CHAPITRE VIII

Lecteur, les événements que je vais te raconter meshui te paraîtront si dramatiques et en même temps si fols, si absurdes, si hors de proportion avec la cause qui leur a donné naissance – le mariage de Monsieur avec Mademoiselle de Montpensier – que tu seras, il se peut, tenté de les croire incrédibles. Il n’en est rien. La vérité historique n’en est pas le moindrement douteuse, bien qu’elle puisse être l’objet d’interprétations diverses, parfois même opposées, selon l’idée favorable ou défavorable que l’on se fait de Monsieur et de son rôle en ces affaires.

Nous trouvâmes le cardinal à sa table de travail et à côté de lui, debout, Monsieur Charpentier qui, à notre entrant, achevait de lui conter l’embûche du bois des Fontaines. Dès qu’il nous vit, le cardinal, avec une émerveillable condescendance, voulut bien se lever pour nous accueillir, tandis que nous le saluions, le chef découvert et les panaches de nos chapeaux balayant le sol.

Nous ayant donné un témoignage tel et si grand de l’estime où il nous tenait, le cardinal revint à sa table d’un pas rapide, s’assit, s’excusa courtoisement de donner, ou plutôt de redonner la parole à Charpentier, afin qu’il achevât de lui narrer l’embûche que nous avions déjouée. Que pouvais-je faire pendant ce récit sinon envisager, tantôt le cardinal, et tantôt son chat ?

Ce chat reposait – et le diable sait quel sentiment de repos il donnait ! – sur la table de Richelieu en un espace bien défini dont il ne bougeait pas, la main du cardinal se posant parfois sur sa tête, mais assez brièvement pour qu’il ne se mît pas à ronronner, ce qui eût troublé l’entretien des humains.

La queue soigneusement enroulée autour de ses pattes comme s’il eût craint de les perdre et enveloppé d’une magnifique fourrure gris perle, le matou se sentait manifestement fort satisfait d’être là, en situation dominante et son maître derrière lui. L’oeil tour à tour clos, mi-clos ou largement ouvert, tantôt il feignait de ne pas nous voir et tantôt il nous envisageait fixement de ses yeux mordorés, où la flamme dansante des bougies mettait qui-cy qui-là des étincelles d’or.

Bien que le cardinal, qui écoutait Charpentier, ne bougeât pas davantage que son animal favori, je sentais bien que le repos n’avait, dans son cas, rien à faire avec celui de son chat et que derrière cette impassible face, les mérangeoises de sa cervelle déployaient, comme toujours, leur inlassable activité.

C’est peu de dire que la physionomie singulière de Richelieu retenait l’attention. Elle fascinait. Dans son visage triangulaire qu’une courte barbe en pointe effilait encore, brillaient de très beaux yeux noirs qui pouvaient être doux et caressants, ou se charger de larmes, ou étinceler de fureur contenue, ou peu contenue, selon les cas. Mais ce qui frappait de prime et me frappait toujours quand j’avais été quelque temps sans le voir, c’était l’extrême netteté de son apparence.

Dans un royaume dont les sujets étaient devenus malpropres, depuis que l’Église avait imposé la suppression des étuves, Richelieu se lavait tous les jours de la tête aux pieds, ce qui le faisait dauber par les gens de cour qui cachaient souvent beaucoup de crasse sous la soie et les perles. Il coupait et limait ses ongles avec le plus grand soin, se lavait souvent les mains (pratique dont la reine Margot disait, on s’en souvient, qu’elle avait horreur), se faisait raser quotidiennement les contours de sa barbe et de sa fine moustache, portait des soutanes immaculées et des cols d’une blancheur éclatante.

La taille élancée, le mouvement souple, le geste gracieux, il aimait le beau, le raffinement du luxe et le faste des fêtes. Il en donnait de magnifiques et il en eût donné davantage, si son acharné labeur lui en avait laissé le temps.

Au rebours de celui du père Joseph, son cabinet était un modèle d’ordre. Sur sa grande table polie régnait une discipline que le chat lui-même respectait, les dossiers étant rangés en piles méticuleuses, pas une page ne passant l’autre, et l’éclairant à dextre et à senestre, se dressaient deux chandeliers dorés dont chacun portait non, il va sans dire, des chandelles, mais des bougies parfumées.

Quand Charpentier eut terminé, Richelieu s’adressa de prime au marquis de Siorac et fit, en peu de mots, l’éloge des grandissimes services qu’il avait rendus à Henri III et Henri IV. Et il le fit avec une miraculeuse précision des faits et des dates et avec des façons de dire si élégantes qu’elles ravirent mon père. « On aurait pensé, me dit-il plus tard, qu’il savait tout de moi et, mieux encore, qu’il connaissait mieux que moi une époque en laquelle il n’était pas encore de ce monde. » Bien que mon père fût fort maître de son visage, j’entendis à quel point, en quelques minutes, il était tombé sous le charme.

La scène m’ébaudit et me toucha tout ensemble. Le cardinal aimait séduire, et point uniquement par politique, pour conquérir des amis et des appuis. Bien qu’il fût capable de se montrer, vis-à-vis des ennemis de l’Etat, d’une sévérité implacable, il n’avait pas le coeur insensible, bien le rebours : il pleurait la mort d’un parent, d’un ami ou même du dernier de ses serviteurs. En outre, il aimait qu’on l’aimât. Et ce sentiment sincère transparaissait dans son éloquence et, au moins autant que ses raisons, la rendait persuasive.

Avec moi, bien que tout aussi élogieux, le cardinal fut plus bref. Il n’avait pas à se donner tant de mal : j’étais déjà conquis.

Cependant, bien qu’il ne prononçât que deux phrases, elles se gravèrent dans mon esprit. Il me fit observer de prime que la cabale n’eût pu me rendre un plus grand hommage que de me prendre pour la première de ses cibles, puisque ce choix me désignait comme un des plus indéfectibles serviteurs de Sa Majesté. Faisant ensuite allusion aux libelles fielleux que les ennemis du royaume répandaient sur son compte, il dit avec un sourire que ces folliculaires suivaient en sens inverse le chemin vertueux parcouru par Charpentier, son secrétaire et son ami : Charpentier était passé du couteau à la plume. Ces malheureux passaient, meshui, de la plume au couteau.

Comme le lecteur n’a pas failli de l’observer, Charpentier eut donc droit, lui aussi, à une bonne parole, enveloppée dans une petite gausserie bien dans le style du cardinal, lequel incluait aussi bien la boutade que la formule majestueuse.

— Charpentier, dit-il, voulez-vous dire à Desbournais de prier le capitaine Hörner de m’amener les deux prisonniers sous bonne garde ?

Et bonne fut la garde, en effet, puisque pas moins d’une dizaine de Suisses entourait les deux prisonniers, quand Hörner apparut, précédé par Desbournais.

De ce Desbournais, je voudrais dire, en passant, que, valet de chambre de Richelieu depuis son exil en Avignon, il le servait avec la fidélité d’un bouledogue, dont, du reste, il avait quelque peu la tête.

Après avoir toqué à l’huis d’une façon particulière, il pénétra le premier dans le cabinet du cardinal et lui demanda lequel des deux prisonniers il désirait voir de prime.

— Ce ne sont pas les prisonniers que je désire voir en premier, dit Richelieu, mais le capitaine Hörner.

À son entrant, Hörner, qui se qualifiait lui-même de « bon catholique suisse », envisagea le cardinal avec vénération et, au lieu de se génuflexer, mit carrément deux genoux à terre et ouït avec stupéfaction les grands éloges dont Richelieu le couvrit, évoquant l’embûche du bois des Fontaines qu’il venait à peine d’apprendre de la bouche de Charpentier avec une précision telle qu’on eût dit qu’il y avait pris part, et louant l’adresse, l’intuition, l’expérience et la vaillance de Hörner, comme s’il avait assisté d’un bout à l’autre au combat.

Hörner, à constater ce qu’il prenait pour une connaissance quasi providentielle, ou miraculeuse, des événements, rougit, pâlit, rougit encore, sa face ruisselant de sueur. Et quand il se fut remis debout sur un geste gracieux de Richelieu, il me parut que ses jambes trémulaient sous lui : trémulation qui n’a jamais déserté la gibecière de ma mémoire car, ayant eu depuis une longue accointance avec Hörner, ce fut bien la première et la dernière fois que je le vis trembler.

Le cardinal s’étant ainsi gagné un ami de plus, et des amis il lui en fallait beaucoup, car il était haï et honni, non seulement par le parti dévot et par le cercle des vertugadins diaboliques, mais aussi par la plupart des Grands qui craignaient de l’être moins, s’il continuait à gouverner, substituant un État ordonné à l’anarchie dans laquelle, depuis la mort d’Henri IV, les princes et les ducs avaient nagé, à leur plus grand profit, comme des poissons dans l’eau.

— Desbournais, dit Richelieu, faites entrer celui des prisonniers qui a joué le rôle d’éclaireur dans l’embûche.

— Il se nomme Barbier, Excellence, dit Charpentier sotto voce.

Encadré par deux Suisses, enchaîné, tenant à peine debout et avalant sans cesse sa salive, sans doute parce qu’il n’avait ni bu ni mangé depuis la veille, Barbier entra.

C’était un homme fruste, robuste, aux traits mal équarris. Il m’avait paru assez couard quand on l’avait capturé, mais ce jour d’hui, chose étrange, on ne pouvait déceler sur sa face la plus petite trace de peur.

Richelieu ordonna aussitôt qu’on lui enlevât ses chaînes, qu’on le fît asseoir et qu’on lui baillât un gobelet d’eau, lequel Barbier but, en effet, avec avidité. Je ne saurais décider, même à ce jour, si cette conduite envers le prisonnier était habile, ou simplement humaine, et laisserai donc au lecteur le soin d’en décider.

— Tu te nommes Barbier, dit Richelieu d’un ton uni et nullement menaçant.

— Oui, Éminence.

— Quel est ton métier ?

— Mauvais garçon, dit Barbier sans forfanterie, mais non plus sans vergogne.

— C’est un méchant métier, dit Richelieu mais sans s’en émouvoir autrement.

— En effet, dit Barbier. Et qui pis est, il paie bien mal son homme. Mais, attention, Excellence, je suis coupe-bourse et tire-laine, mais point assassin de métier.

— Et pourtant, tu as accepté de faire partie de la bande qui avait le dessein d’assassiner le comte d’Orbieu.

— Et bien à contrecoeur ! dit Barbier avec toutes les apparences de la sincérité. Mais je n’avais plus un seul sol vaillant en bourse et il faut bien vivre.

— Même en tuant ?

— Les temps sont durs, Éminence.

— Ils sont plus durs encore quand on se fait prendre.

À cette menace voilée, Barbier ne répondit rien et son visage resta impassible.

— Qui inspira le guet-apens auquel tu pris part ?

— On m’a dit que c’était un gentilhomme qui était presque roi.

— Sache, Barbier, dit le cardinal, avec une soudaine véhémence, que le roi oint et sacré à Reims est le seul qui puisse légitimement se dire tel. Là où est le roi, les autres ne sont rien. Il n’y a pas de « presque ».

Cette profession de foi, énoncée avec une gravité quasi religieuse, fit grande impression non seulement sur le prisonnier, mais sur tous ceux qui étaient là. Mon père me dit plus tard que la phrase « là où roi est, les autres ne sont rien » était en fait une citation. Chose remarquable, elle avait été prononcée par Henri III, alors qu’il était en grande détresse, le duc de Guise lui prenant ses villes une à une.

— Et maintenant, reprit Richelieu, qu’allons-nous faire de toi ?

— Je ne sais, Éminence, dit Barbier, sans en appeler à sa clémence et sans même se ramentevoir que je lui avais promis la vie sauve et la liberté s’il révélait l’emplacement de l’embûche.

Cette attitude où je trouvais une sorte de dignité ne laissa pas de me plaire. Ayant demandé de l’oeil au cardinal la permission de parler, je dis :

— Plaise à Votre Éminence de me confier le prisonnier. Je lui ai promis la vie sauve.

— Il est à vous, Comte, dit le cardinal, mais si vous le relâchez, ne le faites point avant que tout ce tohu-bohu soit fini. Capitaine, poursuivit-il en se tournant vers Hörner, faites entrer Monsieur de Bazainville. Et cela fait, raccompagnez Barbier dans ses quartiers.

Je mettrais ma main au feu que Hörner obéit sans même que la pensée l’effleurât que Richelieu s’était arrangé pour qu’il n’assistât pas à l’interrogatoire de Monsieur de Bazainville.

Le cardinal en agit avec Bazainville comme il l’avait fait avec Barbier. Ses chaînes enlevées, il lui fit porter un gobelet d’eau. Cependant, son attitude fut beaucoup plus froide qu’avec Barbier. Preuve que la fruste franchise du mauvais garçon ne l’avait pas laissé insensible.

— Monsieur, dit-il, j’ai ici, écrit de la main de Charpentier, l’interrogatoire que le comte d’Orbieu vous a fait subir dans son carrosse après votre capture. En assumez-vous tous les termes ?

— Oui, Éminence.

— N’écrivez pas encore, Charpentier, dit le cardinal.

Et il poursuivit :

— Un grand personnage est implicitement mis en cause dans cet interrogatoire. Je vous demanderai, pour de dignes raisons, de ne pas prononcer son nom, quand vous aurez à l’évoquer.

— Éminence, comment le désignerais-je, si je dois taire son nom ?

— Appelez-le tout simplement le « personnage ».

— Je n’y faillirai pas, dit Bazainville avec un sourire si déplaisant qu’il me donna l’envie de l’effacer de ses lèvres.

— Charpentier, dit Richelieu, écrivez maintenant.

Et il reprit :

— Selon ce qui a été dit dans le carrosse du comte d’Orbieu, vous avez, après le combat, passé un barguin avec le comte. Vous lui révéleriez un complot contre mes sûretés et il vous accorderait la liberté et la vie, si j’en tombais d’accord.

— En effet, Éminence.

— Fort bien. Je prends la suite de cet arrangement et j’en accepte les termes à condition, bien sûr, que les faits viennent acertainer la réalité du complot dont je serais, d’après vous, l’objet.

— Éminence, dit Bazainville avec un sourire, vous me mettez dans l’embarras. Je suis maintenant réduit à faire des voeux pour que le « personnage » persévère dans son projet, alors même que personne n’ignore qu’il est d’étoffe très changeante.

— Vous prenez, en effet, un risque, dit froidement Richelieu. Mais vous en prendriez un beaucoup plus grand, si vous choisissiez de vous taire.

— Je lance donc les dés, dit Bazainville. Les voici. Ce matin, Excellence, ou cette après-dînée, vous allez recevoir un chevaucheur du « personnage », lequel s’invite à dîner chez vous demain soir avec une trentaine de ses gentilshommes.

— E disinvolto, dit le cardinal, ma no criminale{43}

— Éminence, le pire est encore à venir. Au cours de ce dîner, certains des gentilshommes du « personnage » feindront de se prendre entre eux de querelle, tireront leurs armes et dans le chamaillis qui s’ensuivra, un coup d’épée, donné comme par inadvertance, vous traversera.

Le cardinal, les yeux baissés, la face imperscrutable, posa la main sur la tête de son chat et l’oublia si longtemps que le chat se mit à ronronner. Le cardinal retira alors vivement sa main et nous envisagea, mon père et moi, comme s’il nous prenait à témoin de son étonnement.

— Ces jeunes gens sont si romanesques ! dit-il enfin avec un soupir. On dirait une intrigue de la Renaissance italienne...

— Mais le « personnage » est à demi italien{44}, dit mon père. Et d’après ce que j’ai ouï dire, il s’en targue.

— Ce n’est pourtant pas lui qui a eu cette idée, dit Bazainville.

— Et qui d’autre ? dit vivement Richelieu.

— Deux frères qui, par le sang, sont très hauts dans le royaume et, de tous, les plus acharnés contre vous, Eminence, et plus encore contre le roi.

— Je vous entends, dit Richelieu. Charpentier, mandez à Desbournais qu’il dise aux Suisses de ramener le prisonnier dans ses quartiers. Recommandez-lui de le bien nourrir d’ores en avant. Il est précieux.

— Monsieur, un mot, de grâce !

— Belle lectrice, avez-vous affaire à moi ?

— Davantage, assurément, que vous n’avez affaire à votre humble servante ! Voilà bien cent pages que, disparaissant au profit du lecteur, je ne suis plus apparue en vos Mémoires. Comte, qu’est-ce à dire ? Suis-je tombée en disgrâce ? Vais-je être reléguée dans les faubourgs de votre bon plaisir ? Avez-vous oublié nos petits a parte ? Vous étiez avec moi si charmant ! Et j’étais avec vous si taquinante ! Qu’est devenue notre aimable complicité ?

— Madame, allais-je vous appeler au milieu des horreurs de cette embûche ?

— Mais vous l’avez fait déjà et j’ai tout supporté ! Monsieur, ne vous dérobez pas derrière de fausses excuses. La vérité c’est qu’au contact de votre cardinal, vous avez fini par attraper la fièvre de sa misogynie. Et comme lui, maintenant, vous considérez notre aimable sexe comme une collection d’« étranges animaux ».

— Mais, Madame, le cardinal n’est misogyne que politiquement. Il abhorre le cercle des vertugadins diaboliques parce qu’il fait beaucoup de mal à l’Etat. Mais, en son privé, il aime fort Marie, la femme de son conseiller Bouthillier, et il est tout raffolé de sa nièce.

— Monsieur, allez-vous me dire que deux Angéliques entourent ce Séraphin vêtu de pourpre ?

— Mais pas du tout, Madame ! Richelieu est un prêtre chaste ! J’oserais même affirmer qu’il est, à tous points de vue, sacerdos impeccabilis{45} !

— Tant mieux ! Je suis fort soulagée d’ouïr qu’il n’a pas, lui aussi, une Louison en province et une Jeannette en Paris.

— Madame, laissons cela, s’il vous plaît ! Vous ne m’avez pas interpellé, j’imagine, pour dauber sur mes garcelettes ?

— Non, Monsieur, j’avais à vous poser des questions plus sérieuses.

— Je vous ois.

— Quels sont ces deux frères qui, par le sang, sont très hauts dans le royaume et qui ont persuadé Monsieur de tendre au cardinal ce peu ragoûtant guet-apens ?

— Le duc de Vendôme et son cadet, le grand prieur de France.

— Qu’est cela ? Un grand prieur, conseiller un assassinat ?

— Oh ! Madame ! Ce titre n’a rien de religieux ! On le donne coutumièrement à un bâtard royal en même temps que de très beaux bénéfices pour lui permettre de vivre. Le duc et le grand prieur furent le fruit des amours d’Henri IV avec la belle Gabrielle d’Estrées. Par malheur, le duc nourrit, en son étroite cervelle, d’extravagantes prétentions. Il voudrait être le maître absolu de la Bretagne dont il n’est meshui que le gouverneur, et son but ultime est de devenir roi.

— Roi ? Il ne faille pas en audace

— Mais en mérangeoises, Madame. Oyez cette énormité ! Il se tient pour le roi véritable et Louis pour un usurpateur. Il argue qu’il a sept ans de plus que Louis et qu’il est donc l’aîné et il rappelle sans cesse que son père, Henri IV, avait signé à Gabrielle d’Estrées une promesse de mariage. Mais la mort de Gabrielle en 1599 et le mariage d’Henri IV avec Marie de Médicis en 1600 enlèvent, bien entendu, toute espèce de valeur à ce papier. Vendôme n’en a cure. Il s’est révolté déjà en 1614 contre Louis et après qu’il se fut venu excuser auprès de Sa Majesté à Nantes, Louis, qui avait à peine treize ans, lui fit, avec froideur, une réponse véritablement royale. Oyez-la : « Monsieur, lui dit-il, servez-moi mieux à l’avenir que vous ne l’avez fait par le passé et sachez que le plus grand honneur que vous ayez au monde, c’est d’être mon frère. »

— Et il lui a ensuite pardonné ?

— Oui, belle lectrice. Mais après ce coup-là, il est douteux qu’il lui pardonne encore.

— Monsieur, est-ce tout ce que vous m’allez dire ? M’allez-vous laisser méchamment sur ma soif ?

— Madame, pardonnez-moi. Je ne peux conter à vous seule ce que je destine à tous ceux qui me lisent. Mais il n’est qu’un remède à cela. Tournez la page ! Tout va se découvrir et vous ne laisserez pas que d’être furieusement étonnée.

Mon père et moi, nous dormîmes comme loirs et grognâmes comme ours quand, à dix heures de la matinée, on toqua à notre huis. Nu que j’étais, la nuit ayant été fort chaude, j’allai à la porte et, reconnaissant la voix de Charpentier, je lui ouvris. Précédé et suivi par de profuses excuses qu’il égrenait tout en marchant, il entra et nous dit le pourquoi de ce réveil : deux gentilshommes venaient d’arriver de Fontainebleau (où se trouvaient la Cour et le roi) et demandaient à voir au plus tôt le cardinal, ayant des nouvelles de grande conséquence à lui impartir. Cependant, ils refusaient de se démasquer et ne voulaient pas non plus dire leurs noms. Charpentier les avait conduits alors dans un petit salon, priant Hörner de mettre une dizaine de Suisses devant leur porte.

— Ont-ils dit, demandai-je, pourquoi ils voulaient à ce point demeurer anonymes ?

— Ils désirent qu’on en use céans à leur endroit avec la plus grande discrétion, car leur présence à Fleury-en-Bière, si elle était connue, les mettrait en grand péril du chef de certaines personnes... Je ne sais que faire, ajouta Charpentier. Le cardinal, qui s’est couché il y a peu de temps, dort encore. Peux-je l’éveiller pour introduire auprès de lui des gentilshommes masqués dont je ne sais rien ?

— Mon ami, dis-je, la réponse est dans la question. Comment sont ces visiteurs du matin ?

— L’un a dix-huit ans, dit Charpentier. Il est fort bien fait, vêtu de bleu azur et pétulant comme un poulain. L’autre est un grave barbon, vêtu de marron sombre, et sa voix est celle d’un homme habitué à commander.

— À la bonne heure, dit mon père, voilà qui est précis.

— Monsieur le Marquis, dit Charpentier, quand on travaille avec le cardinal, on ne peut qu’être précis. Il tient que dans l’exposé d’une affaire, il ne faut omettre aucun fait, même menu, si on ne veut pas être en danger de se tromper sur tout. Monsieur le Comte, poursuivit-il, pour en revenir à nos gentilshommes, je me suis demandé si Monsieur le Marquis et vous-même, vous ne consentiriez pas à visiter ces visiteurs et à me dire ce que vous pensez d’eux.

— C’est à voir, dis-je. Notre présence ici requiert, elle aussi, quelque discrétion.

— Monsieur Charpentier, dit mon père, quand vous avez décrit le plus âgé de ces deux gentilshommes, vous avez paru frappé par l’air d’autorité et de gravité qui émanait de lui. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a donné cette impression ?

— Sa voix, son ton, ses manières et peut-être aussi la croix des Chevaliers du Saint-Esprit qu’il porte sur la poitrine.

— Ah ! Monsieur Charpentier ! m’écriai-je en riant, vous voilà pris sans vert ! Vous venez d’être infidèle à la méthode du cardinal. Dans le premier portrait que vous avez fait du barbon, vous avez omis ce détail.

— Est-il de si grande conséquence ? reprit Charpentier en rougissant.

— Mon ami, il est capital ! Je dirais même qu’il change tout, car mon père et moi appartenons l’un et l’autre à l’ordre des Chevaliers du Saint-Esprit et les règles de cet ordre nous font un devoir de prêter secours et assistance à tous ceux qui en sont titulaires. Monsieur Charpentier, allez dire, je vous prie, à ces gentilshommes qui nous sommes et que nous les irons visiter, dès que nous serons vêtus, pour peu qu’ils le désirent.

Il nous fallut le temps de nous habiller et il fut fort court, accompagné de petites gausseries de mon père sur le désagrément de s’habiller seul, surtout quand l’habilleuse coutumière se nomme Louison ou Jeannette. J’eusse pu, pour le dauber à mon tour, ajouter « et Margot ». Mais je ne le fis pas car plus le marquis de Siorac avançait en âge et plus profondément il s’attachait à Margot, et je noulus parler d’elle en badinant, de peur d’offenser le meilleur des pères.

Comme nous le dirent plus tard les visiteurs masqués, ils furent bien aise que nous les visitions, car ils commençaient à se demander combien de temps ils allaient être gardés par les Suisses, quasiment prisonniers dans ce petit salon.

À notre entrant, dès que l’huis fut reclos sur nous et après un échange de courtois saluts, le plus âgé de ces gentilshommes se démasqua. Il fit signe à son compagnon de l’imiter.

— Messieurs, dit-il, je suis le commandeur de Valençay et voici mon neveu, le marquis de Chalais, grand maître de la garde-robe du roi.

— Lequel je connais fort bien, Monsieur le Commandeur, dis-je avec un nouveau salut, et que j’aime fort.

— Mais c’est d’Orbieu ! s’écria alors Chalais.

Et courant à moi avec l’impétuosité d’un enfant, il se jeta dans mes bras et me donna je ne sais combien de baisers sur les joues et de tapes dans le dos. Qui diantre eût pu dire alors que, trois jours plus tôt, il m’avait voulu appeler sur le pré pour une querelle de néant ? Tant est que répondant du mieux que je pus à ses embrassements, je gageai en mon for que l’étourdi poupelet avait déjà tout oublié de cet incident.

Mon père jetait un oeil étonné sur ces furieux embrassements et, en effet, je ne lui avais jamais beaucoup parlé du petit marquis. Il y avait une raison à cela. Bien qu’en qualité de grand maître de la garde-robe du roi, il appartînt comme moi à la Maison du roi, en fait, on l’y voyait assez peu. Il n’aimait pas le caractère grave et sévère de Louis et lui préférait de beaucoup la compagnie de Monsieur et de ses jeunes amis, dont l’humeur joyeuse, farceuse, bouffonne et insouciante était bien plus proche de la sienne. Quant à moi, observant que le commandeur de Valençay sourcillait quelque peu à l’exubérance de son neveu, je tâchai de me dégager par degrés insensibles des bras du béjaune, ne voulant pas fâcher le poupelet par un désenlacement qui lui eût paru brutal et m’eût valu – chi lo sa{46} ? — un second appel sur le pré...

— Monsieur le Commandeur, dit mon père, nous sommes comme vous, en ce château, des visiteurs attachés à la discrétion de notre visite. C’est pourquoi nous oublierons vous y avoir vus, vous et votre neveu, dès que nous aurons quitté Fleury-en-Bière.

— J’en ferai autant pour vous, Monsieur le Marquis, dit le commandeur avec un petit salut.

Je remarquai qu’il s’engageait pour lui-même, mais non pour Chalais, tant sans doute il jugeait faible l’aptitude de son neveu à garder un secret.

— Ce point étant acquis, reprit mon père (lequel, je le sus plus tard, ne le trouvait que partiellement acquis), je vais charger Monsieur Charpentier de dire à Monsieur le Cardinal qui vous êtes et quelle haute fiance on peut avoir en votre parole.

— Monsieur le Commandeur, dis-je à mon tour, peux-je ajouter qu’il nous serait peut-être plus facile d’obtenir du cardinal qu’il vous reçoive si vous trouviez bon de nous dire, aussi discrètement que vous le pouvez, pourquoi vous le désirez voir.

À cela le commandeur sourcilla, balança et parut fort troublé. Non qu’il trouvât la requête déraisonnable, mais s’il y satisfaisait, que devenait le secret dont il avait voulu entourer sa démarche ?

— Monsieur le Comte, dit-il enfin, en choisissant ses mots avec le plus grand soin, je suis de ceux qui pensent que, s’il arrivait malheur au cardinal, il en résulterait une guerre civile en France qui mettrait en danger la vie de beaucoup de Français et celle même de Louis.

Ces paroles furent dites sur un ton de gravité qui ne laissa pas de m’émouvoir. Je les trouvais aussi fort habiles, car le commandeur m’avait laissé entendre qu’il allait mettre le cardinal en garde contre un complot, mais sans le dire expressément et sans se découvrir le moindre.

— Monsieur le Commandeur, dis-je, je partage votre sentiment et je répéterai vos paroles fidèlement à Monsieur Charpentier sans y changer un iota.

Nous prîmes alors congé, non sans nous bailler, comme nos absurdes coutumes l’exigent, dix compliments quand un seul eût suffi, sans compter les saluts et les bonnetades qui n’ont, semble-t-il, de valeur en ce pays que si on les multiplie.

L’huis reclos sur le commandeur et Chalais, je retrouvai devant la porte Monsieur Charpentier et, l’entraînant assez loin des Suisses, je lui répétai à l’oreille les propos du commandeur.

— Ma fé ! dit-il sotto voce, au triste train où vont les choses, on ne peut en vouloir au commandeur d’être prudent. Le cardinal est maintenant levé et je vais, sans tant languir, lui répéter les paroles de Monsieur de Valençay.

Et il ajouta, après un moment de réflexion :

— Je compte lui suggérer de venir lui-même trouver les visiteurs dans ce petit salon pour s’entretenir avec eux. Comme cela, personne d’autre que lui ne verra ces messieurs et, dès qu’il les quittera, ils pourront remettre leurs masques et repartir à brides avalées pour Fontainebleau.

— Monsieur Charpentier, dis-je après un silence, qu’augurez-vous de cette démarche ?

— Un autre complot, dit-il sans la moindre émotion. Ou, qui sait, peut-être le même ?

À son ton détaché, il me sembla entendre que Charpentier avait une telle fiance en l’habileté, la vaillance et la prudence du cardinal, qu’il n’accordait pas à ses ennemis la moindre chance d’arriver à bout de l’assassiner.

— Monsieur Charpentier, dis-je, voulez-vous prévenir le cardinal que nous serons absents une partie de la journée car nous voulons demander à Monsieur le curé de Fleury-en

— Bière l’ouverture de la terre chrétienne pour Monsieur de La Barge et deux de nos Suisses.

— Cela sera fait, Monsieur le Comte. Le maggiordomo a l’ordre de vous servir un repas froid ou chaud à tout moment de la journée, ainsi qu’à vos Suisses. Et je vais envoyer un petit valet prévenir le curé Siméon afin qu’il donne promptement satisfaction à votre demande, étant un homme, à son ordinaire, assez long à mettre en branle. (Expression qui me parut singulièrement douce et charitable quand je connus le bonhomme.)

— Monsieur Charpentier, dis-je, voulez-vous que je vous laisse quelques Suisses pour assurer la garde du cardinal ?

— Nenni, nenni, Monsieur le Comte, emmenez-les tous, car tous voudront assister à l’ensépulture de leurs morts. Et pour moi, j’ai ici assez de monde pour garder le château au moins assez longtemps pour que les régiments du roi à Fontainebleau accourent à la rescousse. Mais ce ne sera pas nécessaire. Ces messieurs qui nous haïssent ne sont pas hommes à vous attaquer face à face. Comme bien vous le savez vous-même, ils préfèrent les traîtrises, les embûches et les guet-apens. À mauvaise cause, moyens vils.

Hörner avait dû prévoir que cette permission d’aller tous ensemble au cimetière ou, comme on disait dans le pays, « sémetière », lui serait accordée, car tous ses Suisses, propres comme des écus neufs, étaient rassemblés sur deux rangs dans la cour du château, tenant par la bride leurs chevaux, lesquels avaient le poil bien brossé et les sabots passés au noir. Les Suisses flanquaient à dextre et à senestre la charrette où gisaient leurs camarades et Monsieur de La Barge, chacun enveloppé dans un linceul qui ne laissait voir que leur face. J’observai qu’il n’y avait pas d’autre bruit que celui produit par les queues des chevaux quand ils fouettaient leur croupe pour en chasser les mouches. Cela me griffa le coeur de voir pour la dernière fois, exsangue et blafard, le visage enfantin de La Barge. Il me sembla, de le voir étendu là, à côté de ces deux vétérans, qu’il y avait une sorte d’ironie dans ce voisinage, lui qui ne savait rien de la guerre et que cette ignorance avait tué. Mais, à y penser plus outre, je trouvai que vétérans et jeunes recrues au combat, c’était tout un : la mort choisit parmi eux ceux qu’elle veut.

L’église de Fleury-en-Bière était plus vaste que celle d’Orbieu et le presbytère faisait figure quasiment de maison bourgeoise. Chose étrange, bien qu’une trentaine d’hommes et autant de chevaux fissent quelque noise en s’arrêtant sous le chêne qui ornait la place de l’église, les fenêtres de Monsieur le curé demeurèrent closes comme huîtres. Et il fallut que Hörner toquât longuement et fortement à l’huis pour qu’enfin il s’ouvrît.

Apparut alors une revêche malitorne dont les tétins étaient si volumineux, pour ne pas dire si monstrueux, qu’ils obstruaient quasiment la porte et forçaient celle qui les possédait à porter la tête rejetée en arrière. Ce qui lui donnait un air de hauteur que ne démentaient pas ses yeux noirs perçants, par malheur aussi petits que le parpal était géantin.

— Rustre ! dit-elle d’une voix criarde, qui diantre es-tu pour oser toquer comme fol à la porte de notre curé ?

— Sotte commère, dit Hörner, bien t’en prend d’être une femelle femellisante, sans cela tu aurais déjà deux pouces d’acier dans tes tripes pour m’avoir appelé « rustre ». Sache que je suis le capitaine Hörner, commandant l’escorte du comte d’Orbieu que tu vois à deux pas de toi avec son père, le marquis de Siorac.

— Et moi, dit-elle, nullement rabattue, je suis Victorine Boulard, gouvernante de Monsieur le curé Siméon. Que veux-tu ?

— L’entrant en ce presbytère.

— Pour que faire ?

— Pour parler à Monsieur le curé Siméon.

— Ma fé ! Cela ne se peut ! Monsieur le curé est en train de parler à sa soupe et n’entend pas qu’on lui contreparle !

— J’attendrai.

— Tu attendras jusqu’à la nuit des temps ! Sa soupe finie, notre curé est dans l’habitude de s’ensommeiller deux bonnes heures.

— Fort bien, dit Hörner d’un ton résolu, il me recevra donc dans l’instant. L’affaire presse. Il s’agit d’ensépulturer trois morts.

— La peste soit de ta morgue, soldat ! répliqua Victorine. Nous n’ouvrons pas la terre à n’importe qui ! Surtout à des étrangers à la paroisse !

— Ces « étrangers » étaient commandés par le comte d’Orbieu qui est au service du roi.

À cela, Victorine se redressa et, portant très haut la tête, le tétin agressif, elle dit :

— Le roi n’est point maître en notre « sémetière » !

— Qu’oses-tu dire là, commère du diable ? m’écriai-je d’une voix forte, en marchant belliqueusement sur elle. Le roi est maître de toute la terre française ! C’est crime de lèse-majesté que de lui dénier ce droit ! Un mot de plus et je te fais pendre haut et court au chêne de la place !

La mégère battit alors en retraite comme un dogue qui recule devant le bâton, grondant à la fois de peur et de fureur.

— C’est bien, dit-elle entre ses dents, je vais vous mener à quelqu’un qui, mieux que moi, saura vous parler. Et si vous lui parlez à lui comme vous avez fait à moi, il vous excommuniera !

— Sotte embéguinée ! dit mon père, c’est le pape qui fulmine l’excommunication majeure et l’évêque du diocèse qui prononce l’excommunication mineure et non un curé. Un curé n’a pas ce pouvoir : pas plus à Fleury-en-Bière qu’en Paris.

— Notre curé a pourtant excommunié plus d’un dans cette paroisse et il n’est mauvais garçon ni putain cramante qui ont pu se flatter d’en réchapper !

— C’est grand péché ! dit mon père. Si le curé Siméon excommunie un paroissien de son propre chef, il aura à en répondre devant son évêque.

Le grand air de mon père et sa connaissance des sanctions ecclésiastiques clouèrent à la parfin le bec de la harpie. Elle craignait d’en avoir trop dit et compromis son curé par son babillage. Sans plus piper, elle nous introduisit dans la grande salle où nous trouvâmes le curé Siméon assis dans une grande chaire à bras en train de manger cette soupe dont Victorine avait parlé avec vénération.

À notre entrant, il fit quelque effort pour se soulever de son siège afin de nous saluer, mais sans déclore la bouche – sa langue, ses dents et son palais étant fort occupés. Puis il retomba lourdement sur les épais coussins dont sa chaire était garnie et, reprenant dans sa grosse main une cuiller qui avait la taille d’une louche, il la replongea non dans un bol, mais dans une soupière, où fumait une soupe épaisse et odorante. On y pouvait voir, émergeant à la surface, du beurre en train de fondre, des croûtons de pain et des morceaux de lard.

Siméon touilla longuement ce mélange avant de remplir derechef sa cuiller qu’il porta à sa grande bouche avec un soupir d’aise, mais perdit toute voix aussitôt dans une lente mastication qu’il conduisit à son terme avec un air si recueilli qu’aucun de nous n’osât interrompre cette liturgie, toute païenne qu’elle nous parût. Puis il avala d’un coup de glotte la bouillie qui en résultait, et haut et fort, claqua sa langue.

Lecteur, si tu désires savoir à quoi ressemblait Siméon, je ne saurais mieux le décrire qu’en le comparant – peu charitablement, je le crains – à une grosse chenille blafarde. Il avait la plus molle des faces et, qui pis est, tout y paraissait sans couleur. En outre, son corps boudiné avait l’air de se diviser en anneaux retombant l’un sur l’autre, son menton sur son double menton, son double menton sur ses tétins, lesquels quasi aussi gros que ceux de sa Victorine retombaient sur sa bedondaine, et celle-ci sur ses cuisses. Si on avait pu voir son dos et son arrière-train, je suis certain qu’on y eût retrouvé cette même construction flasque, annelée et retombante que je viens de décrire.

Mais plus encore que son aspect, sa conduite nous parut, à mon père et à moi, extravagante, et à Hörner, odieuse. Siméon ne nous avait pas priés de nous asseoir, ni quit de nous le but de notre visite, ni même envisagés. Il n’avait d’oeil – et quel oeil amoureux c’était là – que pour sa soupe.

— Curé, éclata à la parfin Hörner d’une voix forte, vous avez devant vous le marquis de Siorac et le comte d’Orbieu qui viennent vous demander l’ouverture de la terre chrétienne pour trois de leurs hommes. Et vous demeurez là assis, et comme enfoui dans vos coussins ! Qui pis est, vous mangez et, qui pis est, vous claquez la langue !

— Monsieur le Comte et Monsieur le Marquis, dit Siméon en nous considérant d’un air vague et sans la moindre apparence de contrition, je vous demande mille fois pardon. Mes jambes ne me portent plus guère, tant est que la station debout m’est à dol. D’autre part, si je ne mange pas ma soupe tout de gob, elle va refroidir, ce qui, vu la faiblesse de mon estomac, me la rendra indigeste. Et cette indigestion s’ajoutera à tous les maux dont je suis accablé par le Seigneur. Toutefois, Monsieur le Marquis, je vous ois avec tout le respect que je dois à votre rang.

Ayant dit, il remplit la louche qui lui servait de cuiller et l’enfonça entre ses lèvres. Je jetai un regard à mon père qui m’entendit fort bien et de notre chef, aussitôt, nous nous assîmes, non pas sur des chaires à bras car il n’y en avait qu’une et le maître du logis l’occupait, mais sur deux escabelles qui se trouvaient là.

— Hörner, dis-je, sprechen Sie bitte fur uns ! Hier bleiben wir um Ihnen beizustehen{47}.

— Curé, reprit Hörner, vous m’avez ouï ! Monsieur le Comte vous demande l’ouverture de la terre chrétienne pour trois de nos hommes.

— Par malheur, dit Siméon, la cuiller toujours en main, mais la pointe du manche reposant sur la table, comme s’il se préparait de nouveau à passer à l’attaque, je n’ai plus, dans mon sémetière, qu’une demi-douzaine de places et au train où vont les choses, ce serait miracle si d’ici Noël le Seigneur ne rappelait pas à Lui une dizaine de mes paroissiens ! Cependant, si cela convient à Monsieur le comte d’Orbieu, je peux ensépulturer ses morts hors enclos, mais en terre consacrée.

Hörner se tourna alors vers moi et dit en allemand :

— N’acceptez pas, Monsieur le Comte ! Hors enclos, cela veut dire que les chiens et les porcs pourront venir la nuit désenfouir les morts et les manger !

— Monsieur le curé, dis-je alors, de quoi est fait votre enclos ?

— De pierres sèches, Monsieur le Comte.

— Fort bien, je doublerai votre enclos de mes deniers.

— Ah ! Monsieur le Comte ! dit Siméon comme épouvanté par cette perspective, cela ne se peut ! Si je double l’enclos, cela diminuera de beaucoup le prix des tombes et mon casuel en sera très affecté !

Je n’en crus pas mes oreilles d’ouïr un aveu aussi dévergogné et je vis que Hörner, bouillant de rage, allait éclater. Je lui fis signe de se contenir. Je ne voulais pas d’une querelle qui eût beaucoup allongé les choses.

— Monsieur le curé, dis-je, je paierai les tombes dans l’enclos à l’ancien prix que vous fixerez vous-même.

— Voilà qui va bien, dit Siméon, enfournant une nouvelle cuillerée de soupe dans sa bouche.

Il fallut derechef qu’il l’ait réduite en bouillie et avalée avant que nous puissions reprendre le débat.

— Allons ! allons ! Monsieur le curé ! dis-je. Le temps presse. Par cette chaleur, les corps vont se décomposer !

— Mais par malheur, dit Siméon, le creusement ne pourra se faire ce jour d’hui, car mon fossoyeur est couché, atteint de fièvre quarte !

— Mes Suisses ouvriront la terre pour leurs camarades, dit Hörner d’une voix rude.

— Dans ce cas, dit Siméon, après avoir moulu, mastiqué et avalé une autre cuillerée de sa soupe, je pourrai vous louer pics et pelles.

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Hörner avec la dernière sécheresse. Nous avons les nôtres. Indiquez-nous seulement l’emplacement !

— Il se trouve à la dextre de l’entrée du sémetière. Victorine va vous montrer.

— Je ne veux pas de Victorine, dit Hörner, ni dans ce monde ni dans l’autre ! Je trouverai bien tout seul !

Et il s’en fut à grandes enjambées. Les Suisses se relayant pour creuser la terre chrétienne, il fallut peu de temps pour achever l’ouvrage. Et quand les trois monticules de terre, étroits et longs, furent finis, et bien égalisés du plat de la pelle, le coeur me serra étrangement. Je vis plus d’un de ces rudes Suisses verser des larmes et je n’en étais pas fort loin, ni mon père. Cependant, dans notre douleur, il y avait quelque ambiguïté. Il me sembla que c’était moi que cette terre recouvrait à jamais. Nous croyons toujours nous lamenter sur les disparus que nous aimons, mais c’est en fait notre propre vie que nous pleurons, sachant bien que la mort marche dans notre ombre dès le premier jour de notre naissance, qu’elle se gausse, chemin faisant, de nos ambitions, de nos amours, de nos bonheurs et attend avec impatience que la monstrueuse roue du temps nous amène à ses griffes.

Deux surprises nous attendaient à notre retour au château de Fleury-en-Bière. La première était, dans notre chambre, une table fort bien garnie et la seconde, qui n’a rien de culinaire, plaise au lecteur de me permettre de la garder pour la bonne bouche. À peine étions-nous rassasiés et rebiscoulés qu’on toqua à l’huis et sur notre entrant, Charpentier apparut et s’inquiéta de la façon dont les choses s’étaient passées au presbytère. Nous lui en fîmes le conte. Il sourit et quit de nous combien Siméon avait demandé pour l’ouverture de la terre chrétienne. Il sursauta au chiffre que je lui citai, puis sourit de nouveau et dit :

— C’est plus du triple que ce qu’il exige d’un paroissien. Mais, ne vous inquiétez pas ! Je lui ferai recracher le surplus et vous le restituerai. Cela va vous surprendre, Messieurs, enchaîna-t-il, le curé Siméon fut autrefois un très bon curé. Mais l’âge, ses infirmités, l’amollissement de ses mérangeoises et par-dessus tout Victorine ont fait de lui ce qu’il est meshui. Un goinfre, un chiche-face et un tyran dans sa paroisse.

— Ce n’est pas la première fois, dit mon père, que la gouvernante fait le dégât dans une cure.

— Ce n’est pourtant pas, dit Charpentier, que l’Église ait manqué de pertinence en ce domaine. Estimant qu’un prêtre qui se voue au célibat n’est peut-être pas très attiré par les femmes, il n’a pas voulu que le curé dans sa cure soit servi par un homme, ce qui l’eût mis en suspicion de bougrerie. Elle s’est alors résignée à lui donner une femme pour servante à la condition que cette femme ait l’âge canonique. Ce qui veut dire que l’Église, en sa sagesse, prévoyant le pire, a pris soin d’en limiter les conséquences.

— Mais pourtant, dis-je, et même si la chasteté est respectée, il se crée à la longue une sorte de lien matrimonial entre le curé et sa gouvernante. Ce qui n’est pas de très bon aloi.

— C’est bien ce qui s’est passé avec notre Siméon. Sa Victorine l’adore, le dorlote, le mignote, le gave de bons petits plats. Tant est qu’il est devenu avec l’âge une sorte d’enfantelet qui ne fait que ce qu’elle veut, et elle veut beaucoup, décidant de tout dans la paroisse.

— Y compris, dit mon père, des excommunications ?

— Cela va sans dire.

— Et quel en est le résultat ?

— Oh ! Rien de grave ! L’excommunié communie à la chapelle du château et l’évêque du diocèse écrit une lettre de blâme à Siméon qu’il ne lit pas, Victorine l’interceptant.

— Sait-elle donc lire ?

— Pas du tout, mais elle reconnaît le blason de l’évêque sur sa lettre-missive et sait que rien de bon pour son curé ne peut venir de ce côté. À la fin de l’année, Siméon, atteint par l’âge, prendra sa retraite chez les capucins où la soupe est beaucoup moins épaisse, et Victorine chez les nonnes de la Visitation qui se feront un devoir de charité d’adoucir son humeur.

— Ma fé, dis-je, je les plains presque d’être séparés. Un si vieux couple !

— Moi aussi, dit Charpentier, mais l’intérêt de la paroisse l’exige.

À cet instant, on toqua à notre huis et ce fut alors, lecteur, que la seconde surprise apparut, et celle-là était de taille puisqu’elle avait celle du maréchal de Schomberg, lequel je peux appeler meshui mon « intime et immutable ami », depuis que Bassompierre s’est éloigné de moi et a rejoint, à mon grand dol et à son futur grandissime dommage, le cercle des vertugadins diaboliques.

On se ramentoit – mais peut-être est-il bon que je le rappelle – que, ayant ôté à Schomberg, sur la foi de faux rapports, sa charge de surintendant des Finances, le roi l’avait de prime exilé dans son château de Nanteuil. Mais ayant ensuite, sur ma pressante prière, diligenté une enquête du Parlement, il découvrit que Schomberg était blanc comme neige, le remit dans sa charge et m’envoya l’en avertir. Schomberg conçut ce jour-là pour moi une profonde gratitude, vertu qui est si rare chez les hommes, et plus encore chez les courtisans, que je fus moi-même infiniment touché par sa générosité et répondis avec beaucoup de chaleur à la chaleur de son amitié.

— Mon ami, dis-je, après les bonnetades et étouffades d’usage, c’est un sourire de la fortune que de vous voir en Fleury-en-Bière ! Peux-je quérir de vous, en toute indiscrétion, si vous venez de Nanteuil, de Paris ou de Fontainebleau ?

— Je viens de Fontainebleau où le roi ayant ouï parler, mais vaguement, de quelque complot touchant les sûretés du cardinal, m’a dépêché céans avec une trentaine de gardes royaux.

— C’est très bien pensé, dis-je. Avec vos gardes et vos Suisses, cela fait une soixantaine de soldats et c’est bien assez pour assurer les sûretés du cardinal.

— Ma fé ! Vous avez la même idée que moi ! Mais c’est justement ce que ne veut point le cardinal !

— L’avez-vous vu ?

— Je viens de le voir !

— Eh bien ?

— Il m’a tenu un propos bien étrange ! Il m’a dit que ces gardes que je lui amène, ajoutés à vos Suisses, sont une force conséquente et qu’elle lui sera très utile dans la mesure où il ne l’emploiera pas. Je n’ai rien entendu à ce baragouin ! Tête bleue ! Je ne suis qu’un soldat et le cardinal est trop profond pour moi ! De toute façon, il va dans l’instant éclairer sa lanterne, car il veut nous voir tous les trois en son cabinet pour décider de cette affaire.

— Moi aussi ? dit mon père.

— Marquis, dit Schomberg, il vous a cité en premier, tant sans doute il estime votre sagacité.

— Mais, Excellence, je ne suis pas, comme vous-même et mon fils, membre du Conseil des affaires !

— Le Conseil des affaires, dit Schomberg avec quelque gravité, ne laisse pas que de faire appel, quand et quand, à des personnes étrangères, si sur tel point précis il a besoin de leur compétence.

À quoi mon père salua et aussitôt se détourna, sans doute pour cacher le plaisir et peut-être aussi la rougeur que ce discours lui avait donnés.

Là-dessus Desbournais vint nous dire que le cardinal nous attendait. Puis, sans rien ajouter, il nous précéda à pas tant rapides que nous avions du mal à le suivre, me donnant l’impression que chez le cardinal, le temps ne se comptait pas en heures, mais en minutes et même en secondes. Impression qui se confirma quand, sur la question que je lui posai sur Monsieur Charpentier, Desbournais me dit que le cardinal l’avait envoyé dormir quatre heures dans ses quartiers. Quatre heures ! m’apensai-je. Quatre heures par nuit !

Pour moi, quand j’entrai dans le cabinet de Richelieu, il ne me parut pas avoir changé de place depuis la veille, non plus que son chat qui avait dû pourtant, comme son maître, manger, boire, dormir et avaler, en outre, une goulée d’air dans le parc du château.

Sur une petite table, à côté de la grande, était assis un secrétaire qui, le front baissé, travaillait. Je le connaissais de vue, mais non de nom. Il était occupé à tailler, avec un petit canif, non une seule mais, à ce qu’il me sembla, une demi-douzaine de plumes.

À notre entrant, le cardinal interrompit la lecture d’un épais rapport qu’il avait en main puis nous sourit, nous salua de la main et, prolongeant son geste de la façon la plus gracieuse tout en lui donnant une autre signification, il nous invita à prendre place sur les trois chaires à bras qui faisaient face à sa table. Prenant alors la parole, il nous remercia fort aimablement d’être venus le trouver pour l’aider à résoudre un très ardu problème auquel il était confronté. Ce mot « aider » me fit de prime sourire en mon for. Qui pourrait être assez fat ou assez fol pour imaginer qu’il pût prêter une main secourable au cardinal, dont le génie politique, comme disaient ses amis, ou le machiavélisme, comme disaient ses ennemis, était connu urbi et orbi ? Mais en fait, je me trompais, et je m’en aperçus à plusieurs reprises dans la suite : le cardinal faisait son miel de toutes fleurs. Il écoutait très attentivement les avis qu’on lui donnait, en pesait scrupuleusement les avantages et les inconvénients et, s’appuyant sur les critiques qu’il en faisait, construisait sa propre opinion.

— Messieurs, reprit-il, le projet d’attentat contre ma personne, confessé d’abord succinctement par Monsieur de Bazainville, confirmé ensuite dans tous ses détails par Monsieur de Chalais, vient d’être au surplus corroboré cet après-midi par un envoyé de Monsieur qui me communique, de la part de son maître, le désir de s’inviter ce soir chez moi, à Fleury-en-Bière, avec une trentaine de ses gentilshommes. La visite de ce messager a coïncidé avec l’ensépulture des trois morts de l’embûche et l’entretien s’est déroulé avant l’arrivée de Monsieur de Schomberg. Tant est que l’envoyé de Monsieur n’ayant pu voir ni les Suisses d’Orbieu ni les gardes royaux du maréchal, va rapporter à son maître que je suis nu et sans défense en ce château. En outre, le message de Monsieur étant oral et non écrit, il pourra toujours nier l’avoir envoyé et même n’avoir pas été présent ce soir-là chez moi. Messieurs, voilà les faits. Je vous les décris dans leur peu aimable nudité. Et voici la question que je vous pose. Que me conseillez-vous de faire en ce prédicament ? Monsieur le Maréchal, voulez-vous opiner ?

— Éminence, dit Schomberg, si on veut assurer au mieux votre sécurité, voici ce qu’il convient de faire. D’abord, dissimuler nos forces. Ensuite, quand vos soi-disant invités pénétreront dans la salle du festin, ils y trouveront, tapissant les murs, immobiles et la pique haute, les trente Suisses d’Orbieu. Et juste avant que Votre Éminence pénètre dans la salle pour présider le festin, on orra{48} quelque bruit dehors. Quand l’un de vos invités, s’en inquiétant, ira jeter un oeil, il verra mes trente gardes massés en rang dans la cour.

— C’est une solution, dit Richelieu. Monsieur de Siorac, en avez-vous une autre ? dit-il en s’adressant à mon père.

— Le dispositif de Monsieur de Schomberg est excellent, dit-il, mais il n’empêchera pas un des mignons de Monsieur, tête folle et brûlée, de tirer en plein repas un pistolet de sa poche et faire feu sur le cardinal. Et à quoi serviront alors les Suisses dans la salle et les gardes dans la cour ? Et qui leur voudra donner l’ordre de massacrer Monsieur et sa troupe ? Et à quoi cela servirait-il d’ailleurs ? Le mal sera fait. Je propose plutôt qu’on installe la troupe de Monsieur à table et qu’un maggiordomo vienne dire à Monsieur qu’à son regret, le cardinal ne pourra dîner avec Monsieur car il est alité, saisi de fièvre quarte. Il va sans dire que dans cette hypothèse, toute entrée dans les appartements du cardinal sera défendue par les Suisses et les gardes.

— Merci, Monsieur de Siorac. Voulez-vous opiner, d’Orbieu ?

— Éminence, si j’osais critiquer les projets précédents, je dirais que leur principal désavantage est de rendre possible un affrontement entre nos gardes et les gentilshommes de Monsieur. Et s’il y a mort d’homme, les gens de Monsieur iront crier partout au guet-apens et ses folliculaires s’en donneront à coeur joie contre Votre Éminence.

— Dès lors, que proposez-vous ? dit le cardinal.

— Que vous ne soyez pas là du tout, Éminence.

— Mais, dit le cardinal, ce serait faire mortelle injure à

Monsieur que je ne sois pas là le jour où il s’invite chez moi.

Cette remarque me prit sans vert et, me voyant muet, personne ne pipa plus.

— Messieurs, dit le cardinal avec un petit brillement de son oeil perçant, cet entretien m’a été des plus utiles, non pas par les projets que vous avez proposés, mais par les critiques que vous leur avez faites. Vous avez ainsi mis le doigt sur un principe essentiel à toute politique : il ne faut pas augmenter le mal par le remède qu’on a voulu y apporter.

Il promena alors son regard sur nous et reprit son discours de la façon méthodique, minutieuse et didactique dont il usait avec le roi quand il voulait le persuader que la meilleure solution parmi tant d’autres à une difficulté était justement celle qu’il préférait.

— Messieurs, dit-il, notre entretien a éclairé un point de grande conséquence. Il ne faut pas qu’il y ait affrontement entre nos soldats et les gentilshommes de Monsieur. Quelle qu’en soit l’issue, elle tournerait à notre désavantage. Il n’y a donc qu’une solution et d’Orbieu l’a très bien énoncée. Il faudra que je ne sois pas là. Mais comment n’être pas là sans offenser Monsieur ? À cela je réponds : mais en étant auprès de Monsieur.

— Auprès de Monsieur, Votre Éminence ? s’exclama Schomberg, très alarmé. Mais quand ? Mais où ?

— À la cour du roi, à Fontainebleau.

— Vous iriez seul, Éminence ?

— Avec vous-même et vos escortes, Monsieur, si vous voulez bien m’accorder le privilège de votre compagnie.

— Il vous est acquis, Éminence, dit Schomberg.

Et mon père et moi acquiesçâmes avec chaleur.

— Je vous remercie, Messieurs, dit Richelieu avec cet air de gracieuse courtoisie qui n’appartenait qu’à lui. Nous partirons demain, reprit-il, et assez tôt pour être à Fontainebleau au lever de Monsieur. Monsieur se lève en général à huit heures. Et il n’est pas concevable, ajouta-t-il avec un sourire, qu’il aille s’acagnarder au lit le jour où il a le dessein de m’assassiner.

— Mais, Éminence, dit Schomberg, encore très troublé, vous allez vous jeter dans la gueule du loup !

— Nenni, nenni, mon cousin, dit Richelieu avec gravité. Le nom de roi est extrêmement puissant, et il n’y a de loups à la Cour qu’en l’absence de Sa Majesté. En sa présence, il n’y a que des agneaux.