Du diantre si je sais pourquoi je m’étais mis en cervelle que l’attente du renseignement de Chalais allait me manger une semaine. Elle ne dura qu’une journée.
Très tôt le lendemain, on toqua à la porte de ma chambre et la voix de Monsieur de Clérac demandant l’entrant, je me levai, libérai le verrou et lui ouvris. Il poussa devant lui la petitime qui, les yeux ronds, rusés et brillants comme ceux d’un écureuil, me dit avec un air de profond mystère qu’un gentilhomme demandait à me voir, lequel noulait dire son nom. Et comme je quérais d’elle qu’elle me le décrivît, elle reprit :
— Ma fé ! Monsieur le Comte ! C’est un bel homme ! Il est grand assez pour être deux fois ma hauteur, le cheveu blanc comme neige et la mine fort haute.
J’eus peu de doute alors sur la personne dont il s’agissait et, tout frémissant en mon for, sans le laisser paraître à cause de la petitime qui ne nous quittait ni d’un pas ni de l’oeil, je dis en oc à Clérac (qui était gascon, le lecteur s’en ramentoit) de ne pas donner son titre au visiteur en le saluant et de me l’amener incontinent. À quoi j’ajoutai, toujours en oc : « Par le Ciel et par tous les Saints, chassez-moi cette collante petite mouche qui volette dans les alentours ! » Clérac n’y alla pas par quatre chemins. Il toqua de sa dextre l’arrière-train de la garcelette et lui montrant les grosses dents, il lui dit d’une voix terrible : « Et pis ferai-je, m’amie, si je te trouve encore entre mes pattes ! » La petitime s’enfuit alors en piaillant comme volaille qu’on plume et Clérac descendit à sa suite pour me ramener le visiteur.
— Comte, dit le commandeur de Valençay en entrant dans ma chambre d’un pas vif, laissons là, s’il vous plaît, les civilités ! Le temps presse. Le cardinal court derechef les plus grands périls.
Il souffla, ayant gravi un peu vite sans doute, vu son âge, les marches qui menaient à l’étage. Quoiqu’il fît effort pour garder la face imperscrutable, son émeuvement se trahissait par le battement de ses paupières et, quand il parla, par le halètement de sa voix.
— Comte, nous avons très peu de temps devant nous. Comme vous savez, le cardinal est accoutumé à venir de Fleury-en-Bière à Fontainebleau dans les après-dînées pour traiter avec le roi des affaires du royaume.
— Je sais cela.
— Et d’aucuns voudraient, ce jour d’hui, sur ce trajet, lui tendre une embûche, le capturer et, se peut, le tuer.
— Tête bleue ! m’écriai-je. C’était à prévoir ! Et je ne sais ce qui me frappe le plus dans ce nouvel attentement, sa cruauté ou sa sottise. Car enfin, la vengeance de Louis, si on lui tuait son ministre, serait terrible. Le renseignement est-il sûr tout à plein ?
— Je le tiens de qui vous savez...
— Et pourquoi n’est-il pas venu me le dire de lui-même ?
— Le parti de l’aversion au mariage a su qu’il avait dîné hier avec vous à L’Autruche. Cela a suffi pour le rendre suspect.
— La nouvelle a voyagé vite, dis-je, avec une petite pensée meurtrière pour la petitime. Et bien sûr, le marquis n’a pas voulu aggraver les soupçons en venant me voir le lendemain ! Il devient prudent, il me semble.
— Ne croyez pas cela ! dit le commandeur avec un soupir. C’est moi qui le lui ai défendu et il a fallu lui parler avec les grosses dents tant il tenait à faire d’une pierre deux coups : vous voir et coqueliquer de nouveau avec sa putain cramante.
Ce déprisement pour la pauvre Cathau me donna à entendre que le commandeur, tout bon chrétien qu’il fut, n’aurait pas pardonné, lui, â Marie-Madeleine...
— Mais, observai-je, vous mettez vous-même votre vie en péril en remplaçant votre neveu.
— Comme vous-même, Comte, je sers le roi. Et maintenant, que vous proposez-vous de faire ?
— À vous je le peux dire, Commandeur, et à nul autre. Je vais expédier quelqu’un à Fleury-en-Bière afin qu’il prévienne le cardinal de ne point saillir du logis et de s’y claquemurer jusqu’à nouvel ordre.
— Je pourrais être ce quelqu’un, dit le commandeur.
— Commandeur, il n’y a pas offense à vous le dire : avec votre haute taille et vos cheveux blancs, vous êtes bien trop voyant. Quant à moi, je vais partir sans tant languir prévenir le roi afin qu’il décide des mesures à prendre, et tant bien je le connais, tant bien je sais qu’il agira vite et frappera fort. De grâce, un mot encore ! Le cardinal voudra savoir qui inspire ce nouveau coup. Que lui dirai-je ? Est-ce Monsieur ?
— Nenni. Depuis la visite du cardinal, Monsieur est retourné. Et bien que ses bonnes dispositions ne durent à l’accoutumée que ce que durent les roses, l’heure, en ce moment pour lui, et en ce qui le concerne, est à la paix et non au couteau.
— Qui d’autre, dans ces conditions ?
— Les frères Vendôme. Ils ont pris le relais des assassinats.
— Tête bleue ! dis-je. Comment notre bon roi Henri a-t-il pu, avec la douce et tendre Gabrielle, faire des fils aussi méchants ?
— C’est que le diable rit et se frotte les mains dans les alcôves adultères, dit le commandeur roidement. Comte, je vous laisse. J’ai quitté la Cour en catimini et je ne voudrais pas, en m’absentant davantage, donner des ombrages et des soupçons aux gens que vous savez.
— Le roi est-il meshui à la chasse ?
— Oui-da !
— La forêt de Fontainebleau est vaste. Pouvez-vous me dire dans quel coin ?
— Nenni, je ne le peux, mais Du Hallier le sait. Vous le trouverez au château. Il n’a pas suivi aujourd’hui le roi, ayant la jambe endolorie depuis sa dernière chute de cheval.
Là-dessus, Monsieur de Valençay me bailla une courte brassée, et s’en alla. J’appelai Clérac aussitôt et, retirant ma bague de mon auriculaire, je lui dis de la passer au sien, de faire seller sa monture incontinent, et de courir jusqu’à Fleury-en-Bière demander de toute urgence à voir Charpentier.
— Et que lui dirai-je ?
— Rien. Vous lui remettrez cette bague.
— Sans un mot ?
— Sans un mot. Ce rubis a ceci de magique qu’il parle à qui connaît sa langue.
— Irai-je seul ou accompagné ?
— Seul. Et au sortir de l’auberge, ne prenez pas à gauche pour Fleury, mais à droite pour Fontainebleau. Vous ne tarderez pas à trouver sur votre dextre un petit sentier qui vous ramènera, après quelques détours, sur le chemin de Fleury.
— Monsieur le Comte, est-ce à dire que vous vous défiez d’un petit oeil épiant ?
— Oui-da. Soyez bien assuré que ce petit oeil observera votre département de l’auberge. Partez donc en flânant au pas sans nulle hâte, du moins pour l’apparence, car il faudra cacher sous votre casaque un pistolet bandé, amorcé, le chien abattu, un second dans votre pourpoint, l’épée au côté et une dague dans vos chausses. Courez au petit trot, le chapeau très enfoncé sur l’oeil. Ce n’est qu’à un quart de lieue de Fleury que vous pourrez galoper à brides avalées. Dès que vous aurez remis la bague à Charpentier, car c’est lui et lui seul que vous devez voir, vous reviendrez céans, mais toujours par le détour que vous avez fait de prime et paraissant, par conséquent, revenir de Fontainebleau. Aux abords de l’auberge, portez un air paisible et souriant, comme satisfait de votre petit trot matinal. Vous ne me trouverez point à L’Autruche, ni moi ni vos hommes. Je serai parti avec eux pour Fontainebleau. Faites comme si vous n’en aviez cure. Commandez-vous à mes frais une bonne repue arrosée de bon vin et si vous avez alors appétit à quelque badinerie...
— Nenni, nenni, Monsieur le Comte, je n’appète qu’à boire dans mon verre, lequel est le plus beau du monde.
— Bravissimo ! Naturellement, avant que de départir de L’Autruche pour Fleury, dites à vos hommes de seller mon cheval et les leurs. Notre département suivra de peu le vôtre.
Quant à moi, je saillis de L’Autruche aussi nonchalamment que je l’avais recommandé à Clérac, du moins autant que je le pus, car mon Accla, heureuse de se dégourdir les jambes, m’eût fait prendre le galop, si je ne l’avais bridée.
À Fontainebleau, je trouvai le pauvre Du Hallier couché sur son lit, la crête rabattue et la trogne irritée, égrenant un interminable chapelet de « Morbleu ! », « Tête bleue ! », « Palsembleu ! » qui s’adressait tantôt à son cheval, tantôt à lui-même, tantôt à ses amis qui l’avaient laissé seul, disait-il, « quasiment au grabat » pour courre le marcassin avec le roi, à l’exception de son écuyer, lequel n’était demeuré auprès de lui que de force forcée, ce qui ne se voyait que trop, morbleu ! à son air malengroin.
— Du Hallier, dis-je, interrompant sans vergogne ses jérémiades, de grâce, oyez-moi. Il faut à tout prix que vous me disiez où le roi courre ce jour le marcassin. J’ai à lui impartir une nouvelle de la plus grande conséquence.
— Monsieur le Comte, ai-je bien ouï ? Vous voudriez déranger le roi en ses chasses ? C’est quasiment un crime de lèse-majesté ! Le roi ne vous le pardonnera jamais.
— Il le faut, pourtant. C’est, à la minute près, une affaire de vie ou de mort.
— Pour qui ? Pour le cardinal ?
— Pour le cardinal ce jour d’hui. Demain pour le roi.
— Comment cela ?
— Du Hallier, dis-je avec quelque sévérité, vais-je vous répéter les secrets d’État qui n’appartiennent qu’au roi ? Laissez-moi vous dire cependant que si vous restez clos ce jour sur la partie de la forêt de Fontainebleau où chasse Sa Majesté, vous vous rendrez complice d’un attentement si grave qu’il ébranlera les colonnes de l’État. Du Hallier, voulez-vous perdre le roi ? Et vous perdre vous-même ?
Du Hallier avait la peau épaisse, mais pas au point qu’elle ne sentît dans mon propos la pointe d’une menace pour lui-même et sa carrière, laquelle avait si brillamment commencé, si du moins le lecteur se ramentoit, au moment où Vitry, Du Hallier et quelques autres avaient, sur l’ordre de Louis, exécuté Concini. Le capitanat des gardes qui lui avait alors échu par la grâce de Louis était un avancement inouï pour un homme de son peu de talent. Et bien le sentait-il, car il craignait avant tout de déplaire à Louis et tomber du faîte de sa hauteur présente dans une irrémédiable disgrâce. Tant est que dans le présent, ayant pesé mes paroles à leur juste poids, il se demandait avec la dernière anxiété ce qui valait mieux pour lui : me dire ou ne me point dire où se trouvait dans la forêt la chasse du roi.
Du Hallier se tira de ce prédicament par une de ces grossières finesses qu’on trouve souvent chez les hommes les plus lourds, et qui réussissent parfois tout aussi bien que les subtilités des habiles.
— Monsieur le Comte, dit-il, je requiers de vous le serment que vous ne direz jamais à Louis que c’est moi qui vous ai révélé où courre aujourd’hui la chasse royale. De reste, je ne vous le dirai pas ! Nenni, nenni, je ne vous le dirai pas ! Mon écuyer va vous mettre sur la trace, et dès qu’il apercevra, à travers les arbres, les premiers cavaliers ou orra les abois des chiens, il vous quittera aussitôt. Tant est qu’il pourra nier lui-même en toute bonne foi vous y avoir jamais conduit sur l’ordre de moi.
— Mon cher Du Hallier ! Que voilà une très avisée solution au problème qui vous confrontait ! Je vous en ai et je vous en aurai le plus grand gré. Et puisque vous me le demandez, je vous jure sans hésiter, sur ma foi de gentilhomme, que je resterai à jamais bec cousu sur un renseignement que, de reste, vous ne m’avez pas donné.
— Écuyer, dit Du Hallier, voilà pour toi une occasion rêvée de quitter le chevet de mon grabat et d’aller t’ébattre en forêt. Va ! Selle ton cheval et accompagne le comte d’Orbieu !
— Et où le dois-je accompagner, Monsieur le Capitaine ? dit l’écuyer.
Cet écuyer se nommait Monsieur de Noyan. Il avait une longue face de carême qui, à vue de nez, paraissait austère et triste, mais changeait du tout au tout quand elle s’animait. Ses yeux, alors, devenaient vifs et railleurs et son sourire, bien que n’intéressant qu’un seul côté de la bouche, lui donnait l’air de se gausser de tous, de tout et de lui-même.
— Tu sais bien où, grogna Du Hallier. Tu nous as ouïs, le comte et moi.
— Le Ciel me garde, dit Noyan, d’être indiscret au point de prêter l’oreille au bec à bec de mon maître et de son visiteur.
— Morbleu, faquin d’écuyer ! s’écria Du Hallier. Si tu n’obéis pas à mon ordre, sois bien assuré que tu recevras de moi, dès que je serai guéri, quelques bonnes buffes et torchons.
— Monsieur le Capitaine, dit Noyan, étant à votre service tout dévoué, je serais tout prêt à obéir à votre ordre, si je savais lequel. Mais obéir au petit bonheur à un commandement qu’on ne m’a pas donné n’entraînerait pour moi que peu d’avantages.
— C’est ton dos que je vais avantager, faquin du diable ! hurla Du Hallier.
Et ce disant, il tendait la main dans la direction d’un fouet à cheval qui était pendu à la tête de son lit, quand je jugeai bon d’intervenir.
— Monsieur de Noyan, dis-je en m’avançant, de façon à m’interposer entre son maître et moi, il me semble pourtant qu’il y aurait pour vous un grand avantage à ce que vous me montriez mon chemin dans la forêt de Fontainebleau.
— Lequel, Monsieur le Comte ?
— Mon amitié.
— Monsieur le Comte, dit l’écuyer avec toutes les apparences du respect et un sourire du coin de la bouche, vous êtes bien trop haut pour que j’ose espérer jamais être votre ami. Vous m’oublierez demain.
— Détrompez-vous ! Ce qui est dit est dit ! Et voici un premier gage de mon amitié.
Là-dessus, je lui mis deux écus dans la main. Il en fut comme béant, Du Hallier étant fort chiche-face et ne lui payant ses gages qu’un mois sur deux et encore, en les rognant selon son humeur.
— Monsieur le Comte, dit-il en glissant mes écus dans la poche intérieure de son pourpoint, je suis bon écuyer et j’obéis toujours, fut-ce sans rien entendre, aux ordres de mon capitaine. Je cours seller mon cheval.
— Rejoignez-moi à la grille du château. J’y serai dans cinq minutes.
Il partit comme flèche, et Du Hallier, retombant sur son lit, ou comme il lui plaisait de l’appeler, son « grabat », grogna en son ire impuissante.
— Et voilà le fieffé insolent plus riche de deux écus ! Et moi, cloué comme devant sur mon grabat ! Où est la justice en ce monde ?
— Mais vous avez fait votre devoir envers le roi, mon cher Du Hallier.
— Cela me fait une belle jambe, grogna-t-il en haussant ses puissantes épaules, laquelle jambe, en plus, me douloit plus que jamais.
— Mon ami, si votre jambe ne vous doulait pas, c’est vous qui auriez dû m’accompagner dans la forêt de Fontainebleau. Et n’est-ce pas mieux pour vous que ce soit votre écuyer et sans qu’il en ait reçu l’ordre ? Adieu ! Je vous reviendrai visiter cette affaire finie.
Dès que l’écuyer et moi nous fumes au botte à botte dans la forêt et trottant d’entrain, mais avec quelque circonspection, je lui dis, pour tromper l’angoisse qui me tenaillait d’être fort mal reçu par le roi :
— Le capitaine Du Hallier vous eût-il vraiment fouetté ?
— Nenni ! Pas plus qu’il ne me donne, comme il prétend, « de bonnes buffes et torchons ». Je suis noble et de bon lieu, et mon père est fort de ses amis. Il ne voudrait pas l’offenser. Le « fouet » est un langage. Il veut dire que je dois cesser mes petites insolences, si je ne veux pas qu’il se fâche.
— Mais pourquoi le tabustez-vous comme je vous ai vu faire ?
— Parce qu’il me tympanise par ses hurlades et ses jurons ! Et cela me soulage de lui faire quelques petites piqûres qui ne vont pas bien profond, vu qu’il a le cuir épais. Cependant, je ne le déteste pas. Il serait même assez bon maître s’il n’était pas plus pleure-pain que pas un fils de bonne mère en France. Ma fé ! Il tondrait un oeuf !
À peine achevait-il qu’il brida tout soudain sa monture et me dit :
— Oyez-vous point les abois des chiens ? Là ! ajouta-t-il en pointant son doigt vers l’ouest.
— Non, dis-je après avoir dressé l’oreille.
— Monsieur le Comte, dit-il en se tournant sur sa selle pour m’envisager, on dit que vous n’êtes pas chasseur. Est-ce vrai ?
— C’est vrai.
— Et comment le roi le prend-il ?
— Assez mal.
L’écuyer me regarda alors avec un étonnement qui cachait difficilement sa désapprobation.
— Monsieur le Comte, vous passez pour un cavalier accompli, un bretteur redoutable et un excellent danseur ! D’où vient donc cette aversion pour les battues en forêt ?
— Je ne sais, dis-je.
Et entendant bien que ce « je ne sais » ne le pouvait satisfaire, je lui fournis cette sorte d’explication que l’on fournit aux gens à qui l’on n’en veut point donner.
— Il se peut que le désamour de la chasse soit une sorte de maladie qui court dans ma famille. Cependant, j’ai chassé les loups dans mon comté d’Orbieu.
Ces loups, dont je n’avais d’ailleurs pas tué un seul, me remirent dans l’estime de l’écuyer et moi je le remis dans sa mission qui était de trouver la chasse du roi.
— Cherchons plus avant, dis-je d’un ton sans réplique.
Il obéit et bien fit-il, car lorsque enfin on ouït la voix des chiens, c’était dans la direction opposée à celle qu’il m’avait tout d’abord désignée. J’en conclus que l’écuyer ne méritait peut-être pas le prix que j’avais payé pour le persuader de mon amitié et qu’il était moins anxieux d’assurer sa mission que de n’être pas compromis.
Je l’obligeai toutefois d’avancer vers les abois jusqu’à ce que je pusse apercevoir les cavaliers galopant entre les arbres, et lui donnai alors son congé. Il repartit comme lièvre, ventre à terre. Chose curieuse, sa frayeur panique d’encourir la colère du roi, loin d’augmenter mes appréhensions, m’aida plutôt à les surmonter.
Il me fut assez facile de rattraper le gros des cavaliers, mon Accla étant si fougueuse. Mais une fois que je fus parmi eux, il me devint difficile de les dépasser, chacun ayant à coeur d’approcher au plus près le roi et d’aucuns même obstruant tout exprès le chemin en galopant alternativement à droite et à gauche pour empêcher quiconque de les dépasser. Fort heureusement, le train se ralentit au bout d’un moment, sans doute parce que le roi avait mis pied à terre pour achever le marcassin aux abois et j’en profitai, sans vergogne aucune (tout harcelé que je fusse de dextre et de senestre, et l’objet de furieux regards), pour dépasser tous les cavaliers qui étaient là, et m’approchai de l’endroit où Louis avait démonté. Et démontant à mon tour, je me rapprochai de lui, le chef découvert, d’un pas respectueux, alors qu’ayant donné du couteau dans le marcassin, et celui-ci abandonné aux chiens, il se retournait pour se mettre en selle de nouveau. Il m’aperçut, et tout soudain rougit et rugit de colère.
— D’Orbieu ! Que faites-vous céans ? Quelle insolence ! Ne vous suffit-il pas d’être le seul gentilhomme de la Cour à ne pas aimer la chasse ? Faut-il encore que vous troubliez la mienne ?
Je mis un genou à terre et, la tête baissée, j’étais l’image même du remords, alors que je n’étais en mon for pas du tout repentant et, bien au contraire, assez indigné de l’accueil que j’avais reçu en public, car il avait hurlé ces reproches et je lui dis à voix basse :
— Sire, je vous présente mes plus humbles excuses. Seule la nécessité m’a contraint à violer le protocole. Je vous apporte une nouvelle de la plus grande conséquence.
— Je ne vous écoute pas ! cria Louis d’une voix très irritée.
Toutefois, loin de me tourner le dos, il s’approcha de moi, fort sourcillant et gardant son apparence furieuse, mais l’oeil néanmoins perçant et attentif.
— Sire, dis-je â voix basse, il s’agit d’un nouvel attentement contre la même personne.
— Je ne vous écoute pas ! cria Louis du ton le plus vif, en ajoutant aussitôt plus bas : Quand ? Et où ?
— Dans l’après-dînée. Sur le chemin de Fleury-en-Bière à Fontainebleau. Deux seigneurs qui vous sont proches par le sang, sinon par le coeur, ont organisé ce guet-apens.
— Schomberg ! cria le roi, approchez !
Schomberg démonta, jeta ses rênes à son écuyer et s’approcha quasi courant.
— Plus près ! dit Louis.
Et Schomberg approchant du roi quasi tête contre tête, le roi lui dit à voix basse :
— Prenez avec vous soixante gardes à cheval et amenez-les incontinent à Fleury-en-Bière. Je vous enverrai en renfort autant de gentilshommes. Cette escorte ne doit plus quitter le cardinal.
Puis, il recula d’un pas, et parlant d’une voix forte, il dit :
— Mon cousin, accompagnez Monsieur d’Orbieu en son logis où il sera vingt-quatre heures consigné, sous bonne garde, pour avoir troublé ma chasse sans raison valable.
Bien que j’entendisse bien que ma disgrâce n’était qu’apparente, je n’eus aucun mal à prendre l’air affligé qui convenait à mon prédicament car cette affliction, je ne l’éprouvais que trop, me sentant encore fort blessé de cette violente algarade d’un maître que j’avais servi depuis tant d’années et avec tant de fidélité et d’amour et qui s’était trouvé à deux doigts de m’exiler de sa présence pour ce que j’avais « troublé sa chasse ». Tête bleue ! N’était-ce pas inouï qu’il me traitât ainsi sans que j’eusse même ouvert la bouche, et devant toute la Cour ?
Tandis que je retournais au château, au botte à botte avec Schomberg et roulant dans ma tête des pensées amères, le maréchal, dès que nous fumes loin de la chasse, se mit à rire.
— Mon ami, ne prenez donc pas la chose tant à coeur ! Dès qu’il vous a vu, le roi a parfaitement entendu, vous connaissant, que vous n’auriez jamais troublé sa chasse sans une raison gravissime. Et sa colère, dès le premier mot, était feinte.
— En êtes-vous certain ?
— J’en suis tout à fait assuré. Toute cette scène n’était que comédie. Elle avait pour dessein d’égarer les suppositions de la Cour et de garder le secret sur le nouvel attentat, et sur la façon dont on allait y parer. Et soyez bien certain aussi que le roi prolongera cette chasse le temps qu’il me faudra pour rassembler des gardes et les mener à Fleury-en-Bière.
— Et moi, dis-je, moitié riant et moitié fâché, que suis-je dans cette affaire ?
— Un bouc émissaire que le roi n’a nullement l’intention de sacrifier. Tout le rebours, il vous protège en faisant semblant de vous punir. Qui peut vous soupçonner, après cette scène, d’avoir été le messager qui lui a découvert les projets de Vendôme ?
— Où serai-je consigné ?
— Dans votre chambre, à L’Autruche où vous allez vous rendre seul, avec la promesse de n’en point saillir pendant vingt-quatre heures.
— Ma fé ! dis-je. Je croyais bien connaître Louis, mais je ne l’eusse pas cru si politique ni si habile à dissimuler.
— Vous savez bien comme moi que les persécutions de la reine mère et de Concini en ses enfances lui ont appris la dissimulation. Louis, depuis, en a gardé l’habitude. Le cardinal, survenant, lui, en a appris les ressources et maintenant Louis en joue, et de main de maître et je jurerais qu’il y trouve même quelque plaisir.
Là-dessus, Schomberg éperonna sa monture pour retourner à Fontainebleau et commander au capitaine de Mauny — Du Hallier étant « au grabat » — de rassembler la soixantaine de gardes qu’il devait incontinent dépêcher à Fleury-en-Bière.
C’est en prisonnier tout à fait libre que je regagnai, songeur, l’auberge de L’Autruche, méditant les paroles que Schomberg avait prononcées sur l’usage que faisait Louis de la dissimulation. Mais je ne savais pas encore à quel point elles étaient justes : je ne le sus tout à plein que deux semaines plus tard au château de Blois.
Comme j’arrivais en vue de L’Autruche, je fus rattrapé par un cavalier. C’était Clérac. Il paraissait revenir de Fontainebleau, mais, ayant fait le détour que je lui avais commandé, il revenait, en fait, de Fleury-en-Bière. Je le priai de se mettre au botte à botte avec moi et bridant mon Accla, je lui posai des questions brèves auxquelles brièvement il répondit. Oui, il avait remis la bague à Charpentier. Oui-da, elle avait fait sur lui une forte impression. Oui, Charpentier avait couru tout de gob chez le cardinal et en était revenu aussitôt, disant que toutes les dispositions recommandées allaient être prises. Je lui redemandai la bague, mais il me dit que le cardinal l’avait gardée par-devers soi, me la voulant remettre en mains propres avec ses remerciements.
— Monsieur de Clérac, dis-je, j’aimerais que vous preniez avec moi votre repue de midi. L’avez-vous pour agréable ?
— Monsieur le Comte, je le tiendrai à très grand honneur.
La petitime, le monstre velu, un valet et la Cathau vinrent dresser la table dans ma chambre et au milieu du dîner que nous gloutissions tous deux à dents aiguës, la petitime et la Cathau allant et venant pour nous servir, nous ouïmes, venant du grand chemin, un martèlement de sabots qui annonçait le passage d’une troupe nombreuse. J’allai incontinent déclore la fenêtre et vis passer Monsieur de Mauny chevauchant en tête de soixante gardes à cheval, trottant bon train dans la direction de Fleury-en-Bière. Vous ne sauriez imaginer, belle lectrice, la bouffée de bonheur qui m’envahit à voir passer ces braves gens courant faire un bouclier de leurs corps au cardinal, et quelle impression de force ils me donnèrent en défilant en rangs par quatre sur leurs vigoureuses montures en un ordre parfait, pas un cheval ne passant l’autre. Qui vis-je alors surgir sous le bras par lequel je tenais ouverte la fenêtre, sinon la petitime, laquelle, dressée sur ses petits ergots, et ses petits yeux vrillant les miens, me dit d’une voix fort trémulante :
— Monsieur le Comte, qu’est cela ? Qu’est cela ?
Je détournai la tête pour qu’elle ne vît pas la joie qui sans aucun doute devait éclater sur mon visage, et haussant les épaules et lui tournant le dos, je retournai m’asseoir à la table du dîner, laissant Clérac répondre pour moi, si cela lui chantait. Et cela lui chanta. Peut-être parce que le petit corps rondi de la petitime ne lui déplaisait pas, tout fidèle qu’il fut à son épouse, il prenait plaisir à la tabuster.
— Un exercice, m’amie, dit-il.
— Un exercice, Monsieur de Clérac ? dit-elle avec un air d’incrédulité.
— Ignorez-vous, Madame, que les soldats font l’exercice ?
— Un exercice par cette chaleur ! Et à cette heure !
— M’amie, dit Clérac, il n’y a pas d’heure pour les soldats.
— Comte, puisque vous venez de faire appel à moi pour être témoin de votre bonheur à voir passer les gardes qui assurent les sûretés du cardinal, puis-je vous poser deux questions ?
— Belle lectrice, je suis tout à vous.
— Je voudrais savoir de prime pourquoi vous m’appelez « belle » puisque vous ne m’avez jamais vue.
— Madame, à en juger par vos interventions, vous êtes une femme d’humeur enjouée et les hommes aimant les femmes gaies, j’en ai conclu que vous étiez aimée. Et qui ne sait qu’une femme aimée, quel que soit son âge, ne peut que se sentir belle, et l’être, par conséquent ?
— Voilà, Monsieur, comme vous aimez dire « une de ces cuillerées de miel qui valent mieux pour attraper les mouches qu’une tonne de vinaigre ». Et de grâce ! Ne me dites pas que ce n’est pas vous l’auteur de cet adage, mais Henri IV. Je le sais. Je l’ai appris en vous lisant.
— Madame, c’est fort gracieux à vous d’être une lectrice si attentive.
— Attentive, je le suis, en effet, au point de discerner dans le récit que voilà que vous ne tenez plus la balance égale entre le sceptre et la pourpre, en étant venu, par une pente insensible, à préférer la seconde au premier. Est-ce vrai ?
— Permettez-moi de m’expliquer avec quelque nuance. J’ai gardé pour Louis toute l’affection que j’ai conçue pour lui en ses enfances malheureuses. Mais il faut bien confesser que l’oppression qu’il a subie en ses enfances a eu pour effet de foire naître en lui, en même temps qu’un caractère rigide, des soupçons et des ombrages dont nul, même le plus zélé serviteur, n’est à l’abri. Que Louis, en un mot, est devenu dur, voire implacable, qu’il remâche des rancunes excessives, qu’il incline plus volontiers aux sévérités qu’aux grâces – comme déjà avait observé Luynes – et qu’enfin, à ses yeux, ce n’est pas assez de punir ceux qui violent les lois, mais, comme lui a fait un jour observer le cardinal, par-dessus le marché, il veut trouver du plaisir dans cette punition, et jusque dans la façon parfois quelque peu cruelle dont il tâche d’accabler son ennemi.
— Faites-vous allusion, Monsieur, à la façon amicale et musicale dont il a accueilli le maréchal d’Ornano quelques minutes avant de le faire arrêter par Du Hallier et jeter en geôle ?
— Oui-da, mais je pense aussi à la façon dont il en a agi avec ses ennemis à Blois, comme je vais maintenant vous conter. Madame, puis-je poursuivre ? Ai-je bien répondu à vos deux questions ?
— Très bien à la seconde. Très mal à la première.
— Très mal, Madame ?
— Comte, suis-je une mouche qu’on puisse m’attraper avec une cuillerée de miel ?
— Madame, qui de nous le premier a parlé de cette cuillerée de miel ? Est-ce vous ou est-ce votre serviteur ? Quant à moi, loin de former le dessein de vous attraper, je nourris celui de vous captiver. Cependant, si vous désirez que j’ôte « belle » de lectrice, je le ferai d’ores en avant pour vous complaire.
— Nenni, Comte, n’en faites rien ! Ne changez rien à vos petites habitudes, puisque vous tenez à elles. Quant à vos gentillesses verbales, je les souffrirai volontiers.
Les soixante gardes royaux qui d’ores en avant escortèrent quotidiennement le cardinal de Fleury-en-Bière à Fontainebleau et de Fontainebleau à Fleury-en-Bière eurent l’effet souhaité : ils découragèrent l’embûche. Il ne se passa rien.
C’est à Fontainebleau qu’eut lieu un événement de grande conséquence : le duc de Vendôme quitta la Cour et gagna la Bretagne dont il était le gouverneur. Je n’ai jamais pu éclaircir s’il la quitta après avoir demandé son congé à Louis ou à son insu. Dans le premier cas, il me paraît étrange que Louis lui ait accordé la permission de s’en aller, alors qu’il savait le rôle qu’il avait joué dans le deuxième projet criminel contre le cardinal. Dans le second cas, il me paraît à peine crédible que Vendôme se soit quasiment désigné comme l’auteur de ce funeste dessein en prenant la fuite. Plus étonnant encore me paraît le fait qu’il n’emmenât pas avec lui son cadet le grand prieur, mais le laissa, pour ainsi dire, en otage à la Cour du roi. D’après ce que me dit Fogacer qui accompagnait le nonce à Fontainebleau, les deux Vendôme prononçaient publiquement des paroles fort haineuses à l’égard de leur demi-frère. Et le duc, en quittant Fontainebleau, avait dit haut et fort : « Je ne veux plus voir Louis XIII qu’en peinture », ce qui était une façon fort peu voilée de souhaiter sa mort.
Il y avait de quoi dégoûter de la chasse le plus acharné Nemrod. Louis décida de laisser là les renards et marcassins de la forêt de Fontainebleau et suivi par la Cour, moi-même inclus, regagna Paris. Bien lui en prit car Monsieur d’Alincourt, arrivé la veille de Lyon dont il était le gouverneur, lui révéla un nouveau complot : Monsieur nourrissait le projet, après avoir assassiné Richelieu, de quitter la Cour et de se mettre en province à la tête d’une rébellion des Grands contre son frère. Ces projets d’assassinat étaient comme une hydre : quand une tête était coupée, une autre repoussait.
Louis fit appeler son frère dans les appartements de Marie de Médicis et là, en présence de Richelieu, lui parla avec les grosses dents et le pressa de questions. Monsieur, dont la fermeté n’était pas le fort, avoua tout, en tâchant toutefois d’atténuer sa culpabilité : il ne voulait pas, à proprement parler, assassiner le cardinal, mais seulement le menacer et obtenir de lui la libération de D’Ornano. Là-dessus, il signa un engagement par lequel il promettait à Sa Majesté, « non seulement de l’aimer comme un frère, son roi et son souverain », mais en outre, il le suppliait « très humblement de croire qu’il ne lui serait jamais dit, proposé et suggéré aucun conseil de la part de qui que ce fut », dont il ne donnerait avis à Sa Majesté, « jusques à ne lui taire point les discours qu’on tiendrait pour lui donner des ombrages du roi et de ses conseils »...
Pâle et les larmes aux yeux, Gaston signa, avec toutes les apparences de la sincérité et de la repentance cet engagement qu’il n’avait aucune intention de respecter. Le texte avait été préparé par Richelieu qui avait ajouté une note pathétique en parlant de « celui qui punit éternellement les parjures » et en invoquant, in fine, l’image auguste de la reine mère « qui conjurait ses deux fils, au nom de Dieu, et par les plus tendres affections de la nature de vouloir toujours être unis ». Je dois dire que ces paroles me parurent bien extraordinaires à mettre dans la bouche de Marie de Médicis qui, par deux fois, avait pris les armes contre son fils-
Richelieu lui-même ne se faisait que peu d’illusions sur la fidélité de Monsieur à la parole donnée. Le cardinal était alors fort mal allant. Il ne faillait pas en bravoure, comme il le montra plus tard au siège de La Rochelle, mais les haines fanatiques dont il était l’objet l’accablaient de tristesse et minaient une santé que rongeait déjà son écrasant labeur. Il soupçonnait, derrière les princes et les Grands qui complotaient sa mort, le parti dévot qui ne lui pardonnait pas la politique anti-Habsbourg et antipapale qu’il avait menée dans l’affaire de la Valteline.
Il était aussi fort tracassé par quelques froissements qui s’étaient produits entre le roi et lui. Louis avait rassemblé une petite armée (cinq mille hommes de pied et mille cavaliers) avec laquelle il avait décidé de se rendre en Bretagne et, bien qu’on pût présumer qu’il allait mettre à la raison le duc de Vendôme, il n’avait pas dit à son ministre ce qu’il comptait faire de lui. En outre, avant de départir, il voulut « fortifier son Conseil » en remplaçant deux ministres, l’intendant des Finances, Champigny, en raison de son caractère difficile, et le chancelier d’Aligre parce qu’il avait paru désavouer l’arrestation du maréchal d’Ornano.
Richelieu ne cacha pas qu’il n’était pas favorable à ces remaniements, arguant qu’il ne les trouvait pas opportuns. En fait, sa vraie raison était tout autre. Il savait que le roi – peut-être sur la recommandation de sa mère – voulait remplacer d’Aligre par Marillac. Or, Marillac était un ancien ligueur, catholique à gros grain, papiste fervent et un des chefs du parti dévot. Mais il était aussi, comme Richelieu lui-même, une créature de Marie de Médicis. Il n’était donc pas possible pour le cardinal de s’opposer à sa nomination sans grandement offenser la reine mère. Richelieu fit donc de Marillac un très grand éloge – que d’ailleurs Marillac méritait par ses talents et sa probité –, mais s’en tint néanmoins à sa thèse première : ce remaniement ne s’imposait pas. Cette obstination dont il n’entendait pas la vraie raison irrita Louis et il trancha non sans sécheresse :
— Il y a longtemps que je vous ai dit qu’il fallait fortifier mon Conseil. C’est vous qui avez toujours reculé par crainte des changements, mais il n’est plus temps de s’amuser à tout ce qu’on dira.
Et Louis conclut d’un ton tranchant :
— C’est assez que c’est moi qui le veuille !
Cette petite rebuffade blessa Richelieu au plus vif : le roi avait pris seul la décision de courre sus aux Vendôme. Il lui avait caché ce qu’il voulait faire d’eux. Et seul encore il remaniait son Conseil, sans tenir compte de ses avis. Le lendemain, après une nuit sans sommeil, le cardinal demanda à Louis la permission, qui lui fut aussitôt accordée, de se retirer en son château de Limours pour se soigner. À peine arrivé chez le roi le cardinal écrivit pour lui offrir sa démission, et ce qu’il advint de cette démission, je le dirai plus loin, tant de choses de grande conséquence s’étant passées entre le moment où Richelieu écrivit cette lettre et celui où Louis trouva le temps d’y répondre.
J’eusse bien voulu moi aussi, comme le cardinal, me retirer alors en mon domaine d’Orbieu, non que je fusse comme lui mal allant et blessé au vif, mais depuis mon département de Paris, j’avais pâti de tant de tracas, d’écornés et de pointillés, que j’eusse voulu, en ce brûlant printemps, goûter le frais de mes champs, sans compter le plaisir de revoir Monsieur de Peyrolles, Saint-Clair, son aimable épouse, le curé Séraphin, sa gentille servante, le fidèle Hans et pour la citer en dernier, bien qu’elle ne fut pas la moindre, en mes pensées, Louison dont les tendres bras me manquaient fort en mes guerrières tribulations.
Mais je n’osais même pas demander mon congé au roi, ni lui adresser à ce sujet le quart de la moitié d’un mot, tant il avait le visage fermé, farouche, le front sourcillant et la bouche cousue. Le 1er juin au matin, comme je pénétrais dans sa chambre, il me dit :
— D’Orbieu, préparez-vous. Nous partons demain pour un long voyage.
— Mais, Sire, je n’ai plus de carrosse. Mon père l’a ramené en Paris pour le faire réparer.
— Il n’importe, dit-il. Je vous prendrai dans le mien.
C’était un très grand honneur et j’eusse voulu le remercier, mais je n’en eus pas le temps. Déjà il me tournait le dos pour régler, avec le maréchal de Schomberg, la marche, le ravitaillement et les étapes de l’armée qui le devait suivre.
Pour moi, je regagnai L’Autruche la mort dans l’âme, pour y faire mes paquets, mais à vrai dire, pas plus que mon père, je n’aimais ces interminables voyages de la Cour, à travers les immensités du royaume de France, les routes défoncées, les nuages de poussière étouffante l’été, en hiver les boues où les roues s’embourbaient, les gués réputés faciles, mais qu’un déluge de pluie, à la dernière minute, avait rendus infranchissables, les bacs dont le passeur était allé dîner, nous laissant deux bonnes heures en plan, les ponts de bois qui s’écroulaient sous le poids de tant de charrois, les bateaux qui s’engravaient dans les sables de la rivière de Loire, les essieux des carrosses soumis à tant de secousses qu’ils se rompaient quasi quotidiennement, les chevaux qu’il fallait referrer, les mulets bâtés, trop lents pour suivre les chevaux, et qui s’égaraient avec leur précieux chargement. Et à la parfin, les difficultés pour trouver à l’étape des lits pour se coucher et de la nourriture pour tant de bouches, les maladies enfin qui ne pouvaient pas ne pas éclore quand tant d’hommes se trouvaient rassemblés.
Ajoutez à cela l’extraordinaire impatience qui possédait Louis et le faisait marcher avec une rapidité que j’eusse osé qualifier de folle, s’il ne s’était agi de mon roi. Que le lecteur en juge : partis de Paris le 2 juin à la pique du jour, nous arrivâmes à Blois le 6 juin à la vesprée, ayant pris, pour aller plus vite, le bateau de Loire d’Orléans à Blois. Vous avez bien lu, lecteur ! Soyez bien assuré que j’entends et que j’excuse votre incrédulité tant elle me paraît naturelle, mais le fait est y constant : nous mîmes cinq jours pour parcourir la longuissime distance entre Paris et Blois. Jamais, de mémoire d’homme, armée n’avait marché si vivement !
Quand je vis que Blois n’était pas qu’une étape, mais que la Cour s’y installait pour un long séjour, je me demandai quelles étaient au juste les intentions de Louis à l’égard des frères Vendôme, d’autant qu’il avait pris dans son carrosse, en même temps que Schomberg et moi, le grand prieur à qui il ne montrait pas mauvais visage, tout le rebours.
Toutefois, arrivé à Blois, il demanda au grand prieur d’aller quérir son frère en Bretagne et de le ramener à Blois. À cette requête, je vis bien qu’Alexandre de Vendôme tordait un peu le nez, sans oser pourtant refuser rien au roi.
— Sire, dit-il, si le duc consent à venir céans, que lui ferez-vous ?
— Mon frère, dit Louis, la face imperscrutable, je vous donne ma parole qu’on ne lui fera pas plus de mal qu’à vous-même.
Cette réponse était énigmatique, car elle pouvait s’entendre de deux façons différentes, selon que le roi eût résolu ou non, en son for, de punir le grand prieur. Je ne faillis pas à cet instant d’envisager le roi le plus discrètement que je pus, mais je ne pus rien lire sur son visage. Si son propos voulait dire le contraire de ce qu’il avait l’air de dire, rien ne permettait de le soupçonner.
Le grand prieur partit, à vrai dire peu rassuré, mais espérant malgré tout que sa rébellion de 1626 serait comme celle de 1614 : pardonnée par le roi.
Jamais je ne vis Louis plus impatient, plus agité et plus soucieux que dans les jours qui suivirent. Il était clair qu’il se faisait un souci à ses ongles ronger, non sans raison, l’enjeu étant grandissime. Il avait relâché le grand prieur dans l’espoir qu’il lui ramènerait le duc, mais si le duc ne venait pas, il faudrait alors avancer jusqu’à Nantes, engager le fer, et la bataille ne serait pas facile, la Bretagne devenant dès lors le bastion de la rébellion, secourue par les protestants, par les Anglais et aussi par le duc de Longueville, gouverneur de la Normandie et par d’autres Grands, peut-être.
Par bonheur, l’attente de Louis fut courte. Le 11 juin, comme Louis se promenait dans le jardin du château de Blois, la nuit étant encore claire, le capitaine de Mauny vint à lui quasi courant et lui dit d’une voix haletante :
— Sire, le duc de Vendôme et son frère sont arrivés. Ils demandent à vous voir.
— Ils sont là ! s’écria le roi d’une voix joyeuse. Amenez-les-moi, Du Hallier ! Et avec d’infinis égards ! Ramentez-vous que le duc de Vendôme vient, par le rang, immédiatement après les princes du sang !
Mais à vrai dire, le duc n’avait pas la crête bien haute, quand il parut devant le roi dont il avait dit qu’« il ne voulait plus le voir qu’en peinture ». Il se découvrit d’un geste large, s’inclina profondément et prononça, avec un air de sincérité assez bien imité, un petit compliment qu’il avait préparé en chemin :
— Sire, je suis venu au premier commandement de Votre Majesté pour lui obéir et l’assurer que je n’aurai jamais autre dessein ni volonté que de lui rendre très humble service.
C’était, à peu de chose près, ce qu’il avait dit à Sa Majesté, quand il était venu à résipiscence après sa rébellion de 1614, huit ans plus tôt. On voit par là combien les paroles volent...
— Mon frère, dit Louis en lui mettant gracieusement la main sur l’épaule, j’étais en impatience de vous voir !
Cette façon de dire était littéralement vraie et apparemment aimable. Mais qu’y avait-il derrière cette apparence ? C’est ce que Fogacer quit de moi le soir même au cours d’une visite impromptue dans ma chambre. Comme je l’ai dit, je crois, les ambassadeurs, le nonce compris, suivaient le roi partout et Fogacer était l’ombre du nonce. Il s’ensuivit que mes bec à bec avec Fogacer, que je ne laissais jamais ignorer à Louis, avaient un tour particulier puisque chacun de nous tâchait d’apprendre ce que l’autre savait, sans lui dire ce que l’autre, de son côté, désirait savoir. C’était un jeu fin et qui comportait des règles et aussi des accommodements à ces règles car l’entretien eût été fort stérile si nous étions demeurés tous deux bouche cousue. Chacun, en conséquence, lâchait quelques bribes d’information afin d’en recevoir à son tour.
— Me direz-vous, quit de moi Fogacer, ce que « Mon frère, j’étais en impatience de vous voir » signifie ?
— Ma fé ! dis-je, la signification est claire comme eau de roche : Louis était impatient de voir son frère.
— Vous moquez-vous ? dit Fogacer. Aurez-vous le front de me dire que cette phrase d’accueil témoigne de la grandissime affection que Louis nourrit pour son demi-frère ?
— Je n’irais pas jusque-là.
— On murmure à la Cour que les Vendôme avaient fait le projet d’assassiner Richelieu.
— Mon cher Fogacer, ne savez-vous pas que la Cour est babillarde à l’extrême et mélange le vrai avec le faux, sans même savoir lequel est lequel ?
— Mais, vous pourriez, vous, me les démêler ?
— Ah ! Pardonnez-moi ! Je ne possède pas ce genre de peigne.
— Pour le coup, vous vous gaussez ! Eh bien ! Supposez qu’un gros chat attende depuis une heure devant un trou de souris. Il sera naturellement très impatient de voir la souris en sortir.
— Révérend chanoine Fogacer, si c’est Sa Majesté le roi de France que vous comparez à un gros chat, j’aurai le regret de mettre fin à notre entretien.
— Eh bien ! Prenons un autre exemple, si celui-là vous déplaît. Ici même, au château de Blois, à la pique du jour, Henri III, le front collé à la vitre de la fenêtre, regardait dans la cour et attendait avec impatience, je dis bien avec impatience, l’arrivée du duc de Guise et du cardinal de Guise qu’il avait convoqués très tôt le matin pour tenir conseil avec Louis. Et vous savez naturellement quel triste sort attendait les deux frères. Les poignards pour l’un et, deux jours plus tard, la hallebarde pour l’autre.
— Je peux enfin répondre à cela, mon cher Fogacer, et j’en suis bien aise. Si l’hypothèse que votre exemple implique vous a effleuré l’esprit, écartez-la comme moi-même, résolument. Louis est bien trop pieux pour commettre un double fratricide et Sa Sainteté le pape n’aura donc pas l’occasion de faire plaisir à notre parti dévot en l’excommuniant.
— D’où tenez-vous que cette excommunication ferait plaisir au pape ? dit Fogacer avec une raideur vraie ou feinte, je ne saurais dire.
— Je n’ai pas dit qu’elle ferait plaisir au pape, mais au parti dévot. Quant à lui, le Saint-Père, même s’il garde une très mauvaise dent à Louis pour l’affaire de la Valteline, serait assurément très affligé de mettre le Roi Très-Chrétien au ban de la société...
— Comte, dit Fogacer avec un sinueux sourire, il me semble discerner je ne sais quelle ironie dans votre propos.
— Mais pas la moindre, mon cher Fogacer. Vous savez combien j’aime l’Église et combien je respecte son chef.
Le lendemain 12 juin, dès le lever du roi, j’obtins de Louis l’entretien qui me permit de lui impartir le bec à bec que je viens de conter. Je répétai tout très exactement, sans omettre l’impertinente comparaison entre le chat et Sa Majesté. Henri IV aurait ri à gueule bec de cette saillie, mais son fils resta impassible, sauf qu’il me sembla discerner comme une sorte de triomphe dans ses yeux. Mais c’était un triomphe à sa manière : reclus en soi, taciturne et sans crête dressée. Et de ce qu’il voulait faire des frères Vendôme, il ne pipa mot ni miette. En tout cas, pour l’instant, ils n’étaient pas prisonniers le moins du monde, occupant une très belle chambre à deux lits où ils reçurent ce jour-là, fort gaiement, les amis fort nombreux qu’ils avaient à la Cour. Tant est que je me demandai la raison du répit que Louis accordait à ses demi-frères. Était-ce une sorte de courtoise concession qu’il leur faisait avant de les serrer en geôle ou, comme disait Fogacer, un jeu de chat avec la souris qu’il a réduite à discrétion, mais à qui il laisse un semblant de liberté, avant de la ramener sous sa griffe ?
L’arrestation se fit, en fait, dans la nuit du 12 au 13 juin.
Du Hallier qui boitait encore de sa chute de cheval et Mauny, à deux heures du matin, entrèrent, lanternes en main, dans la chambre des deux frères avec une trentaine de gardes, les piques basses. Les Vendôme dormaient profondément et il fallut que le valet de chambre tirât les courtines de leurs baldaquins pour qu’ils parvinssent à se réveiller.
— Messieurs, dit Du Hallier, j’ai ordre du roi de vous prendre au corps. Plaise à vous de vous vêtir !
Ils se levèrent, frappés de stupeur, mal réveillés, sans voix.
Cependant, dès qu’il fut vêtu, le duc de Vendôme reprit quelque peu ses esprits, et se tournant vers son frère, lui dit d’un ton amer :
— Eh bien, vous ai-je pas prévenu en Bretagne qu’on nous arrêterait ? Je vous avais bien dit que le château de Blois était un lieu fatal pour les princes...
On conçoit aisément que le duc préférât mettre son arrestation sur le compte de la magie funeste attachée aux vieux murs d’un château que sur celui de sa criminelle entreprise contre la personne du cardinal.
Deux jours avant l’arrivée des Vendôme, le 9 juin, le roi me ramentut que j’avais écrit des lettres sous la dictée de son père, quand j’étais son truchement ès langues étrangères, et quit de moi si j’étais disposé à en écrire une pour lui, cette missive étant si privée qu’il noulait que ses secrétaires en eussent connaissance, quelque confiance qu’il eût en eux.
Que celle qu’il nourrissait pour moi fut encore plus solide, j’en fus transporté d’aise et m’installai devant l’écritoire avec un empressement qui était fait de joie, de gratitude et, s’il faut le dire enfin, de curiosité.
Celle-ci redoubla dès que j’entendis qu’il s’agissait d’une réponse à la démission de Richelieu, et je ressentis alors un émeuvement tel et si grand qu’il me fallut un moment avant que je pusse maîtriser le tremblement de ma main. Voici cette lettre, telle qu’à peine revenu en mon appartement, je la transcrivis de mémoire.
« Mon cousin, j’ai vu toutes les raisons qui vous font désirer votre repos, que je désire avec votre santé plus que vous, pourvu que vous le trouviez dans le soin et la conduite principale de mes affaires.
« Tout, grâce à Dieu, y a bien succédé depuis que vous y êtes. J’ai toute confiance en vous, et il est vrai que je n’ai jamais trouvé personne qui me servît à mon gré comme vous. C’est ce qui me fait désirer, et vous prier, de ne point vous retirer, car mes affaires iraient mal. Je veux bien vous soulager en tout ce qui se pourra, et vous décharger de toutes visites, et je vous permets d’aller prendre du relâche de fois à autre, vous aimant autant absent que présent. Je sais bien que vous ne laissez pas de songer à mes affaires.
« Je vous prie de n’appréhender point les calomnies. L’on ne s’en saurait garantir à ma Cour. Je connais bien les esprits, et je vous ai toujours averti de ceux qui vous portaient envie. Et je ne connaîtrai jamais qu’aucun ait quelque pensée contre vous que je ne vous le dise. Je vois bien que vous méprisez tout pour mon service, Monsieur, et beaucoup de Grands vous en veulent à mon occasion. Mais assurez-vous que je vous protégerai contre qui que ce soit, et que je ne vous abandonnerai jamais. Assurez-vous que je ne changerai jamais et quiconque vous attaquera, vous m’aurez pour second.
« Louis. »
Je confesse, lecteur, que j’aime cette lettre et qu’elle me touche au point qu’en la relisant – en particulier depuis la mort des deux protagonistes –, le noeud de ma gorge se serre et bien que je sois proche des larmes, elles ne peuvent pas couler, tant grand est mon émeuvement.
J’aime cette lettre jusque dans ses naïvetés et gaucheries. Par exemple, quand Louis écrit : « Je vous aime autant absent que présent », sans s’apercevoir que cette phrase pourrait s’entendre tout au rebours de ce qu’il voulait dire. Mais la simplicité même de cette lettre, ces phrases sans art ni artifice, contribuent à l’impression de sincérité qu’on retire de sa lecture. Cette admiration, cette gratitude, cette affection enfin, à l’égard du cardinal, sonnent vrai. Elles viennent du coeur. Et il me semble aussi qu’il y a quelque grandeur chez un roi si ombrageusement jaloux de son pouvoir à reconnaître chez un ministre le génie qu’il ne possède pas et à le lui exprimer tout uniment en disant : « Je vous prie de ne point vous retirer car mes affaires iraient mal. »
Toutefois, alors qu’il assure Richelieu de sa confiance, il ne l’avise pas de son intention d’arrêter les frères Vendôme. Sans doute craint-il, non point une indiscrétion de son ministre, mais que le porteur de la lettre soit intercepté.
Cependant, quatre jours plus tard, l’arrestation des frères Vendôme étant faite et bien faite, Louis écrit derechef à Richelieu, cette fois pour la lui annoncer le premier.
« Mon cousin ayant trouvé bon de faire arrêter mes frères naturels, le duc de Vendôme et le grand prieur, pour bonnes considérations importantes à mon État et repos de mes sujets, j’ai bien voulu vous en donner avis et vous prier de vous rendre près de moi le plus tôt que votre santé le pourra permettre. Je vous attends en ce lieu et prie Dieu de vous avoir toujours, mon cousin, en sa sainte protection. »
Quelle réponse irréfutable ne trouve-t-on pas ici à ces peu ragoûtants libellistes qui criaillaient haut et fort dans leurs infâmes pamphlets contre le roi qu’ils qualifiaient d’« idiot », de « débile » et d’« incapable » et qui n’était, selon eux, qu’un toton{53} aux mains de Richelieu !
Louis a pris seul la décision de rassembler une armée pour courre sus à ses frères. Seul encore, usant de ruse, et utilisant cette armée, non pour l’emploi, mais pour l’intimidation, il a attiré ses frères à Blois en faisant luire à leurs yeux l’espoir d’un pardon, et seul derechef il décide de les mettre définitivement hors jeu en les envoyant épouser le donjon de Vincennes. Je le demande aux détracteurs de ce grand prince : qui prit les décisions en ce prédicament ? Et quel fut le politique habile et résolu ? Richelieu ou Louis XIII ?
Assurément, la cabale n’était que partiellement décapitée. Louis lui avait ôté deux chefs importants, et qui mieux est, son bastion : la Bretagne. Il nomma aussi gouverneur, en remplacement de Vendôme, le fidèle maréchal de Thémines. Hélas ! Il reste encore Monsieur que, « pour des considérations importantes à l’État », on ne peut embastiller.
Lecteur, je fus mêlé à ce qui suivit et voudrais t’en dire ma râtelée. Ma chambre au château de Blois se trouvait placée entre les appartements de Monsieur et la chambre du marquis de Chalais. Tant est que le marquis de Chalais, dès qu’il me vit, se jeta sur moi à l’étouffade et prit tant habitude à moi qu’il me voulait voir tous les jours, entrant dans ma chambre à toute heure pour babiller de tout et de rien, mais principalement de lui-même. Je lui prêtais courtoisement une oreille distraite, ou plutôt abstraite, qui réduisait ses récits à un bourdonnement indistinct et lointain, jusqu’au jour où un nom qu’il cita m’éveillant me fit dresser l’oreille.
L’oisillon parlait de la duchesse de Chevreuse et me dit qu’il en était tombé depuis peu « follement amoureux ».
J’en fus béant ! C’était pour le coup que j’ouvris grandes mes oreilles. La duchesse de Chevreuse ! La plus infernale succube du cercle des vertugadins diaboliques ! Celle de qui procédait toute la cabale contre le mariage de Monsieur ! Et qui était la principale inspiratrice de tous les projets criminels qu’on avait vus naître ! Dans quelles mains le pauvret était tombé ! Et quel dangereux outil la démone pouvait faire de ce béjaune, le façonnant en même temps qu’elle le fascinait...
— Teste ! Mon cher ! délirait Chalais en se promenant de long en large dans ma chambre ! C’est la plus belle dame de la Cour ! Je donnerais de mon épée dans le ventre de qui oserait dire le contraire ! Et une duchesse ! Alliée à la maison de Guise ! Et qui plus est la favorite de Sa Majesté la reine ! Et c’est elle qui la première m’a donné le bel oeil ! Peste ! Teste ! Mort ! J’ai cru pâmer ! Mon coeur battait comme fol ! Une oeillade ! Une seule ! Et depuis, je ne la quitte plus ! Je la suis aux églises, au promenoir, à la chapelle du Louvre, à messe ! Je n’oserais m’asseoir à messe trop près d’elle, mais assez près pour la voir de profil ! Et avec quelle élégante grâce elle tourne vers moi son cou délicat, me cherche de l’oeil dans la cohue des courtisans et me baille un sourire ! Un seul et me voilà frémissant de la tête aux pieds ! Vous qui êtes un savant, diriez-vous que ce souris rime avec paradis ? C’est ce que je ressens alors ! Et comment l’exprimerais-je, Comte, sinon en vous disant que je suis le plus heureux des humains, car j’ai la plus belle maîtresse du royaume ?
— Votre maîtresse, Marquis ? dis-je les sourcils levés. Seriez-vous déjà si avant en ses douces faveurs ?
— Nenni ! Nenni ! Comte ! Qu’allez-vous penser ? Je prends « maîtresse » dans le sens de l’Astrèe. La duchesse de Chevreuse ne m’a encore rien baillé, pas même un baiser. Savez-vous pas qu’il faut à ces hautes dames une cour dans les règles ? Tête bleue ! Une duchesse n’est pas une chambrière que l’on trousse et qu’on pousse sur le lit qu’elle est en train de faire ! Plus une dame est haute et plus elle se doit de faire sa renchérie et sa pimpésouée.
Je l’écoutais, béant, et sentis toute l’inutilité de lui remontrer que la duchesse, sans lui rien donner, et en aiguisant seulement son appétit pour elle, allait le retourner comme un gant et le faire rentrer dans le parti qu’il venait de trahir pour son roi. Ha ! Lecteur ! Si tu crois qu’un écervelé, parce qu’il n’est capable d’aucun bien, est aussi incapable de faire mal, grande est ton erreur !
La Chevreuse lui avait donné le bel oeil et tout était fini ! La fidélité à Louis, alors qu’il appartenait comme moi à la Maison du roi comme grand maître de sa garde-robe ! la loyauté envers le cardinal qui lui avait promis, en sus, par mon canal, la charge de grand maître de la cavalerie légère s’il pressait Monsieur d’épouser Mademoiselle de Montpensier ! Qu’allait-il dire maintenant à Monsieur qui ne serait inspiré par sa séductrice ?
M’ayant ainsi fait ses confidences et toujours affairé sans avoir rien à faire, Chalais me quitta tout soudain en coup de vent et dès que j’eus clos l’huis sur lui, le pensement assez effrayant me vint à l’esprit que l’infernale Chevreuse pouvait tout aussi bien lui mettre par degrés dans l’esprit l’idée de tuer le roi. Monsieur, alors, succédait à son frère et épousait la reine, ce que la reine, semblait-il, avait tacitement accepté. Or, appartenant à la Maison du roi, ayant accès à toute heure, tous les jours, à ses appartements, approchant la personne royale aussi près et même plus près que moi, puisqu’il avait la charge de sa garde-robe, Chalais avait toutes les occasions du monde de daguer le roi à l’improviste.
Je ne faillis pas à avertir le roi, dès que je le pus, des dangereuses amours du petit marquis. Louis, qui connaissait bien la Chevreuse et en pensait le plus grand mal, prit la chose très au sérieux et me recommanda de garder sur Chalais, de jour comme de nuit, un oeil vigilant. Ainsi fis-je. Louis, de son côté, redoubla de méfiance et je ne laissai pas d’observer qu’à partir de cette date, quand Chalais se trouvait dans ses appartements, le roi manoeuvrait pour qu’il ne s’approchât pas de lui, tandis que, de mon côté, je serrais Chalais d’aussi près qu’il était décent, guettant ses moindres gestes.
La nuit, il m’était encore plus facile de le surveiller. Sa chambre et la mienne, à l’origine, n’en faisaient qu’une et, pour gagner de la place, on les avait partagées en deux par une simple cloison en bois de chêne. Tant est que je pouvais ouïr sans même prêter l’oreille la noise qui provenait du logis de Chalais, y compris la noise amoureuse qui occupait beaucoup de son temps. Il recevait aussi beaucoup d’amis dont le plus intime était le comte de Louvigny. Je le croisais si souvent comme il entrait chez Chalais quand j’entrais moi-même chez moi que nous en vînmes à nous saluer. Et je reconnaissais bien sa voix, quand il était avec Chalais pour ce qu’elle était haute et perchée, et répondait bien à son physique. Je n’avais pas le moins du monde à prêter l’oreille quand ils étaient au bec à bec car cette amitié-là dégénérait souvent en querelles violentes, Louvigny soupçonnant Chalais de lui vouloir rober sa maîtresse. Tant est que les bruyants embrassements du début se terminaient souvent par des menaces réciproques de tirer l’épée et de s’entre-tuer. Cependant, je doutais qu’ils en vinssent un jour aux mains, Monsieur de Louvigny étant petit, estéquit et souffreteux, et Monsieur de Chalais si vigoureux et si bon bretteur.
Le roi, à Blois, se couchait tôt, qui-cy seul, qui-là avec la reine, tant est qu’il n’était pas rare qu’à dix heures du soir, je me pusse retirer, gagner ma chambre et me désennuyer du vide de la vie de cour en relisant Montaigne à la chandelle, étendu sur ma couche, mes deux oreillers soutenant ma tête. C’est dans cette position qu’un soir, sur le coup de onze heures, heure à laquelle peu nombreux étaient ceux qui se promenaient encore dans le château, j’entendis mon voisin déclore et reclore son huis. Le devoir et la curiosité tout ensemble me poussant, dès qu’il fut passé devant ma porte, j’y courus à pas de loup, l’entrebâillai doucement et je vis Chalais de dos, une lanterne à la main, s’éloigner, mais sans aller bien loin, puisqu’il entra dans les appartements de Monsieur, lesquels, comme j’ai dit déjà, jouxtaient ma chambre. Je résolus alors d’attendre le temps qu’il faudrait pour l’ouïr ressortir de chez Monsieur et regagner son gîte.
Ce fut là une plus dure épreuve que je n’avais imaginé, car même l’esprit judicieux de Montaigne ne put me retenir par moments de laisser tomber ma tête sur ma poitrine et de m’ensommeiller. A la parfin, mon oreille, étant demeurée dans ma langueur même attentive, j’ouïs la porte de Chalais se déclore et se reclore dans la chambre voisine. Je regardai alors ma montre-horloge à la lueur faiblissante des chandelles plus qu’aux trois quarts consumées, et je vis qu’il était une heure du matin. Mais si grand était encore le vague dans ma cervelle embrumée qu’il me fallut quelque effort pour faire le calcul et pour entendre que Chalais était resté deux heures chez Monsieur.
Le lendemain, en réfléchissant aux événements de la veille, je m’étonnai d’avoir vu Monsieur de Chalais porter lui-même sa lanterne en se rendant chez Monsieur. Telle eût dû être, m’apensai-je, la tâche de Monsieur de Louvière, son écuyer. À moins, évidemment, que Chalais eût voulu lui cacher ses visites nocturnes à Monsieur. Ma curiosité étant piquée et sortant quelque peu de ma réserve, je ne manquai pas, quand je revis Chalais ce matin-là, de quérir de lui, du ton le plus détaché :
— Que devient Monsieur de Louvière ? Je ne le vois plus dans vos alentours. Lui avez-vous baillé son congé ?
Quel ne fut pas mon étonnement alors de voir l’effet que cette question anodine produisit sur Monsieur de Chalais ! Il se troubla, resta sans voix et rougit comme un enfant, qu’il était encore, ayant été en ses jeunes années excessivement admiré, aimé, mignoté et ococoulé par sa mère. Et ne sachant que dire, tant il était désarçonné et pris sans vert, incapable au surplus d’inventer ex abrupto un prétexte plausible, il me dit ce qui se révéla plus tard être la vérité et que je tins pour telle dès qu’il me l’eut dite :
— J’ai envoyé Louvière en mission en province.
Je me gardai bien de lui demander de quelle mission il s’agissait ; je l’aurais induit en méfiance, et passant prestement à un sujet plus léger, je lui demandai des nouvelles de ses amours. Las ! il fut aussi intarissable que la veille dans les hyperboliques éloges qu’il fit de la magicienne qui l’avait envoûté. Il était tout à fait clair qu’il s’était livré à elle poings et pieds liés, qu’il ne voyait plus que par ses yeux, qu’il n’entendait plus que sa voix et qu’il lui obéissait en tout. Cet engouement aveugle chez un homme d’aussi peu de cervelle me donna de nouveau les plus grandes inquiétudes. Je m’en ouvris au roi dès que je pus. Et sur l’ordre qu’il me donna de poursuivre ma surveillance de Chalais, je la continuai trois nuits de suite et pus confirmer que, chaque soir, vers onze heures, le marquis allait visiter Monsieur en ses appartements et demeurait deux bonnes heures en sa compagnie.
Comme j’en informai Louis, le cardinal, arrivé la veille au soir de Limours, survint. Et quoique fatigué de son long voyage, il me parut fort ragaillardi par l’émerveillable lettre qu’il avait reçue et par le chaleureux accueil de Sa Majesté. Chose remarquable, il nous apportait du nouveau sur la « mission » de Monsieur de Louvière...
En effet, dès les débuts des remuements de la cabale, Richelieu avait introduit des informateurs à Sedan et à Metz dont les gouverneurs respectifs, le comte de Soissons et le duc d’Épernon (et celui-ci malgré son grand âge), étaient des personnages bouillants et brouillons, fort capables de mettre la main à la pâte de la rébellion, s’ils pensaient qu’elle avait des chances de lever...
— Par une bénédiction spéciale du Ciel, poursuivit le cardinal, la veille de mon département de Limours, je reçus d’un de mes informateurs la nouvelle que Monsieur de Louvière s’était présenté à Sedan pour demander au comte de Soissons s’il donnerait asile à Monsieur, au cas où Monsieur réussirait à s’enfuir de la Cour. Il fut proprement éconduit. Louvière partit alors pour Metz à brides avalées, où il adressa la même requête à Monsieur de La Valette qui, en l’absence de son père, le duc d’Épernon, commandait la place. Là aussi, on le rebuffa. Il apparaît donc clairement, poursuivit Richelieu, que la prise au corps des frères Vendôme a quelque peu refroidi la turbulence des Grands...
Ayant dit, le cardinal s’inclina devant Sa Majesté comme pour lui rendre hommage de la décision qu’en son absence il avait prise. Salut que je trouvai à la fois généreux et habile.
— Il est donc avéré, dit Louis, que Chalais est maintenant sous la coupe du diable (c’est ainsi qu’il nommait la Chevreuse). Étant à la fois mon sujet et officier de ma maison, il trahit à la fois son office et moi-même. Au lieu de presser Monsieur de se marier, comme il l’avait promis, il le pousse à s’enfuir et à se mettre à la tête de la rébellion. Il faudra punir ce traître.
— Par malheur, dit Richelieu, nous ne pouvons encore l’arrêter. Manquent les preuves et témoins. Louvière, après ses deux échecs, s’est senti fort compromis et il a disparu dans cet immense royaume comme une aiguille dans une botte de foin. Et questionner Monsieur serait vain. Il va sans dire que Monsieur ne va pas avouer une faute qu’il n’a pas encore commise.
— En attendant, dit Louis, je vais donner l’ordre de doubler les gardes qui assurent les intérieurs du corps du logis et tripler les gens de pied qui tiennent les dehors.
Pensant que le cardinal et le roi avaient beaucoup à se dire en ces retrouvailles, je quis de Sa Majesté mon congé, et ne les revis que le lendemain matin en la grande salle du Conseil, là même où, quelques années auparavant, le duc de Guise avait saigné du nez et mangé, au petit matin, des pruneaux, avant d’être appelé dans la chambre d’Henri III où, l’huis reclos sur lui, il avait rencontré la mort aux mains des Quarante-Cinq.
Le cardinal, parlant au nom du roi, exposa ses projets. Sa Majesté avait l’intention, le lendemain 25 juin, de partir avec la cour et son armée pour Nantes. Il répondrait à toutes les questions qu’on lui voudrait poser touchant cette décision. Il y eut un silence et Monsieur de Marillac demanda ce qu’on allait faire à Nantes. Le cardinal lui répondit, et je fus tout attendrézi de l’ouïr derechef parler de la façon méthodique qui lui était coutumière.
— Primo, dit-il, Sa Majesté veut que les fiançailles et le mariage de Monsieur avec Mademoiselle de Montpensier se fassent à Nantes.
— Et pourquoi pas à Paris ? demanda Marillac.
— Pour éviter que les libelles de la cabale ne parviennent à agiter le peuple de Paris contre cette union. Vous n’ignorez pas à quel point le peuple de Paris est séditieux et maillotinier. Secundo, dit Richelieu, le roi entend installer à Nantes solennellement Monsieur le maréchal de Thémines à la tête de son gouvernement de Bretagne. Tertio, il tient pour assuré que la présence d’une armée de six mille hommes à Nantes intimidera le duc de Longueville en sa Normandie, et les protestants en leur Rochelle, et que cette intimidation sera suffisante pour qu’ils n’aient pas envie de prêter, le cas échéant, main-forte à la rébellion.
Le cardinal ayant fini son exposé, Sa Majesté voulut bien demander son avis au Conseil, et nul ne faisant mine de parler, le roi leva la séance.
Je retournai alors dans ma chambre et je n’y étais pas depuis cinq minutes quand Chalais y pénétra sans toquer, le visage tout chaffourré de larmes.
— Comte, dit-il, d’une voix entrecoupée de sanglots, je suis au comble du désespoir : mon meilleur ami, mon intime ami, le comte de Louvigny, m’appelle sur le pré !
— Diantre ! Que lui avez-vous fait ?
— Hélas ! J’ai couché avec sa maîtresse.
— Mais fallait-il que vous en arriviez là ?
— Hélas ! Oui ! C’était une fleur qui ne demandait qu’à se laisser cueillir.
— Mais vous en avez cueilli tant ! Ne pouviez-vous pas laisser celle-là au moins sur sa tige ?
— Comte, vous n’y pensez pas ! La dame est réputée avoir les plus beaux tétins de la Cour ! Comment aurais-je pu avoir l’occasion de les voir, de les mignoter et de les baisoter, si je n’avais pas couché avec elle ?
— Mais votre ami ?
— Hélas ! Il écume, il est furieux, il crie à tous vents que je suis un traître et qu’il veut se battre !
— N’est-ce pas bien naturel qu’il se trouve offensé ?
— Mais comment puis-je me battre avec mon meilleur ami ?
— Vous eussiez dû y penser avant.
— Comte ! s’écria tout soudain Chalais d’une voix furieuse, oseriez-vous me faire la leçon ?
— Mon cher Chalais, dis-je en lui mettant la main sur l’épaule, allez-vous m’appeler une deuxième fois sur le pré ? Ne peut-on vous parler à la franche marguerite sans qu’aussitôt vous vous courrouciez ?
— Ha ! Je vous demande pardon ! Je ne suis qu’un grand fol ! dit Chalais.
Et se jetant à mon cou, il me donna une forte brassée et je ne sais combien de baisers repentants sur les joues, étant affectueux comme un jeune chien et, j’en ai peur, sans beaucoup plus de cervelle.
— Que vais-je faire ? poursuivit-il, les larmes coulant sur ses joues, grosses comme des pois.
— Vous battre avec Louvigny et lui faire la plus légère blessure que vous pourrez.
— Mais je ne peux pas ! Le roi a interdit le duel, estimant que les forces des deux adversaires sont trop disproportionnées, Louvigny étant si estéquit et moi si vigoureux.
— Vous pourriez au moins discontinuer vos amours avec cette dame.
— Les discontinuer ! Renoncer à la belle ! Vous n’y songez pas !
Et passant tout soudain du désarroi le plus profond à la gaieté la plus folle, Chalais dit en riant à gueule bec :
— Comment pourrais-je maintenant me passer de ces tétins sublimes ?