Chapitre 13
L’ouverture nasale avait la forme d’un cœur à l’envers, étroite en haut et renflée en bas. Rien ne saillait de la fossette située en bas sur le bord de ce cœur renversé.
Bien. Je ne m’étais pas trompée en pensant que la fille d’Hippo avait une large ouverture du nez et une arête nasale réduite. Le pont du nez, quant à lui, était étroit, et les deux os qui le formaient remontaient en pointe au milieu. À présent que le pourtour de l’orifice m’était bien visible, je lui trouvais un aspect spongieux, signe d’une résorption de la maxille.
D’après la forme de son nez, impossible de dire si cette fille était indienne ou africaine. La maladie en avait raboté la pointe et modifié la forme générale.
Mais quelle maladie ? Des lésions aux mains, aux pieds, aux orbites et au nez. N’avais-je rien oublié, sur ce crâne ?
Je l’ai examiné de fond en comble, intérieur et extérieur.
La voûte était normale. Même chose pour la base. Ce qui restait du palais était intact. Malheureusement, impossible d’observer le prémaxillaire ou la plus grande partie du palais, car ils manquaient, de même que les incisives.
J’ai revérifié la partie de squelette adjacente au crâne sans rien y remarquer de nouveau.
Mains, pieds, orbites, nez… Quelle maladie pouvait toucher des os aussi éloignés les uns des autres ? La syphilis ? Le lupus ? La thalassémie ? La maladie de Gaucher ? L’ostéomyélite ? L’arthrite rhumatoïde ou septique ? Un parasite du sang ? Des infections cutanées à proximité des endroits incriminés ?
Diagnostiquer le mal exigerait des recherches approfondies. Et avec tant d’os manquants ou endommagés, le succès était loin d’être assuré.
J’étais en train d’attraper sur l’étagère l’Orthopaedic Phatology de Bullough quand Hippo a passé la porte. Il arborait une chemise à palmiers rouges festonnés de bananes et un pantalon gris. Quant à son chapeau, il aurait fait la fierté d’un seigneur de la drogue.
Malgré ce joyeux costume, le policier ne respirait pas la gaieté. Ses poches sous les yeux étaient plus marquées que d’habitude, et il fronçait les sourcils.
Il a pris un siège de l’autre côté de la table. Il sentait le bacon et le vieux déodorant.
— Tenue de week-end ? lui ai-je lancé en souriant.
Son visage ne s’est pas égayé.
— J’ai retrouvé la petite sœur.
Dans la seconde, il a obtenu toute mon attention.
— Où ça ?
— Je veux d’abord que vous m’écoutiez jusqu’au bout.
Je me suis installée confortablement, excitée et anxieuse à la fois.
— J’ai fait des recherches sur le mari.
— David Bastarache ?
— Bâtard, ça lui irait mieux. Par son mariage, la petite sœur de votre copine est entrée dans une famille de bootleggers et de passeurs.
— Vous rigolez ?
— Dans les années 1920, le grand-père de David, Siméon, s’est amassé un beau petit butin grâce au commerce du rhum. Il l’a investi dans l’immobilier : des bars à Tracadie et Lamèque, une maison de rapport à Caraquet. Son fils, Hilaire, le père de David, a fait fructifier l’héritage. Il a transformé certaines des propriétés de son père en caches pour alcool et autres produits importés illégalement.
— Attendez. Vous parlez des rumrunners, ces «marins d’eau-de-vie » ?
— Vous vous rappelez cette illustre période de l’histoire américaine née du dix-huitième amendement et du Volstead Act ?
— La prohibition.
— Oui, de 1920 à 1933, quand les républicains et les partis favorables à la prohibition se sont unis au mouvement pour la tempérance… C’est de là que vous tirez votre nom ? a demandé Hippo avec un demi-sourire.
— Non.
— Mais vous êtes accro au Pepsi, pas vrai ?
— Coke Diète. Revenons-en à Bastarache.
— Comme vous vous en souvenez certainement grâce à vos cours d’histoire, un grand nombre d’Américains n’ont pas suivi les politiciens et autres agités de la Bible qui prônaient la manière forte. Vous avez entendu parler de Saint-Pierre-et-Miquelon ?
J’ai hoché la tête.
Ce petit archipel au sud de Terre-Neuve est le dernier vestige d’une ancienne colonie appelée Nouvelle-France. Sous contrôle français presque sans interruption depuis 1763, il a bénéficié d’une réforme constitutionnelle en 2003 et, de collectivité territoriale, est devenu collectivité d’outremer au même titre que la Guadeloupe et la Martinique, la Guyane, et la Réunion. Avec ses timbres postaux particuliers, son drapeau, son blason et ses six mille trois cents âmes farouchement francophiles, Saint-Pierre-et-Miquelon est le plus français des bastions français de toute l’Amérique du Nord.
— Les Américains voulaient continuer à siroter leurs cocktails, et les Français n’en avaient rien à foutre de la prohibition. Dans les années 1920, Saint-Pierre-et-Miquelon a connu son heure de gloire. L’endroit croulait sous les caisses d’alcool, et je ne parle pas seulement du whisky canadien. Champagne de France, rhum de la Jamaïque, gin de Grande-Bretagne, le tout en énorme quantité. Il fallait bien que quelqu’un se charge de distribuer tout ça. Ça a fait la fortune d’un grand nombre de petits villages de la côte atlantique du Canada.
Prenant mon impatience pour de la désapprobation, Hippo a jugé bon d’expliquer :
— On gagnait bien plus à transporter un unique chargement d’alcool qu’à se geler le cul à bord d’un bateau de pêche. Qu’est-ce que vous auriez fait, à leur place ? Anyway, que ça soit bien ou mal, l’alcool est descendu le long de la côte Est jusqu’à la Rum Row.
Hippo s’est interrompu pour me regarder d’un air interrogateur. Je lui ai fait signe de continuer. La Rum Row, je connaissais. C’était le nom donné à la flottille de bateaux ancrés à trois miles des côtes américaines pour attendre l’arrivée d’entrepreneurs tels qu’Ai Capone et Bill McCoy.
— Vous connaissez la suite. Le vingt et unième amendement a mis un terme à la prohibition, et Oncle Sam s’est rattrapé en imposant des taxes prohibitives sur l’alcool. Alors la contrebande a continué. Finalement, les États-Unis et le Canada se sont unis pour déclarer la guerre aux rum-runners de l’Atlantique. Vous avez déjà entendu la chanson de Lennie Gallant qui s’appelle Nellie J. Banks ?
— Peut-être, chez Hurley’s.
— Le Nellie J. Banks, c’était le bateau le plus célèbre de tous ceux qui faisaient le trafic de rhum à l’île-du-Prince-Édouard. C’est aussi celui qui a duré le plus longtemps. Il a été arraisonné en 1938. Cette ballade en raconte l’histoire.
Le regard d’Hippo a dévié sur un point situé au-dessus de mon épaule. J’ai eu la terreur de ma vie : j’ai cru qu’il allait chanter. Dieu soit loué, il s’est remis à parler.
— Encore aujourd’hui, la GRC et les douanes ne se tournent pas les pouces. Mais c’est pas comme dans le bon vieux temps. Ils traquent surtout la drogue et les clandestins le long de la côte.
— Vous en savez, des choses !
Hippo a haussé les épaules.
— J’ai lu pas mal de bouquins là-dessus. La contrebande du rhum me passionne.
— Et le mari d’Obéline est mêlé à tout ça ?
— J’y arrive. Son père, Hilaire Bastarache, n’était que le numéro deux. Après la Deuxième Guerre mondiale, soucieux d’élargir son affaire et d’accroître ses bénéfices, il a ajouté une nouvelle branche.
— Toujours dans la contrebande ?
Hippo a secoué la tête.
— Non, dans la chair fraîche. Bars de danseuses nues, bordels, salons de massage. Très payant. David, le troisième de la lignée, est un drôle d’oiseau : un mélange de Howard Hughes et de milicien urbain. Ne fraye avec personne. Déteste tout ce qui touche de près ou de loin au gouvernement ou à l’administration. Écoles, armée, services de santé. Il n’a pas de carte d’assurance maladie, n’a jamais reçu de prestations de chômage, n’a jamais voté. Le jour où il a été renversé par un camion, il a refusé d’être conduit à l’hôpital. Et bien sûr, il déteste la police.
— Je comprends qu’on s’en méfie quand on fricote du mauvais côté de la loi. Mais pourquoi pousser la paranoïa à ce point ?
— La faute au papa, en partie. David n’est jamais allé à l’école. Il a été tenu serré pendant longtemps. Hilaire Bastarache n’était pas du genre grégaire, mais ça n’explique pas tout. En fait, à l’âge de dix ans, le petit David a vu sa mère se faire descendre sous ses yeux au cours d’une arrestation qui a mal tourné, dans un établissement de son père.
— Elle était armée ?
Hippo a secoué la tête.
— Non. Elle se trouvait juste au mauvais endroit au mauvais moment. Un peu comme Ruby Ridge.
Hippo faisait allusion à un accident survenu en 1992 en Idaho, quand la police avait encerclé une cabane et qu’un tireur d’élite du FBI avait tué une femme et le bébé de dix mois qu’elle tenait dans ses bras.
— Malgré ses problèmes personnels, le Bastarache actuel se débrouille en affaires. Il se fait aider par une multitude d’hommes de main bien musclés. Il y a quelques années de cela, l’immeuble du grand-père, à Caraquet, a été fouillé. Il servait de bordel. David Bastarache n’en avait pas la moindre idée. Il pensait qu’il louait des chambres à des jeunes femmes de bonne famille. Le tribunal lui a donné raison et c’est une pute du nom d’Estelle Faget qui a écopé à sa place.
Hippo a conclu sa phrase d’un petit ricanement empreint de dérision.
— Il possède un club de strip-tease à Moncton, Le Chat rouge, près de la route 106. Il y a installé ses pénates en 2001.
Mais si mes renseignements sont bons, il passe la plus grande partie de son temps à Québec, où il a un bar, Le Passage noir.
— Pourquoi a-t-il déménagé ?
— Il s’est fait pincer pour détournement de mineure. La petite, une strip-teaseuse, n’avait que seize ans. Il a considéré qu’il valait mieux s’éloigner de Tracadie.
— Christ, ai-je lâché sur un ton dégoûté.
Hippo a sorti un papier de sa poche et l’a posé sur la table. Quand j’ai voulu le prendre, il l’a recouvert de sa main. Et il a repris, ses yeux plantés dans les miens :
— D’après mes sources, les gros bras de Bastarache ne sont pas des enfants de chœur.
— Un homme, un vrai, ai-je ironisé. Qui trompe sa femme avec une fille qui en est encore à faire des bulles avec sa gomme à mâcher.
— Laissez-moi vous raconter une histoire. En 97, un gars du nom de Thibault a vendu un char à Bastarache. Celui-ci s’est plaint que le vilebrequin déconnait. Le gars l’a envoyé promener. Trois jours plus tard, son corps était retrouvé sous le pont n° 15 de la rivière Little Tracadie. Il avait un vilebrequin enfoncé dans les côtes.
— Bastarache a été condamné ?
— Aucune preuve ne le reliait à cette affaire et personne n’a parlé.
— C’était peut-être une coïncidence.
— Ouais. Et moi, j’ai été sollicité pour être quart-arrière chez les Alouettes ! Ce que je veux dire, c’est que Bastarache est cinglé, mauvais, et à la tête d’une bande de brutes. Mélange explosif.
Je ne pouvais que me rendre à ses vues.
Mais pourquoi Obéline avait-elle épousé un type pareil ? Et pourquoi, lui, l’avait-il choisie ? Qu’était-il arrivé à la petite fille que j’avais connue à Pawleys Island ?
Hippo a baissé les yeux sur son papier et s’est mis à le faire tournoyer en poussant sur les coins.
— J’ai une autre histoire.
J’ai voulu l’interrompre. Il m’en a empêchée.
— Ça concerne votre copine.
Son ton de voix m’a donné le frisson.
— Un scénario pas très original. Une bagarre. Le mari dispense généreusement les coups. Appel anonyme à la police. La femme refuse de porter plainte. Finalement, le mari lui casse le bras. Elle est dans le plâtre…
— Obéline ?
Hippo a fait oui de la tête.
— On ne sait pas bien comment elle l’a viré, finalement. Peut-être en le menaçant de porter plainte, cette fois. Deux semaines plus tard, la maison est ravagée par un incendie.
J’ai dégluti.
— Brûlée au troisième degré sur vingt pour cent du corps. Elle a passé du temps en réadaptation et en est sortie sacrément amochée.
Une image s’est imposée à moi, celle d’une bambine de quatre ans aux cheveux châtains, courant après les mouettes sur une plage de Caroline du Sud.
Chez les mammifères, à la surface du cerveau, juste en dessous du cortex, se trouve un petit réseau de neurones, appelé rhinencéphale, qui intervient dans l’expression de nos émotions : colère, peur, passion, amour, haine, joie, tristesse.
Le courant qui s’est établi en moi à ce niveau a produit dans ma boîte crânienne une chaleur intense. Pourtant, je n’ai pas laissé voir ma colère. C’est comme ça que je suis. Quand ce circuit s’embrase et qu’une véritable fureur m’envahit, je ne crie pas, je n’extériorise pas. Au contraire*. Je deviens d’un calme implacable.
— Un incendie criminel ? ai-je demandé sur un ton monocorde.
— D’après la police, oui.
— Bastarache ?
— C’est ce que tout le monde a pensé. Mais impossible de le coincer. Manque de preuve, et tout le monde se taisait. Ses gros bras avaient foutu une trouille monstre à tout le patelin.
J’ai tendu la main vers le papier.
Hippo le gardait serré entre ses doigts.
— Je sais que vous aimez bien agir comme vous l’entendez, doc. Mais je vous demande de rester à l’écart de ce salaud.
D’un geste des doigts, je lui ai signifié de me remettre le papier. De mauvais gré, Hippo l’a fait glisser vers moi sur la table.
Je l’ai défroissé pour être en mesure de lire le numéro et l’adresse.
Le paysage autour de moi a cessé d’exister : les néons qui bourdonnaient, le squelette, la chemise d’Hippo. Je me trouvais maintenant dans la véranda d’une maison des basses-terres, par une nuit d’été. Étendue sur le dos, les bras derrière la tête et les genoux repliés, je fredonnais l’air qui passait à la radio, Ode to Billie Joe. À côté de moi, il y avait Évangéline.
Les choses étaient-elles réellement aussi simples que ça ? Suffisait-il que je compose ce numéro pour entendre la voix d’Obéline ? Pour qu’en un instant soit élucidé le mystère qui me tourmentait depuis des années ? Pour qu’Obéline me conduise à sa sœur ?
— Ça va ? a lancé Hippo.
J’ai fait signe que oui, sans vraiment comprendre sa question.
— Faut que j’y aille. Ryan m’attend en bas.
J’ai entendu le bruit qu’il faisait pour se remettre debout, puis le déclic de la porte du labo qui s’ouvrait et se refermait.
Mon regard a dévié vers les os.
Peut-être que ce serait l’inverse… Peut-être que ce serait moi qui fournirais des réponses à des questions que se posait Obéline ?
Des secondes, peut-être des époques, en tout cas plus tard, la porte s’est rouverte. J’ai relevé les yeux.
— Tu laisses tomber les dessins animés du samedi matin ?
— Hey.
— Hippo vient de me dire que tu étais là.
À voir le regard inquiet de Ryan, Hippo devait lui avoir mentionné plus que ma présence.
— Un confrère solide, ai-je constaté en m’efforçant de sourire. Il t’a dit qu’Obéline Landry était mariée à une ordure du nom de David Bastarache ?
— Oui.
— Il ne veut pas que je la contacte.
— Mais nous savons toi et moi que tu le feras quand même.
— Tu crois que Bastarache me tirerait dessus juste parce que je téléphone à son ex-femme ?
— Je ne sais pas. Fais seulement…
— … attention à toi.
Imitant le sergent de Hill Street Blues, j’avais achevé la phrase de Ryan en pointant le doigt sur lui, vieille blague entre nous.
Il a marqué une hésitation, comme s’il rassemblait ses pensées. Ou cherchait la phrase la mieux tournée pour aborder un sujet délicat.
— Il faut que je te dise quelque chose.
J’ai attendu, avec curiosité.
— J’ai pris…
Son téléphone a gazouillé. Sur un regard me signifiant excuse-moi, il s’est détourné et a pris l’appel.
— Ryan au bout du fil.
J’ai entendu une série de oui*.
— Mauvais timing, a fait Ryan en coupant la communication. On a peut-être une piste pour la petite Quincy.
— Je comprends, ai-je dit tout en restant de marbre. Tu veux qu’on se retrouve plus tard ?
Ryan a mis un certain temps à répondre.
— Oui.
— Un curry ?
— Chez Ben, à sept heures ?
— Ça ressemble à un programme.
Ses yeux bleus emplis d’inquiétude ont scruté mon visage. On aurait dit qu’il cherchait à en fixer chaque détail dans sa mémoire.
Je me suis sentie flancher.
— Approche, a dit Ryan en ouvrant les bras. Serre-toi contre moi.
Surprise, je me suis levée. Cette étreinte faisait voler en éclats toutes les règles mises en place sur mes instances, concernant les relations vie privée et boulot. Mais je m’en fichais. Cela faisait trop longtemps. Et puis on était samedi. Le labo était désert.
Ryan m’a serrée dans ses bras, le menton posé sur mes cheveux. La chaleur s’est répandue en moi. Je me suis sentie rougir.
En humant son odeur familière de savon et d’Acqua di Parma, en sentant se presser contre moi des muscles et un corps que je connaissais si bien, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompée en interprétant son regard.
Puis il a chuchoté, parlant plus pour lui-même que pour moi :
— C’est probablement la dernière fois que ça nous arrive.