Chapitre 38

— Attends ! me suis-je exclamée quand j’ai été enfin capable de prononcer un mot. Reviens en arrière.

— Très bien. Je disais que la langue maternelle resurgit souvent dans les moments de stress, parce que les émotions qui agitent le locuteur passent par le creuset de sa langue maternelle. Ces moments-là sont ceux où il a le plus de chances d’employer un faux ami. Il est possible que cela ait été le cas pour les vers que je t’ai cités : au moment de composer son poème, l’auteur pouvait avoir devant les yeux des images épouvantables, et pourtant bien réelles, de gens en feu sautant par les fenêtres.

Impossible que Rob ait dit ça. J’avais dû mal entendre. Je lui ai demandé de me relire le poème en question.

 

I see the terror that cornes from hate

Two towers fall while men debate

Oh where is God ? Even brave people, chair, blessed by fire,

Jet to death !

 

Je vois la terreur issue de la haine,

Deux tours s’écroulent pendant que des hommes parlent,

Oh ! Où est Dieu ? Des gens courageux, la chair blessée par le feu,

Se jettent dans la mort !

 

Mon cœur battait si fort qu’il devait s’entendre à l’autre bout de la ligne. Rob continuait de parler sans se rendre compte des émotions qu’il soulevait en moi.

— Chair, blessed by fire, une chaise bénie par le feu, ça ne veut pas dire grand-chose, en anglais, mais c’est de la poésie, et avec la poésie, on ne s’attend pas à ce que le flux d’informations et les cadres de référence qui en découlent soient d’une précision scientifique ni exprimée dans la langue de tous les jours. Cependant, mis à part ces quelques mots, la langue employée est celle du quotidien. Du moins en français. Chair, ici, est pris dans son sens français : la « chair ». Jet vient du verbe français « se jeter » ; et blessed est entendu comme «infliger une blessure ». Traduite en français, l’idée est celle-ci : « Oh ! Où est Dieu ? Les chairs en feu, des gens se jettent dans la mort, même les plus courageux ! »

— Tu es certain que le poème fait référence au 11 septembre et au World Trade Center ?

Ma voix ne trahissait rien de mon émoi.

— Je ne vois pas à quoi d’autre ça pourrait se rapporter.

— Et tu n’as aucun doute sur l’identité de l’auteur ? Il s’agit bien de mon amie Évangéline ?

— Absolument. Je peux finir de t’expliquer comment j’ai abouti à cette conclusion ?

— Je n’ai plus le temps, Rob.

— J’ai encore plein de choses à te dire.

— Je te rappellerai.

— Ça va ?

J’ai raccroché. Attitude grossière et ingrate. Je lui enverrais des fleurs ou du cognac pour me faire pardonner. Pour l’heure, je n’étais plus en état de parler.

Ces poèmes étaient tous de la main d’Évangéline et, pour certains d’entre eux, écrits récemment.

Une porte s’est ouverte dans le couloir. La dispute entre Homer et Marge est montée d’un cran.

L’un des poèmes du recueil avait été composé après le 11 septembre 2001.

La discussion portait sur un voyage au Vermont que Homer voulait faire en voiture et Marge en avion.

Je demeurais immobile, paralysée par cette découverte et tout ce qu’elle sous-entendait.

Si Évangéline était encore de ce monde en 2001, elle n’avait donc pas été assassinée des dizaines d’années auparavant.

Bart et Lisa, entrés dans le débat, soutenaient l’idée d’un trajet en autocaravane.

Or Obéline avait affirmé qu’Évangéline était morte. Pourquoi m’avait-elle menti ?

S’était-elle trompée de bonne foi ? Bien sûr que non, elle avait le recueil de poèmes. Elle devait bien savoir à quelle date ils avaient été écrits, plus ou moins.

Un rire étouffé s’est frayé un chemin parmi mes réflexions. J’ai relevé les yeux. Personne dans la pièce, mais une ombre venait de passer devant la porte. J’ai appelé à mi-voix :

— Cécile ?

— Vous pouvez dire où je suis ?

— Je crois que tu es… dans le placard ! ai-je répondu en marquant délibérément une pause pour souligner mon incertitude.

— Oh non !

D’un bond, la jeune fille s’est encadrée dans la porte.

— Où est Obéline ?

— À la cuisine, en train de préparer à manger.

— Tu es bilingue, n’est-ce pas, ma chérie ?

Elle a eu l’air gêné.

— Tu parles l’anglais aussi bien que le français ?

— Pourquoi vous me demandez ça ?

Mieux valait m’y prendre autrement.

— Est-ce qu’on peut se parler toi et moi, juste toutes les deux ?

— Oui*.

Elle est venue s’asseoir près de moi à la table.

— Tu aimes jouer avec les mots ?

Elle a fait signe que oui.

— Comment tu y joues ? Explique-moi tes règles.

— Vous dites un mot qui décrit quelque chose et moi, je l’arrondis.

— Gros*, ai-je dit et j’ai gonflé les joues.

Elle a fait la grimace.

— On ne peut pas prendre ce mot-là.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Explique-moi.

— Les mots forment des images dans ma tête.

Elle s’est interrompue, agacée de ne pas réussir à exposer sa pensée. Ou que je ne comprenne pas assez vite. Je lui ai dit de continuer.

— Il y a des mots qui sont bien lisses, tout plats, et d’autres qui sont complètement tordus, a-t-elle dit en décrivant les mots avec ses mains. Les lisses, vous pouvez en faire des ronds en leur ajoutant un o à la fin. Ceux-là, je les aime bien. Avec les mots tordus, ce n’est pas possible.

Clair comme de l’eau de roche.

Néanmoins, ses explications jetaient un jour nouveau sur notre conversation de tout à l’heure, dans le salon. Elle s’était exprimée dans un mélange d’anglais et de français, sans se rendre compte, semblait-il, des frontières séparant les deux langues. Selon quel principe conceptuel s’établissait la distinction entre mots lisses et mots tordus ? À l’évidence, « brillantes » et « drôle » étaient des mots lisses, alors que « gros » était tordu. Je redis ce mot, mais en anglais cette fois.

— Fat.

Ses yeux verts ont brillé.

— Fat-o.

— Happy.

Elle a secoué la tête.

— Fort ?

— No-on. C’est un tordu, lui aussi.

— Fierce, ai-je dit en montrant les dents et en agitant les doigts comme un monstre ses griffes.

— Fierce-o.

Et, riant, elle a reproduit mon imitation.

De toute évidence, les lois sémantiques qu’elle s’était inventées me demeureraient à jamais mystérieuses, quelles qu’elles soient. Le comprenant, j’ai changé mon fusil d’épaule.

— Tu es heureuse ici, Cécile ?

— Je suppose, a-t-elle dit avec un sourire en ramenant ses cheveux derrière ses oreilles. Mais j’aimais bien l’autre maison, avec les grands oiseaux sur les poteaux.

Celle de Tracadie. Où elle se trouvait probablement quand j’y étais allée avec Harry.

— Est-ce que tu te rappelles où tu habitais avant de vivre avec Obéline ?

Son sourire a disparu.

— Ça te rend triste d’y penser ?

— Je n’y pense pas.

— Tu peux me décrire cet endroit ?

Elle a secoué la tête.

— Quelqu’un t’a fait du mal, là-bas ?

Ses chaussures se sont mises à crisser sur le plancher au rythme des saccades de son genou. J’ai repris tout bas :

— Un homme ?

— Il m’obligeait à me déshabiller… (Son tressautement s’est accéléré.) Et à faire des choses. Il était mauvais. Il me voulait du mal.

— Tu te rappelles son nom ?

— Mal-o*. Il était mauvais. C’était pas ma faute.

— Bien sûr que non.

— Mais il m’a offert quelque chose de cool. Je l’ai toujours. Vous voulez le voir ?

— Plus tard, peut-être.

Mais Claudine avait déjà bondi hors de la pièce, sans s’inquiéter de ma réponse. Quelques secondes plus tard, elle était de retour avec un cercle en cuir tressé, orné de plumes et de perles de couleur.

— C’est magique. Si on l’accroche au-dessus de son lit, on fera obligatoirement de beaux rêves. Et…

— Pourquoi tu harcèles Cécile ?

D’un même mouvement nous nous sommes retournées. Obéline me fixait d’un air renfrogné.

— On jasait, a répondu Claudine.

— J’ai laissé des pommes sur le comptoir, a dit Obéline sans me lâcher des yeux. Va les éplucher, on va faire une tarte.

— OK.

Claudine s’est glissée derrière elle tout en faisant tournoyer son capteur de rêves, et a disparu. L’instant d’après, une chanson résonnait dans le couloir. Fendez le bois, chauffez le four. Dormez la belle, il n’est point jour*.

— Tu n’as pas honte !

— Et toi, Obéline ?

— Elle a l’âge mental d’une enfant de huit ans.

— Eh bien, parlons-en des enfants ! Parlons de ta sœur, ai-je répliqué sur un ton polaire.

Elle a pâli.

— Où est-elle ?

— Je te l’ai déjà dit.

— Tu m’as raconté des mensonges.

Laissant retomber mes deux mains sur la table avec bruit, je me suis levée. Ma chaise s’est renversée et a atterri sur le sol avec un bruit de coup de feu.

— Évangéline n’a pas été assassinée, ai-je lancé d’une voix aussi dure que mon expression. En tout cas, pas à seize ans !

— Tu dis n’importe quoi ! a répondu Obéline d’une voix qui grésillait comme une bande magnétique passée trop souvent.

— Harry a trouvé le recueil de poèmes sur ta table de nuit. C’est Évangéline qui les a écrits. Certains d’entre eux remontent à 2001, je le sais.

Son regard m’a quittée et s’est fixé sur la fenêtre.

— J’ai contacté les éditions O’Connor. Le bon de commande a été retrouvé. Signé d’une Virginie LeBlanc. Je parie que c’est toi. Ou Évangéline.

— Tu m’as volée, a dit Obéline en reportant les yeux sur moi.

— Tu m’excuseras de te causer de la peine, mais ce que vous avez fait, ton mari et toi, est infiniment pire que de piquer un livre.

— Tu portes sur nous des jugements erronés, tu nous accuses de choses fausses et très douloureuses.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Évangéline ?

— C’est pas de tes affaires.

— C’était ça, la raison ? Les affaires ? Au diable, puisque la petite travaille chez papa, je vais la déshabiller, l’attacher avec des cordes et la prendre en photo. D’accord, ça n’entre pas dans sa description de tâche, mais elle a besoin de travailler. Elle est jeune et sans le sou. Elle ne dira rien.

— Ça ne s’est pas du tout passé comme ça.

J’ai frappé la table si violemment qu’Obéline a sursauté.

— Eh bien, dis-le-moi alors, comment ça s’est passé !

Elle s’est retournée pour me faire face.

— C’est l’homme qui administrait les affaires de mon beau-père. C’est lui qui a obligé Évangéline.

Les larmes coulaient sur sa peau meurtrie.

— M. Diabolique sans nom.

Impossible. Si une telle personne existait bel et bien, Obéline connaissait forcément son identité.

— David l’a renvoyé le jour même où son père est mort. Les photos, j’en ai appris l’existence bien plus tard.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Évangéline ? ai :je répété, décidée à marteler ma question aussi longtemps qu’il le faudrait.

Elle m’a regardée, les lèvres tremblantes.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Évangéline ?

— Tu ne peux pas laisser tout ça tranquille ?

— Tranquille ? Qu’est-ce qui est tranquille ? Évangéline ?

— Je t’en supplie.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Évangéline ?

Un sanglot est monté de sa gorge.

— Ton mari l’a tuée ?

— Tu es folle. Pourquoi tu dis ça ?

— Un de ses hommes de main ?

— David ne laisserait jamais personne lui faire de mal ! Il l’aime !

La main d’Obéline s’est levée à sa bouche, ses yeux se sont agrandis.

J’ai senti le froid m’envahir subitement, comme la fois d’avant. D’une voix égale, j’ai laissé tomber :

— Elle est vivante.

— Non ! s’est écriée Obéline, hors d’elle. C’est sa mémoire que David chérit. Sa poésie. Ma sœur était un être d’une grande beauté.

— Où est-elle ?

— Bourreau* ! Laisse-la tranquille.

— Parce que c’est moi, le bourreau ?

— Tu ne feras que lui causer plus de peine. Tu la feras souffrir.

— Elle est toujours avec cet homme ?

— Elle ne voudra pas te voir.

Une phrase d’Obéline prononcée plus tôt m’est revenue en mémoire. Comment avait-elle formulé ça, déjà ? Ah oui, David et cet homme avaient besoin l’un de l’autre.

— Il la tient cachée, c’est ça ?

— Pour l’amour du bon Dieu* !

— Quoi ! Ton mari a échangé ta sœur contre Claudine ? Il avait besoin d’un modèle plus récent ?

Le visage d’Obéline s’est métamorphosé en un masque de fureur.

— J’vas t’arracher le gorgoton* !

Nous nous sommes jaugées, les yeux dans les yeux. C’est moi qui me suis détournée la première.

Parce que je n’étais plus aussi sûre de moi, tout à coup ?

Un bruit de moteur s’est fait entendre, de plus en plus net, jusqu’à ce qu’il cesse complètement. La porte d’entrée a claqué. Des pas ont résonné dans le couloir et Ryan est entré dans la salle à manger.

— Prête à partir ?

— Et comment.

Si ma véhémence l’a surpris, il n’en a rien montré.

J’ai ramassé mes notes et les ai fourrées dans mon sac à main, ainsi que mon cellulaire.

— Et Claudine ?

— Les services sociaux sont en route.

— Et Bastarache ?

— Je l’ai refilé à la SQ de Trois-Rivières. Ils ne le lâcheront pas. Apparemment, il se dirige vers Montréal.

— Hippo ?

— Il prendra l’avion pour Tracadie aujourd’hui. Il va presser le citron à Mulally et Babin, et vérifier certaines choses trouvées dans les dossiers de Bastarache.

Je me suis tournée vers Obéline.

— C’est ta dernière chance.

Elle n’a rien dit.

De mon ton le plus menaçant, j’ai martelé la phrase suivante :

— Retiens bien ça, Obéline ! Je ne cesserai jamais de rechercher ta sœur. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que ton mari soit poursuivi pour enlèvement, sévices et mise en danger d’un enfant. On trouvera n’importe quoi pour lui clouer le cul.

La réponse d’Obéline m’a étonnée par sa douceur et sa profonde tristesse :

— Je sais que tu veux faire le bien, Tempe, je le vois. Mais tu ne feras que du mal. Tu vas blesser ceux-là mêmes que tu veux protéger et ceux qui leur sont venus en aide. La pauvre Cécile a connu le bonheur, chez nous. Avec les services sociaux, elle vivra un cauchemar. Quant à Évangéline, si jamais tu la retrouves, tu ne lui apporteras aucun soulagement. Dieu te bénisse et te pardonne.

Ces paroles prononcées avec une force tranquille ont balayé ma colère d’un coup, et c’est d’une voix suppliante que j’ai répondu :

— S’il te plaît, Obéline, dis-moi comment traîner devant la justice l’homme qui a causé tant de mal à Évangéline et à Cécile. Je t’en prie, dis-le-moi.

Obéline ne s’est pas résolue à croiser mon regard. Dans un murmure, elle a répliqué :

— Je ne peux pas en dire plus.