Chapitre 33

Pour ses habitants, la ville de Québec, c’est tout simplement Québec, capitale de la province du même nom. Française jusqu’au bout des ongles.

Le Vieux-Québec est l’unique ville fortifiée de toute la partie du continent américain située au nord du Mexique. Le Château Frontenac, l’Assemblée nationale et le Musée national des beaux-arts sont tous les trois situés dans le même quartier pittoresque aux rues pavées. Le Vieux-Québec est inscrit au patrimoine de l’humanité.

Ce qui ne risquait pas d’arriver au coin mal famé dans lequel Bastarache avait établi ses pénates. Son Passage noir, sis à l’écart du chemin Sainte-Foy, était un trou parmi d’autres trous spécialisés dans les spectacles de strip-tease. Bien que sans charme, cette zone occupe une niche très précise dans l’écosystème de la ville. Outre les effeuilleuses se tortillant sur une scène, des dealers y vendent la drogue au coin des rues et les putains font du racolage devant les maisons de passe ou des taxis.

Un agent de la SQ nous a conduits à l’adresse indiquée sur le mandat de perquisition. La voiture d’Hippo était stationnée le long du trottoir, derrière un fourgon du coroner et une voiture portant sur les flancs les mots Service de police de la Ville de Québec*.

Une atmosphère à couper au couteau, parfumée à la sueur et à la bière tiède, nous a accueillis, sitôt franchie la lourde porte en bois. Le Passage était aussi petit que peut l’être un bar sans devenir tout à fait un kiosque. De toute évidence, Bastarache ne se ruinait pas en électricité.

Un bar occupait le centre de la salle. Derrière s’étendait une plate-forme. À droite, un juke-box Rock-Ola tout droit sorti des années 1940, à gauche une table de billard avec des queues et des boules abandonnées par des clients pressés de se tirer.

Un policier en uniforme montait la garde devant l’entrée, les pieds écartés, les pouces dans les passants de sa ceinture. Son badge indiquait : C. Deschênes, SPVQ.

Un homme était avachi sur l’un des huit tabourets du bar, les talons coincés sur un barreau. Chemise blanche, pantalon noir à pli impeccable et chaussures plus brillantes que des sous neufs. Boutons de manchette en or, montre en or, chaîne en or. Pas de plaque gravée à son nom. J’en ai déduit que ce bellâtre inopinément réduit à l’oisiveté était le serveur.

Une douzaine de tables faisaient face à la scène. À l’une d’elles, deux femmes fumaient et discutaient. Kimono en polyester rose voyant, pour l’une comme pour l’autre.

Un peu plus loin, une troisième femme, elle aussi occupée à fumer. Contrairement à ses collègues, elle portait l’uniforme de la rue : short, bustier à brillants et sandales lacées jusqu’aux genoux.

Sinon, l’endroit était désert.

Laissant Ryan s’adresser à Deschênes, j’ai regardé les filles.

La plus jeune, âgée d’environ dix-huit ans, était grande avec des cheveux bruns ternes et des yeux bleus fatigués. Sa compagne, une rousse de trente et quelques, consacrait sans aucun doute une bonne partie de son salaire à se refaire les seins.

La fumeuse solitaire avait des cheveux platine qui retroussaient derrière les oreilles. Je lui ai donné dans les quarante ans.

Soit qu’elle ait entendu un bruit de conversation, soit qu’elle ait senti mon intérêt, elle a battu des paupières dans ma direction. Je lui ai souri. Elle a détourné les yeux. Les deux autres ont poursuivi leurs bavardages sans s’inquiéter de ma présence.

— Bastarache a un bureau au fond. Hippo s’y trouve, m’a murmuré Ryan à l’oreille. L’appartement est au premier. Les techniciens s’en occupent.

— Le personnel a été interrogé ?

Mon geste indiquait à la fois les femmes et le serveur.

— Ils ne savent rien, ce ne sont que des employés. Le patron, c’est Bastarache. Oh, le serveur nous a demandé de l’embrasser sur son cul poilu de Français.

Le regard de la blonde s’est de nouveau posé sur nous, pour se détourner immédiatement.

— Ça t’ennuie si je parle aux artistes ?

— Tu veux apprendre de nouveaux pas de danse ?

— Est-ce qu’on peut écarter le serveur et les sœurs en kimonos ?

Ryan m’a regardée d’un air interrogateur.

— J’ai l’impression que la blonde sera plus bavarde sans la présence de ses copains.

— Je vais demander à Deschênes de m’envoyer les autres.

— OK. À nous de jouer.

Il n’a pas eu le temps de répondre que j’avais déjà fait un pas en arrière en criant :

— Arrête de me dire ce que je dois faire ! Je suis pas une conne !

Ryan a compris où je voulais en venir. Il a embrayé d’une voix forte et sur un ton plus que condescendant.

— Les trois quarts du temps, on se le demande.

— Est-ce que je peux au moins récupérer mes photos ?

— Comme tu voudras.

Sur ces mots lâchés d’un air dégoûté, Ryan a sorti l’enveloppe contenant les photos, les clichés d’autopsie et celles de la reconstitution faciale. Je la lui ai arrachée des mains et suis partie d’un pas sonore à l’autre bout de la salle.

La blonde avait suivi la prise de bec avec intérêt. À présent, ses yeux étaient fixés sur le couvercle qui lui tenait lieu de cendrier.

Après un court échange avec Deschênes, Ryan a disparu par la porte du fond surmontée d’un panneau électrique rouge : Sortie.

Deschênes a parlé au serveur, puis est allé trouver les jumelles en kimono.

— Let’s go, les filles.

— Où ça ?

— Il paraît que la boîte a une belle loge d’artistes.

— Et elle ?

— Son tour viendra.

— Est-ce qu’on peut au moins s’habiller ? s’est plainte la rousse. Je me gèle le cul.

— Les risques du métier, a rétorqué Deschênes. Let’s go.

De mauvais gré, les deux filles ont emboîté le pas à l’agent et au serveur, et ont disparu par la porte qu’avait franchie Ryan l’instant d’avant.

J’avais choisi une table assez proche de la blonde pour entamer la conversation avec elle, mais assez éloignée pour ne pas lui donner l’impression d’un acte délibéré. J’ai râlé entre mes dents :

— Espèce de trou de cul.

— Les mâles sont une belle gang de trous de cul, a renchéri la blonde en écrasant sa cigarette dans le couvercle.

— Celui-là pourrait être leur chef.

Elle a réagi par un rire de gorge.

Je me suis retournée vers elle. De près, on remarquait les racines noires des cheveux, le mascara coulant et le rouge à lèvres craquant de chaque côté de la bouche.

— C’est drôle…

Elle a retiré un brin de tabac de sa langue et l’a jeté au loin d’une pichenette.

— T’es une police ?

— Ça, c’est drôle.

— M. Macho, là-bas ?

J’ai acquiescé :

— Un dur de dur. Avec un badge gros comme ça.

— L’agent Trou de Cul.

Maintenant, c’était à moi de m’esclaffer.

— L’agent Trou de Cul. J’aime ça.

— Mais lui t’aime pas, on dirait.

— Ce crétin-là est censé me donner un coup de main.

Elle n’a pas mordu à l’hameçon. Je n’ai pas insisté.

Continuant à jouer la mauvaise humeur, j’ai croisé une jambe sur l’autre et remué le pied.

La blonde a allumé une autre cigarette et tiré une profonde bouffée. Le rose de ses faux ongles tranchait sur les doigts jaunis par la nicotine.

Plusieurs minutes se sont écoulées en silence. Elle fumait. Moi, j’ai essayé de me rappeler ce que j’avais appris de Ryan sur l’art d’interroger les gens.

J’allais me lancer quand la blonde a rompu le silence.

— J’ai été embarquée si souvent que je connais le prénom de tous les policiers de l’escouade de la moralité en ville. J’ai jamais rencontré ton agent Trou de Cul.

— Il est de la SQ de Montréal.

— C’est un peu loin de son territoire.

— Il recherche des enfants qui ont disparu. L’un d’eux est ma nièce.

— Des enfants qui ont disparu ici ?

— Peut-être.

— Si t’es pas sur le coup, pourquoi est-ce qu’il te traîne avec lui ? Par privilège ?

— On se connaît depuis des lustres.

— Tu te le tapes ?

— Plus maintenant !

— C’est lui qui t’a fait ce bleu-là ?

J’ai haussé les épaules.

La femme a tiré sur sa cigarette et lâché vers le plafond un cône de fumée. Je l’ai regardé s’élever en l’air dans la lumière du néon et se dissoudre.

— Ta nièce travaille ici ? a demandé la blonde.

— Elle est peut-être entrée en relation avec le propriétaire. Tu le connais ?

— Sacrifice, oui je le connais ! Ça fait vingt ans que je travaille pour M. Bastarache. Le plus souvent à Moncton.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

— Il paye bien. Il laisse pas les clients bousculer les filles.

Elle a arrondi les lèvres et secoué la tête.

— Mais je le vois pas souvent.

Sa remarque m’a paru bizarre, compte tenu qu’il vivait à l’étage au-dessus. J’ai gardé mon commentaire pour plus tard. J’ai repris :

— Ça se pourrait que ma nièce se soit laissé entraîner dans quelque chose.

— Tout le monde est entraîné dans quelque chose, beauté.

— Quelque chose d’autre que la danse…

Comme la blonde n’embrayait pas, j’ai insisté, baissant la voix :

— Je crois qu’elle a fait des films pornos.

— Faut bien vivre.

— Elle avait à peine dix-huit ans.

— C’est quoi son nom, à cette nièce ?

— Kelly Sicard.

— Et le tien ?

— Tempe.

— Céline. Pas Dion, mais avec du style quand même. Elle a eu de nouveau son rire de gorge.

— Contente de faire ta connaissance, Céline Pas-Dion.

— On fait toute une paire, nous deux, pas vrai ? Elle a reniflé et s’est essuyé le nez du dos de la main. J’ai tiré un mouchoir en papier de mon sac et me suis approchée de sa table pour le lui tendre.

— Ça fait longtemps que tu la recherches, cette Kelly Sicard ?

— Presque dix ans.

Céline m’a dévisagée comme si j’avais dit que Kelly était partie à Gallipoli.

— L’autre fille qui a disparu, ça ne fait que depuis deux semaines. Elle s’appelle Phoebe Jane Quincy.

Je n’ai pas mentionné Évangéline, évaporée dans la nature depuis plus de trente ans.

Céline a tiré une longue bouffée sur sa cigarette avant de l’écraser dans son couvercle.

— Phoebe n’a que treize ans. Elle a disparu alors qu’elle se rendait à une leçon de danse.

La main de Céline s’est immobilisée un instant et a recommencé à écraser le mégot.

— T’as des enfants ? m’a-t-elle demandé.

— Non.

— Moi non plus.

Céline fixait le cendrier, mais je ne crois pas qu’elle le voyait. Elle voyait un lieu et une époque très éloignés de cette petite table du Passage noir.

— À cet âge-là, je voulais être ballerine, a-t-elle ajouté. J’ai sorti une photo de l’enveloppe que m’avait donnée Ryan.

— C’est elle, Phoebe. Sa photo de classe quand elle était en secondaire 1.

Céline s’est penchée sur l’image. Elle n’a pas eu de réaction particulière, je l’ai observée.

— Elle est jolie.

Elle s’est raclé la gorge et a détourné les yeux.

— Tu ne l’as pas vue dans les parages ?

— Non.

Elle recommençait à fixer le vide. J’ai remplacé la photo de Phoebe par celle de Kelly Sicard.

— Et elle ?

Cette fois, ses lèvres se sont crispées et ses yeux ont brièvement dévié. Elle s’est frotté le nez nerveusement avec le creux de son poignet.

— Céline ?

— Celle-là, je l’ai vue. Mais, comme tu dis, ça fait depuis des lustres.

— Ici ?

Elle a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule et promené les yeux tout autour de la salle avant de répondre.

— M. Bastarache a un bar à Moncton. Le Chat rouge. Cette fille-là a dansé là-bas. Mais pas très longtemps.

— Est-ce qu’elle s’appelait Kelly Sicard ?

— Ça me dit rien.

— Kitty Stanley ?

Son faux ongle rose s’est dressé.

— Ouais. C’est ça. Elle dansait sous le nom de Kitty Chaton. Pas pire, hein ?

— Quand ça ?

— Ça fait trop longtemps, beauté, a-t-elle répondu avec un sourire amer.

— Tu sais ce qu’elle est devenue ?

Céline a tapoté son paquet de cigarettes pour en faire sortir une autre.

— Elle a gagné le gros lot. Elle s’est mariée avec un habitué et a quitté le métier.

— Tu te rappelles du nom de l’homme ?

— C’était pas mes oignons.

— Tu te rappelles quelque chose à son sujet ?

— Il était petit, avec des fesses plates.

Elle a allumé sa cigarette et chassé de la main la fumée devant ses yeux.

— Attends. Je me souviens d’une chose. Tout le monde l’appelait Bouquet Beaupré.

— Pourquoi ?

— Il était fleuriste à Sainte-Anne-de-Beaupré.

Le regard de Céline s’était immobilisé, un semblant de sourire étirait ses lèvres.

— Ouais, Kitty Chaton s’en est bien sortie.

Je l’ai regardée, subitement emplie de tristesse. Elle avait été jolie, autrefois. Elle aurait pu l’être encore, avec un maquillage plus subtil et des cheveux d’une autre couleur.

— Merci.

— Kitty était une bonne fille, a-t-elle dit en laissant tomber sa cendre de cigarette par terre.

— Céline, toi aussi, tu pourrais t’en sortir.

Elle a secoué la tête lentement et son regard a exprimé la perte de toute illusion.

À ce moment, Ryan est réapparu.

— On a trouvé quelque chose d’étrange.