Chapitre 7

Harry habite au Texas depuis qu’elle a décroché de l’école secondaire. Longue histoire, mariage bref. Chez elle, l’étiquette en matière de téléphone se résume à ceci : je suis réveillée, j’ai envie de parler, j’appelle la première personne dont le nom me passe par la tête.

Quand la sonnerie a retenti ce matin-là, le store de ma fenêtre commençait tout juste à virer au gris.

— Tu es réveillée ?

Coup d’œil à la pendule entre mes paupières mi-closes. Six heures et quart. Harry est comme les baleines pilotes, cinq heures de sommeil lui suffisent.

— Grâce à toi, oui.

Never complain, never explain ; ma sœur avait arboré cette devise sur un t-shirt, en d’autres temps. Côté plainte, elle avait ses défaillances, mais côté explication, une vraie tombe. Ses désirs sont des ordres, et tant pis pour les excuses.

Elle n’a pas failli à sa règle, ce jour-là.

— Je pars pour Canyon Ranch, a-t-elle déclaré de but en blanc.

Blonde et tout en jambes, Harry fait de son mieux pour paraître trente ans. Joliment habillée et sous une lumière tamisée, elle parvient à tromper son monde bien qu’elle ait dépassé ce point tournant depuis une bonne dizaine d’années.

— Ça t’en fera combien, de remises en forme, cette année ?

— J’ai les fesses qui tombent et les seins qui vont bientôt mesurer un mètre de longueur. Un régime allégé et de l’exercice, voilà ce qu’il me faut. Viens avec moi !

— Je ne peux pas.

— J’ai mis la maison en vente.

Son virage abrupt m’a laissée sur le flanc.

— Chouchou d’amour a été une erreur flagrante.

Le chouchou d’amour en question devait être le mari n° 5. Ou 6. Donald ? Harold ? Comment s’appelait-il, déjà ? Je ne me suis pas acharnée.

— Ouais, c’était pas le gars idéal, ai-je convenu. Il me semble bien d’ailleurs y avoir fait allusion.

— Allusion ! Tu m’as assené qu’il était complètement con, Tempe. Mais ce n’est pas vrai, Arnoldo n’est pas con. Son problème, c’est qu’il n’a qu’une seule corde à son arc.

Harry adore le sexe. Par ailleurs, elle s’ennuie facilement. Je n’avais pas envie de l’entendre discourir sur l’arc d’Arnoldo.

— Pourquoi vendre la maison ?

— Elle est trop grande.

— Elle l’était déjà, le jour où tu l’as achetée.

Son mari numéro je-ne-sais-plus-combien était un pétrolier. Je n’ai jamais très bien compris en quoi ça consistait, mais au terme de leur bref vol nuptial, il a laissé ma sœur bien huilée.

— J’ai besoin de changement. Viens, on visitera des maisons ensemble.

— Je ne peux vraiment pas.

— Un cas intéressant ?

J’ai considéré la question. Quand Harry s’embrase, impossible d’éteindre l’incendie. En outre, rien ne m’autorisait à penser qu’il puisse y avoir un lien entre les ossements de Rimouski et Évangéline Landry. En conséquence, à quoi bon mentionner ce squelette ?

— C’est la haute saison.

— Tu as besoin du soutien de ta petite sœur ?

Pitié !

— J’adore quand tu viens au Canada, mais en ce moment je suis tellement débordée que je n’aurai pas une seconde à te consacrer.

Un silence a couru la ligne d’un bout à l’autre du continent. Puis, au bout d’un moment :

— Ce que j’ai dit n’était pas la stricte vérité. En fait, j’ai surpris ce salaud d’Arnoldo en train de courailler.

— Je suis désolée, Harry.

Je l’étais sincèrement, à défaut d’être étonnée.

— Pas tant que moi !

 

Le temps d’enfiler un jean et un polo, et je me suis occupé des bêtes. Le bol de Birdie, la mangeoire et l’abreuvoir de Charlie. L’oiseau a sifflé puis m’a ordonné de me grouiller le derrière. Je l’ai transporté dans le bureau et je lui ai branché son CD de rééducation pour perruches malapprises.

Au labo, ma messagerie était vide et le voyant du téléphone ne clignotait pas. Si ma table disparaissait sous une mini-avalanche, aucun papier rose n’en émergeait. Les roses, ce sont ceux qui signalent un message.

J’ai appelé la morgue. Pas de colis en provenance de Rimouski.

OK, mon salaud ! Tu as jusqu’à midi.

À la réunion du matin, j’ai écopé d’un nouveau cas. Un corps embaumé et vêtu de pied en cap, retrouvé par le récent acquéreur d’une entreprise de pompes funèbres au fond d’une chambre froide du sous-sol, oublié dans un cercueil. L’ancien propriétaire avait fermé boutique neuf mois plus tôt. Jean Pelletier, le pathologiste à qui l’affaire avait échu, voulait mon opinion sur les radios. Son formulaire portait les mots : « Sur son trente-six, mais invité nulle part. »

De retour dans mon bureau, j’ai appelé un professeur de biologie à l’Université McGill. Elle ne s’occupait pas des diatomées, mais avait une collègue dont c’était la spécialité. Je pouvais lui faire parvenir mes spécimens demain en fin d’après-midi.

J’ai préparé un paquet contenant la chaussette et un fragment d’os prélevé sur la noyée du lac des Deux Montagnes, accompagné du formulaire requis. Puis je me suis intéressée au cas de Pelletier.

La comparaison des radios prises avant et après la mort a permis de confirmer l’identité du défunt : un célibataire sans enfant dont le frère unique, établi en Grèce, avait réglé les obsèques par virement bancaire deux ans plus tôt. Nous avons renvoyé la balle dans le camp du coroner.

Retour dans mon labo. Geneviève Doucet était enfin sortie de l’autocuiseur. J’ai passé le reste de la matinée et une bonne partie de l’après-midi à examiner ses ossements grâce à mon tout nouveau stéréomicroscope numérique Leica à écran loupe. Après m’être tordue pendant des années au-dessus d’un dinosaure au risque d’attraper une hernie discale, ou de me déboîter une hanche, j’étais enfin équipée de ce qu’il y avait de mieux en matière de microscope. Cet instrumentée l’adore !

Cependant, sa puissance de grossissement ne m’a pas été d’un grand secours, en l’occurrence. Sur le deuxième orteil du pied droit, des articulations qui se retroussaient à la jointure, et sur le tibia de la même jambe, au milieu de la tige axiale, une bosse de forme irrégulière. En dehors de ces deux traumas mineurs et parfaitement guéris, le squelette de Geneviève se distinguait par une absence de particularités tout à fait particulière.

J’ai appelé LaManche. Il a résumé mes découvertes en une phrase :

— Elle s’est cogné le pied et le tibia.

— Oui.

— Ce n’est pas de ça qu’elle est morte.

— Non, ai-je acquiescé à nouveau. Je regrette de ne pas pouvoir vous en dire davantage.

— Vous êtes contente de votre nouveau microscope ?

— La résolution est sublime.

— Vous m’en voyez ravi.

Je reposais le combiné quand Lisa est entrée dans la pièce, une grosse boîte en carton dans les bras. Elle avait ramené ses cheveux bouclés en queue de cheval et portait une blouse de chirurgien bleue. La portait bien. Des fesses fermes, une taille fine et des seins de la taille des montagnes du parc Grand Teton. Pas étonnant que les flics de l’immeuble aient un faible pour elle. D’autant plus que c’est la meilleure technicienne d’autopsie de tout le laboratoire.

Comme je lui sers souvent de caisse de résonance pour pratiquer son anglais, je lui ai lancé :

— Dites-moi que vous m’apportez un squelette en provenance de Rimouski.

— Je vous apporte un squelette en provenance de Rimouski. Il vient juste d’arriver.

Coup d’œil au papier qui accompagnait le colis. Le cas s’était vu attribuer des numéros par la morgue et par le labo. J’ai relevé ce dernier : LSJML-57748. Ces restes avaient été confisqués à l’agent Luc Tiquet, de la SQ de Rimouski. Dans la case des généralités, Bradette avait écrit : « Restes archéologiques. Sexe : féminin. Age : adolescence. »

— C’est ce que nous allons voir, gros malin !

Lisa m’a retourné un regard surpris.

— Ce petit con se croit capable d’assurer mon boulot. Vous êtes très occupés, en bas ?

— Les autopsies sont terminées.

Connaissant son amour des ossements, je lui ai demandé si cela l’amusait de jeter un coup d’œil à ceux-là.

Elle a acquiescé avec enthousiasme et déposé la boîte sur la table pendant que j’allais chercher un formulaire.

J’ai soulevé le couvercle, et nous avons scruté le contenu de concert.

Bradette avait raison sur un point : ces ossements n’étaient pas ceux d’un adulte.

— Ça m’a l’air plutôt vieux, a dit Lisa.

OK. Raison sur deux points.

Jauni et marbré de taches brunes, le squelette était cassé ou ébréché à maints endroits. Le crâne avait perdu sa forme, et la face était sérieusement détériorée. On apercevait des fils d’araignée tout au fond des orbites et dans ce qui restait des fosses nasales.

Un à un, j’ai sorti les os de la boîte et les ai disposés selon l’alignement anatomique. Des os plus légers que des plumes. Quelques minutes plus tard, un petit squelette reposait sur ma table, loin d’être entier.

J’ai fait l’inventaire des ossements. Il manquait six côtes, la plupart des doigts et des orteils, une clavicule, un tibia, un cubitus et les deux genoux. De même que les huit incisives.

— Pourquoi est-ce que toutes les dents de devant ont disparu ? a voulu savoir Lisa.

— Parce qu’elles n’ont qu’une seule racine et qu’il n’y a plus de gencive pour les retenir.

— C’est un squelette très abîmé.

— Oui.

— Péri ou post-mortem ?

Sa question renvoyait aux blessures subies par la victime.

— À mon avis, la plupart sont post-mortem. Mais il faudra que j’étudie les fractures au microscope.

— C’est un individu très jeune, n’est-ce pas ?

Une image s’est imposée à moi : une petite fille en maillot de bain sur une plage de Caroline du Sud. Elle tient à la main un livre à couverture blanche au titre écrit en vert, et récite un poème à haute voix avec un drôle d’accent français.

— Regardez. Certains de ces os longs sont parfaitement complets et normaux à leurs extrémités, alors que d’autres sont usés et incomplets.

J’ai désigné la partie proximale de l’humérus droit, la partie distale du cubitus droit, la partie proximale de la fibule gauche et la partie distale du fémur droit.

Lisa a fait signe qu’elle comprenait.

— Les épiphyses ne sont pas complètement soudées. Ça signifie que la croissance n’était pas achevée.

J’ai pris le crâne entre mes mains, et je l’ai retourné base en l’air.

La petite fille courait dans les dunes. Ses boucles brunes dansaient dans le vent.

— À la hauteur de la nuque, la suture n’est pas totalement achevée non plus. Elle n’a pas de dents de sagesse, et ses secondes molaires sont à peine usées.

J’ai reposé le crâne pour prendre un élément du corps qui n’a pas véritablement de nom.

— L’os iliaque résulte de la soudure de trois parties distinctes : l’ilion, l’ischion et le pubis, laquelle s’achève aux environs de la puberté… Vous voyez cette ligne ? ai-je demandé en montrant la vague qui coupait en trois l’alvéole de la hanche. La fusion touchait à sa fin au moment où elle est morte. D’après l’usure des dents, les os longs et le pelvis, je dirais qu’elle avait alors entre treize et quatorze ans.

Évangéline Landry, les yeux fermés, les mains jointes, soufflant les bougies d’un gâteau. Il y en avait quatorze.

— C’est un pelvis de femme ?

— Oui.

— C’était une Blanche ?

— La race ne va pas être facile à déterminer, vu que le visage est écrasé et qu’il n’y a plus ni palais ni incisives.

J’ai repris le crâne avec un curieux sentiment de soulagement.

— L’ouverture nasale est large et arrondie. Le bord, au fond, est cassé mais l’arête devait être petite. Ce ne sont pas des traits européens. J’en saurai plus quand j’aurai nettoyé la terre.

— Pourquoi est-ce que sa tête a un air si… si curieux ? a demandé Lisa en levant la main comme si ce geste pouvait l’aider à trouver le mot anglais.

— À l’adolescence, les os du crâne sont encore loin d’être soudés. Une fois que le cerveau s’est décomposé, les os peuvent se déformer, s’écarter ou se chevaucher sous l’effet d’une pression.

— D’une pression, comme dans une fosse ?

— Oui, bien que ces déformations-là puissent résulter de facteurs très différents, comme l’exposition au soleil ou à des variations de température de forte amplitude. C’est très fréquent, chez les enfants.

— Mais il y a tellement de terre. Vous croyez qu’elle a été ensevelie ?

J’ouvrais la bouche pour lui répondre quand la sonnerie du téléphone m’a cloué le bec.

— Vous pouvez vérifier dans la boîte que nous n’avons rien oublié ?

— Bien sûr.

J’ai pris l’appel.

— On s’accroche, doc ?

Hippo Gallant. J’ai sauté l’étape plaisanterie.

— Le squelette de votre ami Gaston est arrivé de Rimouski.

— Ah ouais ?

— L’examen préliminaire donne à penser qu’il s’agit bien d’une adolescente.

— Indienne ?

— Il y a de fortes chances pour qu’elle soit de sang mêlé, en effet.

— Donc c’est pas si archéologique que ça ?

— Je doute que la mort remonte à moins de dix ans. Les os sont desséchés, n’ont plus de chair et ne dégagent pas d’odeur. Je ne peux rien dire de plus pour le moment. Le squelette a besoin d’un sacré nettoyage et je serai obligée de le faire à la main.

— Crétaque*. Elle a des dents ?

— Quelques-unes. Sans trace de travaux dentaires.

— Vous ferez un examen d’ADN ?

— Je vais prélever des échantillons. Mais s’ils ne contiennent pas de composants organiques, ils seront inexploitables. Il y a de la terre jusqu’au fond des cavités médullaires, ce qui donne à penser qu’elle a été enterrée, à un certain moment. Pour être franche, je me demande si le coroner à Rimouski n’a pas raison, si ces restes ne proviennent pas d’un ancien cimetière ou n’ont pas été chapardés sur un site archéologique.

— Et le carbone 14 ou une autre bébelle fancy ?

— En dehors de cas extrêmement particuliers, les examens au carbone 14 ne servent à rien pour évaluer le temps si le matériau étudié n’a pas au moins plusieurs centaines d’années. D’autre part, si j’inscris dans mon rapport que cette fille est morte depuis un demi-siècle, personne ne se précipitera pour exiger des examens d’ADN ou des recherches au radiocarbone.

— Vous croyez que vous pourrez en tirer quelque chose ?

— Je vais essayer.

— Et si je discutais avec le bonhomme qui avait ces os en sa possession ? Juste pour voir ce qu’il raconte ?

— Ce serait bien.

J’ai raccroché et me suis retournée vers Lisa. Elle me désignait le second métacarpe de la main droite.

— Pourquoi est-ce que ce doigt-là a l’air différent ?

Elle avait raison. Bien que souillé de terre, l’un des doigts d’une main semblait ne pas lui appartenir.

L’ayant nettoyé le mieux possible sans risquer de l’endommager, j’ai placé ce drôle de métacarpe sous l’œilleton de mon fabuleux microscope. J’ai augmenté le grossissement et réglé le point jusqu’à ce que la partie distale de l’os remplisse la totalité de l’écran.

Et là, ma surprise a été si grande que les sourcils remontés jusqu’à la racine des cheveux.