Chapitre 31
Les scènes avaient été tournées caméra à la main. Images vidéo, sans son.
Décor : une chambre de motel minable. Une table en imitation bois. Un lit à deux places recouvert d’un couvre-pied à carreaux. Sur le mur au-dessus de la tête de lit, l’ombre d’un clou.
En temps ordinaire, mon imagination se serait amusée de ce clou. Que supportait-il autrefois ? Une mauvaise reproduction vue mille fois ? Cette affiche avec les deux chiens qui jouent aux cartes en buvant de la bière ? Un paysage quelconque évoquant le nom de l’hôtel ou de la ville ?
Cette fois-là, je ne me suis pas perdue en conjectures. Tous les sens en alerte, je me suis concentrée sur le sujet.
Une fillette étendue sur le lit. Un visage pâle, des cheveux blonds soyeux coiffés en couettes avec des doubles nœuds.
L’air s’est bloqué dans mes poumons.
La fillette est nue. Elle n’a certainement pas plus de huit ans.
Elle se relève sur les coudes et tourne la tête vers quelque chose qui se trouve derrière la caméra. Son regard va au-delà de l’objectif. Un regard flou. Ses yeux ressemblent à des cavernes.
Elle hausse le menton, suivant des yeux l’approche de quelqu’un. Une ombre se déplace sur son corps.
La fillette fait non de la tête. Ses paupières se baissent. Une main entre dans le champ et appuie sur sa poitrine. La fillette se laisse retomber en arrière, les yeux fermés. L’ombre rampe sur son torse.
Mes nerfs réagissent par des ordres contradictoires.
Détourne-toi !
Lève-toi ! Va aider la petite fille !
Je reste collée à l’écran.
Un homme entre dans le champ. Il est dos à la caméra. Un dos nu. Des cheveux noirs attachés au bas de son cou, des fesses parsemées d’affreux petits boutons pleins de pus.
Mes doigts se cherchent involontairement, s’agrippent les uns aux autres de toutes leurs forces. À l’idée de ce qui va suivre, j’ai déjà la nausée.
L’homme saisit l’enfant par les poignets et la relève en tirant sur ses bras fragiles. Ses seins font deux petits points sur les ombres irrégulières qui définissent sa cage thoracique.
J’ai baissé les yeux sur le dos de mes mains. Mes ongles y avaient imprimé des croissants. Pour me calmer, j’ai laissé passer deux respirations avant de relever la tête.
L’enfant a été retournée. Elle est allongée sur le ventre, muette et impuissante. L’homme a grimpé sur le lit. Il est à genoux. Il se rapproche d’elle pour la chevaucher.
J’ai bondi sur mes pieds et me suis enfuie de la pièce. Réflexe de survie adressé directement à mes neurones moteurs. Des pas ont fait écho aux miens. Je n’ai pas regardé en arrière.
Dans le hall, je suis allée près de la fenêtre, les bras serrés contre ma poitrine. J’avais besoin de sentir la vie réelle, de m’ancrer au sol. Besoin de voir la ville, la lumière du soleil, le béton, la circulation.
Une main a touché mon épaule.
— Ça va ? a demandé Ryan doucement.
J’ai répondu, sans me retourner.
— Fucking bastards. Des maudits pervers de chiens sales.
Il n’a pas répliqué.
— Et pourquoi ? Pour satisfaire leurs fantasmes dépravés ? Parce que ça les fait jouir, eux, de faire du mal à un enfant innocent ? Pour satisfaire les désirs de spectateurs ? Y a-t-il vraiment autant de cinglés pervers dans le monde pour qu’il existe un marché pour des vidéos pareilles ?
— Nous les attraperons.
— Ces dégénérés sont la pollution de notre planète. Ils ne méritent pas de respirer le même air que nous.
— Nous les attraperons.
La voix de Ryan brûlait d’une indignation identique à la mienne.
Une larme s’est échappée de ma paupière. Je l’ai chassée de ma joue.
— Attraper qui, Ryan ? Les ordures qui produisent ces films de merde ? Les pédophiles qui payent pour les regarder, les collectionner, les échanger entre eux ? Les parents qui prostituent leurs enfants pour empocher quelques dollars ? Les prédateurs qui rôdent dans les sites de clavardage afin d’établir des contacts ?
Je me suis retournée vers lui d’un mouvement brusque.
— Combien d’enfants terrorisés allons-nous visionner sur cette clé USB ? Seuls, impuissants ? Combien d’enfances détruites ?
— Ces gars-là sont des mutants moraux. Mais mon boulot consiste à rechercher Phoebe Jane Quincy, Kelly Sicard, Claudine Cloquet et les trois mortes.
— C’est Bastarache. Je le sens au fond de moi, ai-je lâché entre mes dents.
— Ce n’est pas parce qu’il vend de la chair fraîche qu’il fait aussi dans la porno juvénile.
— Cette petite collection répugnante appartient à Cormier. Cormier qui avait des photos d’Évangéline. Et Évangéline a travaillé chez Bastarache.
— Pour son père, et il y a de ça trente ans.
— Cormier…
Ryan a posé un doigt sur mes lèvres.
— Ça se peut que Bastarache soit mêlé à cette chose répugnante. Et Cormier peut effectivement être un lien. Mais il peut aussi n’être qu’un pervers tordu. D’une façon ou d’une autre, tout ce qui se trouve sur cette clé sera transféré au CNCEE.
Ryan voulait parler du Centre national de coordination contre l’exploitation des enfants.
— C’est ça. Et qu’est-ce qu’ils feront ? ai-je jeté avec colère.
— Ils passent leur temps à étudier ce genre de choses. Ils disposent d’une base de données d’images d’enfants maltraités et de logiciels de grossissement numérique extrêmement performants. Ils trouvent des façons pour identifier les salauds qui téléchargent ces ordures.
— En pourcentage annuel, les enquêtes sur les voitures volées dépassent de loin celles sur les enfants maltraités, ai-je laissé tomber sur un ton dépité.
— Je sais, c’est injuste, mais il y a bien plus de voitures volées. Et les gars du CNCEE, a ajouté Ryan en désignant de la main la salle de conférences, se mettent en quatre pour sauver ces enfants.
Je n’ai rien répondu. Il avait raison.
Il a poursuivi, les doigts crispés :
— Moi, je me concentre sur Phoebe Jane Quincy, Kelly Sicard, Claudine Cloquet et mes trois mortes. Et je n’abandonnerai pas tant que ces affaires n’auront pas été résolues.
Son poing s’est levé avec emphase.
— Ça me tue, de regarder ces images, ai-je dit d’une voix presque inaudible. Je ne peux rien pour venir en aide à cette petite.
— Je sais, ça tord les boyaux, a répondu Ryan. Moi aussi, j’ai du mal, mais je m’y oblige. Je me dis que je repérerai peut-être quelque chose dans l’image. Un nom de rue. Une inscription sur les flancs d’un camion. Une marque sur une serviette de toilette. Le moindre détail peut me rapprocher de l’endroit où se trouve cette enfant. Et là où elle se trouve, je peux en découvrir d’autres. Peut-être celles que je recherche, a-t-il conclu, le regard brûlant d’une rare intensité.
— OK, ai-je dit en m’essuyant les joues des deux mains et en reprenant le chemin de la salle. OK. Trouvons quelque chose.
Et c’est exactement ce qui s’est passé.
Les trois heures suivantes ont été parmi les pires de ma vie.
Avant de nous quitter, Solange Lesieur nous avait expliqué que Cormier avait sauvegardé sa collection dans plusieurs dossiers numériques. Certains portaient des titres complets — Jeunes danseuses, Fillettes, Aux privés d’amour*, Japonaise* —, d’autres des numéros ou des lettres. La date était la même pour tous. C’était probablement celle du jour où les dossiers avaient été transférés sur la clé.
En compagnie d’Hippo et de Ryan, j’ai visionné toutes les vidéos, l’une après l’autre.
Elles n’étaient pas toutes aussi horribles que celle placée en ouverture. Certains clips représentaient seulement des enfants maquillées, arborant des sous-vêtements affriolants. D’autres, des petites filles ou des adolescentes jouant les vamps ou imitant des strip-teaseuses dansant autour du poteau. Mais un grand nombre montrait des tortures et des pénétrations.
Les qualités artistiques et techniques variaient d’un film à l’autre. Certaines vidéos donnaient l’impression d’avoir été tournées longtemps auparavant, d’autres tout récemment. Les unes par des vidéastes du dimanche, les autres par des gens de talent.
L’élément commun était le sexe de l’enfant : des filles uniquement, et très jeunes. Seules ou en groupe. Dans certaines vidéos, on voyait même des petites filles qui n’avaient pas trois ans.
Périodiquement, nous faisions une pause. Buvions un café. Luttions contre notre révulsion et reprenions la séance, déterminés à atteindre le but.
Je profitais des interruptions pour vérifier que Harry ne m’avait pas laissé un message. Rien.
Vers midi, j’avais les nerfs à fleur de peau et j’étais d’une humeur massacrante.
Je m’apprêtais à ouvrir un nouveau dossier quand Hippo a déclaré :
— À quoi ça sert ? Je dis qu’on devrait refiler cette cochonnerie au CNCEE et retourner sur le terrain.
Ce nouveau fichier ne portait pas de titre. Il contenait huit dossiers. J’ai double-cliqué sur le premier. Le chargement de la vidéo a commencé.
— Un visage connu…, a supplié Ryan en tambourinant sur la table.
Visiblement, il avait besoin d’une cigarette.
— Un petit détail dans le décor…
— Ouais ? a réagi Hippo d’une voix grinçante. Et qu’est-ce que ça nous donnera ?
Ryan a fait basculer sa chaise et posé les pieds sur la table.
— Pour l’instant, on n’a pas de meilleure solution pour lever une piste.
— Cormier était un pervers, et il est mort.
Sur ce, Hippo s’est enfourné son millionième cachet d’antiacide dans le bec.
— Il a photographié Phoebe Jane Quincy et Kelly Sicard, a rétorqué Ryan, pas le moins du monde frappé par la mauvaise humeur de son collègue.
— Hell-o ! Le gars était photographe.
Hippo parlait-il sérieusement ? Faisait-il exprès ?
— Il peut nous conduire à Bastarache, ai-je rétorqué. Je croyais que vous rêviez de le coincer, celui-là ?
L’écran a viré au noir, une nouvelle scène a démarré. À l’image, une porte.
— On n’a rien, a maugréé Hippo en se tortillant sur sa chaise, et le vinyle a fait blop sous ses fesses.
— On a la planche-contact.
— Plus vieille que le gazon synthétique.
— La petite fille sur la photo était mon amie. Et elle travaillait chez les Bastarache…
— À l’aube de l’humanité.
— … quand elle a été assassinée !
— On garde sa concentration, a jeté Ryan sèchement. Une adolescente apparaît sur le seuil. Dans les quinze ou seize ans. Elle porte une nuisette à dos nu. Noire. Ses cheveux sont relevés. Elle a trop de rouge à lèvres.
La caméra zoome. La fille fixe l’objectif. Derrière moi, j’ai entendu quelqu’un respirer avec bruit. La fille nous regarde droit dans les yeux. Elle penche la tête, lève un sourcil. Tente un sourire.
— Sainte-Marie, mère du petit Jésus ! a soupiré Hippo. Ryan a retiré ses pieds de la table. Sa chaise est retombée avec bruit sur le sol.
L’adolescente lève les bras derrière son cou et défait le lien de sa nuisette. Le vêtement glisse, elle le retient à hauteur de sa poitrine. Pas un bruit dans la salle.
Elle se penche, ouvre la bouche. Se passe la langue sur les lèvres. La caméra zoome, le visage de la fille emplit l’écran.
— Arrête ! a lancé Ryan, le doigt pointé devant lui.
Je me suis penchée sur le clavier. Ai appuyé sur Pause. L’image s’est figée. Nous sommes restés à fixer le visage.
C’est Ryan qui a prononcé le nom :
— Kelly Sicard.
— Qui posait sous le nom de Kittie Stanley dans les dossiers de Cormier, ai-je ajouté.
— Crétaque* !
— L’enfant de chienne se servait de son studio pour entrer en contact avec des ados, a dit Ryan en réfléchissant tout haut. Après, il les poussait dans son commerce de chair fraîche.
— Contre un bon pourcentage pour chaque petit corps chaud repêché, a ajouté Hippo.
— Peut-être. Mais les pédophiles ne sont pas des criminels comme les autres. C’est pas juste l’argent qui les intéresse. C’est le produit. C’est une obsession.
— Tu penses que ce pervers se servait des filles pour agrandir sa collection ?
— On s’en fout, de ses motifs, suis-je intervenue. Si on veut savoir ce qui est arrivé à Kelly, Phoebe ou aux autres, il faut retrouver le client. Le salaud qui a payé pour produire cette merde.
Ryan et Hippo ont échangé un regard.
— C’est Bastarache, ai-je poursuivi. Il faut que ce soit lui.
Hippo s’est passé la main sur le menton.
— Elle n’a peut-être pas tort. Il fait quand même dans le commerce de la peau. Strip-tease, massage, prostitution.
— De là à la pornographie, il n’y a qu’un pas, ai-je renchéri. Ensuite, la porno juvénile.
— Bastarache fait dans la chair fraîche, a admis Ryan, mais on n’a aucune preuve le reliant à ça.
— La planche-contact, ai-je dit.
— Il niera tout.
— Même s’il nie, ça demeure de la porno juvénile.
— Trop vieux, a répliqué Ryan en secouant la tête.
— Évangéline travaillait chez lui.
— Tu sautes comme un vieux disque.
— Qu’est-ce que ça prend, alors ?
— Un lien direct.
Frustrée, je me suis tassée dans ma chaise et j’ai enfoncé le bouton Marche.
Zoom arrière. Kelly Sicard se redresse, nous tourne le dos et, de son doigt replié, invite le spectateur à la suivre.
La caméra obtempère et la suit tandis qu’elle se promène d’un pas langoureux dans la pièce.
Tenant toujours les bretelles de sa nuisette, elle se penche sur le matelas. Cherche une pose confortable. À la façon d’un chat.
Les yeux sur l’écran, je me demandais quels rêves pouvaient bien emplir sa tête. Les feux de la rampe ? Tapis rouge et couvertures de magazines.
Kelly Sicard sourit d’un air complice, laisse tomber une bretelle de sa nuisette. Un homme entre dans la pièce et s’avance vers le lit. Se suçant le doigt, Kelly lève les yeux et lui sourit. Se redresse sur les genoux, son haut tombe sur sa taille, elle ne le relève pas.
Ça nous a pris jusque tard dans l’après-midi. Un dossier intitulé Vintage. Des films anciens. Certains devaient remonter aux années 1950 et 1960, à en juger par les coiffures et les vêtements.
Vidéo n° 7. Scénario d’une banalité accablante.
Une adolescente dans les quatorze ans. Elle est grande. Ses cheveux noirs sont séparés par une raie au milieu. Elle porte un bustier noir, un porte-jarretelles et des bas résille. Elle n’a pas l’air à son aise. Elle jette des coups d’œil à gauche.
La caméra la suit tandis qu’elle traverse la pièce et va s’asseoir sur un banc, à droite d’une fenêtre. Elle regarde de nouveau à gauche, comme si elle attendait une directive. Le soleil fait briller ses cheveux.
Mon regard a dévié de la fille à la fenêtre. A examiné les rideaux. Le cadre de bois. Le paysage brumeux derrière la vitre.
Ça ne m’a pas sauté aux yeux immédiatement. Il a fallu que j’étudie un moment le décor, que je détaille la silhouette, que je scrute les contours brumeux qui l’entouraient. Que j’enfonce le bouton Pause.
Quelque part, à des millions de kilomètres, des gens parlaient.
J’ai rappuyé sur Marche. Sur Arrêt. Sur Marche. J’ai rembobiné. J’ai fait repasser la scène. Et cela plusieurs fois.
— Je l’ai.
La phrase est sortie de ma bouche calmement. Pourtant, je ne pouvais presque plus respirer. Les voix se sont interrompues.
— Je le tiens, cet enfant de chienne de batteur de femme.