Chapitre 14
Je me suis interdit de penser à Ryan.
Je me suis interdit d’appeler Obéline.
Avant de me précipiter sur le téléphone, je voulais être sûre de ce que j’allais dire.
Je me suis donc replongée dans l’étude de ces os malades.
Bien que le métatarse soit étroit et anormalement pointu sur sa partie distale, la radio ne révélait aucune anomalie concernant le cortex extérieur. Ce genre d’altérations apparaît dans les cas graves d’arthrite rhumatoïde, mais alors les articulations sont touchées, elles aussi. Or, chez cette fille, elles étaient normales.
Le lupus peut modifier les os des mains et des pieds. Il peut également toucher l’arête nasale ainsi que l’ouverture du nez et être à l’origine d’une résorption alvéolaire au niveau du pré-maxillaire. Mais le lupus est avant tout une maladie immunitaire qui s’attaque aux tissus et à de nombreux organes internes. Les altérations que présentait ce squelette n’étaient pas tellement étendues.
La syphilis vénérienne conduit à l’atrophie de l’arête nasale et à la destruction du palais antérieur. Mais dans le cas de la syphilis, les lésions de la voûte palatale sont fréquentes. Or cette fille n’en avait pas.
Syphilis congénitale. Déviations. Tuberculose. Etc. Rien ne collait.
À cinq heures, j’ai abandonné et j’ai pris le chemin de mon appartement.
Pendant le trajet, les cellules de mon cerveau s’en sont donné à cœur joie.
Est-ce que je ne devais pas emmener Birdie chez le vétérinaire pour un rappel de vaccin ?
Tu l’as déjà fait en mars. On est en juillet.
Il faudra que je vérifie son carnet de santé.
Mes cheveux.
Fais-les couper très court. Comme Halle Berry. Tu ressembleras à Demi Moore dans G. I. Jane. Un film raté. Complètement à côté de la plaque. Sans tripes et sans gloire.
Ou à Pee-Wee Herman.
Ryan.
Au diable, j’étais fatiguée.
Sur ce sujet-là, comme sur les précédents, mes cellules du cerveau étaient divisées.
Rupture, me prédisaient la moitié portée au pessimisme. Pas question ! répliquaient les tenants de l’optimisme.
Les pessimistes m’ont adressé une image tirée d’Annie Hall : Alvie et Annie récupérant leurs biens.
Sauf que Ryan et moi, nous n’avions jamais vécu ensemble. Il m’arrivait de passer la nuit chez lui, et lui dormait de temps en temps chez moi. Y avait-il eu migration de nos biens respectifs ? Ryan voulait-il récupérer des CD auxquels il tenait ?
Je me suis lancée dans une liste d’objets lui appartenant et se trouvant chez moi : le tire-bouchon, la brosse à dents, la lotion après-rasage Boucheron.
Charlie ?
Il se tire. Il en a assez, de la vie à deux. Mais alors pourquoi cette étreinte ? Tu l’excites.
— Ça suffit.
J’ai allumé la radio. Garou chantait Seul. Je lui ai fermé le clapet.
Birdie m’a accueillie en se laissant tomber sur le flanc, les quatre pattes en l’air, et en se roulant sur le dos. Son «roulé-boulé », selon Ryan.
Je lui ai caressé le ventre. Il a dû sentir ma tension, car il a bondi sur ses pattes et m’a regardée de ses grands yeux jaunes et ronds.
Tension due à Ryan, à Obéline et à tout le café ingurgité.
— Excuse-moi, mon vieux. Je suis un peu préoccupée.
En entendant ma voix, Charlie y est allé de son couplet :
— … love drunk off my hump.
Les Black Eyed Peas. Bravo pour la rééducation avec le CD, Ryan.
Pourquoi Charlie avait-il choisi cette phrase, et pas une autre ?
Question de rythme, probablement. Les paroles n’y étaient pour rien.
Comme la fois où j’étais partie pour le week-end en le laissant tout seul à la maison. Les batteries du détecteur de fumée s’étant déchargées, l’appareil avait couiné pendant des heures. Charlie a fait de même pendant des mois.
Je lui ai branché son CD pour perruches. Puis j’ai rempli son abreuvoir et son auge et j’ai nourri le chat. Après cela, je suis passée d’une pièce à l’autre en oubliant chaque fois ce que j’étais venue y chercher.
J’avais besoin d’exercice. J’ai lacé mes chaussures de jogging et suis partie à l’assaut de la côte. Arrivée en haut, j’ai tourné à l’ouest. De là où je me trouvais, j’apercevais le Grand Séminaire, de l’autre côté de la rue Sherbrooke. Plusieurs années auparavant, j’y avais travaillé sur une affaire de corps démembré. Une de mes toutes premières collaborations avec Ryan.
La pluie s’obstinait à ne pas tomber. La pression barométrique avoisinait le million. Je n’avais parcouru qu’une courte distance, mais j’étais déjà en nage et je soufflais comme un bœuf. La fatigue physique me faisait du bien. Je suis passée devant le temple des Shriners, le collège Dawson et le parc Westmount.
Au bout de deux kilomètres et demi, j’ai fait demi-tour.
Ce coup-ci, Birdie ne m’attendait pas à la porte. Dans ma hâte à sortir, j’avais laissé la porte du bureau ouverte. Le chat et l’oiseau s’observaient mutuellement. Le plancher était jonché de plumes et de graines. Manifestement, il y avait eu du grabuge en mon absence, même si ni le félin ni le représentant de la race aviaire ne semblaient particulièrement excités.
J’ai chassé Birdie de la pièce avant de me précipiter sous la douche.
J’étais en train de me sécher les cheveux quand les cellules de mon cerveau ont donné de la voix.
Mascara et blush. Me pomponner pour les nouvelles de la veille ?
Beau look, bonnes pensées. Vrai-ment…
Je me suis inondée d’Issey Miyake.
Traînée, va !
La Maison de Cari se trouve rue Bishop, en face de la bibliothèque de l’Université Concordia. Ben, le patron, se souvient des plats préférés de tous ses clients fidèles. Donc des miens. Leur korma est si riche en saveurs qu’il fait éclore un sourire sur les lèvres du dîneur le plus blasé.
Tout en descendant les marches qui conduisent au sous-sol, j’ai aperçu la tête de Ryan par la petite fenêtre. Vaguement. Car si le curry est génial et le tandoori phénoménal, pour le Windex on repassera.
Ryan buvait une bière Newcastle en grignotant du pappadum. J’ai à peine eu le temps de m’asseoir qu’un Coke Diète était posé devant moi. Avec une tonne de glaçons. Et la rondelle de citron. Le bonheur !
Après avoir écouté Ben nous donner des nouvelles de sa fille partie en Suède, nous avons passé la commande. Poulet vindaloo, agneau koorma, channa masala, raeta aux concombres et pain nan.
La conversation a démarré sur un terrain neutre : Phoebe Jane Quincy.
— Nous avons peut-être une piste. L’ado n’avait pas de cellulaire, mais sa meilleure amie en avait un. Elle a fini par admettre qu’elle avait permis à Phoebe de téléphoner à un numéro qu’elle ne pouvait pas appeler de chez elle. Les relevés téléphoniques de la copine font apparaître un numéro inhabituel. Appelé huit fois au cours des trois derniers mois.
— Un petit copain ?
— Un studio de photo. De basse catégorie. Sur le Plateau. Loué à un certain Stanislas Cormier…
Ryan a crispé les mâchoires.
— Il avait promis à la petite de faire d’elle un top model.
— C’est la copine qui te l’a dit ?
Il a fait signe que oui.
— Phoebe Jane Quincy se voyait déjà en future Tyra Banks.
— Tu l’as épinglé ?
— J’ai passé un charmant après-midi à l’interroger. Il se prétend plus innocent que Bambi.
— Comment explique-t-il ces appels téléphoniques ?
— Il affirme que Phoebe a trouvé son numéro dans les Pages Jaunes. Elle voulait qu’il lui fasse un séance de photo. Ce citoyen au-dessus de tout soupçon lui a demandé son âge, bien sûr. En apprenant qu’elle avait treize ans, il lui a dit de venir accompagnée de ses parents.
— Et elle l’a appelé huit fois ?
— Elle était d’une obstination incroyable, soutient-il.
— Tu l’as cru ?
— À ton avis ?
— C’est lui qui a pris la photo style Marilyn ?
— Il prétend ne pas être au courant.
— Tu peux l’arrêter ?
— On trouvera bien un délit.
— Et maintenant ?
— On attend le mandat de perquisition. Dès qu’on l’aura, on passera le studio au peigne fin.
— Et la fille du lac des Deux Montagnes ? Tu n’as rien tiré des informations que je t’ai données sur son âge et sa race ?
— Elle n’est pas enregistrée dans le CPIC ni dans le NCIC.
Les plats sont arrivés. Ryan a commandé une autre Newcastle. Pendant que nous nous servions, je me suis rappelé un détail de notre conversation antérieure.
— Tu ne m’as pas dit que Kelly Sicard voulait être mannequin, elle aussi ?
— Ouais, a dit Ryan en enfournant une bouchée. Tu te rends compte ?
Nous avons mangé en silence. À côté de nous, deux jeunes se tenaient les mains en se dévorant des yeux, sans s’inquiéter de la nourriture qui refroidissait dans leurs assiettes. Amour ? Désir ? Quoi qu’il en soit, je les ai enviés.
Ryan a fini par se lancer. Il s’est essuyé la bouche et a soigneusement plié sa serviette sur la table.
— J’ai quelque chose à te dire. Ce n’est pas facile, mais il faut que tu le saches.
J’ai senti une poigne me serrer les entrailles.
— Lily passe par une période bien plus difficile que ce que j’ai laissé entendre.
L’étau s’est relâché un tantinet.
— Il y a trois semaines, elle s’est fait pincer en train de voler des DVD. On m’a prévenu gentiment, parce que je suis de la police. J’ai réussi à convaincre le gérant du magasin de ne pas entamer de poursuites. Il a retrouvé ses DVD. Lily n’a pas été fichée. Pour cette fois.
Le regard de Ryan a dévié vers la fenêtre et a scruté l’obscurité de la rue.
— Elle est accro à l’héroïne. C’est pour ça qu’elle vole.
Je n’ai pas cillé, je n’ai pas détourné les yeux vers le couple à côté de nous.
— En grande partie, je suis à blâmer. Je n’étais jamais là.
Tu ignorais que tu avais une fille, Lutetia te l’avait caché. Je me suis abstenue de l’exprimer à voix haute.
Ryan a reposé les yeux sur moi. Dans son regard se lisaient douleur et culpabilité. Et autre chose aussi : la tristesse de voir s’achever une période heureuse.
La poigne a resserré son étreinte.
— Lily a besoin de soutien médical, de conseils. Elle les recevra. Elle a aussi besoin de la stabilité d’un foyer. De savoir en toute certitude que quelqu’un croit en elle.
Ryan a pris mes deux mains dans les siennes.
— Lutetia est à Montréal depuis maintenant deux semaines.
Mon cœur s’est transformé en glaçon.
— Nous avons débattu de la situation pendant des heures… Pour arriver à la conclusion que nous pouvions offrir à Lily la sécurité dont elle a besoin, a ajouté Ryan après une courte pause.
J’ai attendu la suite.
— Nous avons décidé de faire en sorte que notre relation fonctionne.
— Tu retournes avec Lutetia ?
Mon calme apparent était en totale désynchronisation avec l’ouragan qui me soulevait intérieurement.
— C’est la décision la plus douloureuse que j’ai jamais eu à prendre. Je n’en dors plus. Je ne pense plus qu’à ça.
Et Ryan d’ajouter d’une voix plus basse :
— Je te revois sans cesse avec Pete, à Charleston.
— Il venait de se faire tirer dessus.
Réponse à peine audible, à laquelle Ryan a objecté :
— Je parle de la fois d’avant, où il te serrait dans ses bras.
— Il ne faisait que me calmer, rien d’autre. J’étais à bout de nerfs. Épuisée.
— Je sais. Mais quand je vous ai vus tous les deux ensemble, je me suis quand même senti trahi. Humilié. Je n’arrêtais pas de me demander : mais comment peut-elle ? J’aurais voulu te voir brûler à petit feu. Cette nuit-là, j’ai acheté une bouteille de scotch et je me suis saoulé dans ma chambre d’hôtel. De rage, j’ai expédié le téléphone dans la télé.
J’en suis resté pantoise.
— Ça m’a coûté six cents dollars. (Sourire contraint.) Je ne te critique pas ; je ne te blâme pas. Simplement, j’en suis venu à comprendre que tu ne te détacherais jamais de Pete, a dit Ryan en caressant le dos de mes mains avec ses pouces. Ça m’a poussé à réévaluer la situation. Je me suis dit que les poètes et les chanteurs n’avaient peut-être rien compris. Qu’en réalité, la deuxième chance, ça existait.
— Andrew et Lutetia. The way we were.
Remarque mesquine, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Cette décision n’affectera pas notre travail, bien sûr, a repris Ryan. Nous continuerons à jouer les Mulder et Scully. (Seconde ébauche de sourire.)
X-Files, ex-amants.
— Je tiens absolument à ce que tu m’aides sur cette affaire de disparues.
J’ai retenu une réplique cinglante que j’aurais regrettée par la suite. Je me suis contentée d’un petit :
— Tu es sûr de prendre la bonne décision ?
— Je n’ai jamais été aussi peu sûr de toute ma vie. Mais je dois m’occuper de ma fille. J’ai une dette envers elle. Je ne peux pas rester les bras croisés pendant qu’elle se détruit.
J’avais besoin d’air.
Je n’ai rien dit pour rassurer Ryan. Pas de petite phrase à la Barbra Streisand, pas d’étreinte émue.
Un sourire plaqué sur mon visage, je me suis levée et je suis partie.
J’avais les jambes molles. J’avançais sans voir les fêtards du samedi soir qui partageaient le trottoir avec moi, sans même sentir leur présence. Mes pieds se levaient et retombaient, m’entraînant vers un lieu bien précis sans que j’en aie conscience.
Quand ils ont interrompu leur marche, j’ai relevé les yeux.
Hurley’s.
J’avais besoin de bien plus qu’un bol d’air. J’avais besoin de mon ancien cordon ombilical et mes pieds, gentiment, m’avaient portée jusqu’à lui. Je voulais voir danser un éclat rubis dans un grand verre, je voulais sentir la caresse de l’alcool dans ma gorge et la chaleur se propager dans tout mon ventre. Le train express vers le contentement et le bien-être temporaires.
Je n’avais qu’à pousser la porte et à passer la commande.
Mais je me connais. L’apaisement serait de courte durée. Je suis alcoolique. Inévitablement, à l’euphorie succéderaient le remords, l’autoflagellation. Et cet état perdurerait des heures, voire des jours et des jours. Temps précieux à jamais effacé de ma vie.
J’ai rebroussé chemin et suis rentrée chez moi. Allongée dans mon lit, je me sentais seule au monde. Mes pensées s’agitaient en une sorte de danse macabre. Dorothée et Geneviève Doucet, oubliées dans la chambre à coucher de l’étage.
Kelly Sicard, Claudine Cloquet, Anne Girardin, Phoebe Jane Quincy… Toutes ces disparues, peut-être assassinées après avoir subi des sévices.
Trois jeunes cadavres, dont deux gonflés d’eau et grotesques.
Laurette, abandonnée et décédée à l’âge de trente-quatre ans.
Ma mère, divorcée, névrotique et morte à cinquante-sept ans.
Mon petit frère Kevin, mort à trois ans.
Une fille toute jeune, arrachée à sa tombe et réduite à l’état de squelette.
Obéline, battue et défigurée.
Évangéline, partie.
Ryan, parti.
En cet instant, j’ai haï mon métier. J’ai haï ma vie.
Le monde était misérable.
Je n’avais pas de larmes. Uniquement un engourdissement de tout le corps.