Chapitre 35
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
Nous étions dans la voiture d’Hippo, en route vers Le Passage noir. Il était minuit passé. Je n’avais pas dormi cinq heures la nuit d’avant, mais j’étais remontée.
— Je vais m’occuper de Claire Brideau, a dit Ryan. Et du dégueulasse nommé Pierre.
— Cormier a joué les maquereaux en refilant Sicard à Pierre pour qu’elle tourne dans ses films. Après, Pierre l’a refilée à Bastarache pour qu’elle fasse du strip-tease dans son bar. Ça devrait suffire pour inculper Bastarache.
— Elle n’était plus mineure quand elle travaillait pour lui.
— Elle est passée de Cormier à Bastarache par l’entremise de ce Pierre. Cormier a aussi photographié Phoebe Jane Quincy. Ça fait un lien entre Bastarache et Phoebe Jane Quincy, même s’il n’est qu’indirect.
— Coupable par association.
La réponse laconique de Ryan révélait un désintérêt marqué pour le sujet. Le silence a rempli l’espace confiné dans lequel nous nous trouvions. Pour m’occuper l’esprit, j’ai repassé dans ma tête l’entretien avec Bastarache. Une phrase qu’il avait dite m’avait fait tiquer. Qu’est-ce que c’était, déjà ?
Tout à coup, ça m’est revenu.
— Ryan, tu te souviens de ce qu’a répondu Bastarache quand tu lui as montré la photo de la fille sur le banc ?
— Il a dit qu’il venait tout juste de sortir de la polyvalente quand cette fille-là jouait les princesses indiennes.
— Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Ça prouve uniquement que c’est un maudit sans-cœur.
— J’ai imprimé cette photo à partir de la vidéo, hier. Avec une imprimante moderne, sur du papier moderne. Il n’y a strictement rien dans l’image qui puisse indiquer l’époque où elle a été prise.
Ryan s’est retourné pour me jeter un coup d’œil.
— Alors pourquoi a-t-il pensé que cette photo datait de plusieurs années ?
— Parce qu’il le sait. Il sait qui est cette fille.
Les mains de Ryan se sont crispées sur le volant. Je l’ai remarqué à ses jointures.
— Si aucune charge n’est retenue contre lui aujourd’hui, il sera libéré demain.
— On ne peut pas inculper quelqu’un sans preuve.
Frustrée, je me suis renversée sur le dossier de la banquette arrière. Ryan avait raison, je le savais. L’enquête n’avait pas permis d’établir de lien entre Bastarache et l’une des filles disparues ou mortes. N’avait révélé aucun lien avec quoi que ce soit. N’importe quel procureur de la Couronne exigerait une preuve matérielle ou, pour le moins, circonstancielle et solide. Néanmoins, ça m’a surprise de voir Ryan déprimé.
— Tu devrais être content, Ryan. Kelly Sicard est vivante et nous l’avons retrouvée.
— Ouais. Belle comme un cœur.
— Tu vas prévenir ses parents ?
— Pas tout de suite.
— J’ai l’impression que Kelly les appellera elle-même.
— Karine.
— Kelly. Kitty. Karine… Tu crois qu’elle nous a dit tout ce qu’elle savait ?
Ryan a émis un bruit que je n’ai pas réussi à interpréter, son visage étant plongé dans l’obscurité.
— Elle a raconté très peu de choses sur elle-même, ai-je poursuivi. Elle a surtout répondu aux questions.
Ryan n’a pas rebondi.
— Mais elle m’a dit quelque chose d’intéressant pendant que tu payais l’addition.
— Merci pour le chocolat chaud ?
— Elle croit que Claire Brideau a été assassinée.
— Par qui ?
— Ça, elle ne l’a pas dit.
— Je parie sur ce brave Pierre.
— Il la menaçait, mais Bastarache la draguait.
J’ai regardé Ryan. Tantôt une ombre chinoise, tantôt un visage éclairé par les phares d’un véhicule venant en sens inverse. Visage de pierre.
— Tu as résolu deux affaires, Ryan. Des affaires qui stagnaient depuis des siècles. Anne Girardin et Kelly Sicard. Peut-être même trois, si le corps repêché dans la rivière des Mille Iles est bien celui de Claire Brideau, comme le pense Sicard. Tu progresses.
— Une de vivante, quatre de mortes et deux qu’on n’a toujours pas retrouvées. De quoi sabrer le Champagne.
Un camion nous a croisés à toute allure. Happée par l’appel d’air, l’Impala a cahoté.
Me détournant de Ryan, j’ai sorti mon cellulaire et vérifié mes messages. Toujours rien de Harry.
En revanche, Rob Potter m’avait appelée à dix heures quarante-deux. Il avait analysé les poèmes. J’étais curieuse de connaître les résultats, mais il était trop tard pour le rappeler.
J’ai posé la tête sur l’appui-tête et fermé les yeux. Mes pensées jouaient au ping-pong dans mon cerveau pendant que nous foncions dans la nuit.
Qu’avait donc Harry pour ne pas téléphoner ? Brusque sentiment d’angoisse. L’agression chez Cormier. Le coup de fil anonyme et le courriel avec la musique de Death. Le duo se renseignant sur mon appartement.
Cheech et Chong. Mulally et Babin. Et si Harry n’était pas partie de son plein gré ?
Pas de conclusions hâtives, Brennan. Harry n’est absente que depuis hier. Si elle ne donne pas signe de vie d’ici demain, tu demanderas à Hippo ou à Ryan de s’intéresser à Mulally et Babin.
Obéline serait-elle toujours vivante ? Mais pourquoi cette mise en scène de suicide ? Et pour quelle raison resterait-elle en contact régulier avec un mari qui lui avait cassé le bras et mis le feu à sa maison ?
À quelle conclusion Rob Potter avait-il abouti ? Les poèmes avaient-ils tous été écrits par la même personne ? Cette personne était-elle Évangéline ? Si oui, était-ce Obéline qui les avait fait publier chez O’Connor ? Mais pourquoi sous un autre nom ? Parce qu’elle avait été tellement maltraitée par Bastarache qu’elle préférait agir secrètement en toutes circonstances ?
Avait-elle été témoin du meurtre d’Évangéline ? Si oui, qui l’avait tuée ? Pas Bastarache, il était trop jeune à l’époque. Avait-il été mêlé au crime ? De quelle manière ?
Qu’était-il advenu du corps d’Évangéline ? Était-elle enterrée dans une tombe anonyme, comme la fille d’Hippo, le squelette de l’île de Sheldrake ? D’ailleurs, qui était cette fille d’Hippo ? Connaîtrait-on jamais son nom ?
Bastarache avait-il tué Cormier ? Ou était-ce Pierre ? L’un des deux avait-il tué Claire Brideau ? Si oui, pourquoi ? L’un des deux avait-il tué Claudine Cloquet ? Phoebe Jane Quincy ? La fille retrouvée à Dorval ? Celle repêchée dans le lac des Deux Montagnes ?
Toutes ces filles avaient-elles été assassinées ? Claudine Cloquet et Phoebe Jane Quincy étaient-elles mortes ? Sinon, où étaient-elles ?
Trop de si et trop de pourquoi.
Et où diable était Harry ?
Hippo fumait une Player’s devant la porte du Passage noir quand nous nous sommes garés le long du trottoir. Je lui ai rapporté notre conversation avec Kelly Sicard, alias Karine Pitre, pendant que Ryan s’allumait une cigarette.
Il a écouté en faisant monter et descendre son menton comme une poupée à la tête déglinguée, avant de déclarer :
— J’ai fait subir un deuxième interrogatoire au personnel. Je les ai relâchés, il y a une heure. En leur disant de ne pas quitter la ville.
— Orsainville a appelé ? a demandé Ryan.
Hippo a fait signe que oui.
— L’avocate de Bastarache a hurlé tout ce qu’elle savait. Si nous ne leur apportons pas de preuve suffisante pour inculper ce salaud, ils le relâcheront dans la matinée.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver des preuves.
Sur ces mots, Ryan a laissé tomber sa cigarette et l’a écrasée du pied avant d’ouvrir la porte du bar à toute volée.
Laissant Hippo et Ryan potasser les dossiers de Bastarache, je suis allée prendre mon ordinateur dans l’Impala. Connexion d’une lenteur exaspérante. J’ai lancé le moteur de recherche. Films pornos. Cinéastes pornos. Compagnies pornos. Production de films pornos. Etc.
Je suis tombée sur une association dénommée Alliance religieuse contre la pornographie. J’ai lu des articles sur des avocats et des procureurs fédéraux chargés d’affaires semblables. J’ai visionné des danses contacts virtuelles, des orgasmes surjoués et des tonnes de silicone. J’ai découvert le nom de producteurs, d’artistes, de sites Internet et de productions.
Personne qui réponde au prénom de Pierre.
À quatre heures et demie, je me suis dit que j’avais vraiment besoin d’une douche. Et d’antibiotiques.
Ayant fermé mon ordinateur, je me suis laissée tomber dans la chaise longue pour reposer mes yeux pendant cinq minutes. À l’autre bout de la pièce, Ryan et Hippo faisaient claquer des tiroirs et remuaient des papiers.
La minute d’après, je me disputais avec Harry. Elle insistait pour que je mette des mocassins. Je refusais.
— Nous serons des Pocahontas, disait-elle.
— C’est bon pour les enfants, de se déguiser, disais-je.
— Il faut absolument le faire avant de tomber malade.
— Personne ne va tomber malade.
— Je dois partir.
— Tu peux rester aussi longtemps que tu veux.
— Tu dis ça chaque fois, mais maintenant j’ai le livre.
Je remarquais alors que Harry avait son album dans les mains.
— Tu n’as pas vu les pages consacrées à Évangéline.
— Oui je les ai vues.
Je tendais le bras pour prendre l’album, mais Harry pivotait sur elle-même et j’apercevais, derrière son épaule, une petite fille avec de longs cheveux blonds. Harry s’entretenait avec elle. Je ne comprenais pas ce qu’elles se disaient.
Tenant toujours son album, Harry s’avançait vers l’enfant. Je voulais la suivre, mais mes mocassins me glissaient du pied et me faisaient trébucher.
Après cela, je me retrouvais dans un lieu obscur en train de regarder un paysage ensoleillé à travers une fenêtre à barreaux de fer. Harry et la petite fille me regardaient. Sauf que ce n’était plus une petite fille, mais une vieille femme aux joues creuses et avec une auréole d’argent à la place des cheveux.
Pendant que je la regardais, sa peau se déchirait autour des lèvres et sous les yeux, et son nez se transformait en gouffre noir.
Un visage commençait alors à prendre forme sous celui de cette vieille femme. Il se matérialisait lentement pour devenir le visage de ma mère. Ses lèvres tremblaient et des larmes brillaient sur ses joues.
Je tendais la main à travers les barreaux. Ma mère levait la sienne. Ses doigts étaient crispés sur un mouchoir en papier trempé.
— Quitte l’hôpital ! me disait-elle.
— Je ne sais pas comment.
— Tu dois aller à l’école.
— Bastarache n’est pas allé à l’école, lui.
Ma mère jetait au loin son mouchoir en papier. Il atterrissait sur mon épaule. Elle en jetait un autre. Puis un troisième.
J’ai ouvert les yeux. Ryan me tapait sur le bras.
Je me suis remise à la verticale si vite que la chaise longue s’est refermée en position droite et s’est bloquée.
— Bastarache sera libéré dans une heure. Je fonce à la prison pour le prendre en filature.
J’ai jeté un coup d’œil à ma montre. Il était presque sept heures du matin.
— Tu peux rester ici avec Hippo. Ou je peux te déposer dans un motel et te reprendre…
— Pas question ! Je te suis.
Pendant le trajet, j’ai disséqué les différents moments de mon rêve. Contenu d’une simplicité enfantine : mon cerveau avait joué les Fellini avec des événements récents. Je me demande souvent ce que les critiques trouveraient à dire sur mes tribulations nocturnes. Images surréelles sans démarcation définie entre fantaisie et réalité.
Le rêve de cette nuit-là était une rétrospective typique tirée de mon subconscient. Harry et son album. La référence de Kelly Sicard à des mocassins. Son mouchoir en papier mouillé. Bastarache. Quant aux barreaux de fenêtre, c’était incontestablement un ajout personnel pour illustrer ma frustration.
En revanche, la présence de ma mère me troublait. Et pourquoi cette référence à un hôpital ? À une maladie ? Et qui était cette vieille femme ?
J’ai regardé passer les autres voitures en me demandant comment tant de gens pouvaient déjà être sur la route aussi tôt. Est-ce qu’ils allaient tous au boulot ? Déposaient leurs enfants à la piscine ? Rentraient chez eux après une nuit passée à servir des hamburgers et des frites ?
Ryan s’est stationné juste à côté de l’entrée principale de la prison. Il a coupé le moteur et s’est appuyé contre la porte. À l’évidence, il ne souhaitait pas parler. J’ai donc replongé dans mes cogitations.
Les minutes s’égrenaient. Dix. Quinze. Une demi-heure s’était écoulée quand brusquement une synapse inspirée par mon rêve a établi la connexion.
Ma mère. L’hôpital. Sa maladie. 1965.
Le murmure que j’avais entendu pendant que je lisais sur le Net les informations concernant le lazaret de Tracadie s’est soudain transformé en un concert de cris dans mon cerveau. La connexion venait de s’établir avec d’autres images éparses et d’autres souvenirs.
Je me suis redressée d’un coup. Sainte mère de Dieu. Était-ce possible ?
Au fin fond de mes entrailles, je savais en toute certitude que je ne me trompais pas. Avec trente-cinq ans de retard, j’avais enfin la réponse à mes questions.
Pourtant, j’étais loin d’éprouver un quelconque sentiment de triomphe, plutôt une tristesse infinie.
— Je sais pourquoi Évangéline et Obéline ont disparu.
À l’excitation qui vibrait dans ma voix, Ryan a répondu par un soupir épuisé.
— Ah oui ?
— Laurette Landry a commencé à amener ses filles à Pawleys Island quand elle a perdu son boulot à l’hôpital et changé d’emploi. Elle en a pris deux. L’un dans un motel, l’autre dans une usine de conserves. Mais elle est tombée malade, et les petites filles ont été réexpédiées à Tracadie.
— Jusque là, rien de nouveau.
— C’est en 1965 qu’Évangéline et Obéline sont venues à Pawleys pour la première fois. L’année où le lazaret de Tracadie a été fermé.
— Il y avait peut-être à l’époque un autre hôpital à Tracadie.
— J’en doute. Je vérifierai, bien sûr, mais je suis prête à parier que Laurette travaillait à la léproserie.
Ryan m’a jeté un bref coup d’œil et s’est remis à surveiller l’entrée de la prison.
— Évangéline m’a dit que sa mère travaillait dans un hôpital depuis des années. Si c’était au lazaret, alors elle a côtoyé des lépreux quotidiennement. Le fait est que sa maladie nécessitait qu’Évangéline s’occupe d’elle quotidiennement.
— Quand bien même Laurette aurait effectivement attrapé la lèpre, c’était les années 1960. Des traitements existaient depuis la fin de la guerre.
— Pense à la honte, Ryan. À l’ostracisme. Il était interdit d’embaucher des lépreux ou des gens qui vivaient aux côtés de lépreux. Et l’opprobre ne touchait pas que les individus. La région tout entière en a pâti. Pendant des années, aucune marchandise produite là-bas ne portait sur son étiquette le nom de la ville d’origine. Pour une entreprise, être associée à Tracadie, c’était la ruine assurée.
— Ça fait des années, de ça.
— La mémoire acadienne perdure, enracinée dans le temps. Hippo est le premier à le reconnaître. Les Landry n’étaient pas des gens cultivés. Ils ont peut-être voulu cacher qu’une personne de leur famille avait contracté la maladie. Peut-être qu’ils se méfiaient du gouvernement. Comme Bastarache.
Ryan a émis un de ses petits bruits dont il a le secret et qui ne l’engagent à rien.
— Laurette a peut-être eu peur de se retrouver placée en quarantaine. Peut-être qu’elle ne voulait pas mourir dans un lazaret, qu’elle a supplié sa famille de garder le secret.
À ce moment, le cellulaire de Ryan a sonné.
Pendant qu’il parlait, mes pensées ont sauté de Laurette à la fille d’Hippo. Mortes toutes les deux du même mal ?
— Je le vois.
La voix de Ryan m’a fait revenir à l’instant présent. J’ai suivi la direction de son regard.
Bastarache franchissait l’entrée de la prison et se dirigeait vers nous. Une brune engoncée dans un affreux tailleur gris marchait à côté de lui, une mallette à la main. Elle parlait en faisant de grands gestes. Isabelle Francœur, certainement.
Ils ont traversé le stationnement et sont montés dans une Mercedes noire. Francœur a démarré et embrayé sans cesser de parler.
Ryan a attendu que leur voiture se soit insérée dans la circulation pour la prendre en filature.