de répondre, tant me déplaisait l’idée de m’enrichir du butin de cette tuerie.
— Côté soldats, reprit Hörner (fidèle à son principe « les bêtes avant les hommes », il devait de prime parler des chevaux), nous avons cinq blessés, y compris celui dont la jambe a peu d’espoir de guérir. Celui-là, Monsieur le Comte, je vous fais un grand merci de le prendre avec vous dans votre carrosse. Nous avons aussi deux morts, ajouta-t-il, les larmes lui venant aux yeux, tandis que sa face demeurait impassible.
— Ont-ils femme et enfants, Capitaine ?
— Oui-da, tous les deux.
— Capitaine, vendez pour moi les chevaux qui me reviennent et partagez les pécunes entre les deux veuves.
Hörner m’envisagea comme quelqu’un qui, pris sans vert, ne saurait plus que dire. Et comme son silence, en s’éternisant, devenait embarrassant, je lui demandai quand nous pourrions départir pour Fleury-en-Bière.
— Dans une demi-heure, Monsieur le Comte.
Que longue fut cette demi-heure et longuissime en ma remembrance le chemin que nous dûmes parcourir, les lanternes allumées, pour atteindre le château du cardinal !
Je pensais avoir du mal à me faire ouvrir les grilles en arrivant en pleine nuit. Mais un des gardes reconnut Charpentier qu’il voyait quotidiennement en Paris quand le cardinal y séjournait, et le majordome qui, sur cette entrefaite, était accouru, se ramentut de moi. Il réussit, je ne sais comment, à loger tout ce monde, et mon père et moi dans la même chambre. Nous étions sur le point de nous dévêtir, étant fort las, quand le majordome revint quasi courant pour nous dire que le cardinal nous voulait recevoir sur l’heure dans son cabinet, mon père, moi-même, Charpentier et le prisonnier. Cette célérité m’eût laissé béant, si je n’avais su que le prodigieux labeur du cardinal ne tenait aucun compte du soleil, et qu’il était à sa table de travail presque autant la nuit que le jour.