Chapitre 4

— Doc Brennan ? C’est moé, Hippo*.

Du barbelé raclant du fer-blanc rouillé.

— Comment ça va ?*

De ma part, un ton formel, comme dans l’ascenseur, parce que ce gars-là, si j’étais trop gentille avec lui, je n’éviterais pas un discours détaillé sur son état de santé et je n’avais pas de temps pour ça, même si je l’aimais bien.

— Ben. J’vas parquer mon char. Chu…*

— Hippo ? fis-je, manière comme une autre de lui clouer le bec.

Le sergent-enquêteur* Hippolyte Gallant bosse à la Sûreté du Québec, au Service des enquêtes sur les crimes contre la personne, section des affaires non résolues. Cold cases. Titre ronflant, facile à traduire.

Depuis la création de cette unité, en 2004, j’ai travaillé avec lui sur une ou deux affaires, mais je n’ai jamais réussi à piger son accent. Ce n’est pas le joual* que parle la classe ouvrière francophone du Québec. Ce n’est certainement pas un accent parisien, belge, maghrébin ou suisse. Quelle que soit son origine, le français d’Hippo demeure un mystère pour mon oreille américaine.

Heureusement, il est parfaitement bilingue.

— Scusez, doc, a-t-il fait en passant à l’anglais, fortement accentué et truffé de slang, mais intelligible. Je suis en bas en train de me stationner. J’ai besoin de votre avis sur quelque chose.

— J’étais en chemin pour la morgue. LaManche vient de me confier une affaire urgente.

— Dix minutes ?

Ma montre indiquait déjà neuf heures quarante-cinq.

— C’est bon, montez !

Résignée. De toute façon, Hippo m’aurait retrouvée.

Il s’est pointé vingt minutes plus tard. Par la porte vitrée, je l’ai vu s’arrêter dans le couloir pour échanger des saluts avec les pathologistes encore dans leurs bureaux. Il est entré dans mon labo, un sac Dunkin’ Donuts à la main.

Comment le décrire ? Avec ses kilos en trop, ses lunettes à monture de plastique et ses cheveux en brosse, il ressemble plus à un programmateur informaticien qu’à un flic.

Il a traversé la pièce pour aller garer son sac sur mon bureau. J’ai jeté un œil à l’intérieur. Des beignes, comme il fallait s’y attendre.

Dire qu’Hippo se fiche de mener une vie saine, ce serait comme dire que les Amish se fichent des Corvette. Dans son escouade, certains de ses camarades le surnomment High Test Hippo, ce qui est ironique puisqu’il souffre à longueur de temps de brûlures d’estomac.

Il s’est servi un beigne au sirop d’érable. Je me suis laissé tenter par un au chocolat.

— Je me suis dit que vous n’aviez peut-être pas déjeuné.

— Mm.

En fait, j’avais mangé un bagel avec fromage à la crème et un casseau de framboises.

— C’est ça, votre affaire urgente ? a demandé Hippo en désignant du menton les os de poulet et les côtelettes d’agneau récupérés sur le chantier de construction.

— Non.

Je n’ai pas développé. Il était presque dix heures et j’avais la bouche pleine.

— J’ai besoin de votre avis sur quelque chose.

Hippo a tiré une chaise près de mon bureau. «Dix minutes et je vous libère. » Se calant dans son siège, il s’est sucé les doigts. Je lui ai tendu un mouchoir en papier.

— C’est pas quelque chose que vous aurez à faire.

Du geste, je lui ai signifié de me passer le mouchoir sale.

— C’est à propos d’ossements. Je ne les ai pas vus de mes propres yeux. C’est juste une question d’un copain de la SQ. Après dix-huit ans de bons et loyaux services pour la police de Rimouski, il vient d’être transféré à Gatineau. On s’est tapé des bières quand il est passé par Montréal.

J’ai acquiescé, plus intéressée par les beignes que par son discours. Est-ce qu’il en restait un au sirop d’érable dans le sac ?

— Avec Gaston, c’est son nom, on est buddies depuis qu’on est enfants. On a grandi ensemble dans une petite ville des Maritimes.

J’avais enfin une explication concernant son accent : du chiac*, un français qui ressemble ail joual* et que l’on parle dans certaines provinces de l’Atlantique.

— Ces ossements, ça fait deux ans que ça le chicote, Gaston. Il est moitié Micmac, vous comprenez. Les Premières Nations, ça vous dit quelque chose ?

Une fois de plus, j’ai opiné du bonnet.

— Il est très tatillon, question enterrement. Pour lui, si vous n’êtes pas enseveli six pieds sous terre, votre esprit sera bousillé. Anyway, dans son dernier poste, il y avait un con de la SQ qui gardait un crâne sur son bureau et le reste du cadavre dans une boîte.

— Et comment ce détective s’est-il retrouvé en possession de ces ossements ?

J’ai levé le sac et l’ai tendu à Hippo qui a secoué la tête. J’ai, l’air de rien, regardé à l’intérieur. Yes ! Un beigne au sirop d’érable ! J’ai reposé poliment le sac.

— Gaston n’en a pas la moindre idée. Mais sa conscience le titille, parce qu’il n’a rien fait pour que ces ossements soient enterrés.

— Pas de tombe, pas de vie dans l’au-delà.

— Bingo.

— Et c’est là que j’interviens.

— Gaston m’a demandé si j’avais entendu parler d’une femme spécialisée dans les os, ici, à Montréal. J’ai répondu : tu veux rire ? Doc Brennan et moi, on est comme les deux doigts de la main.

Pour appuyer ses dires, il a levé deux doigts tachés de nicotine.

— Il est sûr qu’il s’agit d’ossements humains ?

Hippo a hoché la tête.

— Oui. Il pense que ce sont ceux d’un enfant.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils sont petits.

— Gaston devrait s’adresser au coroner de son coin.

J’ai plongé la main dans le sac et me suis emparée du beigne au sirop d’érable de mon air le plus innocent.

— Il l’a fait. L’autre l’a envoyé promener.

— Pourquoi ?

— Ces ossements ne sont pas de la plus grande fraîcheur.

— Ils sont antiques ?

Le beigne au sirop d’érable n’était pas mauvais, mais il n’arrivait pas à la cheville de celui au chocolat.

— Si j’ai bien compris ce qu’il m’a raconté, ils sont desséchés et il y a des toiles d’araignée dans les trous des yeux.

— La présence de toiles d’araignée laisse supposer qu’ils ont passé un certain temps hors de terre.

— Bingo.

Expression favorite d’Hippo. Il en abuse.

— C’est exactement ce que lui a dit le coroner. Que ces ossements traînaient dans le coin depuis trop longtemps.

Je me suis interrompue entre deux mastications, fâchée. Si ces ossements provenaient d’un être humain, il s’agissait alors de restes non identifiés, et donc le coroner était tenu de s’en occuper, cela faisait partie de ses fonctions. En revanche, ce n’était pas à lui, mais à un anthropologue judiciaire, de déterminer si la mort remontait à une date suffisamment récente pour présenter un intérêt médico-légal. J’ai attrapé un papier et un crayon.

— Il s’appelle comment, ce coroner ?

Hippo a tapoté sa veste, qui mérite une courte description. Taillée dans un tissu à carreaux orange et jaune sur fond rouille, et agrémentée d’un mouchoir en polyester jaune doré glissé dans la poche de poitrine, elle aurait fait fureur au fin fond de la Roumanie.

Ayant localisé son carnet à spirale, Hippo l’a feuilleté.

— Dr Yves Bradette. Vous voulez son numéro ?

J’ai dit oui, et l’ai noté.

— Gaston voudrait pas mettre quelqu’un dans la merde, a repris Hippo.

Je l’ai regardé d’un air torve.

— OK, OK, a-t-il fait en levant les deux paumes dans ma direction. Je vous demande seulement d’y aller mollo. Le stock se trouve au quartier général de la SQ à Rimouski.

Il a relevé les yeux de son calepin pour ajouter :

— District Bas-Saint-Laurent-Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine.

Information superflue. Typique d’Hippo.

— Je ne peux pas m’en occuper tout de suite.

— Ouais, ouais. Pas d’urgence*. Quand vous aurez le temps.

 

Lorsque le battant s’arrête, le corps a le choix entre trois solutions : se putréfier, se momifier ou se saponifier. Ces trois voies vers le néant sont toutes aussi moches à regarder.

Dans un environnement chaud et humide où foisonnent des prédateurs de tout poil bien décidés à se remplir la panse – bactéries, insectes, vertébrés ou invertébrés –, la putréfaction est au rendez-vous. Résultat : désintégration de la peau, décoloration, boursouflure, éruptions de gaz abdominaux, éclatement de l’abdomen, pourrissement des chairs et, tout au bout du chemin, désintégration du squelette.

Dans un environnement chaud et sec, en l’absence de petites bêtes, c’est la momification qui l’emporte. Les organes internes sont détruits par autolyse et activité bactérienne à l’intérieur des intestins. Les muscles et la peau se déshydratent et durcissent sous l’effet de l’évaporation.

Quant à la saponification, il semblerait, sans aucune certitude, qu’elle requière un environnement frais et la présence d’eau faiblement oxygénée – pourquoi pas venue du corps lui-même. Quoi qu’il en soit, la saponification se caractérise par une transformation des graisses et des acides gras en adipocire, communément désignée sous le nom de cire des tombes, qui rappelle le fromage par sa consistance et son odeur. De couleur blanche au départ, ce drôle de savon durcit parfois en prenant de l’âge.

Cela dit, la décomposition n’est pas un processus aussi simple que cela, car les voies A, B ou C, à savoir : putréfaction, momification ou saponification, ne surviennent pas toujours séparément. Elles peuvent se combiner de la façon la plus diversifiée.

Geneviève Doucet avait reposé dans un micro-environnement unique. Retenu prisonnier par les couvertures et par ses vêtements, l’air chaud que le ventilateur soufflait droit sur elle avait créé une sorte de minifour à convection tout autour de son corps, moyennant quoi Geneviève Doucet s’était momifiée. Voilà ! Voie B !

Si son crâne portait encore des cheveux, sa face n’avait plus de traits. Des tissus, il ne restait qu’un souvenir desséché à l’intérieur des orbites et sur les os du visage. Une carapace épaisse et dure recouvrait entièrement ses membres et son thorax.

La soulevant délicatement par les épaules, j’ai jeté un coup d’œil à son dos. Des muscles et des ligaments, durs comme du cuir, adhéraient encore à sa colonne vertébrale, à ses omoplates et à son pelvis. Mais les os étaient à nu à l’endroit où ils avaient été en contact avec le matelas.

J’ai pris une série de polaroïds avant d’aller me planter devant le négatoscope installé sur le mur d’en face.

Le squelette apparaissait en blanc parmi le gris des tissus et le noir de la radio. Je suis passée lentement d’un cliché à l’autre, les étudiant avec soin à tour de rôle.

LaManche avait raison. À première vue, on ne voyait aucun signe de violence. Pas de balles entières ou fragmentées et pas même la trace d’un passage sous forme d’incrustations ou de résidus métalliques. Sur les os, pas la moindre ligne droite ou en étoile susceptible de révéler une fêlure, une fracture ou un enfoncement. Les jointures n’étaient pas disloquées et l’on ne remarquait aucun corps étranger. Pour étudier à fond ce squelette, j’allais devoir le nettoyer.

Retour à la table d’autopsie et recherche de signes révélateurs de maladie, de blessure ou d’insectes. N’importe quoi qui puisse me fournir une idée plus précise de l’heure de la mort et de la façon dont elle s’était produite.

J’ai commencé par la tête pour aller jusqu’au bout des pieds. Rien du tout, comme sur les radios.

Examen interne, à présent. Compte tenu de la dureté de la peau et des muscles, pratiquer l’incision du ventre n’a pas été une sinécure. À peine le scalpel a-t-il réussi à le perforer qu’une puanteur a envahi la pièce.

Non sans mal, j’ai creusé un trou d’environ quinze centimètres carrés. Armée d’une petite lampe de poche, j’ai scruté à l’intérieur en retenant mon souffle.

Les organes étaient réduits à l’état de pâte sombre et visqueuse. Pas le plus petit asticot ni le moindre œuf de larve ou coquille de pupe.

Je me suis redressée. Ayant retiré mes lunettes, j’ai considéré la situation.

Observations : tissus externes déshydratés. Viscères désagrégés. Squelette mis à nu. Ni mouches ni insectes.

Déduction : la mort s’était produite à une saison de l’année où les insectes n’abondaient pas, et depuis assez longtemps pour que les tissus aient eu le temps de se désagréger. Autrement dit : l’hiver précédent.

En clair : Geneviève Doucet était morte depuis des mois lorsque sa mère était décédée.

Impossible d’être plus précis, étant donné l’état du corps. Date et heure du décès demeureraient inconnues.

Bienvenue dans la réalité, mordus des séries télé !

Je ne me suis pas attardée sur les déductions qui s’imposaient : Geneviève se desséchant dans son lit ; sa mère, Dorothée, l’y rejoignant des mois plus tard pendant que son mari, Théodore, orchestrait des batailles de sous-marins depuis sa console de jeux.

Après avoir donné des directives à la technicienne quant aux restes de Geneviève, je me suis lavé les mains et j’ai remonté au douzième étage.

 

Le vieil homme était dans son bureau. Il m’a écoutée avec un visage qui ne différait en rien de celui qu’il arbore tous les jours. Il savait ce qui attendait Théodore Doucet et, par voie de conséquence, Michelle Asselin.

Un silence étrange s’est établi lorsque je me suis tue. J’ai dit que j’étais désolée. Pas fort, comme condoléances, mais je suis nulle quand il s’agit d’exprimer ma compassion. On pourrait croire que le métier que je pratique a fait surgir chez moi un petit talent oratoire. Eh bien, ce n’est pas le cas.

LaManche s’est levé, les épaules affaissées. C’est dur, la vie. Que peut-on y faire ?

Retour dans mon labo. Le sac d’Hippo était toujours sur ma table. Avec un dernier beigne à l’intérieur. Rose. Berk !

Coup d’œil à la pendule : une heure quarante-six.

En chemin, mon regard a accroché la note avec les coordonnées du coroner qu’Hippo m’avait transmises. Je l’ai attrapée, et suis passée dans mon bureau, de l’autre côté du couloir.

Aucun miracle n’était venu faire disparaître la montagne de papiers entassés sur ma table. La corbeille à papier et les plantes n’étaient pas revenues toutes seules sur le plancher. Les tenues pour les scènes de crime n’avaient pas trouvé par enchantement la direction de l’armoire.

Je me suis laissée choir dans mon fauteuil. Au diable, le ménage ! J’ai composé le numéro d’Yves Bradette.

Sa messagerie a répondu. J’ai laissé mon nom et mon numéro de téléphone.

Mon estomac a gargouillé. Manifestement, les beignes n’étaient pas suffisants.

Déjeuner rapide d’une salade au poulet à la cafétéria du premier étage et retour dans mon bureau. La lampe rouge du téléphone clignotait. Bradette m’avait rappelée pendant mon absence.

J’ai recomposé son numéro à Rimouski. Cette fois, c’est lui qui a décroché.

— Que puis-je faire pour vous, Dr Brennan ?

Voix nasillarde, un peu geignarde.

— Je vous remercie de me rappeler si rapidement.

— C’est bien normal.

Je lui ai rapporté l’histoire d’Hippo, sans mentionner de nom.

— Puis-je vous demander comment vous avez été mise au courant de ces faits ?

Un vous* de politesse des plus formels.

— Ils m’ont été relatés par un officier de police.

Bradette n’a rien répondu. Le temps de se rappeler s’il avait reçu un rapport sur ces os ? D’inventer une excuse expliquant qu’il ne les ait pas placés sous séquestre ?

J’ai ajouté :

— Ça mérite que j’y jette un coup d’œil, me semble-t-il.

— Ils ont déjà fait l’objet d’une investigation.

Sa politesse avait cédé la place à un agacement manifeste. Ça ne m’a pas démontée.

— Et le squelette, l’objet d’un examen ?

— Succinct.

— C’est-à-dire ?

— Je me suis adressé au QG de la SQ. Ma conclusion est qu’il s’agit d’ossements anciens. Voire antiques.

— C’est tout ?

— À ma connaissance, ceux d’une jeune adolescente.

Du calme, Brennan.

— Je vois…, ai-je laissé tomber sur un ton polaire.

Rien ne m’énerve plus que d’entendre un coroner ou un pathologiste se prendre pour un anthropologue judiciaire sous prétexte qu’il a feuilleté un bouquin ou suivi un cours d’anatomie accéléré. Autant découper un thorax armé d’un manuel de chirurgie cardiaque ! Cela dit, il est rare qu’un individu non qualifié se risque à pratiquer ma profession. Néanmoins, quand cela se produit, je suis loin d’apprécier.

— Lorsque je l’ai interrogé sur ces os, a repris Bradette, l’officier de police a avoué les détenir depuis plusieurs années. Il a également précisé qu’ils provenaient du Nouveau-Brunswick, région qui n’est pas de mon ressort.

Évangéline Landry ! De la façon la plus inattendue, une synapse de mon cerveau s’était mise à clignoter.

Des mois, peut-être des années, s’étaient écoulés sans que j’aie une pensée pour elle.

Je ne sais jamais ce qui déclenche en moi son souvenir. La découverte au fond d’un tiroir d’une photo aux bords abîmés ? Des paroles prononcées sur un certain ton ? Une chanson ? Un vers tiré d’un poème ?

En l’occurrence, qu’est-ce qui avait fait tilt en moi ? L’accent chiac* d’Hippo ? Le fait qu’on découvre seulement maintenant une fille morte depuis des années ? La mention du Nouveau-Brunswick ? Toujours est-il que l’étincelle s’était produite.

Sans raison aucune, mes doigts se sont crispés sur le combiné du téléphone.