Chapitre 15
C’est le téléphone qui m’a tirée du sommeil. Je me sentais à plat et ralentie sans trop savoir pourquoi. Puis le souvenir de la veille m’est revenu.
Ryan.
Mon engourdissement aussi. C’était bien. Il ne m’a pas lâchée pendant toute la durée de la conversation.
— Bonjour, mon petit chou.
Pete. Qui ne m’appelait jamais à Montréal.
Un problème avec Katy ! Dans l’instant, j’étais assise.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Mais rien du tout !
— Katy va bien ?
— Bien sûr, qu’elle va bien !
— Tu l’as eue au téléphone ? Quand ça ?
— Hier.
— Qu’est-ce qu’elle disait ?
— Buenos dias. Le Chili est génial. Envoie-moi de l’argent. Adios.
Je me suis rallongée et j’ai remonté la douillette jusque sous mon menton.
— Et toi, tu vas bien ?
— À merveille !
— Où es-tu ?
— À Charlotte. Il y a quelque chose que je voudrais te dire.
— Tu t’es fiancé à Paris Hilton.
Éclat de rire à ma propre plaisanterie, tellement j’étais soulagée que Katy n’ait rien.
Pete n’a pas réagi.
— Allô ?
— Je suis là.
Pas la moindre trace d’humour dans sa voix. Un début d’angoisse s’est propagé le long de mes nerfs exténués.
— Pete ?
— Pas Paris, Summer.
Summer ?
— Tu veux te remarier ? me suis-je écriée sans réussir à dissimuler mon ahurissement.
— Tu vas bien l’aimer, mon petit chou.
Je vais la détester.
— Où l’as-tu rencontrée ? ai-je demandé d’un ton faussement léger.
— Au Selwyn Pub. Elle avait l’air triste. Je lui ai offert une bière. Elle venait d’assister à l’euthanasie d’un petit chien. Elle est assistante vétérinaire.
— Et ça fait combien de temps que vous vous fréquentez, Summer et toi ?
— Depuis le mois de mars.
— Jesus, Pete.
— Elle est très intelligente, Tempe. Elle veut poursuivre ses études de vétérinaire.
Bien sûr.
— Et elle a quel âge ?
— Vingt-neuf ans.
Pete allait saluer la cinquantaine d’ici peu.
— Trois mois, c’est pas beaucoup.
— Summer veut resserrer le lien, a dit Pete en riant. Pourquoi pas ? Je suis un homme seul, obligé de me débrouiller comme je peux dans mon coin. N’oublie pas, babe, c’est toi qui m’as viré.
J’ai dégluti.
— Et qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Rien. Je m’occuperai des papiers. Motif : différences irréconciliables. Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’un accord sur le partage de l’empire. Le partage lui-même, on pourra s’en occuper plus tard.
— Il n’y a pas grand-chose à partager.
— En Caroline du Nord, le divorce pour faute n’est pas obligatoire. La loi n’oblige pas le conjoint à accuser l’autre de quoi que ce soit.
— C’est pressé ? ai-je demandé en abandonnant tout faux-semblant de légèreté.
— Cela fait des années que nous ne vivons plus sous le même toit. Nous pourrions sauter la période de séparation. S’il n’y a pas de désaccord financier, le divorce peut être prononcé très rapidement.
— Tu comptes te marier quand ? ai-je émis d’une voix sans vie.
— Nous pensons au printemps prochain. Peut-être en mai. Summer voudrait qu’on se marie à la montagne.
Je me suis représenté la Summer en question : pieds nus, bronzée, une couronne de marguerites sur la tête.
— Tu as prévenu Katy ?
— Ce n’est pas une conversation à tenir au téléphone. Nous en discuterons à cœur ouvert à son retour du Chili.
— Katy la connaît ?
Brève réticence.
— Oui.
— Elle ne lui plaît pas ?
— Katy trouve toujours un défaut aux filles avec qui je sors.
C’était faux. Katy m’avait parlé un jour des exploits de son père. À l’en croire, ce qui attirait son père, c’était la poitrine. Certaines de ses conquêtes avaient des haricots, les autres des boules, des melons, des mamelles, des mangues. Toutefois, il y en avait quelques-unes qu’elle avait bien aimées.
— Ça risque d’être un peu bizarre, a repris Pete. Summer veut des enfants. Katy ne va pas apprécier.
Pitié, seigneur !
— Ça me ferait plaisir de recevoir ta bénédiction, petit chou.
— Si ça compte pour toi…
Mon engourdissement commençait à se dissoudre, comme le brouillard par une matinée ensoleillée. Il fallait que je raccroche au plus vite.
— Tu l’aimeras bien, je te jure !
— Ouais.
Je suis restée assise dans mon lit, immobile, à écouter la tonalité.
Mon ex-mari aime les femmes comme les insectes l’ampoule de la véranda l’été. Il aime flirter, voleter, plonger, mais surtout pas se poser. Je l’ai appris à mes dépens. J’ai été brûlée. Le mariage ne lui sied pas et la femme n’y est pour rien. À Charleston, juste avant qu’il ne se fasse tirer dessus, il m’avait donné l’impression de vouloir explorer les possibilités d’une réconciliation avec moi. Et voilà que maintenant il voulait divorcer, épouser Summer et avoir des enfants !
Pauvre Summer ! Non, très maligne Summer. Summer de vingt et quelques années.
Lentement, avec un soin méticuleux, j’ai reposé le combiné sur l’appareil et je me suis laissée glisser tout en bas de mon oreiller. J’ai roulé sur le côté, j’ai remonté mes genoux contre ma poitrine.
J’ai ouvert les vannes.
Je ne sais pas combien de temps mes larmes ont coulé, ni quand je me suis endormie, mais c’est la sonnerie du téléphone qui m’a de nouveau réveillée.
Mon cellulaire, cette fois. Coup d’œil au réveil : neuf heures quarante-trois.
J’ai regardé le nom affiché à l’écran.
Harry.
J’ai laissé sonner. Je n’avais pas la force d’affronter un mélodrame.
Quelques secondes plus tard, on appelait sur l’autre appareil.
En jurant, j’ai attrapé le combiné et enfoncé le bouton de connexion. Et j’ai aboyé :
— Quoi ?!
— Nous avons revêtu notre habit de grincheuse, ce matin ?
— C’est dimanche, nom d’un chien !
— Je viens juste de tomber sur une recette de chat en sauce. Je me suis dit que tu aurais peut-être envie de mettre le tien à rissoler.
— Tu es tordante, Harry.
— Ton joli minois n’aurait pas besoin d’une petite injection de silicone ?
— J’espère que tu n’appelles pas pour me raconter ton sixième round avec Arnoldo.
Rejetant mes couvertures, je suis partie pour la cuisine. J’avais vraiment besoin de caféine.
— Arnoldo, c’est de l’histoire ancienne.
— Je balance le vieux, j’en prends un neuf, c’est ça ?
Méchant, mais ce n’était pas le jour à me raconter des histoires de mariage raté.
— Pete m’a téléphoné.
— Mon Pete ? ai-je demandé, ébahie. Quand ça ?
— À l’instant. Il m’a donné l’impression de ne plus être tellement ton Pete.
— Mais pourquoi t’appeler, toi ? ai-je demandé tout en remplissant le moulin à café.
— Il s’est dit que tu avais peut-être besoin de réconfort.
— Que c’est gentil de sa part ! Je vais très bien, merci.
— Tu n’as pas l’air.
Je n’ai rien répondu.
— Tu veux parler, et moi je veux écouter.
J’ai appuyé sur le bouton du moulin à café. L’appareil s’est mis en marche. Une chaude odeur de café a rempli la cuisine.
— Tempe ?
— Oui.
— C’est moi, ta petite sœur.
J’ai versé la mouture dans la machine. J’ai ajouté de l’eau.
— Yo, Tempe !
Est-ce que j’avais envie de parler ?
— Je te rappelle.
Une heure et demie plus tard, j’avais tout déballé.
Ryan, Lily, Lutetia, les filles mortes ou portées disparues. Phoebe Jane Quincy, la noyée du lac des Deux Montagnes, les Doucet.
Ma sœur est tête en l’air, volage, hystérique, mais elle sait écouter ; elle ne m’a pas interrompue.
J’ai fini par lui parler d’Hippo et du squelette de son copain, celui que j’avais demandé au coroner de Rimouski de m’envoyer. La fille d’Hippo.
— Comme je n’ai rien entendu de sensé sortant de la bouche de Pete ou de Ryan, autant te parler de ce squelette. Je vais te résumer son histoire, ça me permettra de voir si j’ai bien tout en ordre. Hippo est le gars des affaires non résolues. Il a entendu parler de ce squelette par un copain du nom de Gaston, qui travaille lui aussi à la SQ. Gaston a repéré ce squelette sur le bureau d’un flic de campagne appelé Luc Tiquet. Ce Tiquet l’avait confisqué à deux punks qui se prétendent artistes peintres, Trick et Archie Whalen. Eux, ils l’ont acheté à un certain Jerry O’Driscoll, prêteur sur gages. O’Driscoll, lui, le tenait d’un vieux bonze appelé Tom Jauns, qui l’avait déterré dans un cimetière indien. Tu suis ?
— Tout se tient. Si tout le monde dit la vérité, évidemment…
— La vie est pleine de « si ».
— En effet. De quelle tribu, ces Indiens ?
— Je ne sais pas. Peut-être des Micmacs.
— Donc, cette fille était indienne.
— Pour moi, c’était une Blanche.
— Pourquoi ?
— La structure faciale.
— Et tu penses qu’elle est morte à treize ou quatorze ans ?
— Oui.
— De maladie ?
— Elle était malade, oui, mais je ne sais pas si c’est de ça qu’elle est morte.
— De quoi, alors ?
— Je ne sais pas.
— Eh bien, ça mérite de faire la une du journal ! Elle est morte depuis quand ?
— Je n’en sais rien non plus.
— Depuis longtemps ?
— Oui.
Harry a fait claquer sa langue.
Moi, j’ai pris une grande respiration.
— Tu te souviens d’Évangéline et Obéline Landry ?
— Tu me crois bonne pour l’hospice ? Bien sûr que je m’en souviens. J’avais neuf ans, et toi douze. Du jour au lendemain, elles ont disparu de Pawleys Island et de la face de la terre, et nous, pendant trois ans, on a essayé de les retrouver. On a dû laisser un autobus entier de pièces dans la cabine du téléphone en bas de chez nous, dépensées à appeler au Canada.
— Ça peut paraître un peu tiré par les cheveux, mais il y a une vague possibilité pour que la fille d’Hippo soit en fait Évangéline.
— La fille d’Hippo ?
— Le squelette de Jauns-O’Driscoll-Whalen-Tiquet-Gaston et Hippo.
— Ça veut dire quoi, « vague » ?
— Très lointaine.
J’ai rapporté à Harry ce que je savais sur Laurette et Obéline. Et sur David Bastarache.
— Espèce d’enfant de chienne ! Je lui tirerais une balle dans le derrière. Ce trou de cul-là ne serait pas près de rallumer un incendie !
Ma sœur a un talent indéniable pour utiliser les métaphores. Je me suis retenue de lui faire remarquer que celle-là redessinait l’anatomie du corps humain.
Un silence a traversé le continent d’un bout à l’autre. Et Harry a eu la réaction à laquelle on pouvait s’attendre :
— J’arrive !
— Tu n’es pas censée vendre ta maison ?
— Tu crois que je vais rester à traînasser avec des agents immobiliers ? Tu es très intelligente, Tempe, mais, de temps en temps, je me demande comment tu fais pour enfiler ta culotte le matin.
— Pardon ?
— Tu as l’adresse d’Obéline et son téléphone ?
— Oui.
— Tu attends que le doigt de Dieu te désigne un buisson en feu ?
Je l’ai laissée dévider ses ritournelles.
— Je vais hisser mon popotin dans un avion qui m’emmènera tout droit jusqu’à la Belle Province*. De ton côté, tu nous prends des billets pour le Nouveau-Brunswick.
— Tu proposes qu’on aille voir Obéline ?
— Ben, évidemment. Pourquoi pas ?
— Entre autres parce qu’Hippo sera hors de lui.
— Tu n’as qu’à pas lui dire !
— Ce serait une faute professionnelle de ma part. Et aussi, une décision potentiellement dangereuse. Je ne suis pas flic, comme tu sais. Je m’appuie sur eux.
— On lui enverra un texto de la vieille forêt.