Nos bons caquets de cour disaient que Louis XIII, avant que d’appeler Richelieu en son Conseil, nourrissait à son encontre les plus grandes préventions. Et c’était vrai. Ils disaient aussi que Louis n’accepta le cardinal que sur les instances les plus pressantes de sa mère. Et rien n’était plus faux.
S’il y avait une personne au monde à laquelle Louis ne voulait ni ne pouvait céder, c’était bien cette personne-là, qui lui était si proche, mais qui l’avait tant humilié et rabaissé en ses enfances et, en ses années plus mûres, pris deux fois les armes contre lui. Quand il se fut enfin libéré de ce joug, Louis fut longtemps en méfiance à l’égard du cardinal, pour ce qu’il avait été le ministre de l’infâme Concini – exécuté sur l’ordre de Sa Majesté le 24 avril 1617 – et aussi parce qu’il avait été le principal conseiller de la reine mère, quand elle dut – sur l’ordre de son fils – s’exiler à Blois.
Mais sur ce point son jugement se nuança quelque peu au cours des années. Il finit par reconnaître que Richelieu tâchait d’exercer une influence modératrice sur Marie de Médicis, si tant est qu’une telle influence fût possible.
Il s’avisa aussi que le cardinal avait de grands talents et bien qu’en un sens, ces talents l’effrayassent – car il craignait que le prélat ne le voulût tyranniser, s’il lui donnait quelque pouvoir-, Louis était entré en tel dégoût de ses ministres – médiocres, traîtreux et prévaricateurs – qu’il se décida à mettre Richelieu à l’épreuve en lui faisant confiance, à tout le moins pour un temps – quitte à le « tronçonner{1} » dès lors qu’il lui donnerait des motifs de mécontentement. Mais de cette confiance si méfiante, Richelieu fit incontinent le meilleur usage !
Après avoir exilé Monsieur de Schomberg, surintendant des Finances, sur de fausses accusations, Louis finit par reconnaître qu’il avait commis une erreur. Il connut assez vite qu’il en avait commis une autre en appelant à sa place La Vieuville, gendre du financier Beaumarchais. Louis, qui excellait dans l’action, réagit avec son énergie coutumière : il emprisonna La Vieuville au château d’Amboise. Beaumarchais, poursuivi chaudement, n’eut que le temps de se réfugier en son île de Noirmoutiers.
Louis institua alors une chambre de justice à laquelle il déféra, outre La Vieuville et Beaumarchais, une cinquantaine de financiers. Il voulait tirer de ces trichoteurs une prompte et rigoureuse justice. Toutefois, au moment de mettre en marche la machine qui les devait broyer, il consulta Richelieu.
Nul ne savait mieux que le cardinal plaider le pour et le contre, sans montrer sa préférence et en laissant à Sa Majesté le choix et la décision. Le « contre », toutefois, apparaissait si fondé en raison que Louis, qui ne manquait pas de jugement, ne devait pas faillir à le préférer.
Plaise au lecteur de me permettre de résumer comme suit le propos qu’en cette occasion le cardinal tint au roi.
— Sire, ces messieurs ont pillé, en effet, sans vergogne aucune, le trésor du royaume et vous ont mis dans une situation fort difficile car sans argent, aucune politique n’est possible. Ils ont donc commis contre Votre Majesté un crime majeur et ce serait justice qu’ils encourent les derniers châtiments. Mais, Sire, à supposer qu’on débarrasse la terre de ces coquins, retrouverez-vous pour autant les millions qu’ils ont détournés ? Il est fort probable que non. Dès lors, Sire, une autre solution est possible : on pourrait négocier avec chacun d’eux en lui promettant la liberté s’il remboursait ses roberies. Il appartient à Votre Majesté de choisir celle de ces deux solutions qui a sa préférence.
— Négociez, mon cousin ! Négociez ! dit le roi après un instant de réflexion.
Richelieu, à mon sentiment, ressentait un plaisir délicieux chaque fois que le roi l’appelait « mon cousin ». Lecteur, tu n’ignores pas que Sa Majesté, selon le protocole, devait aux cardinaux cette flatteuse appellation. Mais Richelieu savait bien qu’il était déjà passé au-delà du protocole : dans l’affaire des financiers, Louis avait suivi ses avis.
Richelieu, en effet, négocia avec les financiers sans du tout leur montrer les grosses dents, mais avec une douceur de velours, tout en leur laissant entendre que Louis était résolu au pire, si la négociation échouait. Et à force de patience et de dextérité, il tira d’eux une quinzaine de millions d’or. Louis fut aux anges de ce beau coup qui renflouait les caisses du royaume et il fit ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là avec personne : il demanda conseil à Richelieu quant au choix du futur surintendant des Finances.
Cet entretien, dont j’ignorais de prime la teneur, eut lieu au bec à bec dans la chambre de Sa Majesté et, quant à moi, je me trouvais dans l’antichambre où l’on m’avait mandé, sans que je susse ce que le roi voulait de moi. Je ne laissais pas que de trouver longuissime le temps que je passais, le front contre la verrière, à regarder tomber la pluie, laquelle se déversait ce jour-là, drue et interminable, sur Paris embrumé. En outre, j’avais imprudemment revêtu à mon lever un pourpoint et des hauts-de-chausses dont quelque peu je me paonnais, mais qui, hélas, se révélèrent être taillés d’une étoffe beaucoup trop légère pour la froidure du printemps. Enfin, l’huis de la chambre royale s’ouvrit et Berlinghen, passant la tête par l’entrebâillure, me dit :
— Monsieur le Comte, Sa Majesté requiert votre présence.
J’entrai, me découvris, me génuflexai devant le roi, puis saluai profondément le cardinal et tout en me livrant à ce double exercice, j’observai que Louis, le chapeau sur la tête, était assis sur une chaire à bras face à une deuxième chaire à bras qui, elle, se trouvait vide, Richelieu étant resté debout. J’en conclus que Louis avait offert à Richelieu, en raison de sa chancelante santé, de s’asseoir en face de lui, mais que le cardinal, méticuleusement attentif au respect qu’il devait au roi, avait décliné cette offre.
Le cardinal était tête nue, tenait d’une main son bonnet pourpre et de l’autre, sans doute pour soulager ses jambes, s’appuyait sur le dossier de la chaise. Il atteignait alors l’âge de trente-neuf ans et avait beaucoup à se glorifier dans la chair, étant grand, mince, le geste gracieux, la tournure élégante, avec un nez busqué, un visage long et fin qu’éclairaient deux magnifiques yeux noirs.
Il paraissait plus que son âge. En revanche, Louis, à vingt-trois ans, paraissait plus jeune que le sien, ses joues ayant gardé le velouté de l’enfance, sans que la moindre ride apparût autour de ses yeux. Ses lèvres étaient restées pleines, elles aussi, et vermeilles. Le caractère le plus adulte de cette physionomie se décelait dans ses yeux qui portaient un air d’autorité, de rigueur et de méfiance que démentait par instants une expression confiante et affectueuse.
Le cardinal avait seize ans de plus que le roi et l’âge que l’un et l’autre paraissaient avoir vieillissait le premier et rajeunissait le second, tant est qu’on eût été tenté de les prendre pour père et fils. À les bien considérer, il me traversa la cervelle que si le lien, encore neuf et fragile, qui venait de s’établir entre eux, traversait heureusement les années futures, Louis, émergeant de la longue nuit où l’avait plongé le meurtre d’Henri IV, pourrait retrouver une sorte de père dans le conseiller plein d’usage et raison qui succédait à la parfin à tant de ministres dont l’insuffisance, ou la rapacité, avait mis l’État en péril.
À vue de nez, la distance paraissait immense entre le souverain assis, selon le protocole, son chapeau sur la tête et le prélat debout à son côté, le chef découvert. Mais au respect quasi sacramentel du cardinal pour l’oint du Seigneur, il me semblait que répondait déjà la déférence inexprimée d’un jeune roi, ébloui et conquis par la sagesse, l’expérience et le savoir d’un aîné.
— Mon cousin, dit Louis, comme j’entrais dans la pièce, connaissez-vous le comte d’Orbieu ?
— Sire, dit le cardinal en m’adressant un sourire d’autant plus suave qu’étant un des serviteurs les plus proches du roi, je n’étais pas à ses yeux quantité négligeable, je connais le comte d’Orbieu par ce que m’en a dit le père Joseph, lequel le tient en haute estime pour trois raisons. (Même dans son discours quotidien, le cardinal dénombrait toujours ses raisons.) Primo, il est tout dévoué à son roi. Secundo, il est très diligent dans le ménage de son domaine d’Orbieu. Et tertio, il a pris soin, en ses vertes années, de s’instruire de tout, en particulier ès langues étrangères.
— Monseigneur, dis-je en lui faisant un second salut tout aussi profond que le premier, en fait de langues étrangères, Votre Éminence n’a rien à envier à personne...
J’aurais pu ajouter qu’outre le grec et le latin, le cardinal connaissait l’italien et l’espagnol, mais j’arrêtai mon compliment avant qu’il ne tombât dans la flatterie, laquelle Richelieu abhorrait. Non qu’il fut le moindrement modeste, tout le rebours, mais étant accoutumé dans les occasions à se décerner à lui-même, quoique toujours en termes voilés, les plus magnifiques éloges, il jugeait disconvenable et quasi insultant ceux qu’on lui adressait. Il était fort haut, en effet, non de par sa lignée, car il était né de noblesse campagnarde, mâtinée de bonne bourgeoisie, mais par son caractère propre et la conscience qu’il avait de ses grands talents.
— Savez-vous, mon cousin, reprit Louis, que lorsque j’ai disgracié Schomberg, d’Orbieu a eu l’audace de se rendre dans son appartement pour le consoler de sa solitude ? Et l’ayant consolé, il me rapporta une lettre où Schomberg me priait de diligenter une enquête du Parlement sur la façon dont il avait ménagé sa charge de surintendant des Finances. Que pensez-vous, mon cousin, de la conduite du comte en ce prédicament ?
— Sire, dit le cardinal avec un sourire, un acte se juge de deux façons. Primo, par les risques qu’il vous fait encourir. Secundo, par les résultats qu’on obtient.
— Le risque était grand, dit Louis. Je pouvais disgracier d’Orbieu.
— Mais, Sire, dit Richelieu, vous ne l’avez pas fait.
— En effet, dit Louis. Son geste ne m’a pas déplu. J’ai diligenté l’enquête demandée et Schomberg en est sorti blanc comme neige.
— Le résultat est donc excellentissime ! dit le cardinal, qui aimait les superlatifs à l’italienne. Sire, poursuivit-il, avec votre permission, je voudrais poser une question au comte d’Orbieu.
— Posez-la, mon cousin.
— Comte, reprit Richelieu, estimez-vous que Schomberg ait été un bon surintendant des Finances ?
Je tournai ma langue en bouche avant de répondre, étant très conscient qu’une réponse, selon la philosophie cardinalice, se jugeait de deux façons : primo, par les risques qu’elle vous faisait encourir, secundo, par les résultats qu’on en obtenait. Mais n’ayant pas l’esprit aussi profond que celui du cardinal, j’optai pour la sincérité.
— Éminence, dis-je, Monsieur de Schomberg est un très honnête homme et un très bon soldat, mais il ne connaît pas les finances.
— Bravo, bravissimo, comte ! dit Richelieu, c’est tout justement ce que pense Sa Majesté ! Aussi, remettant Schomberg en sa charge de surintendant des Finances, Sa Majesté a décidé de lui adjoindre d’ores en avant Monsieur de Marillac et Monsieur de Champigny qui tous deux sont orfèvres en la matière.
Je fus au comble de la joie d’apprendre que Schomberg allait retrouver sa charge de surintendant et me trouvant en même temps bien assuré que le cardinal n’avait pas été étranger, ni à ce retour en grâce ni à la désignation de Marillac et de Champigny, j’admirai l’habileté avec laquelle le cardinal, le résultat obtenu, attribuait au roi le mérite de ses propres décisions.
— Sire, dis-je, avec un profond salut, je suis très heureux que Votre Majesté ait rétabli Monsieur de Schomberg.
— Cette affaire est terminée â ma satisfaction, dit le roi en jetant un oeil à la montre-horloge qu’il tira de l’emmanchure de son pourpoint.
Après quoi, il se leva avec pétulance. À ce ton rapide et à la vivacité de ses mouvements j’entendis qu’il brûlait de partir pour la chasse, la pluie ayant cessé.
— Sioac, dit-il en supprimant l’« r » de mon nom, comme il faisait en ses maillots et enfances (grand signe meshui de ma faveur), vous irez vous-même, à mes frais, quérir Monsieur de Schomberg en Anjou pour lui annoncer ce qu’il en est de mes intentions et le ramènerez céans. Monsieur du Hallier vous baillera un de mes carrosses et une forte escorte.
Du Hallier faisait partie comme son frère, Monsieur de Vitry, Déagéant, Tronçon, moi-même et quelques autres de la conspiration que Louis avait conçue et menée à bien pour exécuter Concini et éloigner sa propre mère de ce pouvoir auquel, au grand dol et dommage de son fils, elle se cramponnait. Après l’exécution de l’aventurier, Vitry, qui était capitaine aux gardes, fut par le roi élevé à la dignité de maréchal de France, sans qu’on osât jamais dans la suite lui confier une armée, et Du Hallier, qui était son lieutenant, fut nommé à sa place capitaine aux gardes et fit de son mieux pour remplir ces fonctions, ayant les muscles plus étoffés que les mérangeoises.
Du Hallier avait la membrature carrée, le visage fruste et tanné, le nez fort gros, la bouche fort large, le cheveu roux, l’oeil petit et niais. Dès qu’il me vit, il se jeta sur moi et m’embrassa à l’étouffade, mais en toute sincérité. À ses yeux j’étais et demeurerais jamais jusqu’à la fin de mes terrestres jours un « conjuré du 24 avril ». C’est-à-dire ce qu’il y avait de mieux à la Cour et, en outre, le défenseur impavide de Monsieur de Schomberg, lequel chez les gardes royaux était fort populaire.
M’ayant donné ainsi une forte brassée, Du Hallier me prit le bras dans l’étau de sa forte main, et m’amena choisir un carrosse pour ma mission.
— Comment cela, Du Hallier ? dis-je, au comble de l’étonnement, vous voulez me bailler un des carrosses du roi ?
— Il n’y en a pas d’autre céans, dit Du Hallier.
— Mais les armoiries du roi sont peintes sur les portes ! dis-je en faisant le tour de la demi-douzaine de carrosses dorés qui se trouvait dans la remise.
— Voudriez-vous qu’on les effaçât pour vous ? dit Du Hallier avec un rire si bruyant qu’un étalon, dans la proche écurie, se mit à hennir comme fol et tapa du sabot contre sa porte.
« Ce pauvre Rhamsès, dit Du Hallier, s’énerve à la moindre noise. On lui a enlevé sa jument favorite hier pour que le gros couillard repose un peu son guilleris, vu qu’on lui amène ce lundi une jument de bonne race à saillir. Eh bien ! le croyez-vous, d’Orbieu, on baille à ce faquin les plus belles pouliches du royaume. Il les saille, certes. Mais à toutes il préfère sa jument, laquelle a bientôt quinze ans !...
Sachant que Du Hallier n’aimait, ne respirait, ne rêvait, et ne parlait que cheval (dont il portait de reste sur lui l’odeur irrémédiable), je me hâtai de remettre l’entretien dans ses brancards.
— Du Hallier, de grâce ! Ces portes armoriées ! Voudriez-vous que partout ou je passe, on m’aille prendre pour le roi ?
— Il n’y a pas péril ! Le roi ne voyage qu’à grand train et le vôtre sera tout petit ! Une mesquine escorte de mousquetaires commandée par un petit lieutenant de merde et une seule charrette pour les impedimenta !
Ce mot latin désignait les bagages encombrants et si Du Hallier le connaissait, ce qui paraissait à vue de nez très étonnant, c’est qu’il se trouvait écrit en toutes lettres dans le règlement des Gardes. D’autre part, l’expression « petit lieutenant de merde » n’avait rien de méprisant dans la bouche d’un capitaine aux gardes. Bien au rebours, elle était coutumière.
— Et qui sera ce lieutenant ?
— Mon cousin, Monsieur de Clérac. Il vous plaira. C’est moi qui l’ai proposé pour le poste de lieutenant dans la compagnie des mousquetaires que le roi a créée il y a deux ans. Il est périgourdin comme votre père. Çà ! Orbieu, quel carrosse choisissez-vous ?
— Le meilleur...
— C’est celui de Sa Majesté !
— Alors, le plus solide.
— C’est celui de Sa Majesté !
— Alors, le mieux suspendu !
— Mais c’est le même ! cria Du Hallier en riant à gueule bec.
Et derechef, Rhamsès se mit à hennir et à toquer comme fol du sabot contre sa porte.
— Mon cher Du Hallier, le temps me presse. Choisissez vous-même ce carrosse. Je me fie entièrement à vous.
Là-dessus, je le quittai non sans qu’il m’étouffât derechef par ses embrassements et je courus, tout meurtri, retrouver Monsieur de Marillac qui occupait la surintendance des Finances en attendant de devenir l’adjoint de Monsieur de Schomberg. Je le trouvai en compagnie du chancelier qui me remit une lettre pour Schomberg, laquelle le remettait dans sa charge de surintendant. Il ajouta de vive voix que Sa Majesté comptait d’ici quelques mois le nommer maréchal de France.
— Le voilà comblé ! dit Monsieur de Marillac qui me parut aussi roide, abrupt et escalabreux que le chancelier était suave et poli. Schomberg va toucher à lui seul deux gros émoluments : l’un, comme surintendant des Finances, l’autre comme maréchal de France.
Il dit cela d’un air aussi malengroin que s’il allait tirer ces pécunes de sa propre escarcelle.
— Quant à vous, Monsieur le Comte, poursuivit-il, Sa Majesté m’a commandé de vous compter vingt mille écus pour couvrir les frais de votre voyage.
— Mais c’est beaucoup ! dis-je, étonné.
— C’est beaucoup trop, en effet, dit Marillac. D’autant, ajouta-t-il peu gracieusement, qu’un simple chevaucheur eût suffi à ramener d’Anjou Monsieur de Schomberg.
— Sa Majesté en a décidé autrement, dit le chancelier, lequel trouvait disconvenable que Monsieur de Marillac critiquât une décision du roi.
— Je crois plutôt que c’est une idée du cardinal, dit Marillac d’un air plus raisin que figue. Le cardinal aime le faste et la mise en scène.
Cette pique à l’égard du cardinal m’étonna, car nul n’ignorait à la Cour que Marillac lui devait sa présente élévation.
Sans plus de cérémonie, Marillac me tourna le dos, tandis qu’un commis apportait un sac qu’il vida sur le comptoir. Jour de ma vie ! Quelle joyeuse musique ce fut que le ruissellement des écus tintinnabulant l’un sur l’autre ! Après quoi, le commis les compta avant de les remettre dans le sac qu’il ferma d’un fort cordon et qu’il me tendit. Je le pris et le passai à La Barge qui le porta en le dissimulant sous sa cape jusqu’à mon appartement du Louvre tout en se plaignant de son poids.
— Mais c’est du plomb que ce sac, Monsieur le Comte ! grommela-t-il en marchant derrière moi.
— Babillebahou, mon fils ! dis-je en riant, s’il était à toi, il te paraîtrait plume !
Je revis Sa Majesté à son souper et Elle me dit :
— Sioac, pour ce voyage, prenez votre temps ! Schomberg en Anjou voudra vous fêter et je ne trouverai pas mauvais qu’au retour, vous vous arrêtiez à Orbieu pour le contrefêter. Faites les arrangements convenables avec Monsieur de Clérac et partez dès que possible.
Je pris alors congé de Louis en mettant beaucoup de chaleur en mes remerciements, car au rebours de ce qu’avait aigrement prétendu Marillac, j’étais bien sûr que l’idée de m’envoyer en personne quérir Schomberg venait du roi et non de Richelieu, car Sa Majesté, de prime irritée que je fusse le seul de toute la Cour à visiter Schomberg en sa disgrâce, n’avait pas laissé, à la réflexion, d’en être touché et en sa grande tendreté de coeur, avait voulu m’en récompenser en faisant de moi auprès de Schomberg le héraut de son retour en faveur.
J’envoyai La Barge quasiment à la pique du jour prier Monsieur de Clérac de me faire le plaisir de prendre son déjeuner avec moi. Il vint quasiment sur les talons de mon écuyer et me parut fort vif et expéditif pour « un petit lieutenant de merde ». Il noulut prendre sa repue en ma compagnie, ayant déjà pris la sienne, mais accepta un peu plus tard un verre de bourgogne et des tostées.
— J’ai calculé, dit-il, qu’il faudra six étapes pour atteindre Angers. La première, cela va sans dire, sera votre domaine d’Orbieu. Ensuite Chartres, Nogent-le-Rotrou, Le Mans et La Flèche au bout de ce long chemin. Avec un ou deux jours de repos complet aux étapes pour ménager les montures, le voyage prendra une semaine.
— Et où logera l’escorte à l’étape ?
— Dans les auberges, si elles ne sont pas trop puceuses, ou dans les monastères, si les moines ne sont pas trop pleure-pain et n’essayent pas de saigner à l’excès votre bourse.
— Et moi, Monsieur de Clérac, où logerai-je ?
— À l’évêché, si évêché il y a, sinon chez le maire. Mais il se peut aussi que dans d’aucunes des villes où se fera l’étape, quelque bonne noblesse du lieu tienne à honneur, Monsieur le Comte, de vous offrir une hospitalité plus aimable.
— Combien seront les mousquetaires ?
— Vingt-cinq. Le quart de notre compagnie.
— Savez-vous pourquoi le roi, ayant parlé de me donner des gardes, m’a baillé des mousquetaires ?
— Nous avons grande réputation, dit Monsieur de Clérac d’un air modeste.
— Plus que les gardes ?
— Nenni ! nenni ! les gardes sont excellents ! Mais nous sommes réputés plus vifs dans les combats aléatoires.
— Qu’appelez-vous ainsi, Monsieur de Clérac ?
— Les surprises et les embûches.
— Mais qui diantre en ce royaume oserait s’attaquer au carrosse du roi ? Les caïmans des grands chemins ?
— Nenni, ils n’oseraient. Mais nos campagnes contre les huguenots ont laissé des séquelles : des bandes armées de soldats déserteurs ou, pis même, des bandes de mercenaires qu’on a licenciés et qui s’en retournent chez eux, non sans ravager tout sur leur passage, tuant les manants, volant les vivres, forçant les garces. Ceux-là sont redoutables, parce qu’ils savent la guerre.
— Et ceux-là nous pourraient attaquer, dis-je, et pourquoi ?
— Mais pour s’emparer de nos armes, de nos chevaux et du carrosse du roi.
À ouïr ce propos, je me sentis un peu moins content à l’idée de m’ococouler deux semaines, une pour l’aller et une autre pour le retour, dans les satins et les ors d’un carrosse de Sa Majesté, mais j’éprouvai en même temps je ne sais quel aiguillon à la pensée de me battre en aussi bonne compagnie que celle des mousquetaires et, bien entendu, de tailler en pièces les méchants qui nous oseraient courir sus.
Mais comme bien l’on sait, rien ne se passe vraiment comme on l’avait prévu, que l’événement soit heureux ou malheureux. En ce voyage, que ce fut de Paris en Angers ou d’Angers à Paris, nous n’essuyâmes pas la moindre mousquetade. Je dormis à l’étape soit chez l’évêque, soit chez le maire, et chez l’un comme chez l’autre fis bonne chère, sauf qu’il me fallut avaler aussi les homélies de l’un et les harangues de l’autre. Une fois, une seule fois, « quelque bonne noblesse du lieu », pour citer Monsieur de Clérac, m’offrit une hospitalité qui, par ses étrangetés et les enseignements que j’en tirai, me paraît digne d’être contée en ces Mémoires.
Cela se passa à La Flèche où notre avant-garde avait obtenu des jésuites du célèbre collège de bailler à mon escorte le gîte d’une nuit. Je m’y rendais, quand j’aperçus par la portière un petit galapian courir à l’essoufflade le long de mon carrosse en brandissant un papier. Je criai au cocher de s’arrêter et penchant ma tête hors, je lui demandai ce qu’il voulait.
— C’éti vous, dit-il haletant, qui étions un comte qui voyagions dans un carrosse du rey ?
— Oui, ne vois-tu pas ses armoiries sur la porte ?
— Ça serait donc vous qui étions le comte d’Orbieu ?
— Oui-da.
— Alors, je devons vous bailler ce billet d’une dame.
Mais ce disant, loin de me le remettre, le petit vas-y-dire tendit le bras en arrière pour le mettre hors de ma portée.
— Eh bien, baille ! dis-je, qu’attends-tu ?
— Que vous me payons, dit-il, la dame ne m’avons rien donné, ni liard ni maille.
Je regardai mieux ce grand barguigneur. Il n’avait pas dix ans, quasiment en loques et fort barbouillé, mais l’oeil vif.
— Comment se nomme la dame ?
— Madame la baronne de Candisse.
— Je ne la connais point. Qu’est-ce qui te fait croire que je vais te payer ta course ?
— J’allions vous le dire : elle étions belle comme une sainte vierge.
— La Sainte Vierge, dis-je, t’aurait payé ta course.
— Mais point Madame de Candisse ! Elle étions chiche-face à tondre un oeuf !...
Je ris et lui baillai un sol pour payer sa course et deux pour m’avoir égayé. Il considéra ces trois sols dans le creux de sa menotte sale avec émerveillement et les enfouit enfin au plus profond de la poche rapiécée de son haut-de-chausses, avec un rapide regard à la ronde qui voulait dire : « Et maintenant ! venez me les prendre si vous l’osez. »
Je lui demandai alors qui était la baronne de Candisse, et il me dit :
— C’étions une veuve bien garnie.
— Et de quel âge ?
— Du vôtre, Monsieur le Comte.
Là-dessus, il n’en dit pas plus et rangeant sa langue dans sa bouche aussi soigneusement que mes pécunes dans sa poche rapiécée, il s’ensauva.
Je lus le billet. Il était fort élégamment tourné, et comme je l’avais déjà deviné, Madame de Candisse m’offrait le gîte d’une nuit. Toutefois, je noulus m’embarquer sans biscuit et je dépêchai mon écuyer à la baronne pour lui porter mes remerciements et mes compliments et aussi accepter, ou refuser, en mon nom son invitation, selon le jugement qu’il porterait sur la dame.
— Monsieur le Comte, me dit La Barge à son retour avec un sourire malicieux qui faisait sinuer sa bouche. Si cette invitation, se peut, vous a baillé quelques idées de derrière la tête, boutez-les hors sans tant languir. Madame de Candisse est belle à damner un saint, mais c’est la plus grande dévote de la création. Elle est vêtue de noir, boutonnée jusqu’au menton, un air lointain et languissant comme si elle n’était déjà plus de ce monde, et parle d’une voix éteinte. En outre, en sa demeure, ce ne sont, à profusion, que crucifix, peintures pieuses, statues de la Vierge, images des saints, odeur d’encens. On se croirait dans un presbytère...
— Tu as donc poliment refusé son invitation ?
— Tout le rebours, Monsieur, je l’ai acceptée.
— Comment cela ?
— J’ai pensé qu’à tout prendre, mieux valait une dévote qui fut belle que des jésuites qui ne l’étaient point. Votre oeil sera plus satisfait.
— Et tu n’as pas craint que je m’ennuyasse avec cette sainte personne ?
— Sainte, Monsieur le Comte ? dit La Barge en levant le sourcil d’un air sagace. Ce n’est qu’à l’essai qu’on peut éprouver la sainteté d’une femme...
— Présomptueux béjaune ! dis-je. Oserais-tu me bailler des leçons du haut de ton expérience ? Tu as fait du chemin depuis que tu admirais par ouï-dire les bruns tétins de la belle Zohra sans penser que tu pourrais un jour y porter la main.
— Que voulez-vous, Monsieur le Comte, dit La Barge qui venait à peine d’avoir vingt ans, j’ai vieilli...
Là-dessus, je demandai à La Barge de se jucher à côté de mon cocher pour lui montrer le chemin pour se rendre en l’hôtel de Candisse.
— Monsieur le Comte, dit-il en rougissant, moi, m’asseoir à côté du cocher ? Plaise à vous de me commander de vous précéder à cheval ! Voilà qui est davantage dans mon rollet !
— La Barge, si tu étais mousquetaire, sais-tu ce que cela te coûterait de désobéir à un officier ?
— Oui, Monsieur le Comte. C’est pourquoi j’ai décidé de servir un chevalier du Saint-Esprit, bon, humain et miséricordieux.
— Impertinent La Barge, hâte-toi de mettre ton cul sur selle avant que j’y mette ma botte !
C’était là façon de parler. Même quand il était mon page, je ne l’avais jamais frappé.
Avant de faire mon entrée en La Flèche, je m’arrêtai en l’auberge du village, et je revêtis mon plus bel habit et ceignis mon épée de cour (don de ma bonne marraine, la duchesse de Guise) et présentement, avant que de départir pour l’hôtel de Madame de Candisse et m’inspirant du propos de La Barge, je complétai ma superbe vêture par une touche qui me devait valoir, je l’espérais, l’estime de la belle dévote : je me passai autour du cou mon cordon bleu de chevalier du Saint-Esprit dont la croix ornée d’une blanche colombe ne pouvait que flatter celle que j’allais voir.
L’huis du fort bel hôtel de Madame de Candisse nous fut déclos par un maigre valet à la livrée quelque peu passée qui appela le maggiordomo, lequel, après un profond salut, me dit qu’il se nommait Monsieur de Lésignasse, que Madame la Baronne ne pouvait me recevoir dans l’instant, étant à ses dévotions, qu’elle y serait assez longtemps encore, et probablement jusqu’au souper, mais qu’en attendant, il était tout à mon service pour tout ce qu’il me plairait de lui commander.
Je lui dis alors qu’il ne pourrait me faire plus grand plaisir que de me faire donner un bain pour me défatiguer de mon long chemin et qu’il appelât aussi un barbier pour me corriger le contour de la moustache. Monsieur de Lésignasse se pinça les lèvres d’un air prude à ouïr ce souhait, trouvant sans doute que je prenais trop de soin de mon corps périssable. Toutefois, il voulut bien consentir à ma prière et je le remerciai avec chaleur, quoique aimant assez peu son apparence. C’était un homme fort maigre, long plutôt que grand, avec des sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus du nez, des yeux plus souvent baissés que levés et un air qui tenait à la fois du bretteur et du sacristain.
Entra alors en scène une petite chambrière assez accorte et qui n’avait pas du tout l’âge canonique qu’on requiert d’une baigneuse à l’accoutumée, mais quoiqu’elle fut assez jolie, elle tirait toutefois sur le maigre, comme tous les serviteurs en ce logis, où l’on devait manger plus de croûtons que de rôts. Elle me dit d’un ton froid et revêche qu’elle était là pour me déshabiller. Ce qu’elle fit sans gêne aucune. Pour entrer en conversation, je lui demandai son nom, à quoi elle fit une réponse à peine polie :
— Monsieur le Comte, dit-elle sans lever les yeux sur moi, n’a pas intérêt à connaître mon nom. Après qu’il aura baigné soi, Monsieur le Comte ne me reverra plus.
Dès que je fus nu en ma natureté, elle approcha un tabouret qui me permit de m’introduire dans la cuve et de m’y mettre à tremper, ce qui fut un délice après ce long voyage. Elle y ajouta prou en me frottant le dos et la poitrine à l’arrache-peau. Toutefois, sa main se fit plus douce au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans l’eau, ce qui ne fut pas sans quelque effet sur moi. Mais cela ressemblait davantage à une inspection qu’à une caresse, tant promptement elle retira ses doigts, gardant cet air froid et distant qu’elle avait eu dès le début.
Là-dessus, le barbier entra et la chambrière se retira en me faisant, à reculons, une profonde révérence, mais sans m’accorder un regard où brillait la moindre lueur d’humanité. Je me demandai alors, tandis que le barbier corrigeait avec dextérité le contour de ma moustache et de mon collier de barbe, si la soubrette n’en avait pas agi avec moi, mutatis mutandis{2} comme La Barge en avait agi avec sa maîtresse : en éclaireur, sans qu’il se fut agi, de toute évidence, du même éclairement... Toutefois, à peine avais-je conçu ce soupçon que je le rejetai, comme étant tout à plein incrédible, Madame de Candisse étant réputée si dévote.
Dès que le barbier fut hors, après m’avoir lassé les oreilles de son infatigable babil, Monsieur de Lésignasse parut et me confia à une autre chambrière pour qu’elle me montrât ma chambre. Celle-ci avait l’air d’une nonnette qui eût mal supporté les jeûnes de son couvent, ayant le visage blafard, le parpal plat, les membres grêles et le cheveu caché par un bonnet sans le moindre brin de dentelle. Je ne vis pas ses yeux, car elle les gardait baissés et je n’ouïs pas non plus sa voix : elle ne desserra pas les dents.
Ma chambre était vaste et belle et jadis, me sembla-t-il, fort rutilante, mais ce jour d’hui, rideaux, tentures et tapis avaient un air pauvre et fané, ce qui suggérait que Madame de Candisse, ou bien avait perdu partie de ses biens, ou bien se trouvait trop chiche-face pour redécorer son superbe hôtel.
Mes bagues étaient déjà dans ma chambre et La Barge occupé à les ouvrir, si bien que je renvoyai incontinent la nonnette à la triste figure et priai La Barge de m’aider à m’habiller. Ce à quoi il consentit en me faisant observer, pour la forme, qu’il était mon écuyer et non point mon valet.
— Mais si je prenais un valet, dis-je, tu perdrais prou, La Barge, car tu ne serais plus mon confident et mon conseiller. N’entends-tu pas que je n’ai renvoyé cette pauvre nonnette que pour te parler au bec à bec de cette maison et du train qu’on y mène ? Qu’en es-tu apensé ?
— Ma fé, Monsieur le Comte ! je ne l’aime point du tout, dit La Barge. À mon sentiment, vous allez y faire piètre et pauvre chère. De la maîtresse au plus petit valet, ces gens-ci ne sont que bigots et cagots. On n’y rencontre que paupières baissées, voix et lèvres priantes, pas une chambrière qui ose montrer le bout d’un tétin et cela vaut peut-être mieux, car elles sont maigres comme un cheval étique. J’ai traîné mes chausses un peu partout en tapinois et sans beaucoup de mérite, car le domestique est fort rare céans. J’ai vu où l’on va vous bailler à souper : deux couverts seulement ! Vous avez bien ouï, Monsieur le Comte, deux couverts ! Voilà comment on vous fait honneur ! En fait de bonne noblesse de La Flèche, la dame de céans ne vous baillera que sa présence !
— Est-ce rien, La Barge, que la présence d’une fille que tu dis si belle ?
— Belle assurément, elle l’est, Monsieur le Comte ! Mais à dire le vrai, je ne l’aime guère. À mon sentiment, quand on est si boutonnée, c’est qu’il y a cachotterie et trichoterie derrière les boutons...
La Barge achevait quand on toqua à l’huis et, allant ouvrir, Monsieur de Lésignasse apparut, toujours aussi sourcilleux. Mais comment eût-il pu en être autrement avec la barre de poils noirs qui ombrageait ses yeux ? Il annonça d’un ton assez malengroin que le souper allait être servi.
— Mon écuyer est-il invité ?
— Non, Monsieur le Comte.
— Dans ce cas, j’aimerais que Monsieur de La Barge soit servi à part du domestique, et dignement.
Monsieur de Lésignasse considéra alors La Barge avec un air de hauteur qui dut donner des démangeaisons à l’épée de mon écuyer, lequel, toutefois, m’ayant jeté un oeil et lu dans le mien que la prudence était de mise, garda une face imperscrutable.
— Je m’en occuperai, Monsieur le Comte, dit Lésignasse en baissant les yeux. Plaise à vous de me suivre.
La salle où il me mena était vaste assez et portait cet air qui, dans ma chambre, m’avait déjà frappé d’avoir été décorée avec faste plusieurs années auparavant, mais sans qu’on eût considéré nécessaire, depuis, de la redécorer. En son centre, on avait dressé une table pour deux couverts avec une fort belle nappe, des verres de cristal, des couverts de vermeil et des assiettes de la plus fine porcelaine. Mais, par malheur, jurant avec ce bel ensemble, les chandeliers de table portaient des chandelles et non, comme chez Madame de Guise ou chez mon père – seul luxe qu’il se permît –, des bougies parfumées.
Après m’avoir prié de m’asseoir à table, Monsieur de Lésignasse se retira et j’attendis alors dix bonnes minutes avant que n’apparût la dame de céans.
Elle vint enfin. Je me levai, allai à elle, m’inclinai, lui baisai la main, puis retirant et rapprochant sa chaise, l’aidai à prendre place, tout en lui récitant, sans même ouïr ce que je lui disais, les compliments d’usage.
Elle était très belle assurément, ayant un visage d’un ovale parfait, un nez droit et fin et des yeux azuréens bordés de cils noirs. Il est vrai que sa vêture était noire, elle aussi, et boutonnée, mais point si austère qu’il y paraissait de prime, car le corps de cotte était fort bien coupé et dessinait une taille mince et souple et, au-dessus, des formes féminines (qui oserait parler de tétins, s’agissant d’une dévote ?). Il est vrai que ledit corps de cotte, bannissant tout décolleté, montait très haut, mais s’agrémentait d’une jolie dentelle en point de Venise qui mettait en valeur un cou blanc, rondi et délicat qui se penchait à l’occasion sur l’épaule avec beaucoup de grâce. Il est exact aussi que Madame de Candisse gardait la plupart du temps les yeux baissés, mais leur lumière azuréenne, quand elle relevait les paupières, était en revanche éblouissante. Et si sa voix, au prime abord, paraissait expirante, dès lors qu’on s’était accoutumé à son faible volume, elle vous charmait par sa musique et sa suavité.
Sans le pouvoir tenir pour sûr, je crois bien, cependant, qu’elle était pimplochée, encore qu’elle le fut très à la discrétion. Mais il me parut que les longs cils qui ombrageaient ses yeux magnifiques avaient été quelque peu noircis pour mettre leur azur en valeur. Et si elle ne se barbouillait pas les joues et le front de céruse et de peautre, comme font ces frivoles dames de la Cour qui ne rêvent que galanteries, il me sembla que le vermeil de ses lèvres avait été quelque peu avivé. Comme l’avait prévu La Barge, la chère fut piètre et pauvre et je n’y goûtai de bon que le vin qui, étant de Loire, ne pouvait être mauvais. Mais en revanche, je n’eus pas à me mettre en frais. La dame parla seule et ne parla que de soi.
— Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne pas vous étonner, ni de vous tenir pour offensé, si je n’ai invité personne en même temps que vous, mais je vis fort retirée du monde. Non par chicheté ni inhumanité car, bien le rebours, je donne aux pauvres quasiment sans compter, mais pour me retrancher des superfluités qui m’éloigneraient de Dieu, dont l’amour est devenu, depuis mon veuvage, l’unique objet de ma vie. Il n’est que trop vrai, hélas, que du temps de mon défunt mari, je vivais beaucoup dans le siècle, parce qu’il le voulait ainsi et que mon devoir, auquel je n’aurais su me soustraire, était de lui obéir. Mais quand le Seigneur l’a rappelé à lui et que je fus devenue ma maîtresse, je résolus de purifier ma vie et d’en ôter les occasions de pécher en fuyant non seulement la peste des mauvais exemples, mais en supprimant l’inclination à la vanité que je n’avais pas laissé de déplorer du vivant de mon défunt mari. Je renvoyai alors la moitié de nos gens et exigeai de ceux que je gardais et qui travaillaient davantage du fait de leur petit nombre, les bonnes moeurs, la piété et les saintes habitudes dont je leur donnai le modèle. Et comment ? Par la prière, par la confession, par de constantes oraisons, je tâchai de dominer les faiblesses particulières à mon sexe et je parvins enfin non seulement à « ce degré d’excellente charité » que recommande François de Sales, mais à m’unir coeur à coeur avec Dieu...
Ce discours, dont je ne donne céans que quelques aperçus, dura bien une grande heure, car il fallut qu’à l’éloge de ses propres vertus la dame joignît aussitôt la dénonciation déprisante des vices du siècle, en particulier à La Flèche où, m’assura-t-elle, elle tenait pour certain que la plupart des personnes de bonne maison qu’elle avait connues du temps de son défunt mari étaient promises, si elles ne se repentaient pas, aux flammes éternelles.
En prononçant ces paroles, une lueur passa dans ses beaux yeux, laquelle me donna à penser que l’autodafé probable de ses anciens amis ne la désolait pas autant que je l’eusse attendu d’une personne qui avait atteint le degré d’« excellente charité » de François de Sales. Le lecteur entend bien, de reste, que dans la certitude où Madame de Candisse était de connaître par avance le jugement de Dieu, il lui eût paru disconvenable d’inviter en même temps que moi, pour me faire honneur, de futurs damnés...
Madame de Candisse me tint ces propos tout en picorant maigrement sa maigre chère et buvant, en revanche, beaucoup plus que je ne le faisais moi-même, car le premier flacon étant défunt, elle en commanda un second qu’elle vida quasiment jusqu’à la dernière goutte.
— Monsieur, dit-elle quand elle eut ainsi repris des forces, me permettez-vous de vous poser quelques questions touchant votre personne qui ne laissent pas de me tourmenter ?
— Qui vous tourmentent, Madame ! dis-je avec un étonnement poli. De grâce, posez ces questions ! Je ne voudrais pas que vous pâtissiez en quoi que ce soit de mon fait...
— Eh bien, Monsieur, pour entrer sans tant languir dans le vif du sujet, voici ce qui m’agite. Vous êtes fils de huguenot converti et d’après ce que j’ai ouï dire, vous passez pour un catholique assez tiède.
Je fus béant, encore que je n’eusse pas dû l’être. Après l’éloge par la dame de ses propres vertus et la condamnation véhémente des vices du siècle, la logique voulait qu’il y ait un troisième volet à ce triptyque : l’inquisition. Si j’en crois mon expérience, d’aucuns de ces grands dévots sont des gens de pouvoir qui n’aiment rien tant que s’insinuer dans la vie des autres pour la diriger.
— Madame, dis-je, le ciel vous a comblée de tant de grâces, tant physiques que spirituelles, que je ne puis les considérer sans en être tout à plein charmé. Et d’autre part, je vous dois tant de mercis pour votre hospitalité que j’aimerais pouvoir bailler réponse à votre question, si inattendue qu’elle me soit apparue. Mais pour cela, il faudrait, Madame, que je me confesse, mais me confesser à qui ? A vous, Madame, que notre Sainte Église n’a pas ordonnée prêtre ? Me pourriez-vous remettre mes péchés, si même je vous en faisais l’aveu avec la plus parfaite contrition ? Pour cela, Dieu merci, j’ai mon confesseur, l’abbé Courtil, qui est curé de Saint-Germain-l’Auxerrois. Et tout ce que je peux vous dire à ce sujet, Madame, mes confessions étant secrètes, c’est que Monsieur l’abbé Courtil n’est pas fort mécontent de moi...
À ce discours, la même lueur déquiétante passa dans l’oeil de Madame de Candisse, laquelle me donna à penser que la dame était haute et tyrannique et me garderait mauvaise dent de ma petite rebuffade. Toutefois, elle ne laissa pas que de poursuivre son interrogatoire, mais sur un tout autre registre.
— Monsieur, dit-elle, me pardonnerez-vous ma curiosité féminine, si je vous posais encore quelques questions ? Connaissez-vous Monsieur de Marillac ?
Cette question, qui paraissait innocente, ne l’était point en fait, car Marillac était catholique zélé, ultramontain avéré, papiste convaincu et s’était illustré, au moment de la Ligue, par son hostilité violente à l’endroit des huguenots et d’Henri IV, auquel toutefois il avait fini par se rallier.
— Je le connais, dis-je.
— Et qu’en êtes-vous apensé, Monsieur ?
— Ce que le monde entier en pense. C’est un homme fort honnête, raison pour laquelle le roi l’a nommé aux finances avec Monsieur de Schomberg.
— Et le cardinal de Richelieu, le connaissez-vous ?
Je fus ici beaucoup plus laconique.
— On le tient pour un homme de grands talents.
— Mais, dit Madame de Candisse, on lui prête l’intention, que d’aucuns tiennent à scandale, d’intervenir par les armes contre les troupes pontificales qui occupent les forts de la Valteline.
« Voilà donc, pensai-je, à quoi tendent toutes ces questions ! La dame n’est pas qu’une dévote. Elle appartient au parti dévot et tâche de savoir pour elle-même, ou pour d’autres, où vont mes sympathies. Ces personnes me prennent maintenant pour un homme de quelque conséquence, parce que le roi m’a dépêché en ambassade dans un de ses carrosses. »
— Madame, dis-je, le roi seul décide. Le cardinal donne des avis, comme tout un chacun au grand Conseil des affaires.
— Dont vous faites partie, Monsieur.
— En effet.
— Vous avez donc votre petite idée sur la question de la Valteline.
— Madame, je n’en peux rien dire tant qu’elle n’est pas venue en discussion en notre Conseil. Mais en revanche une chose est sûre.
— Et laquelle ?
— Je voudrai ce que veut le roi.
J’entendis bien que ces réponses, qu’elle écouta les yeux baissés, ne pouvaient en aucune manière satisfaire Madame de Candisse, mais j’étais résigné à ce qu’elle fît de moi à ses amis un médiocre rapport.
— Monsieur, dit-elle, il se fait tard et vous aspirez sans doute à quelque repos après cette journée de voyage. Me permettez-vous, avant que votre fatigue vous ensommeille, de vous venir visiter dans votre chambre afin que nous puissions élever de concert à Dieu nos âmes en nos oraisons du soir ?
Bien qu’elle m’étonnât au dernier degré de l’étonnement, j’acquiesçai à cette prière, tout béant qu’elle me laissât, venant d’une dévote.
Madame de Candisse voulut bien paraître charmée de mon acquiescement. Elle se leva. J’observai qu’étant debout, elle tituba quelque peu, sans doute sous l’effet du vin qu’elle avait bu.
Dès que je fus dans ma chambre, je retirai mon pourpoint et mes bottes, mais n’osai aller plus loin dans mon déshabillage, ne sachant que penser et de reste mourant de sommeil au point de n’oser fermer l’oeil sur la chaire à bras où je m’étais assis, de peur de m’endormir tout à plein. Cette prière à deux ne me disait rien qui valût et d’autant que la dame ayant été à mon advenue si longue en ses oraisons, je craignais que celles qu’elle voulait faire avec moi ne fussent interminables.
Non que j’omisse jamais en mon quotidien ma prière du soir, mais pour parler à la franche marguerite, elle était fort courte, pas tout à fait autant toutefois que celle d’un soldat du baron de Mespech{3} qui s’appelait Cabusse.
Ce Cabusse était un solide ribaud qui avait fait une belle picorée quand nous avions repris Calais aux Anglais. Avec ces pécunes, il avait acheté une terre de quelque apparence, construit une maison, épousé une jolie chambrière de ma grand-mère nommée Cathau et, s’étant ainsi de tous côtés bien pourvu, élevait des moutons et prospérait, étant à ses yeux fort riche et fort heureux. Or, par Cathau, tout Mespech avait appris, en s’ébaudissant grandement, à quoi se limitaient les oraisons de Cabusse : le matin, il disait en s’étirant : « Seigneur, Votre Serviteur se lève ! Donnez-lui une bonne journée ! », et le soir en bâillant : « Seigneur, Votre Serviteur se couche. Donnez-lui une bonne nuit avec sa femme et épouse ! »
Mon père m’avait conté plus d’une fois cette prière de Cabusse, lequel je n’avais jamais connu, car il était mort avant que je fusse né. Mais à y penser derechef, après tout ce que j’avais appris ce soir-là des lèvres de Madame de Candisse, je trouvais en y repensant que la foi de Cabusse, qui n’aurait jamais quant à lui rêvé de parvenir au « coeur à coeur avec Dieu », avait du moins le mérite de la naïveté et de la modestie.
J’en étais là de ces pensées quand on toqua un faible coup à ma porte. Je l’allai déclore et trouvai devant moi Madame de Candisse, un chandelier à la main. Elle m’apparut vêtue d’une camisole de nuit d’un bleu tout angélique, le cheveu dénoué flottant sur ses épaules, l’oeil en fleur et un tel air d’innocence répandu sur son beau visage que vous eussiez dit qu’elle n’attendait que son auréole pour entrer au Paradis.
J’étais à son égard en proie à des sentiments si divers et si contradictoires que je ne savais que penser et encore moins que dire. Je pris le parti de la débarrasser de son chandelier qui, en vertu de son poids, vacillait quelque peu dans ses mains et sans dire ni mot ni miette, je m’effaçai devant elle. Elle pénétra incontinent dans ma chambre, les yeux baissés, mais le pas résolu. Je fermai l’huis derrière elle et je poussai le verrou, lequel étant quelque peu rouillé fit un bruit menaçant sans que Madame de Candisse marquât le moindre émeuvement de se trouver ainsi, à la minuit, enfermée avec moi. Bien le rebours, elle marcha droit vers les courtines et tandis que j’allais porter le chandelier sur une petite table de chevet, elle s’agenouilla au pied du lit, les yeux levés vers le crucifix fixé au mur à l’intérieur du baldaquin.
— Monsieur, dit-elle d’une voix douce qui ne tremblait pas le moindre, plaise à vous de me venir rejoindre.
Je fus quelque temps avant de m’y résoudre, étant cloué au sol par l’admiration que me donnait sa beauté. Mais, comme à cette admiration, le lieu, l’heure, le silence, et jusqu’au verrou qui nous retranchait du monde, mêlaient un sentiment trouble que je connaissais bien, je ressentais non sans malaise ce que la situation pouvait porter en soi de disconvenable et peut-être même de sacrilégieux.
Mais cette situation, était-ce moi qui l’avais créée ? Et que signifiait, pour Madame de Candisse, qui ne me connaissait que depuis quelques heures, cette étrange prière à deux, à minuit, à huis clos, non dans son oratoire où elle eût pu tout aussi bien m’inviter, mais dans ma chambre, au pied de mon lit, et dans sa camisole de nuit ? Je l’y rejoignis, enfin, m’agenouillai à ses côtés et faisant le signe de la croix, commençai un pater à voix basse.
— Monsieur, pardonnez-moi, dit-elle en se penchant vers moi à me toucher, ce n’est pas prier Dieu que de prier chacun pour soi. Nous devons joindre nos voix afin que nos âmes s’unissent.
— Eh bien, faisons ainsi, dis-je plutôt rudement, ce jargon mystique commençant à m’impatienter pour la raison que je ne lui trouvais rien de réel.
Je n’étais pas non plus bien assuré que l’âme de Madame de Candisse fût de celles que j’eusse désiré de plein gré unir à la mienne. Et je commençai alors à regretter de me trouver là avec elle, ou plutôt de la trouver là avec moi et je soupçonnais ce dont j’eusse dû m’aviser de prime : que ce n’était pas ma courtoisie de gentilhomme, mais son émerveillable beauté qui m’avait conduit à accepter de m’engager avec elle dans une situation que je ne commandais pas et dont elle seule savait où elle menait.
— Eh bien, je vous donne le « la », dit-elle sans paraître remarquer ma rudesse.
Et elle commença à mi-voix un pater, ma voix se joignant à la sienne. Ces oraisons me parurent durer un temps infini et jamais, je dois l’avouer, je n’ai si mal prié, la pensée de Dieu étant si peu présente dans mon esprit, lequel était plongé en pleine confusion, étant très peu dégagé de la servitude des sens et en même temps fort récriminant contre Madame de Candisse qui m’avait capturé et réduit à lui obéir par les hameçons de sa séduction. Belle lectrice, vous allez dire sans doute que je pouvais mettre fin à cette oraison à deux voix dès lors que je l’aurais résolu. Mais non, je ne le pouvais point ! Madame de Candisse était si belle ! Et elle était si proche de moi ! Tout m’ensorcelait : son parfum, sa camisole de nuit, ses yeux, ses longs cheveux, sa voix et jusqu’au bruit léger de sa respiration quand elle reprenait souffle.
Bien savait-elle, la chattemite, qu’elle menait en fait le jeu. Et, en effet, elle l’arrêta, quand elle le voulut.
— Monsieur, dit-elle, c’est assez, nous avons assez prié. Je vais vous laisser reposer. Vous devez être fatigué, vous avez voyagé dès la pique du jour.
Il était temps qu’elle s’avisât que j’étais fatigué ! Que n’y avait-elle pensé plus tôt dans l’« excellence de sa charité » au lieu d’empiéter sur mon sommeil et de me livrer aux délices et aux tortures de la tentation.
— Monsieur, permettez-moi, poursuivit-elle en allant s’asseoir sur une des deux chaires à bras qui se faisaient face devant la cheminée.
Et en me désignant l’autre d’un geste élégant de la main, elle ajouta :
— Voulez-vous m’accorder encore quelques instants : j’aurais à vous parler d’une affaire qui me tient à coeur.
— Madame, dis-je, mi-figue mi-raisin, je suis votre serviteur et à vos ordres tout dévoué.
— J’ai ouï dire, Monsieur, que vous avez été le seul de toute la Cour à visiter Monsieur de Schomberg le jour de sa disgrâce, plaidant même sa cause, à vos risques et périls, auprès du roi. Raison pour laquelle Louis vous a dépêché à Monsieur de Schomberg pour le ramener en Paris et le rétablir en sa charge.
— C’est exact, Madame : on vous a fort bien informée.
— Me tromperais-je en disant, Monsieur, qu’en raison de votre noble attitude à son endroit, Monsieur de Schomberg vous a en grande amitié et qu’il n’est rien qu’il ne ferait pour vous, maintenant qu’il est de nouveau surintendant des Finances ?
— Je ne sais, Madame, dis-je laconiquement : je n’ai rien à lui demander.
— Mais moi, dit Madame de Candisse avec toute l’apparence de parler à l’étourdie, moi, j’ai beaucoup à quérir de lui et si vous m’y autorisez je voudrais le faire par votre canal.
— Madame, dis-je, tout prudence redevenu et comme disait si bien mon père, une patte en avant et l’autre déjà sur le recul, j’aimerais savoir de quoi il s’agit avant d’accepter votre mission.
— Monsieur, reprit-elle, je passe pour riche mais, hélas, la réalité est tout autre. Je suis ruinée. Mon défunt mari, assurément, avait de grands biens, encore que son patrimoine se trouvât déjà bien diminué, quand il mourut, du fait de ses extravagances. Mais l’écornement que ses folies avaient creusé dans nos avoirs ne fut rien comparé aux pertes que provoqua mon indifférence pour les biens de ce monde, quand je devins veuve. Tant est que j’en arrivai enfin aux extrémités où je suis. Or, vous devez savoir, Monsieur, que du vivant de mon mari, il recevait du roi une pension qui récompensait les services qu’il avait rendus à Sa Majesté. Cette pension cessa, à sa mort, d’être versée et c’est cette pension que je voudrais que le roi rétablît en ma faveur, en tenant compte du malheureux prédicament où se trouve aujourd’hui la veuve d’un de ses plus fidèles serviteurs...
Ce discours, au moment où Madame de Candisse le prononça, me donna furieusement à penser. Et de prime qu’il sentait la fausseté à dix lieues. Une femme capable de congédier en un tournemain la moitié de son domestique, comme elle avait fait après la mort de son mari, n’était point, comme elle le prétendait, aveugle à ses intérêts, mais les ménageait, tout le rebours, avec beaucoup de soin et d’épargne. En témoignaient de reste le petit train qu’on remarquait en cette maison, la chicheté de la chère, le peu de dépense qu’on y faisait pour redorer le luxe, et cette demande même de pension qu’elle osait faire en plaidant la pauvreté, une pauvreté dont elle se donnait les apparences et que je décroyais.
À mon sentiment, il n’y avait pas là dénuement, mais ladrerie et insatiabilité. Et voilà découverte, m’apensai-je, la raison pour laquelle la dame m’avait offert son hospitalité, y ajoutant même la captatio benevolentiae{4} de cette oraison à deux voix dans ma chambre : elle voulait que je devinsse son truchement dans un barguin difficile avec Monsieur de Schomberg.
Agité par ces pensées dont la dernière était la moins plaisante, je demeurai si longtemps silencieux que Madame de Candisse donna quelques signes d’émeuvement et finit par me dire, avec un air de dignité qui ne me parut pas de fort bon aloi :
— Monsieur, si cette mission auprès de Monsieur de Schomberg froisse en quoi que ce soit votre conscience, le ciel m’est témoin que je préférerais renoncer à ma requête plutôt que de blesser votre délicatesse.
— Nenni, Madame, dis-je promptement, cette démarche ne gêne en rien ma conscience, mais j’y vois, cependant, quelque petite difficulté. La nuit est de bon conseil, dit-on, et elle me permettra sans doute de les résoudre. Je pourrai donc vous dire, au matin, ce que j’aurai décidé.
Ce retardement ne laissa pas de déconcerter Madame de Candisse car elle pensait sans doute enlever la place à la faveur de nos oraisons – piété et intimité se mêlant. Et la même lueur, à tout prendre fort peu évangélique, passa dans ses beaux yeux, mais ce fut fort bref, car aussitôt elle baissa sur ses prunelles le rideau de ses paupières et son visage reprit sa douceur accoutumée.
— Monsieur, dit-elle en se levant, nous reprendrons cet entretien demain et, en attendant, je vais vous laisser à votre repos.
Je me levai aussi, mais au lieu de tirer vers la porte comme il est normal quand on entend prendre congé, Madame de Candisse, tout le rebours, lui tourna le dos et se dirigea vers moi. S’approchant à pas lents, elle raccourcit peu à peu la distance qui la séparait de moi, à tel point que nous ne fumes bientôt plus qu’à un pied l’un de l’autre, ce qui me parut fort étonnant pour deux personnes qui se connaissaient si peu et ce qui, aussi, ne laissa pas de m’émouvoir. Ainsi placée, me touchant presque et levant les yeux vers moi, elle me présentait, sans dire mot ni miette, un visage si tendre qu’elle paraissait indiquer qu’elle serait pliable à mes volontés. Même alors je ne bougeai pas, tenté assurément, mais ayant en elle si peu de fiance que je me demandai si elle n’appelait un geste de ma part que pour me rebuffer.
— Monsieur, dit-elle enfin, au cours de cet entretien, vous m’avez montré tant de bonté et tant de patience que j’aimerais, au départir, si vous n’y êtes pas tout à plein opposé, vous bailler un baiser fraternel.
Et sans attendre de réponse, se haussant sur la pointe des pieds, me posant les deux mains sur les épaules et prenant appui sur moi de toute la longueur de son corps, elle me bailla un baiser que ni l’heure, ni le lieu, ni sa vêture ne pouvaient permettre de confondre avec celui d’un frère. Je n’eus pas alors à prendre une décision. Mes bras, si je puis dire, la prirent pour moi. Ils se refermèrent avec force sur elle. Je la portai sur le lit où elle fit tout juste assez de résistance pour pouvoir dire le lendemain à son confesseur qu’elle m’avait résisté.
Madame de Candisse se révéla si exigeante dans ce qui nous restait de nuit que je ne m’ensommeillai vraiment que le jour suivant dans le carrosse qui m’emportait vers Durtal.
Mais les mille cahots de ce chemin me réveillaient parfois et je m’attardais à me ramentevoir ce qui s’était passé la veille.
L’événement me laissait béant. Parce que Madame de Candisse était jeune et belle, j’avais eu de la peine à croire qu’elle était avare au point de dissimuler ses richesses pour y ajouter. Et parce qu’elle était dévote, et qui plus est intrigante et machinante, j’avais cru qu’elle ne se donnait à moi que par calcul, pour faire de moi un instrument dans une tractation qui me ragoûtait peu. Là aussi mon jugement m’avait failli ; elle aimait les hommes.
La dame disparut à la pique du jour, non sans emporter ma promesse de parler de son affaire à Monsieur de Schomberg. Ce que je fis au château de Nanteuil qui est, en fait, bien plus proche de La Flèche que d’Angers. C’est là que Monsieur de Schomberg, comte de Nanteuil, soldat dans les armées du roi comme son père et son grand-père avant lui, saxon par ses aïeux, français par choix, adamantinement fidèle à son souverain, que ce fut Henri IV ou Louis XIII, avait, du fait des calomnies des Brûlart de Sillery, passé ces quelques mois d’exil qu’il croyait devoir durer des années.
Il fut stupéfait de voir arriver chez lui un carrosse royal entouré de vingt-cinq mousquetaires et crut d’abord qu’on l’allait arrêter. Sans sortir du carrosse, je dépêchai La Barge lui porter la lettre de Sa Majesté que m’avait remise le chancelier et, caché derrière le rideau de la portière et le soulevant d’un doigt, je vis Schomberg debout sur le perron de son château recevoir, blanc comme linge, la missive, l’ouvrir, la lire, ouvrir de grands yeux, puis rougir et quasi chanceler de joie. Je sortis alors de mon carrosse et montai vivement les marches vers lui. Il les descendit aussi vite pour me rejoindre et dès que je fus à sa portée, il ouvrit grand les bras et me serra contre lui à l’étouffade en criant d’une voix entrecoupée, tandis que les larmes jaillissaient de ses yeux, grosses comme des pois :
— Ah ! D’Orbieu ! D’Orbieu ! Je n’oublierai jamais !
— Comte, dis-je, en tâchant de desserrer quelque peu l’étau de son étreinte, je ne suis que pour une part dans cet heureux retournement. J’ai porté votre lettre. Le roi a diligenté l’enquête du Parlement, le Parlement vous a blanchi, et c’est le cardinal qui a conseillé au roi de vous rétablir dans votre charge.
À ce moment, son épouse, la comtesse de Nanteuil, apparut en haut des marches et, me lâchant, Schomberg se retourna et lui cria d’une voix vibrante :
— Madame, je suis en selle derechef ! Le roi m’a rétabli ! Nous allons retourner au Louvre !
Et montant vivement les marches, il lui donna une forte brassée. Après quoi, avec la simplicité d’un bourgeois, il la baisa sur les deux joues. Ces manières parurent chiffonner quelque peu la comtesse qui était née La Rochefoucauld{5} mais elle ne se dégagea pas. Le monde entier rendait hommage à sa vertu et à la fidélité de son mari. Leur union, plus solide qu’airain, durait depuis vingt-quatre ans et outre que Schomberg l’aimait comme au premier jour et le laissait voir, il était fort solide en sa piété et il ne lui serait pas même venu dedans l’esprit de désobéir au décalogue en convoitant la femme de son voisin. Même les archicoquettes du Louvre avaient renoncé à conquérir ce beau gentilhomme sur lequel leurs petites griffes ne mordaient pas davantage que sur du granit.
Comme le roi l’avait prédit, Schomberg me fêta de la façon la plus extraordinaire, convoquant le ban et l’arrière-ban de la bonne noblesse du lieu dans un festin grandiose, sans oublier les vingt-cinq mousquetaires de Monsieur de Clérac à qui il fit aussi grande chère dans une autre salle du château. Il fit mieux. Il alla le dernier soir leur porter une tostée, eut pour eux des mots fort aimables et les remercia de s’être conduits chez lui en gentilshommes et en chrétiens. Il ne sut jamais que j’avais pris la précaution de dire à Monsieur de Clérac : « Mon ami, voulez-vous rappeler à nos Gascons qu’ils aient à traiter les chambrières de Nanteuil comme nonnettes, car je ne veux point céans de retroussis de moustaches, de poing sur la hanche et d’oeillade meurtrière. Monsieur de Schomberg le prendrait très mal. »
Ce n’est que la veille de notre département que je pus avoir un entretien au bec à bec avec Monsieur de Schomberg et lui confiai ce qu’il en était de la requête de Madame de Candisse. Toutefois, je passai sous silence la visite de la dame en camisole de nuit dans ma chambre et nos oraisons à deux voix, et ce qui s’ensuivit, qui fut moins édifiant, jugeant qu’il s’agissait là de sujets qui relevaient davantage de la compétence de mon confesseur que de celle d’un surintendant des Finances.
— Ah mon ami ! dit Schomberg en souriant, vous faillîtes être victime de votre bon coeur en croyant épouser une noble cause ! (Je rougis en mon for en oyant ce propos.) Mais cette fois, poursuivit-il, bien à tort ! Madame de Candisse qui, chaque année, supplie le roi de rétablir en sa faveur la pension de son mari, est plus grande pleure-pain que pas une fille de bonne mère en France et Durtal n’étant qu’à quelques lieues de La Flèche, je sais bien ce qu’il en est. Elle crie misère et à chaque cri s’enrichit. Elle possède une bonne moitié des maisons de La Flèche et le jour même, ou peu s’en faut, du décès de son mari, elle en a augmenté sans vergogne les loyers. Elle vit dans une parcimonie qui n’a pas son pareil chez les plus démunis de notre noblesse angevine. Elle n’invite jamais personne à sa table, donne peu aux pauvres, quoique toujours avec ostentation, affame pieusement son domestique, rejette tous les prétendants par peur qu’un mari ne lui croque un jour ses écus. En bref, je prends la gageure que dans dix ans, elle aura doublé sa fortune. Ce n’est pas moi, ajouta Schomberg en riant, à qui le roi eût dû confier la surintendance des Finances. C’est à Madame de Candisse !