Chapitre 34

Accompagnée de Céline, j’ai emboîté le pas à Ryan. La sortie débouchait dans un hall mal éclairé. Deschênes a suivi des yeux notre approche, les paupières lourdes et l’air ennuyé. À sa droite se trouvait une petite loge. Par la porte entrebâillée, j’ai vaguement distingué dans une brume de fumée le serveur et les filles en kimono parmi des miroirs, des tables de maquillage et des bouts de tissu à brillants qui devaient être des costumes.

La pièce de gauche avait des murs lambrissés de panneaux en plastique imitation bois. Hippo s’y trouvait devant une table, en train de trier des papiers.

Céline a rejoint ses collègues de travail. Ryan et moi le nôtre.

— Des choses intéressantes ? a demandé Ryan.

— À première vue, ça fait un moment qu’il n’utilise plus ce bureau. Les factures ont toutes au moins deux ans d’âge.

— J’ai du nouveau.

Les deux hommes ont tourné les yeux vers moi.

— La danseuse blonde, Céline, dit que Kelly Sicard a travaillé pour Bastarache à Moncton sous le nom de Kitty Stanley. Elle se faisait appeler Kitty Chaton. Elle a épousé un fleuriste de Sainte-Anne-de-Beaupré.

— Quand ?

— Céline est restée floue sur les dates.

— Ça ne devrait pas être très difficile de remettre la main sur le gars, a dit Ryan.

— Je suis sur le coup, a fait Hippo, son cellulaire déjà en main.

Une porte latérale donnait sur un escalier. Je l’ai grimpé à la suite de Ryan.

En haut, un appartement de style loft. Un grand carré divisé en trois espaces délimités par des meubles, un coin chambre à coucher, un coin salle à manger et un coin salon. La cuisine était séparée du reste par un bar entouré de tabourets. Le salon se composait d’un canapé et d’une chaise longue en chrome et cuir noir, placés face à une télévision à écran plat posée sur un meuble en verre et acier. Le coin repos consistait en un lit à deux places, un grand bureau en bois, une table de nuit et une armoire. Cette section était bordée par des classeurs de métal disposés en L. Seule la salle de bain était fermée par des murs et une porte.

Deux techniciens en scènes de crime étaient occupés à faire ce que font les techniciens en scènes de crime. Relever les empreintes, fouiller les armoires à la recherche d’objets ou de substances illicites ou suspectes. Sans trouver grand-chose jusque-là, semblait-il.

— Je veux que tu écoutes ça.

Ryan m’a entraînée vers le bureau et a appuyé sur une touche du téléphone. Une voix mécanique a annoncé qu’il n’y avait pas de nouveau message, mais qu’il y en avait trente-trois déjà écoutés et que la boîte vocale avait atteint sa capacité maximale. Respectant les consignes, Ryan a enfoncé la touche n° 1 pour écouter les anciens messages.

Vingt-neuf personnes avaient appelé en réponse à une annonce concernant une Lexus. Une femme avait téléphoné deux fois pour changer la date d’un rendez-vous pour le ménage. Un homme du nom de Léon voulait aller à la pêche avec Bastarache.

La dernière voix, celle d’une femme, avait un fort accent chiac*.

— C’est un mauvais jour. J’ai besoin de l’ordonnance. Ob…

Le message s’interrompait là.

— Est-ce que cette personne a voulu dire Obéline ? a demandé Ryan.

— Je crois, ai-je répondu complètement ébahie. Repasse-le.

Ryan s’est exécuté. Par deux fois.

— On dirait bien Obéline, mais je ne pourrais pas le jurer. Pourquoi est-ce que cet abruti n’a pas vidé sa boîte vocale ?

— Regarde, a dit Ryan. L’appareil a un afficheur. Le nom du demandeur, son numéro, l’heure et la date de son appel apparaissent sur le petit écran, à moins que le correspondant n’ait bloqué la fonction. Dans ce cas, c’est Nom inconnu qui apparaît.

Ryan a fait défiler les appels en s’arrêtant sur ceux marqués Nom inconnu.

— Note les jours et les heures.

— Il y en a un tous les soirs aux environs de sept heures.

— Le message interrompu est le dernier à avoir été enregistré. L’appel a été passé hier soir à 19 h 08. Nom inconnu.

— Ce qui pourrait vouloir dire qu’Obéline est vivante et donne de ses nouvelles tous les soirs, ai-je émis.

— Exactement. Mais pourquoi ?

— S’il s’agit bien d’elle, pourquoi cette mise en scène de suicide ? Et où se trouve-t-elle ?

— Questions hautement perspicaces, docteur Brennan. Nous allons remonter la piste.

Les techniciens du labo étaient passés au coin cuisine. J’ai demandé à Ryan s’ils avaient trouvé quelque chose qui relie Bastarache à Phoebe Jane Quincy, Kelly Sicard ou Cormier.

— Je n’ai pas l’impression que Bastarache passe tellement de temps ici.

— Oui, cet appartement, c’est de la poudre aux yeux. D’ailleurs Céline m’a dit qu’elle ne le voyait presque jamais. Dans ce cas, où habite-t-il ?

— Votre perspicacité ne connaît pas de limites.

Le sourire de Ryan m’a bouleversée. Comme toujours.

J’ai entrepris de me promener dans l’appartement, ouvrant ça et là des armoires, des placards ou des tiroirs sur lesquels les empreintes avaient déjà été relevées. Ryan avait raison. En dehors de crevettes surgelées et d’un carton de Ben & Jerry’s définitivement cristallisé, le frigo ne contenait que des olives, du jus de légumes, un pot de harengs dans le vinaigre à moitié vide, un citron desséché et des petits tire-bouchons verts qui avaient dû être du fromage râpé dans une vie antérieure. Quant à l’armoire à pharmacie, elle était vide, à l’exception de quelques aspirines, de la mousse à raser et d’un rasoir Bic.

Nous étions dans l’appartement depuis une vingtaine de minutes quand Hippo a grimpé l’escalier au pas de course.

— J’ai eu Kelly Sicard. Elle est mariée sous le nom de Karine Pitre. Son mari vend toujours des lys et des tulipes à Sainte-Anne-de-Beaupré.

— Enfant de chienne, s’est exclamé Ryan.

— Elle nous attend à onze heures dans un café, sur la route 138.

Ryan et moi devons avoir eu l’air étonné, car il a expliqué :

— La dame a des enfants. Elle préfère évoquer ses joyeux exploits dans le showbiz à l’écart des oreilles innocentes.

 

Le Café Sainte-Anne était un relais routier comme on en trouve d’un bout à l’autre du Québec. Comptoir, banquettes en vinyle, rideaux déteints sous l’effet du soleil et serveuse éreintée. À cette heure avancée de la soirée, l’endroit n’attirait pas les foules.

Bien qu’elle ait dix ans de plus et les cheveux courts, Kelly ressemblait beaucoup à ses photos. Mêmes yeux bleus, mêmes sourcils à la Brooke Shields. Elle était installée sur une banquette au fond de la salle, une tasse de chocolat chaud à moitié bue devant elle. Visage fermé.

Ryan a produit son insigne. Elle a fait un signe de tête sans se donner le mal de le regarder.

Nous nous sommes assis. Il a commencé en français.

— Un bon nombre de gens se demandaient ce que vous étiez devenue, Kelly.

— Je m’appelle Karine, maintenant. Karine Pitre, a-t-elle répondu en anglais, d’une voix à peine plus forte qu’un chuchotement.

— Nous ne sommes pas là pour vous mettre dans le pétrin.

— Ah ouais ? Si ma vie se retrouve étalée dans les journaux, je peux faire une croix sur les activités avec les enfants.

— Vous connaissez le dicton : on récolte ce qu’on a semé.

— J’étais jeune et bête. Ça fait presque huit ans que j’ai quitté cette vie-là. Mes filles en ignorent tout.

Elle promenait les yeux autour d’elle en même temps qu’elle parlait. Manifestement, elle était à cran.

Une serveuse s’est avancée vers notre table. Elle s’appelait Johanne. J’ai commandé un café, Ryan aussi. Karine, un autre chocolat chaud.

— Je ferai de mon mieux pour que rien ne s’ébruite vous concernant, a dit Ryan dès que Johanne a eu tourné le dos. Ce n’est pas vous qui nous intéressez.

Karine s’est un peu détendue.

— Qui, alors ?

— David Bastarache.

— Pourquoi ?

Ryan a vrillé ses yeux bleus butane dans les siens.

— À vous de nous le dire.

— Bastarache possède des bars, a-t-elle dit en recommençant à scruter la salle. J’ai dansé dans l’un d’eux, à Moncton. Le Chat rouge. C’est là que j’ai rencontré mon mari.

— Quand avez-vous vu Bastarache pour la dernière fois ?

— Un peu avant de quitter le métier. L’entrevue s’est bien passée. M. Bastarache n’avait rien à me reprocher.

— De la danse cochonne… c’est tout ce que vous faisiez, Karine ?

Johanne est revenue avec des tasses et des cuillères. Karine a attendu qu’elle reparte.

— Je sais à quoi vous pensez. Mais c’était pas mon truc. Je ne faisais que du strip-tease.

— Vous n’avez jamais montré le bout d’un sein dans un film ?

Karine a soulevé sa tasse, puis l’a reposée sans la porter à ses lèvres. J’ai remarqué que sa main tremblait.

— Parlez-nous un peu de Stanislas Cormier, a dit Ryan.

— C’est qui, elle ? a demandé Karine en me lançant un coup d’œil.

— Ma coéquipière. Stanislas Cormier ?

— Vous y allez à fond, vous autres !

— Pas autant qu’on aimerait.

— J’avais quinze ans. Je voulais devenir une Spice Girl, a-t-elle dit en remuant son chocolat chaud. Je voulais vivre à Hollywood et avoir ma photo dans le magazine People.

— Continuez.

— Je suis allée voir Cormier pour qu’il me fasse un portfolio. Vous voyez ce que je veux dire, des photos glamour. J’avais lu dans un journal qu’il en fallait un pour devenir actrice ou mannequin. Qu’est-ce que j’en savais, au fond ? Pendant la séance de pose, on a jasé. Cormier m’a proposé de me mettre en relation avec un agent.

— Si vous acceptiez de faire des photos suggestives.

— Ça paraissait plutôt innocent.

— Ça l’était ?

Elle a secoué la tête.

— Continuez.

— Ce n’est pas facile d’en parler.

— Essayez.

Les yeux rivés sur sa tasse, elle a raconté :

— Un homme m’a téléphoné une semaine plus tard et m’a dit qu’il avait un petit rôle pour moi dans un film qui s’appelait La Squaw. J’étais tellement excitée que j’en ai presque pissé dans mes culottes. J’étais persuadée d’avoir trouvé un aller simple pour la liberté, loin de mes parents nazis.

Karine a secoué la tête tristement. Je me suis demandé ce qu’elle pleurait. Ses parents perdus ? Sa jeunesse gaspillée ? Ses rêves de gloire envolés ?

— L’homme m’a emmenée dans un motel minable. Je portais seulement des mocassins, lui un pagne. Je me suis fait baiser pour cinquante piastres.

— C’était Bastarache ?

Karine a relevé sur Ryan des yeux étonnés.

— Non. Il s’appelait Pierre.

— Pierre quoi ?

— Il m’a jamais dit son nom de famille et je lui ai jamais demandé, a-t-elle répondu en déglutissant. Il disait que j’avais du talent. Que, si je signais un contrat exclusif avec lui, il lancerait ma carrière.

Tant de candeur me laissait pantoise. M’efforçant de le cacher, j’ai demandé :

— Et vous avez cru que ce Pierre ferait de vous une star ?

— Cormier soutenait que c’était un agent très influent. Qu’est-ce que j’en savais ? Il connaissait le jargon. Il prétendait avoir des liens avec les gens importants. Je lui ai fait confiance.

Derrière nous, Johanne entrechoquait la vaisselle.

— Continuez, a dit Ryan.

— Au bout de quelques semaines, il a insisté pour que je quitte ma famille. Un soir, j’ai prétendu que j’allais étudier chez une copine. À la place, je suis allée dans un bar. Pierre est venu m’y chercher. Il m’a emmenée dans une grande maison au beau milieu de nulle part. Une baraque délabrée, mais quand même mieux que chez nous, à Rosemère. Il y avait deux autres filles là-bas, alors je me suis pas inquiétée. Pierre m’a aidée à me couper les cheveux et à les teindre. Il disait que ça me vieillissait. L’image, vous voyez ce que je veux dire.

Je faisais de mon mieux pour rester de marbre.

— Ça m’a pris six mois, peut-être sept, pour comprendre qu’il s’était foutu de moi. Quand j’ai voulu partir, l’écœurant m’a menacée. Il a dit que si je parlais à quelqu’un ou que si j’essayais de m’enfuir, il me ferait tabasser et que j’en resterais défigurée pour la vie.

— Comment avez-vous réussi à vous échapper, finalement ?

— Les films de Pierre avaient tous un sujet niaiseux. Le vilain couvent. Deux sœurs au bordel. Wigwam torride. Le récit, c’est comme ça qu’il disait. D’après lui, c’était le récit qui donnait de la classe à ses films. C’était de la merde. On était à Moncton, pour le tournage d’une de ces cochonneries. Ça s’appelait Chez les Acadiens. Le soir, après la journée de travail, je traînais dans un bar de la route 106 avec l’autre fille du film. Au Chat rouge. Le propriétaire, M. Bastarache, jasait avec nous autres de temps en temps. Un soir où j’avais trop bu, j’ai commencé à me plaindre de ma vie. Le lendemain, Pierre m’a dit que je faisais plus partie de son équipe et que dorénavant je travaillerais pour M. Bastarache. Je suis tombée sur le cul.

— Vous n’avez pas cherché à savoir pourquoi vous étiez renvoyée ? a demandé Ryan.

— C’était dans ses manières, de chouchouter une fille un jour pour la virer le lendemain. De toute façon, je m’en fichais. J’étais bien trop contente de me sortir du porno.

— Saviez-vous que la police vous recherchait à Montréal ?

— Je l’ai pas su tout de suite. Quand je l’ai découvert, j’ai pensé que c’était trop tard. Pierre m’a dit que j’aurais une grosse amende à payer et qu’on me jetterait en prison si je payais pas. Je l’ai cru. Puis une autre affaire a rempli les journaux. J’ai pas vu d’intérêt à faire parler de moi.

— Je vais vous le montrer, l’intérêt.

Par un geste, Ryan m’a indiqué de lui remettre l’enveloppe. Il en a sorti les photos de Claudine Cloquet et de la fille retrouvée à Dorval.

Karine les a regardées.

— Je sais pas qui c’est.

La photo de Phoebe Jane Quincy est venue s’ajouter aux autres.

— Mon Dieu ! Elle est à peine plus vieille que ma fille.

Ryan a conclu la série en y ajoutant la reconstruction faciale de la fille repêchée dans la rivière des Mille Iles.

— Oh ! non, non ! s’est exclamée Karine en portant la main à sa bouche.

J’ai retenu mon souffle. Sans bouger un muscle.

— C’est Claire Brideau.

— Vous la connaissiez ?

— Elle vivait dans la maison de Pierre. C’est avec elle que j’allais au Chat rouge.

Le nez de Karine était devenu rouge, son menton tremblait.

— J’étais avec elle, le dernier soir, avant de me faire virer.

— Claire connaissait Bastarache ?

— D’habitude, c’était avec elle qu’il jasait. Ce soir-là, je sais pas pourquoi, c’est à moi qu’il s’est adressé. Elle est morte ? a demandé Karine, et sa voix s’est brisée.

— Elle a été retrouvée flottant la tête dans l’eau, en 1999.

— Pauvre Jésus !

Un sanglot a soulevé sa poitrine. Manifestement, elle luttait pour ne pas fondre en larmes.

— Pourquoi ce drôle de dessin ? Elle était toute sale ?

Sa question m’a paru bizarre. Si Ryan a eu la même réaction, il ne l’a pas montré.

— Ça faisait un bout de temps qu’elle était noyée.

Les doigts de Karine s’acharnaient sur la fermeture de son sac à main.

— D’où venait-elle ? a poursuivi Ryan.

— Elle l’a jamais dit.

Karine a sorti un mouchoir en papier de son sac et s’est tamponné les yeux.

— Est-ce que Claire faisait aussi des films pornos pour ce Pierre ?

Karine a fait oui de la tête tout en s’essuyant le nez avec le mouchoir serré en boule dans son poing.

— Savez-vous où Pierre se trouve actuellement ?

— Je l’ai pas revu depuis 1999 ni entendu parler de lui.

— Sauriez-vous retrouver sa maison si vous deviez le faire ?

Elle a secoué la tête.

— Ça fait longtemps. Je conduisais pas. J’ai jamais fait attention à la route.

Elle a laissé tomber son front sur son poing et a pris une longue inspiration entrecoupée de hoquets. J’ai posé délicatement ma main sur la sienne. Ses épaules tremblaient. Les larmes coulaient le long de ses joues.

Ryan a accroché mon regard et m’a indiqué la porte des yeux. J’ai acquiescé d’un signe de tête. Nous avions tiré de Karine Pitre tout ce que nous voulions pour le moment, et nous savions où la retrouver s’il le fallait.

Ryan s’est levé et s’est dirigé vers la caisse.

— J’ai jamais voulu causer de problèmes à personne, a-t-elle bredouillé, un hoquet l’obligeant à se taire. Je voulais seulement partir de chez nous. J’étais certaine que personne s’ennuierait de moi.

— Même pas vos parents ?

Elle a relevé la tête. S’est tamponné un œil avec le mouchoir trempé, puis l’autre.

— On s’est jamais entendus.

— Peut-être que ça leur ferait plaisir de connaître leurs petits-enfants, ai-je dit en commençant à m’extirper de mon siège.

Karine a saisi mon poignet.

— Mon mari est pas au courant, pour les films pornos.

J’ai baissé les yeux vers elle, incapable d’imaginer sa vie passée. Ni la présente.

— Peut-être devriez-vous lui en parler, ai-je répondu doucement.

Un éclat a traversé son regard. Peur ? Défi.

Ses doigts se sont resserrés autour de mon poignet. Elle m’a demandé :

— Vous savez qui a tué Claire ?

— Vous pensez qu’on l’a tuée ?

Karine a fait signe que oui. Dans sa main, le mouchoir en papier n’était plus qu’une petite boule blanche.