Chapitre 24
Lorsque ma sœur décide d’être évasive, pas moyen de lui arracher un mot même sous la torture. La connaissant, j’ai compris qu’elle me réservait une surprise de taille.
Vingt minutes plus tard, je me retrouvais dans ma chambre avec elle, son album sur les genoux, fixant d’étranges instants surgis du passé qui nous regardaient tout aussi fixement. Évangéline et Tempe, bras dessus, bras dessous ; le ticket d’entrée au Gay Dolphin ; la serviette en papier.
Mais Harry ne s’est pas éternisée, et a tourné la page. Celle d’après était composée de trois ornements : un petit drapeau acadien, c’est-à-dire le drapeau français rehaussé d’une étoile jaune ; un autocollant représentant une plume d’oie ; une enveloppe beige doublée de papier métallisé portant le mot Évangéline écrit au stylo. Harry en a soulevé le rabat et extrait plusieurs feuilles pastel qu’elle m’a tendues.
Et la chambre a disparu. J’avais douze ans. Ou bien onze. Neuf, peut-être. J’étais près de la boîte aux lettres du jardin. Entièrement absorbée dans la lecture d’une lettre.
Par réflexe, j’ai reniflé celle que je tenais à la main. Friendship Garden. Doux Jésus ! Comment pouvais-je me rappeler encore le nom de l’eau de Cologne que je portais dans mon enfance ?
— Où as-tu retrouvé ça ?
— Dans de vieilles boîtes que j’ai entrepris d’explorer quand j’ai décidé de vendre la maison. La première chose sur laquelle je suis tombée, c’était notre vieille collection de Nancy Drew. J’ai trouvé ces papiers coincés dans The Password to Larkspur Lane. C’est ça, d’ailleurs, qui m’a donné l’idée du scrapbooking. J’aime bien la rose. Lis-la ! Je ne me suis pas fait prier.
Et les lieux ont fait place au pays inachevé des rêves d’Évangéline.
Un poème sans titre.
Late in the morning I’m walking in sunshine, awake and aware like
I have not been before. A warm glow envelops me and tells ail around,
« Now I am love ! » I can laugh at the univers for he is all mine.
Tard dans la matinée, je marche dans le soleil, éveillée et consciente
Comme je ne l’ai encore jamais été. Une lueur chaude m’enveloppe et proclame alentour :
« À présent je suis amour ! » Je peux rire à l’univers, car il est mien totalement.
— Maintenant, écoute ça !
Ouvrant le recueil dérobé à Obéline, Harry a lu :
Laughing, three maidens walk carelessly, making their way to the river.
Hiding behind a great hemlock, one smiles as others pass unknowing
Then with a jump and a cry and a laugh and a hug the girls put their
Surprise behind them. The party moves on through the forest primeval
In a bright summer they think lasts forever. But not the one ailing.
She travels alone and glides through the shadows ; others can not see her.
Her hair the amber of late autumn oak leaves, eyes the pale purple of dayclean.
Mouth a red cherry. Cheeks ruby roses. Young bones going to ashes.
En riant, trois jeunes filles marchent d’un pas léger vers la rivière.
Cachée derrière un grand pin, une autre sourit en les voyant passer sans noter sa présence
Soudain, bondissant et criant, s’étreignant et riant, les jeunes filles remisent
Leur surprise derrière elles. Et s’enfoncent dans la vieille forêt,
Dans un été étincelant qu’elles croient éternel. Mais pas celle qui cherche la guérison.
Celle-là voyage seule, se glisse à travers les ombres. Les autres ne la voient pas.
Ses cheveux ont la couleur ambrée des feuilles de chêne à la fin de l’automne, ses yeux le ton mauve du jour quand il point.
Sa bouche une cerise rouge, ses joues des rubis roses. Os si jeunes bientôt devenus cendres.
En silence, nous nous sommes laissé submerger par le souvenir de quatre petites filles souriant à ce que la vie leur apporterait.
— Ces deux poèmes se ressemblent, tu ne trouves pas ? a repris Harry.
J’étais bien incapable de répondre. Ma douleur était si profonde que je n’imaginais pas qu’elle puisse finir un jour.
Harry m’a serrée dans ses bras. J’ai senti sa poitrine se soulever et l’air entrer dans ses poumons. Elle m’a relâchée et s’est enfuie de la pièce. La mort d’Obéline la bouleversait autant que moi.
Je n’avais pas la force de lire les autres poèmes. Je me suis couchée. J’ai essayé de faire le vide dans mon esprit. En vain. Des fragments de la journée passée s’imposaient devant mes yeux. La clé USB de Cormier. La colère d’Hippo. Le suicide d’Obéline. Les poèmes d’Évangéline. Le squelette. L’île aux Becs-Scies*.
Bec-scie*. Canard. Un murmure tout au fond de ma tête, à peine audible, inintelligible.
Et le pire, l’impossibilité d’extirper de ma mémoire autre chose qu’une vague impression du visage d’Évangéline, qu’une forme floue au fond d’un lac.
Mes souvenirs s’étaient-ils usés à force d’être visités ? À force de ne plus l’être ? En médecine, on parle d’atrophie, du rétrécissement des os ou des tissus dont on cesse de faire usage. Le visage d’Évangéline s’était-il dissous en raison de ma négligence ?
Je me suis rassise dans mon lit dans l’intention de regarder encore l’album. Je tendais le bras pour allumer la lampe quand une pensée déroutante m’a traversé l’esprit.
Mes souvenirs d’Évangéline avaient-ils besoin, pour exister, d’être nourris par transfusion photographique ? Avais-je vraiment besoin d’un jeu de lumières et d’ombres immortalisées à un moment précis du temps pour leur redonner forme ?
Je me suis rallongée. J’ai fait le vide dans mon esprit et fouillé profondément ma mémoire.
Des cheveux bruns aux boucles folles. Une certaine façon de relever le menton et de secouer la tête.
Et, de nouveau, ce psst ! Cet appel agaçant émis par mon inconscient…
Une peau couleur de miel, des tâches de rousseur couleur de gingembre sur un nez rougi par le soleil.
Une phrase… Des yeux verts lumineux. Cette connexion que je n’arrivais pas à établir… Une mâchoire un petit peu trop carrée. Cette idée qui me dérangeait… Des membres graciles. Une poitrine à peine suggérée.
Oui, c’était à propos d’un canard…
À ce moment-là, je me suis endormie.
À huit heures du matin, j’étais dans mon bureau à Wilfrid-Derome, et entamais une journée qui se révélerait une succession d’interruptions.
Mon téléphone clignotait comme le feu rouge à un passage à niveau. J’ai écouté mes messages. Je n’ai rappelé personne, sauf Frances Süskind, la spécialiste en biologie marine de McGill.
Les échantillons de diatomées m’étaient complètement sortis de la tête. Ces spécimens prélevés sur le corps de la fille repêchée dans le lac des Deux Montagnes, la n° 3 sur la liste des jeunes filles mortes de Ryan.
Süskind a répondu à la première sonnerie.
— Docteur Brennan ! J’allais justement vous rappeler. Nous avons fait des découvertes passionnantes, mes étudiants et moi.
— Vous partagez vos informations avec des étudiants ?
— Uniquement avec ceux qui ont déjà leur maîtrise, évidemment. Nous avons trouvé le défi que vous nous lanciez très revigorant.
Le défi que je lançais ? Et revigorant, de surcroît ? Mais déjà elle poursuivait :
— Avez-vous des connaissances en limnologie ?
— Parce que même les diatomées ont leur « logie » à elles ?
Ma plaisanterie est tombée à plat.
— Les diatomées appartiennent à la classe des Bacillariophyceae, de la lignée des plantes microscopiques unicellulaires appelées chrysophytes. Savez-vous que ce groupe est si nombreux qu’à lui seul il produit dans notre atmosphère plus d’oxygène que tous les autres groupes réunis ?
— Non, je l’ignorais.
J’ai commencé à griffonner des dessins sur un papier.
— Je dois d’abord vous expliquer notre façon de procéder. En premier lieu, nous avons récolté chaque fois douze échantillons sur sept sites répartis le long de la rivière et autour du lac des Deux Montagnes – lequel fait partie de la rivière, bien sûr –, y compris sur l’île Bizard, près de l’endroit où le corps a été retrouvé. Cela, afin d’être en possession de modèles de référence à partir desquels étudier les assemblages de diatomées récupérés sur la victime. Je veux dire : ceux déjà en notre possession, prélevés sur les spécimens fournis par votre labo, à savoir la chaussette et l’os.
— Hmm, ai-je lâché tout en dessinant un coquillage.
— Sur chacun des sites, nous avons récolté des diatomées dans un grand nombre d’habitats : dans le lit de la rivière, sur la berge, au bord du lac.
J’ai ajouté des spirales à ma coquille.
— Il est apparu que nos échantillons de référence comportaient quatre-vingt-dix-huit espèces différentes de diatomées. Les divers assemblages sont semblables et s’apparentent à plusieurs espèces.
J’ai commencé un oiseau.
— Les espèces dominantes comprennent la Navicula radiosa, l’Achnan…
Sachant qu’il existe plus de dix mille espèces de diatomées, je me suis permis d’interrompre Süskind.
— Je crois que je serai plus à même de comprendre lorsque j’aurai lu votre rapport.
— Bien sûr. Laissez-moi vous dire seulement qu’il y a toutes sortes de variations en ce qui concerne la présence ou l’absence des espèces mineures, et que les proportions au sein des espèces dominantes varient. Ce qui est tout à fait normal, étant donné la complexité des microhabitats.
J’ai ajouté des plumes à la queue.
— En gros, nos échantillons proviennent de trois zones. Un habitat situé à mi-profondeur de la rivière, c’est-à-dire plus de deux mètres, dans un endroit où le courant est modéré ; un habitat à fleur d’eau, c’est-à-dire à moins de deux mètres de profondeur, où le courant est ralenti ; et un habitat en surface, c’est-à-dire sur la berge, au-dessus du niveau de l’eau.
Un œil. Et encore des plumes.
— Je dois vous expliquer aussi notre façon de procéder pour établir les statistiques. Nous effectuons une analyse de groupe. Cela, pour déterminer les groupes que je viens de vous énumérer. Ce qui coule de source puisqu’il s’agit d’une analyse de groupe.
Süskind a ponctué sa phrase d’un bruit de klaxon que j’ai considéré comme étant son rire.
J’ai dessiné le bec.
— Pour comparer les échantillons de référence à ceux prélevés sur la victime, nous nous servons d’une fonction de transfert appelée «technique moderne analogue ». Nous calculons les disparités existant entre un échantillon prélevé sur la victime et l’échantillon de référence qui lui ressemble le plus, en prenant pour cœfficient de disparité la distance au carré…
— Pouvons-nous également laisser de côté l’analyse quantitative, je la lirai dans le rapport.
— Bien sûr. Pour résumer, nous avons découvert que les assemblages de diatomées prélevés sur la chaussette présentaient une forte similitude avec nos échantillons récoltés sur la berge du lac et à mi-profondeur de la rivière.
Maintenant, les pattes. Palmées.
— Cette technique montre que l’analogue le plus proche de votre spécimen serait l’échantillon de référence récolté en bas d’une rampe à bateau qui se trouve dans le parc-nature du Bois-de-l’île-Bizard, pas très loin de là où le corps a été retrouvé.
Mon stylo s’est immobilisé.
— Vous avez pu repérer l’endroit avec autant de précision ?
— Bien sûr. Pour cela…
— Où se trouve ce parc ?
Elle me l’a expliqué. J’ai tout noté en détail.
— Et l’os du genou ?
— C’est un peu plus compliqué.
— Je vous écoute.
Elle avait maintenant toute mon attention.
— Les diatomées retrouvées sur la surface de l’os sont similaires à celles de la chaussette. Cependant, nous n’avons retrouvé aucune diatomée à l’intérieur de l’os, dans le canal médullaire.
— Ce qui veut dire ?
— Il est toujours dangereux d’interpréter les absences.
— Donnez-moi quand même un aperçu.
— Les diatomées pénètrent dans le corps par inhalation d’eau, ingestion ou aspiration. Quelle que soit la façon, elles se mettent à circuler dans les organes et dans la mœlle en se faufilant partout où leur taille le leur permet. Dans à peu près trente pour cent des cas, on retrouve des diatomées dans la mœlle des noyés ; le pourcentage tombe à dix si la noyade s’est produite dans une baignoire ou dans un bassin alimenté en eau de la ville.
— Parce que dans l’eau à usage domestique, les diatomées et autres impuretés sont filtrées ?
— Exactement. Lorsqu’on en trouve dans de l’eau domestique, elles proviennent le plus souvent de produits de nettoyage. Mais ce sont des espèces très particulières et parfaitement identifiables.
— Et dans le cas présent, vous n’en avez pas trouvé.
— Non, pas une seule dans la cavité de l’os.
— En conséquence, il est possible que la victime se soit noyée dans de l’eau filtrée ou traitée, et non dans la rivière ?
— C’est possible, en effet. Mais laissez-moi continuer. Les concentrations de diatomées dans la mœlle osseuse sont généralement proportionnelles à celle du milieu où la noyade s’est produite. Cette concentration varie selon le cycle de floraison. Dans l’hémisphère Nord, la floraison des diatomées a lieu au printemps et en automne, ce qui fait que, dans les rivières et les lacs, la concentration la plus élevée est en été, alors qu’en hiver la concentration est généralement à son niveau le plus bas.
— Si je vous comprends bien, il est possible que la victime se soit noyée dans la rivière, mais avant la saison de floraison des diatomées.
— C’est effectivement une possibilité.
— Et quand cette période de floraison a-t-elle eu lieu, la dernière fois au Québec ?
— En avril.
J’écrivais tout ce qu’elle m’expliquait autour de mes gribouillis.
— Pour qu’il y ait transport de diatomées, il faut qu’il y ait eu aspiration d’eau, continuait Süskind. Ce transport se produit parce que les diatomées résistent au mucus du système respiratoire et ont la capacité de passer du système circulatoire aux organes internes.
J’ai compris à demi-mot.
— Vous voulez dire que le sang doit circuler pour que les diatomées pénètrent dans la mœlle.
— Bien sûr.
— Dans notre cas, il est donc possible que la victime ait cessé de respirer au moment où elle est entrée dans l’eau.
— C’est également une possibilité. Mais rappelez-vous que l’on ne retrouve de diatomées que dans un tiers des cas.
— Pourquoi le pourcentage est-il si bas ?
— Pour toutes sortes de raisons. Je vous livre les trois principales : premièrement, la collecte des échantillons. Si une très petite quantité seulement de diatomées s’est infiltrée dans le canal médullaire, il peut très bien ne pas s’en trouver dans l’échantillon prélevé pour l’analyse.
Deuxièmement, les victimes. Celles qui font de l’hyper-ventilation ou celles qui sont sujettes à des spasmes du larynx peuvent mourir très rapidement et, de ce fait, inhaler moins d’eau. Troisièmement, la très petite quantité de sang circulant dans les os et dans la mœlle, comme vous le savez certainement. Concernant cette victime, je tiens à signaler que je ne disposais que d’un seul échantillon et qu’il s’agissait d’un os. Je n’avais rien provenant des poumons, du cerveau, des reins, du foie ou de la rate.
— Quand pensez-vous pouvoir m’envoyer votre rapport, Dr Süskind ?
— Je suis en train de l’achever.
J’ai mis fin à la conversation en la remerciant.
Super. Notre inconnue avait aussi bien pu mourir noyée que pas. Et si c’était le cas, elle avait pu mourir aussi bien dans la rivière où elle avait été repêchée que dans un autre endroit.
Nous avions cependant un indice important : la rampe à bateau.
J’ai appelé Ryan pour le mettre au courant. Pas de réponse. C’est vrai : le tribunal. J’ai laissé un message sur son cellulaire.
J’avais à peine raccroché que le téléphone a sonné.
— Tu passes une bonne journée, chaton ?
Un homme. En anglais et sans accent.
— Qui est à l’appareil ?
— Aucune importance.
Je me suis concentrée, cherchant à qui pouvait appartenir cette voix.
Cheech, le voyou de Tracadie ? Impossible à dire. L’autre jour, il n’avait prononcé qu’une phrase ou deux.
— Qui vous a donné ce numéro ?
— Tu n’es pas difficile à trouver.
— Que voulez-vous ?
— On travaille fort pour enrayer le crime ?
Pas question de me laisser emmerder par un inconnu.
— Noble entreprise, ça, que de protéger les bons citoyens de cette province…
J’ai entendu un téléphone sonner dans le corridor.
— Mais pas sans danger.
— C’est une menace ?
— Elle est pas mal, la petite sœur.
Un tentacule glacé m’a empoigné les entrailles.
— Qu’est-ce qu’elle fait, la sœurette, pendant que son aînée joue à la police ?
Aucune réaction de ma part.
— Facile à trouver, elle aussi.
— Allez vous faire foutre ! ai-je lancé en raccrochant violemment.
Je suis restée un moment à tournicoter le fil du téléphone.
Cheech ? Si c’était lui, s’agissait-il d’une mise en garde ou des fanfaronnades d’un rustre convaincu de son charme personnel ? Non, c’était une menace et il me l’adressait pour le compte de quelqu’un d’autre.
Pourquoi ? Et pour le compte de qui ? De Bastarache ? Que voulait-il dire par « cette province » ? Où se trouvait-il ?
Qui était-ce ? Appeler Ryan ? Non, il témoignait au tribunal.
Appeler Hippo ? Pas question.
Fernand Colbert ? Bravo, Brennan ! Colbert est un agent technique à qui je rapporte de Caroline du Nord des litres de sauce barbecue. Il me devait bien une faveur.
Je l’ai appelé. Il m’a promis de découvrir d’où provenait l’appel.
En raccrochant, mes yeux sont tombés sur mes gribouillis. Un canard… Un coquillage…
Laisse tomber ! Concentre-toi sur les cas que tu dois résoudre. Sur les disparues de Ryan : Kelly Sicard, Anne Girardin, Claudine Cloquet, Phoebe Quincy. Sur les mortes, aussi : celles repêchées dans la rivière des Mille Iles et dans le lac des Deux Montagnes, et celle retrouvée à Dorval.
Un canard…
Un coquillage…
La phrase que me murmurait mon inconscient a enfin réussi à se frayer un passage et envoyé paître au loin toutes mes pensées concernant les cas de Ryan et les menaces dont j’étais l’objet.