Chapitre 5
— Je veux que ces os soient placés sous séquestre et me soient expédiés immédiatement.
Ma voix aurait entaillé le marbre.
— En ma qualité de coroner, je considère que c’est une perte de…
— Demain.
Et le granit aussi bien.
— Je ne ferai rien sans une requête officielle émanant de votre directeur, Pierre LaManche.
— Votre numéro de fax, je vous prie.
Il me l’a donné.
— Vous aurez le formulaire dans l’heure qui suit.
Le papier dûment rempli, je suis partie à la recherche du patron pour qu’il le signe.
Il se trouvait dans son labo de pathologie, affublé d’un masque et d’un tablier en plastique noué dans le cou et dans le dos.
Je lui ai rapporté ce que je savais sur le squelette de Gaston. Je n’ai pas parlé du motif qui m’incitait à examiner de plus près ces restes d’adolescente retrouvés au Nouveau-Brunswick, à savoir : le souvenir d’Évangéline Landry, disparue de ma vie depuis près de quarante ans. Je ne croyais pas vraiment qu’ils puissent avoir un rapport avec mon amie d’enfance, même si, d’une certaine manière, je me sentais obligée de mettre un nom sur ce squelette du simple fait qu’il était originaire de la même région qu’elle.
Une sorte de poids m’oppressait au niveau de la poitrine.
— Le Nouveau-Brunswick ? a relevé LaManche.
— Actuellement, ces restes se trouvent au Québec.
— Peut-être proviennent-ils d’un ancien cimetière ?
— C’est possible.
— Vous allez être très occupée, ce mois-ci.
Le printemps et le début de l’été sont en effet la haute saison, dans notre métier. C’est le dégel, les rivières sont en crue. Randonneurs, campeurs, pique-niqueurs se donnent le mot pour découvrir quantité de cadavres plus ou moins décomposés. LaManche me le rappelait délicatement.
— Les ossements retrouvés sur le chantier de construction ne sont pas ceux d’êtres humains. Je vais me mettre à l’étude du cas du Dr Santangelo et ensuite j’examinerai votre victime du lac des Deux Montagnes.
Il a eu un hochement de tête contraint.
— De vieux ossements conservés comme souvenir.
— On ignore combien de temps s’est écoulé depuis la mort.
Comme il ne répondait pas, j’ai enchaîné :
— Je trouve cependant outrageante l’attitude du Dr Bradette vis-à-vis de ce squelette, car il s’agit bel et bien d’un abandon, et cela dans notre propre juridiction. Aucun être humain ne mérite d’être traité d’une façon aussi cavalière.
LaManche m’a regardée par-dessus son masque. Il a haussé les épaules.
— Si vous pensez avoir le temps…
— Je le trouverai.
J’ai posé le formulaire sur la table à côté de lui. Il a retiré son gant pour le signer.
Je l’ai remercié et j’ai foncé à la télécopie.
J’ai passé le reste de l’après-midi en compagnie de la victime de Santangelo, le vieux monsieur de quatre-vingt-treize ans mort dans un incendie. Il était connu pour fumer dans son lit avant de retirer son dentier pour la nuit et d’éteindre sa lampe. Combien de fois ses enfants et petits-enfants ne l’avaient-ils pas mis en garde ? Mais le pépé n’en faisait qu’à sa tête.
Désormais, il ne s’exposerait plus à leurs remontrances, car c’était bien lui qui reposait sur la table d’acier de la salle n° 4.
Son crâne consistait en plusieurs petits fragments calcinés réunis dans un sac en papier. La tête est un globe rigide, rempli de cervelle et de divers fluides. Sous l’effet de la chaleur, le contenu se dilate et augmente de volume, contrairement au contenant. Se produit alors une pression à l’intérieur de la boîte crânienne. Il faut bien que l’un ou l’autre cède.
Les restes présentaient toutes les caractéristiques d’un corps humain soumis à une extrême chaleur. Le torse était une masse noire amorphe, les avant-bras et les jambes étaient dressés sous l’effet de la contraction des muscles. Les parties inférieures des membres n’étaient plus que des morceaux de bois desséché. Les pieds et les mains avaient disparu.
Pas de doigts, donc pas d’empreintes digitales. Pas de dents, donc pas d’informations dentaires. Quant aux fausses mandibules, on aurait cru qu’elles avaient subi un tir de bazooka.
Un détail, quand même, me simplifiait la tâche. La victime présumée s’était fait poser une hanche artificielle en 1988.
Sur le négatoscope, les radios du grand-père remplaçaient maintenant celles de Geneviève Doucet. Sur celles prises de son vivant, on distinguait parfaitement la prothèse, en haut du fémur droit. Sur celles de la victime étendue sur ma table d’examen, la tache blanche en forme de champignon était placée exactement au même endroit.
J’ai pratiqué une incision le long de la face externe du pelvis et j’ai écarté les muscles et les tendons brûlés. Puis, à l’aide d’une scie spéciale, j’ai découpé l’os à environ un tiers de sa longueur à partir de la hanche.
Un nettoyage plus poussé a fait apparaître le numéro de série de la prothèse.
Comparaison avec celui inscrit dans le dossier orthopédique du vieux monsieur.
Bonjour*, grand-père !
J’ai pris une photo du spécimen prélevé et l’ai rangé dans un sachet numéroté avant de me lancer dans l’examen complet du squelette. Certes, la prothèse suffisait à prouver l’identité de la victime, mais les données anthropologiques fourniraient d’autres informations utiles.
Les fragments crâniens comportaient des arcades sourcilières et des mastoïdes marquées ; quant au muscle occipital, il était pourvu d’un attachement qui faisait bien la longueur de mes chaussures.
En conséquence, il s’agissait d’un homme. Je l’ai noté avant de passer au pelvis.
Os pubien court et costaud, angle sub-pubien en forme de V, passage étroit pour le nerf sciatique. Confirmation : sexe masculin.
J’étais en train de reporter mes observations quand un déclic m’a signalé que la porte donnant sur le couloir s’était ouverte et refermée.
J’ai relevé les yeux.
Un homme de haute taille se tenait dans l’antichambre. Cheveux couleur de sable, veste en tweed, pantalon brun et une chemise bleue exactement de la couleur de ses yeux. De marque Burberry. Je le savais, c’était moi qui l’avais offerte à ce monsieur.
Le temps est venu de mentionner le lieutenant-détective* Andrew Ryan, de la Section des crimes contre la personne, à la Sûreté du Québec.
Ryan s’occupe des homicides pour la police de la province. Moi, je travaille sur les cadavres pour le coroner de la même province. Pas besoin de se creuser la tête pour deviner comment nous nous sommes rencontrés. Pendant des années, je me suis efforcée de maintenir entre nous une distance professionnelle. Mais Ryan jouait selon des règles différentes, libertines. Connaissant sa réputation, je n’étais pas très chaude pour prendre mon tour dans la liste.
Puis, mon mariage a explosé. Ryan en a profité pour user de son charme légendaire. Et puis quoi, finalement ? Pourquoi me priver d’une rencontre agréable ?
Pendant un temps, les choses ont bien marché. Très bien même.
Et puis le destin s’en est mêlé, déguisé en obligation familiale. Un rejeton dont il ne soupçonnait pas l’existence a débarqué dans la vie de Ryan, une fille. De mon côté, Pete, mon ex, s’est fait tirer dessus par un taré, dans l’île de Palms, en Caroline du Sud. Le devoir ne m’a pas appelée, non. Il a tambouriné à ma porte en tenue de combat. Et les choses se sont compliquées.
Le fait que Pete frôle la mort a fait renaître en moi des sentiments que je croyais morts depuis longtemps, mais que Ryan a considérés comme encore extrêmement vivaces. Et il s’est retiré.
Le lieutenant-détective tenait-il toujours le premier rôle dans mon cœur ? Assurément. Mais le casting n’était pas définitivement bouclé. Il y avait foule dans la salle d’attente.
Je n’avais pas échangé un mot avec lui depuis qu’on s’était quittés le mois précédent.
Je l’ai salué de ce Hey ! typique du Sud, qui équivaut à salut ou bonjour*.
— Un incendie de voiture ? a demandé Ryan en désignant le cadavre.
— Une cigarette au lit.
— Encore une triste conséquence du laxisme ambiant.
Je l’ai regardé, perplexe.
— On ne prend plus la peine de lire les notices.
Mon regard s’est maintenu, interrogateur.
— C’est pourtant écrit en grosses lettres sur tous les paquets : fumer tue.
J’ai levé les yeux au ciel.
— Comment vas-tu ? a demandé Ryan sur un ton plus tendre.
Mais peut-être était-ce un effet de mon imagination.
— Très bien, et toi ?
— Très bien.
— Eh bien, c’est bien.
— C’est bien.
Un dialogue d’écoliers, pas d’anciens amants. Anciens ? Était-ce le bon mot ?
— Tu es arrivée quand ?
— Hier.
— Bon vol ?
— Atterrissage à l’heure.
— C’est mieux que d’être en avance et secoué comme un prunier.
— Ça, c’est sûr.
— Tu travailles tard.
J’ai jeté un coup d’œil à la pendule. Six heures et quart. Isolée comme je l’étais dans ma salle n° 4 à ventilation surpuissante, je n’avais pas entendu partir les techniciens d’autopsie.
— Oui, en effet.
Plutôt pesante, la conversation !
— Charlie va bien ? ai-je demandé.
— Toujours aussi débauché.
Cadeau de Noël de Ryan, Charlie est une perruche qui a passé les premières années de sa vie dans un bordel. Nous en avons la garde conjointe.
— Birdie se posait des questions à son sujet.
Moi, c’était sur la présence de Ryan, que je me posais des questions. Était-il là pour me voir ou pour parler du cas de LaManche, le cadavre retrouvé dans le lac des Deux Montagnes ? Il ne m’a pas laissée longtemps dans l’ignorance.
— As-tu eu le temps de jeter un œil à ma flotteuse ?
Je me suis efforcée du mieux que j’ai pu de cacher ma déception.
— Pas encore. C’est quoi, son histoire ?
— Un pêcheur qui taquinait le poisson du côté de l’île Bizard. Il croyait avoir attrapé la prise de sa vie. Il a déchanté. À l’heure qu’il est, il doit avoir mis son bateau en vente sur eBay.
— Je ne m’en suis pas encore occupée.
— C’est une femme. LaManche pense avoir repéré des marques suspectes autour de son cou. Il n’en est pas sûr, vu l’état du corps, gonflé et décoloré à souhait. Il n’y a pas de trace de coup de feu sur le corps ni sur les radios, et l’hyoïde n’est pas fracturé non plus. LaManche a demandé une analyse toxique.
— Marc Bergeron a examiné les dents ?
Bergeron : l’odontologiste en titre de notre labo.
Ryan a acquiescé d’un signe de la tête.
— J’ai comparé les données dentaires avec le fichier du CPIC. Néant. On aura peut-être plus de chances si tu arrives à pointer l’âge et la race.
— C’est la prochaine sur ma liste.
Ryan a marqué une hésitation d’un quart de seconde.
— On travaille sur plusieurs cas de mort et de disparition qui pourraient être liés.
— Combien en tout ?
— Trois disparus et deux morts. L’un identifié, l’autre pas.
— Tu penses à un tueur en série ?
— On n’exclut pas cette possibilité.
— Sur un laps de temps de combien ?
— D’une dizaine d’années.
— Des similitudes entre les victimes ?
— Toutes des femmes, entre quatorze et vingt ans.
La colère et la tristesse m’ont submergée, comme chaque fois. L’angoisse aussi, à l’idée qu’un prédateur ait élu le Québec comme terrain de jeux.
— Tu soupçonnes cette dame du lac des Deux Montagnes d’être la sixième victime ?
— Peut-être.
— Demain matin, première heure ?
— Parfait, merci.
Ryan a fait demi-tour. Arrivé à la porte, il s’est retourné.
— Comment va Pete ?
— Il se remet bien. Lili ?
— Ça va bien.
— Bien.
Et c’était reparti pour un tour !
— Je passerai prendre Charlie, ai-je dit.
— Ne te donne pas ce mal. Je te l’apporterai.
— Tu n’es pas obligé, tu sais.
— Servir et protéger ! a répliqué Ryan en esquissant un salut militaire. Je t’appellerai.
— Merci, Ryan.
Le nonagénaire remballé et rapporté sur une civière jusque dans son casier, j’ai nettoyé la salle et suis rentrée chez moi. Birdie m’a accueillie à la porte.
Tout en me changeant pour passer un short, je lui ai annoncé que Charlie reviendrait bientôt. Il en a été ravi. Ou ennuyé. Avec les chats, c’est difficile de savoir.
Après le dîner, j’ai regardé en sa compagnie une rediffusion des Soprano, la séquence où Adriana se fait tabasser. Toutes les deux minutes, je décrochais le téléphone pour vérifier la tonalité et je le balançais aussi sec sur le divan.
Ryan n’a pas appelé ce soir-là. Il ne s’est pas non plus pointé à ma porte.
À onze heures du soir, je me suis couchée avec mon chat. Le sommeil m’a fuie longtemps. À force de repasser dans ma tête ma conversation avec Ryan, j’ai fini par comprendre ce qui me chiffonnait : en fait, il n’avait quasiment pas souri ni lancé de blagues. Ce qui ne lui ressemblait pas.
Ne joue pas les adolescentes angoissées, me suis-je dit. Ryan est occupé. Il s’inquiète à propos de sa fille. À propos d’un tueur en série. À propos du bouchon de cérumen qui le rend sourd d’une oreille. À propos de la tache de moutarde sur sa cravate toute neuve.
Je n’en croyais pas un mot.