Chapitre 32

Hippo et Ryan se sont approchés de moi.

— Ce film a été tourné chez Bastarache, à Tracadie. On voit un totem par la fenêtre.

J’ai désigné un endroit de l’image. Hippo s’est avancé si près pour voir l’écran qu’il m’a presque égratigné la joue avec son cure-dent.

— Derrière la drôle de petite cabane ?

— C’est un pavillon de jardin.

— Pourquoi est-ce qu’il y a un totem aussi quétaine ?

— C’est pas important.

Hippo a fait rouler son cure-dent vers le devant de sa bouche d’un air renfrogné.

— Tu as vu les poteaux et le pavillon chez Bastarache ? a demandé Ryan.

— Oui, derrière la maison.

— Tu es sûre ?

— Oui. Je crois même avoir vu ce banc sculpté sur lequel la fille est assise.

Hippo s’est redressé, son cure-dent pointé sur Ryan.

— C’est un vieux film.

— Pas la fille.

— Et elle se fait immortaliser les ta-ta dans le berceau de Bastarache ?

— Apparemment.

— C’est assez pour le coincer ?

— C’est assez pour moi.

— Cause probable ?

— Je crois qu’on peut vendre ça à un juge.

— Tu veux que j’appelle Québec pendant que tu t’occupes du mandat ?

Ryan a fait signe que oui.

Hippo parti, il s’est tourné vers moi.

— Bon boulot, Œil-de-faucon !

— Merci.

— Tu as encore des forces pour le reste ?

— Indubitablement.

— Beau mot, ça.

 

À seize heures, Bastarache était détenu, et Ryan en possession de mandats l’autorisant à perquisitionner son appartement et son bar à Québec. Mais pas sa maison de Tracadie puisqu’il n’y vivait pas.

Ryan est venu me retrouver dans la salle de conférences où je continuais de visionner ces saloperies. Je ne m’étais interrompue que pour appeler mes répondeurs, à l’appartement et au bureau, et pour vérifier la messagerie de mon cellulaire. Toujours pas de nouvelles de Harry.

— L’avocat de Bastarache était à ses côtés avant même que la porte de la prison ne se referme sur lui. En beau fusil. Tu imagines ?

— Il sait que son client est inculpé pour pornographie juvénile ?

— Elle. C’est une femme. Isabelle Francœur. Elle clame que son client est sur la liste des personnalités à décorer de l’Ordre du Canada.

— Il a été libéré ?

— Elle se démène pour. La police de Québec ne peut le garder que vingt-quatre heures max.

— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?

— Hippo lui fera les poches pendant que je m’entretiendrai avec lui.

— Tu pars pour Québec ?

— Hippo est déjà au volant.

— Je veux venir avec vous.

Ryan m’a regardée pendant un moment très long, cherchant sans doute à deviner ce que j’avais derrière la tête.

— Si jamais il est fait mention de tes amies, ce sera parce que, moi, j’aurai abordé le sujet.

J’ai voulu protester. Me suis retenue.

— C’est ton enquête.

— Comment s’appellent-elles, déjà ?

— Évangéline et Obéline.

— Tu t’en tiens strictement au rôle d’observateur.

— Je me surveillerai les fesses.

Dix minutes plus tard, nous roulions en direction nord-est, sur l’autoroute 40, parallèle au fleuve Saint-Laurent. Hippo était au volant, Ryan à côté, l’œil aux aguets. J’étais à l’arrière, ballottée et projetée comme un paquet, me retenant de mon mieux pour ne pas vomir.

En cours de route, Ryan nous a fait part de son plan. Je l’entendais à peine, à cause des grésillements de la radio, qu’Hippo a fini par couper à ma demande.

Stratégie : Ryan et moi, nous nous arrêterions à la prison d’Orsainville, où Bastarache était détenu, tandis qu’Hippo continuerait jusqu’à la ville pour superviser la fouille du bar de Bastarache.

Le trajet de Montréal à Québec prend généralement trois heures. Hippo l’a effectué en un peu plus de deux. Pendant ce temps, je n’ai pas cessé de vérifier mon téléphone. Toujours pas de nouvelles de Harry. J’avais beau me dire que cela faisait moins de vingt-quatre heures qu’elle était partie, je n’en étais pas moins prise d’une inquiétude croissante. Pourquoi ne m’appelait-elle pas ?

Ryan a prévenu la prison de notre arrivée au moment où nous approchions de la banlieue de Québec. Hippo nous a déposés avant de repartir sur les chapeaux de roue.

Le temps pour nous de passer la sécurité, Bastarache avait été conduit dans une salle d’interrogatoire. Le gardien qui se tenait devant la porte avait l’air de souffrir des pieds.

J’ai probablement dû voir trop d’épisodes de la série Les Soprano. En fait de maffieux aux cheveux gominés, chaînes en or et muscles gonflés aux stéroïdes, j’ai découvert un béluga dans un coupe-vent en polyester avec des petits yeux de cochon.

La salle comportait la table de rigueur et ses quatre chaises. Ryan et moi avons pris place d’un côté, Bastarache de l’autre. À ma surprise, l’avocate n’était pas là.

Mon compagnon s’est présenté. Il a expliqué qu’il était de la SQ de Montréal.

Les yeux de cochon ont dévié vers moi. Tant mieux ! Qu’il se pose des questions à mon sujet.

— Voulez-vous que nous attendions votre avocate ? a demandé Ryan, sans s’inquiéter de satisfaire sa curiosité.

— Frippe-moi le chu* ! a rétorqué Bastarache.

Expression chiac* que je me suis traduite intérieurement par : « Flatte-moi le cul. »

— Mes bars ont rien à se reprocher. Quand est-ce que vous allez comprendre ça, gang de trous de cul ?

— Des bars de strip-teaseuses.

— La dernière fois que je me suis renseigné, les danses exotiques étaient pas interdites dans le pays. Mes filles ont toutes plus de dix-huit ans.

Il parlait à la même vitesse qu’Hippo.

— Vous en êtes sûr ?

— Je vérifie leurs papiers.

— Il n’y en a pas une ou deux qui se seraient faufilées en dessous du radar ?

Bastarache a pincé les lèvres et expulsé l’air de ses poumons par les narines avec un drôle de chuintement.

— Pas mal en dessous, a insisté Ryan. Genre, seize ans. Avec des broches dans la bouche.

Une rougeur, partie du col de Bastarache, est montée droit au nord.

— Elle a menti.

Ryan a fait claquer sa langue en hochant la tête.

— Les enfants, de nos jours.

— Elle ne s’est pas plainte.

— Tu les aimes jeunes, Dave ?

— La petite m’a juré qu’elle avait vingt-trois ans.

— La limite d’âge, pour un gars comme toi.

— Écoute, y a deux catégories de femmes sur terre. Celles que tu fourres et celles que tu ramènes chez toi pour le souper du dimanche. C’te poulette-là était pas le genre à se contenter du pot-au-feu de grand-mère, si tu vois ce que je veux dire.

— Sauf que t’as épinglé la troisième catégorie.

Mine curieuse de Bastarache. Ryan a poursuivi :

— Celle qui expédie droit en taule.

La rougeur s’est propagée sur tout le visage de Bastarache.

— Faut toujours qu’on m’ressorte c’te vieille bullshit recyclée. Elle m’a dit qu’elle avait l’âge légal. Qu’est-ce que je dois faire de plus ? Regarder ses dents de sagesse ?

— Et la prostitution ? C’est légal ?

— Quand une fille quitte le bar, je peux pas contrôler sa vie privée.

Ryan a répondu par le silence. La plupart des prévenus se sentent obligés de le remplir. Pas Bastarache. Ryan a donc repris :

— Il y a des filles qui ont disparu, par chez nous. Une ou deux qui sont mortes. Tu serais pas au courant ?

— J’ai pas de lien avec Montréal.

Un des autres trucs de Ryan, c’est de passer du coq à l’âne.

— T’aime les vues, Dave ?

— Quoi ?

— Lumières ! Caméra ! Action !

— De quoi tu parles, calvaire ?

— T’aurais pas décidé de te diversifier ? Style Hollywood ?

Bastarache avait les mains posées sur la table, les doigts croisés. Des doigts courts et dodus qui ressemblaient à des saucisses. À la question de Ryan, les saucisses se sont crispées.

— Des seins nus qui se frottent contre un poteau, c’est pas un placement très payant.

Bastarache est resté bouche cousue, le regard mauvais.

— Mais le cinéma, ça c’est la grosse affaire.

— Z’êtes malades.

— Admettons, rien que pour le plaisir de la conversation, que t’as une petite qui désire faire un peu d’argent. Tu lui proposes un petit extra sur pellicule. Elle accepte.

— Quoi ?

— Je vais trop vite pour toi, Dave ?

— De quoi on parle, là ?

— Tu le sais très bien.

— De films pornos ?

— D’un genre un peu spécial.

— Je te suis plus, bonhomme.

— Je te parle de porno juvénile, a laissé tomber Ryan d’une voix glaciale. Des enfants.

Les mains de Bastarache se sont dénouées et abattues sur la table.

— Je. Touche. Pas. Aux. Enfants !

Assené avec tant de force que le gardien devant la porte a passé la tête dans la salle.

— Tout va bien ?

— À merveille, a répondu Ryan sans bouger les yeux.

Bastarache soutenait son regard. J’en ai profité pour l’observer discrètement. Un cou musclé, un ventre solide. Des bras tout en muscles. Ce gars-là n’était pas le gros lard pour lequel je l’avais pris au début.

Sans le lâcher des yeux, Ryan a sorti de sa poche l’une des nombreuses photos que j’avais imprimées à partir du fichier de Cormier intitulé Vintage. Sans un mot, il l’a fait glisser sur la table jusqu’à son interlocuteur.

Bastarache a baissé les yeux sur la fille assise sur le banc près de la fenêtre. Je l’ai surveillé attentivement. Pas la moindre tension.

— Tu as vérifié ses papiers, à celle-là ? a demandé Ryan.

— Je l’ai jamais vue de ma vie.

— C’est quoi, son nom ?

Bastarache a levé au ciel ses petits yeux de cochon.

— Je viens de te dire que je l’ai jamais vue.

— Tu connais Stanislas Cormier, un photographe ?

— Non, désolé.

Il s’est mis à gratter de l’ongle une griffure sur le plateau de la table.

— Je l’ai trouvée dans l’ordinateur de Cormier, a repris Ryan en désignant la photo. C’est tiré d’une petite vidéo. Il en a toute une collection en mémoire.

— Le monde est rempli de dégénérés.

— C’est ta maison ?

L’ongle s’est immobilisé.

— Fuck, de quoi tu parles ?

— Bel aménagement.

Bastarache a regardé la photo, les yeux plissés, puis il l’a repoussée vers Ryan de son doigt épais.

— Et si c’était le cas ? Je venais tout juste de sortir de la polyvalente quand cette fille-là jouait les princesses indiennes.

Un petit tintement a résonné dans ma tête, signal que quelque chose ne tournait pas rond. Quoi ? J’ai repoussé la question dans un coin de mon cerveau. Je m’y intéresserais plus tard.

Ryan a étalé les photos de Phoebe Jane Quincy, Kelly Sicard, Claudine Cloquet, et la reconstitution faciale de la fille repêchée dans la rivière des Mille Iles. Bastarache leur a à peine jeté un coup d’œil.

— Désolé, bonhomme. J’aurais aimé ça t’aider.

Ryan a ajouté les photos d’autopsie de la fille du lac des Deux Montagnes et de celle retrouvée à Dorval.

— Jésus-Christ, a lâché Bastarache en clignant des yeux, mais sans détourner le regard.

— Ces deux-là se retrouvent dans la collection de Cormier, a indiqué Ryan en tapant sur les photos de Phoebe Jane Quincy et Kelly Sicard.

Ce n’était pas tout à fait vrai en ce qui concernait Phoebe Jane Quincy, mais ce n’était pas non plus un mensonge.

— Elles ont disparu, je cherche à savoir pourquoi.

— Je te le répète encore une fois : je sais rien sur les films pornos ou les enfants disparus.

Bastarache a levé les yeux au plafond. Y cherchait-il un conseil sur l’attitude à adopter ? Sur la réponse à donner ? Quand il a baissé le menton, son visage n’exprimait rien.

— Est-ce que tu as à ton service une paire de crétins nommés Babin et Mulally ? a demandé Ryan, fidèle à sa technique de coq à l’âne.

— À partir de maintenant, je parlerai plus jusqu’à ce que mon avocate arrive. C’est pas que je m’ennuie, mais c’est le temps de partir. J’ai une business à surveiller.

Ryan s’est calé dans sa chaise et a croisé les bras.

— Tu m’épates, Dave. Un gars sensible comme toi. Je pensais te trouver abattu par la mort de ta femme.

Était-ce un effet de mon imagination ? J’ai cru voir Bastarache se raidir à la mention d’Obéline.

— Évidemment, ça fait déjà presque une semaine, continuait Ryan.

Les deux mains épaisses se sont levées.

— Je suis pas le sans-cœur que tu crois. Bien sûr que j’ai de la peine. Mais je suis pas surpris. Ma femme était suicidaire depuis des années.

— C’est pour ça que tu y faisais une mise au point de temps en temps ? Pour lui redonner goût à la vie ?

Bastarache a vrillé ses yeux porcins dans ceux de Ryan. À recroisé ses doigts.

— Mon avocate va me sortir d’ici avant même que tu sois sur la 40.

J’ai regardé Ryan, espérant l’inciter à produire les photos d’Évangéline. Il ne l’a pas fait. Il a continué à fixer le prévenu.

— Ton avocate peut prendre son temps. Ton appartement est en train d’être fouillé et j’irai donner un coup de main aux gars sitôt que j’aurai passé la porte. On va démolir ta vie, morceau par morceau.

— Fuck you !

— Non, Dave, a articulé Ryan d’une voix d’acier. On trouve un seul nom, un seul numéro de téléphone, une seule photo d’enfant en maillot de bain deux-pièces, et tu seras si fourré que tu regretteras que tes parents soient pas restés vierges.

Ryan a repoussé sa chaise et s’est levé. Je l’ai imité.

Nous étions déjà à la porte quand Bastarache a aboyé :

— Vous avez pas la moindre idée de ce qui se passe.

Nous nous sommes arrêtés tous les deux pour nous retourner.

— Dans ce cas-là, éclaire-moi, a dit Ryan.

— Ces filles-là se prennent pour des artistes. Rêvent toutes de devenir la prochaine Madonna. Artistes, mon cul ! C’est des vipères. Tu veux les retenir, elles t’arrachent la queue.

Cet homme était si répugnant que j’ai failli à ma promesse.

— Et Évangéline Landry ? Elle vous a supplié de lui donner un rôle dans un de vos films cochons ?

Les doigts en saucisse se sont serrés si fort qu’ils sont devenus blancs aux jointures. Et de nouveau, Bastarache a crispé les lèvres. Après plusieurs respirations bruyantes, il a répliqué, s’adressant à Ryan :

— T’es complètement à côté de la plaque.

— Vraiment ?

Bastarache m’a ignorée, cette fois encore.

— Tellement loin de la plaque que tu pourrais aussi bien être au Botswana, a-t-il dit en m’ignorant toujours.

— Et où devrions-nous chercher, M. Bastarache ? Il s’est enfin adressé à moi.

— Pas dans ma cour en tout cas, bébé.

À présent, une veine gonflée de sang serpentait sur son front. Je lui ai tourné le dos. Ryan aussi.

— Regardez dans votre propre fucking cour.