Chapitre 17
La mémoire est capricieuse, parfois fidèle, parfois trompeuse. Elle protège, nie, tente ou simplement fait erreur.
Dans le cas présent, elle ne me leurrait pas et ne me cachait rien.
Je n’avais aperçu que la moitié du visage de cette femme, mais ses yeux sombres de gitane, sa lèvre supérieure renflée et cette tache brune sur sa joue, une tache en forme de grenouille qui saute, m’ont coupé le souffle. Comme un coup de poing à l’estomac.
Rousse-grenouille ! Rousse-grenouille ! Obéline riant aux éclats aux moqueries d’Évangéline sur ses taches de rousseur.
Sa mâchoire était plus lourde, sa peau terriblement marquée, mais la dame devant moi était bien l’Obéline que j’avais connue à Pawleys Island.
Les larmes me sont montées aux yeux.
Je la revoyais, frétillant sur ses petites jambes et nous suppliant de l’accepter dans nos jeux. Évangéline et moi nous lui lisions des histoires, nous l’affublions de tutus à sequins, nous lui construisions des châteaux de sable sur la plage. Mais la plupart du temps, nous la chassions.
Je lui ai adressé un sourire forcé.
— Vous nous avez bien manqué toutes les deux, à Harry et à moi.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous parler.
— Pourquoi ?
— Je voudrais comprendre pourquoi vous êtes parties si soudainement. Pourquoi Évangéline n’a jamais répondu à mes lettres.
— Comment avez-vous découvert mon adresse ?
Elle n’avait qu’un filet de voix, une façon de reprendre son souffle et de déglutir très contrôlée. Peut-être avait-elle dû réapprendre à parler après l’incendie.
— Vous travaillez pour la police ?
— Pour le coroner à Montréal.
— C’est lui qui vous a envoyée me chercher ?
— C’est une longue histoire. J’aimerais bien vous la raconter.
Obéline s’est mise à tournicoter le tissu autour de son cou. Elle avait la peau des doigts grumeleuse et blanche comme de la cire, ou plutôt comme du gruau congelé au fond d’un pot.
— Le cauchemar est devenu réalité.
— Pardon ?
Elle avait un accent chiai* si prononcé que je ne comprenais qu’un mot sur trois.
Elle a ignoré ma question.
— Harry est ici ?
— À la porte d’entrée.
Son regard s’est porté bien au-delà de moi pour se poser, m’a-t-il semblé, sur une époque enfuie depuis longtemps.
— Va la rejoindre, je vais vous ouvrir.
Obéline a probablement fait jouer une bonne centaine de verrous et de serrures avant de nous laisser entrer dans un vestibule qui donnait sur un corridor immense, au cœur de la maison. Les vitraux diffusaient la lumière au lieu de la laisser pénétrer, et prêtaient à ces lieux déserts un caractère éphémère.
Plus loin, sous un lustre faux Louis quelque chose, démarrait un escalier richement sculpté. La pièce était meublée de bancs peints à hauts dossiers sculptés et d’autres objets provenant de la côte nord-ouest du Pacifique.
Par endroits, le papier peint fleuri rose et vert était marqué de rectangles aux tons plus vifs là où des tableaux avaient été retirés. Un immense tapis persan recouvrait le plancher, un Sarouk Farahan qui devait valoir plus cher que mon appartement.
À présent, Obéline portait son foulard croisé sous le menton et noué sur la nuque. De près, la raison en était évidente. Elle avait le côté droit du visage affreusement meurtri, la paupière qui tombait et la peau de la joue qui ressemblait à du marbre cloqué.
Malgré moi, mes yeux ont rompu le contact avec les siens. Je me suis demandé quels auraient été mes sentiments si j’avais été à sa place, elle, la femme blessée, face à une amie qui débarquait à l’improviste après une aussi longue absence.
Au bonjour* maladroit d’Obéline, Harry a répondu par un hawdy, tout aussi gêné. Elles ne se sont pas tendu la main. Ma sœur, je le savais, éprouvait la même tristesse et la même pitié que moi.
Obéline nous a indiqué par un geste de la suivre. Harry lui a emboîté le pas, tournant la tête comme une girouette. J’ai suivi.
Des pièces distribuées à droite et à gauche du grand corridor étaient fermées par de lourdes et hautes portes. Derrière l’escalier, d’autres pièces ou garde-robes, dont les portes de dimensions plus normales étaient toutes surmontées d’un crucifix.
À l’évidence, l’architecte n’avait pas reçu l’ordre impératif de laisser entrer mère Nature dans la maison. Le petit salon où nous avons été conduites était encore plus sombre que je m’y attendais, car toutes les fenêtres avaient leurs volets clos, et la moindre source de clarté était bouchée. Seules deux lampes en bronze posées sur la table éclairaient les lieux avec le minimum de watts.
— S’il vous plaît*.
Elle a désigné de la main une causeuse de velours or.
Je me suis assise, Harry aussi. Obéline a pris place dans une berceuse, à l’autre bout de la pièce. Elle a tiré sur ses manches pour recouvrir ses poignets et posé ses mains sur ses genoux, l’une recouvrant l’autre.
— Harry et Tempe…
Cela m’a fait tout drôle d’entendre nos prénoms prononcés avec cet étrange accent chiac.
— Tu as une jolie maison, ai-je commencé en me réfugiant dans les lieux communs. Les totems, dehors, sont carrément étonnants. Est-ce que je me trompe ou est-ce qu’autrefois le pavillon était un sauna ?
— Mon beau-père avait un employé qui avait une passion pour l’art primitif. Il a vécu longtemps dans cette maison.
— C’est un bâtiment plutôt inhabituel.
— Cet homme était… inhabituel, lui aussi…
Elle avait marqué une pause, cherchant manifestement la meilleure façon d’exprimer sa pensée.
— J’ai remarqué les bancs sculptés, dans l’entrée. Tu as conservé plusieurs pièces de sa collection ?
— Quelques-unes. Mon mari l’a renvoyé à la mort de son père. La séparation ne s’est pas faite à l’amiable.
— Oui, je comprends, ce genre de situation n’est jamais facile.
— Nous ne pouvions pas faire autrement.
À côté de moi, Harry s’est éclairci la gorge. J’ai repris de ma voix la plus douce :
— Je suis désolée que ton mariage se soit si mal passé.
— Vous êtes au courant ?
— En partie, oui.
— J’avais seize ans, j’étais pauvre, je n’avais pas le choix.
Elle s’est interrompue pour chasser une miette de sa jupe à l’aide de sa main valide.
— David me trouvait belle. Le mariage était une issue. C’était il y a si longtemps…
Tant pis pour les amabilités. Il fallait que je sache.
— Où êtes-vous allées, Évangéline et toi, Obéline ?
Elle a compris ma question.
— Ici, bien sûr.
— Vous n’êtes jamais revenues à Pawleys Island ?
— Maman est tombée malade.
— Brutalement ?
— Elle avait besoin de soins.
Cette réponse ne voulait rien dire. De quelle maladie s’agissait-il ? Je n’ai pas posé la question.
— Vous êtes parties sans même un au revoir. Tante Euphémie et oncle Fidèle ont refusé de nous dire quoi que ce soit. Ta sœur n’a jamais répondu à mes lettres. Un grand nombre me sont revenues sans avoir été décachetées.
— Évangéline est allée vivre avec grand-père* Landry.
— Elle n’a pas fait suivre son courrier ?
— C’était au fin fond de la campagne. Tu sais comment marche la poste.
— Pourquoi est-elle partie ?
— Quand maman est morte, la famille de mon père a tout pris sous son contrôle.
Sa voix me paraissait curieusement dure. Peut-être avait-elle dû réapprendre à parler après son accident.
— Vos parents se sont remis ensemble ?
— Non.
La pause a duré, emplie du seul tic-tac de la pendule.
Finalement, Obéline l’a rompue.
— Je peux vous offrir quelque chose à boire ?
— Volontiers.
Elle a disparu par la porte par laquelle nous étions entrées.
Harry en a profité pour me demander, agacée :
— Tu ne peux pas au moins faire l’effort de parler anglais ?
— Je veux qu’elle se sente à l’aise.
— Tu as mentionné Pawleys Island. Quoi de neuf sur le sujet ?
— On les a renvoyées ici parce que Laurette était malade.
— De quoi ?
— Elle ne l’a pas dit.
— C’est tout ?
— En gros, oui.
Harry a levé les yeux au ciel.
J’ai examiné la pièce. Les murs croulaient sous les natures mortes et les paysages, tous aux couleurs criardes et aux proportions ratées. Œuvres d’un peintre amateur, sans aucun doute. Des milliers d’objets encombraient les étagères des bibliothèques, renforçant l’impression d’enfermement : des oiseaux en verre ; des globes avec de la neige ; des capteurs de rêve ; de la porcelaine et des bougies ; des boîtes à musique ; des statues de la sainte Vierge et de ses sous-fifres : André, François, Pierre ? Un buste de femme peint. Elle, je l’ai reconnue : c’était Néfertiti.
Obéline est revenue avec des Sprite, l’air toujours aussi indéchiffrable. Elle en a tendu un à Harry sans chercher à croiser son regard. Même chose pour moi. S’étant rassise, elle s’est concentrée sur sa canette, essuyant du pouce la condensation.
Cette fois encore, j’ai foncé dans le tas.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Évangéline ?
Ses va-et-vient du pouce se sont interrompus. Elle a levé ses yeux bigleux sur moi.
— Mais c’est ce que vous êtes venues m’annoncer, non ?
— Que veux-tu dire ?
— Vous êtes venues m’annoncer qu’on a retrouvé l’endroit où ma sœur a été enterrée.
J’ai senti mon cœur bondir dans ma poitrine.
— Évangéline est morte ?
Incapable de suivre la conversation qui se déroulait en français, Harry s’était plongée dans la lecture des titres des livres. En m’entendant changer de ton, elle a tourné la tête.
Obéline s’est passé la langue sur les lèvres, sans lâcher un mot.
— Quand est-elle morte ? ai-je insisté, presque incapable de former les mots.
— En 1972.
Deux ans après son départ en catastrophe de Pawleys Island. Seigneur Dieu.
J’ai revu le squelette dans mon labo, sa face à moitié désagrégée, ses doigts et ses orteils abîmés.
— Évangéline était malade ?
— Bien sûr que non ! Ce sont des bêtises. Elle n’avait que seize ans.
Réponse trop rapide. Mais peut-être étais-je paranoïaque ?
— Je t’en prie, Obéline, dis-moi ce qui s’est passé.
— Est-ce que ça a vraiment de l’importance ?
— Pour moi, oui !
Elle a posé délicatement sa canette sur une table basse. À rajusté son châle. Lissé sa jupe. Posé ses mains sur ses genoux. Les a regardées.
— Maman était clouée au lit. Grand-père* ne pouvait pas travailler. C’était à Évangéline de ramener de l’argent à la maison.
— Mais ce n’était qu’une enfant ! me suis-je exclamée malgré moi, n’étant pas très douée pour cacher mes sentiments.
— Les choses étaient différentes, en ce temps-là.
Sa phrase est restée suspendue dans les airs.
Tic-tac, tic-tac…
Je n’avais plus les forces de demander à Obéline de poursuivre.
Elle l’a fait d’elle-même.
— Au début, quand on nous a séparées, je n’ai plus voulu vivre.
— Séparées ?
— Maman et ma sœur sont parties vivre chez grand-père. Moi, j’ai été envoyée chez des cousins Landry. Même si je ne voyais pas Évangéline très souvent, je savais ce qui se passait. Le matin et le soir, elle s’occupait de maman. Pendant la journée, elle travaillait comme domestique. Une partie de sa paye couvrait mes frais d’entretien.
— De quoi souffrait ta mère ?
— Je ne sais pas. J’étais trop petite.
Réponse un peu trop rapide, encore une fois.
— Et ton père, où était-il ?
— Si jamais je le rencontre un jour, je lui poserai la question, tu peux me croire. Mais pour ça, il faudra que je passe dans l’autre monde.
— Il est mort ?
Elle a acquiescé.
— Oui. Évangéline n’a pas eu la vie facile. Je l’aurais bien aidée, mais j’étais si petite ! Que pouvais-je faire ?
— Vous n’alliez pas à l’école, ni l’une ni l’autre ?
— J’y suis allée pendant quelques années. Évangéline savait déjà lire et connaissait les bases du calcul.
Mon amie qui aimait tant la lecture, qui rêvait de devenir poète ! Je n’ai pas osé faire de commentaires. D’ailleurs, Obéline enchaînait déjà :
— Quatre mois plus tard, c’était au tour de grand-père.
Elle s’est interrompue. Pour se ressaisir ? Pour prendre le temps de fouiller ses souvenirs ? Pour faire le tri entre ce qu’elle pouvait dire et ce qu’il valait mieux taire ?
— Deux jours après l’enterrement de grand-père, on m’a emmenée chez lui. On avait livré des boîtes vides et je devais tout mettre dedans. J’étais en train de ranger la chambre du haut quand j’ai entendu des hurlements. Je suis descendue en cachette à la cuisine et j’ai tendu l’oreille. Évangéline discutait avec un homme. Je n’entendais pas ce qu’ils se disaient, mais le ton de leurs voix m’a effrayée et je suis remontée à toute vitesse au premier. Des heures plus tard, au moment de partir, j’ai jeté un coup d’œil dans la cuisine. (Elle a dégluti.) Il y avait du sang partout, sur le mur, encore plus sur la table, et des chiffons pleins de sang dans l’évier.
Doux Jésus.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Rien. Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’étais terrifiée. J’ai gardé ça pour moi.
— Qui c’était, cet homme ?
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Évangéline ?
— Je ne l’ai plus jamais revue.
— Comment t’a-t-on expliqué son absence ?
— On m’a dit qu’elle s’était enfuie. Je n’ai pas posé de questions sur le sang dans la cuisine. Je n’ai pas demandé non plus si elle était blessée. Je suis rentrée avec les Landry.
Tic-tac, tic-tac.
— J’avais huit ans, a-t-elle ajouté d’une voix qui tremblait maintenant. À l’époque, les refuges pour enfants maltraités n’existaient pas. Vers qui pouvait-on se tourner ?
— Je comprends.
— Vraiment ? Comment peux-tu savoir ce que c’est que de vivre avec un secret pareil ?
Les larmes ont jailli de ses yeux. Elle a sorti un mouchoir en papier de sa poche et s’est tamponné les joues avant de se moucher. Et elle a ensuite posé le mouchoir sur la table.
D’autres images se sont imposées à moi : Évangéline lisant à la lumière de ma lampe de poche de jeannette ; Évangéline étalant du beurre d’arachide sur des craquelins ; Évangéline prenant sa serviette de plage pour une cape et s’élançant pour sauver son amoureux. Kevin. Papa. La fille d’Hippo, morte depuis si longtemps et maintenant étendue sur la table d’examen de mon labo.
Je suis allée m’accroupir auprès d’Obéline et j’ai posé mes mains sur ses genoux. Ses jambes tremblaient. Une légère odeur de muguet émanait d’elle.
— Si, je comprends, ai-je murmuré. C’est vrai.
Ses yeux refusaient toujours de croiser les miens. J’ai baissé le regard par discrétion, pour ne pas l’obliger à me montrer son visage ravagé. Nous sommes restées assises un moment dans cette position, la tête inclinée, image même du chagrin.
En voyant les larmes tacher sa jupe de petits ronds plus sombres, je me suis interrogée. Devais-je lui parler des ossements dans mon labo ? La fille d’Hippo avait-elle seize ans ? Me serais-je trompée dans mon estimation de son âge ?
La femme qui était devant moi avait perdu sa mère, sa sœur et son grand-père presque simultanément. Son père l’avait abandonnée. Son mari l’avait battue, puis avait mis le feu à sa maison. En évoquant ce squelette, je risquais de faire naître en elle des espoirs qui seraient déçus.
Non, inutile d’ajouter à sa peine tant que je n’étais pas sûre de mon fait. Et dorénavant, c’était chose possible.
— Je suis très fatiguée.
Obéline a sorti un autre mouchoir en papier de sa poche et s’est tamponné les paupières du bas.
— Je vais t’aider à regagner ton lit.
— Non. Le pavillon, s’il te plaît.
— Bien sûr.
— Je peux aller aux toilettes ? a demandé Harry en se levant.
J’ai traduit.
— Traverse la cuisine et ensuite la chambre, a répondu Obéline sans relever la tête.
J’ai traduit encore et désigné du menton la canette d’Obéline. Harry a hoché la tête. Message reçu.
Entourant sa taille de mon bras, j’ai aidé Obéline à se remettre sur ses pieds. Elle s’est laissé conduire, à demi portée, jusqu’à la terrasse puis, de là, au jardin. Arrivée au pavillon, elle s’est écartée et m’a dit au revoir.
Je me retournais pour partir quand une idée m’a soudain traversé l’esprit.
— Je peux te demander encore quelque chose ? Obéline a acquiescé d’un geste craintif.
— Tu m’as dit qu’Évangéline travaillait comme domestique. Est-ce que tu sais où ?
Sa réponse m’a ébahie.