Chapitre 2

Je suis née en juillet. Pour les enfants, c’est à la fois chouette et pas chouette.

Chouette, parce que je passais tous les étés au bord de la mer, dans la maison que les Lee possédaient sur Pawleys Island, et que, ce jour-là, j’avais droit à un pique-nique, suivi d’une excursion au Gay Dolphin Park de Myrtle Beach. Il y avait là-bas des manèges que j’adorais, notamment la Souris folle, où il fallait se cramponner pendant qu’on grimpait et dévalait des pentes abruptes à toute vitesse le long de rails étroits. On en avait les jointures blanches à force de crisper les doigts, le cœur qui battait à tout rompre et la barbe à papa qui remontait dans la bouche. Génial !

Mais pas chouette, cette date d’anniversaire, parce que je n’ai jamais pu apporter un gros gâteau d’anniversaire à l’école.

L’année où papa est mort, maman m’a offert pour mes huit ans une boîte à bijoux qui, en s’ouvrant, faisait de la musique et tourner une petite ballerine. Harry m’a donné un portrait de la famille représentant deux dames et deux petites filles dessinées en bâtons, si serrées les unes contre les autres qu’elles se chevauchaient. Les doigts écartés et pas un sourire sur les lèvres. De grand-maman, j’ai reçu un livre : Anne… La maison aux pignons verts.

Elle avait bien préparé le pique-nique traditionnel avec le gâteau rouge velours, le poulet grillé, les crevettes, la salade de pommes de terre, les œufs farcis, et les biscuits de rigueur, mais les montagnes russes ont passé leur tour. Harry avait des coups de soleil et maman la migraine. Je suis donc allée toute seule sur la plage me plonger dans les aventures d’Anne avec Marilla et Matthew.

Je ne l’ai pas vue approcher. Ses pas se fondaient dans la cacophonie des vagues et des oiseaux de mer. Quand j’ai relevé les yeux, elle était à deux mètres de moi, dissimulant ses hanches pointues derrière ses bras maigrichons.

Nous nous sommes jaugées mutuellement sans mot dire. À sa taille, je lui ai donné un ou deux ans de plus que moi, bien qu’elle eût encore un petit ventre rond et que son maillot délavé fît des plis à hauteur de la poitrine.

C’est elle qui a rompu le silence, désignant mon livre du pouce.

— J’y suis allée, là-bas.

— C’est pas vrai.

— Si. Même que j’ai vu la reine d’Angleterre.

Le vent soulevait sa masse de cheveux et ses boucles sombres retombaient les unes après les autres comme des rubans.

J’ai répété : « C’est pas vrai. La reine vit à Londres, dans un palais. » Aussitôt, je me suis sentie idiote.

La petite fille a chassé les mèches tombées devant ses yeux.

— Si ! J’avais trois ans. Mon grand-père* m’a tenue en l’air pour que je puisse la voir.

Elle parlait anglais avec un accent. Ce n’était pas celui du Middle West, monocorde et nasillard, ni celui des gens du Sud, de ceux du bord de mer, je veux dire, qui prennent plaisir à étirer les voyelles. C’était un accent que je n’avais jamais entendu.

— Et elle ressemblait à quoi ?

— Elle portait des gants et un chapeau lilas.

— Et c’était où ? ai-je demandé, peu convaincue.

— À Tracadie.

Pour la petite fille de huit ans que j’étais, son r guttural recelait mille et un mystères passionnants.

— Où c’est ?

— En* Acadie.

— Jamais entendu parler de ce patelin !

— Salut, vieille forêt !…

Tes sapins résineux et tes cèdres altiers

Qui se bercent au vent sur le bord des sentiers…

Je lui ai jeté un regard en coin, un peu interloquée.

— C’est un poème, a-t-elle expliqué.

— Moi, je suis allée au musée d’art de Chicago.

Je ne voulais pas être en reste. Art contre poésie, cela m’a paru faire le poids. J’ai ajouté :

— Ils ont plein de tableaux célèbres, là-bas, comme celui des gens dans le parc, qui est peint en pointillé.

— Je suis ici chez mon oncle et ma tante, a-t-elle repris.

— Moi, chez ma grand-mère.

Je n’ai mentionné ni Harry ni maman. Ni bien sûr Kevin ou papa.

Un frisbee a touché terre au terme d’une descente en arc, juste entre la petite fille et l’océan. J’ai suivi des yeux le garçon venu le ramasser, qui, traîtreusement, l’a envoyé voguer sur les flots.

— On ne peut pas aller à Green Gables pour de vrai, ai-je dit.

— Si, on peut.

— C’est faux.

— C’est vrai !

Elle s’est mise à fourrager dans le sable du bout de son pied bronzé. Faute de mieux, j’ai déclaré qu’aujourd’hui c’était mon anniversaire.

— Bonne fête*.

— C’est de l’italien ?

— Du français.

Les connaissances que j’avais de cette langue ne dépassaient guère Bonjour*. Néanmoins, j’ai compris tout de suite que le français de cette petite fille n’avait pas grand-chose à voir avec celui qu’enseignait sœur Mary-Patrick, ardente francophile.

Est-ce parce que je me sentais un peu abandonnée en ce jour de mon anniversaire ? Parce que la curiosité me titillait ? Parce que j’avais envie de fuir l’atmosphère pesante qui régnait dans la grande maison de grand-mère ? Le fait est que je suis entrée dans le jeu de cette petite étrangère.

— Et le prince l’accompagnait ?

Elle a incliné la tête.

— À quoi ça ressemble, Tracadie ?

Dans ma bouche, ce nom a résonné comme Track a day.

La petite fille a haussé les épaules.

— Un beau petit village*.

— Je m’appelle Temperance Brennan. Tu peux raccourcir en Tempe.

— Évangéline Landry.

— J’ai huit ans.

— Moi, dix.

— Tu veux que je te montre les cadeaux que j’ai reçus ?

— J’aime bien ton livre.

Je me suis renversée contre le dossier de mon transat. Évangéline a croisé les jambes et s’est laissée tomber dans le sable à côté de moi. Pendant toute une heure, nous avons parlé d’Anne et de sa fameuse ferme à l’île-du-Prince-Édouard.

C’est ainsi que notre amitié a commencé.

 

Pendant les quarante-huit heures suivantes, l’orage n’a pas cessé de tonner. Le ciel passait en alternance du gris étain au gris-vert maladif. Les giclées de pluie expédiées sans relâche par le vent dégoulinaient sur les vitres en longues traînées salées.

Entre deux averses, j’ai demandé à grand-maman la permission d’aller à la plage. Elle a refusé, par crainte des lames de fond qui se forment dans les creux du sable blanc. J’ai râlé. Je me suis plantée devant la fenêtre pour tenter d’apercevoir Évangéline Landry. En vain.

Finalement, des coins de ciel bleu ont pointé le nez çà et là et, à force de jouer des coudes, ont fait reculer les nuages. Sous les hautes herbes et les trottoirs de bois qui traversaient les dunes, les ombres sont devenues plus nettes ; les oiseaux ont repris leurs harangues et la température est remontée ; s’est installée une humidité qui n’avait pas l’intention de se laisser déloger, contrairement à la pluie.

Le soleil ne m’a pas ramené mon amie.

Et puis, un jour, en me baladant à vélo, je l’ai aperçue dans Myrtle Avenue. Elle léchait une glace et marchait la tête en avant, comme une tortue. Elle portait des tongs et un tee-shirt délavé des Beach Boys.

J’ai pédalé près d’elle, une espadrille sur l’arête du trottoir. Elle s’est arrêtée.

— Hé !

— Salut.

— Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue dans le coin.

— Fallait que je travaille !

Elle s’est essuyé les mains sur son short. Elle avait les doigts rouges et collants.

— Tu travailles ?

J’étais épatée qu’on laisse une petite fille s’adonner à une occupation généralement réservée aux adultes.

— Mon oncle va à la pêche du côté de Murell. Parfois je l’aide sur le bateau.

— Super !

Des images de la série Les Joyeux Naufragés se bousculaient déjà dans ma tête.

— Bof ! Je fais que vider les poissons.

On s’est mises à marcher, moi poussant mon vélo. Pour ne pas être de reste, j’ai dit : «Parfois, je dois m’occuper de ma petite sœur. Elle a cinq ans. »

Évangéline s’est tournée vers moi.

— Tu as un frère ?

— Non.

Je me suis sentie rougir.

— Moi non plus. Juste une sœur, Obéline, qui a deux ans.

— Alors, comme ça, tu dois vider des poissons ? C’est quand même chouette de passer l’été au bord de la mer. C’est très différent de là d’où tu viens ?

Une drôle d’expression est passée dans les yeux d’Évangéline, si brève que je n’ai pas eu le temps de la déchiffrer.

— Maman est là-bas en ce moment. Avant, elle travaillait à l’hôpital, mais maintenant elle a pris deux emplois. Elle veut qu’Obéline et moi, on apprenne bien l’anglais. C’est pour ça qu’elle nous envoie chez tante Euphémie et oncle Fidèle. C’est bon*. Ils sont gentils.

J’ai préféré ne pas m’éterniser sur le sujet.

— Parle-moi de la vieille forêt.

Les yeux d’Évangéline se sont détournés de moi pour suivre une voiture qui passait.

— L’Acadie*, c’est le plus bel endroit au monde !

Au son de sa voix, je n’en ai pas douté.

Tout au long de l’été, elle m’a raconté mille et une histoires sur son coin de pays, le Nouveau-Brunswick. J’avais déjà entendu parler du Canada, bien sûr, mais mon imagination d’enfant me faisait voir surtout des policiers à cheval et des igloos, des traîneaux à chiens filant derrière des caribous, ou encore des ours polaires et des phoques perchés sur la banquise. Évangéline, elle, parlait de forêts impénétrables, de falaises qui surplombaient la mer et de lieux portant des noms magiques : Miramichi, Kouchibouguac, Bouctouche.

Elle me parlait aussi de l’histoire de l’Acadie, de comment ses ancêtres avaient été chassés de leur patrie. Je l’écoutais, fascinée, je lui posais des questions sur cette tragédie incroyable qui s’était déroulée en Amérique du Nord, et que les gens de son pays appelaient le Grand Dérangement. L’histoire de ces Acadiens français forcés de s’exiler à cause d’une loi promulguée par les Britanniques qui les dépouillait de leurs terres et de leurs droits me soulevait d’indignation.

C’est également Évangéline qui m’a ouvert les portes de la poésie. Cet été-là, nous nous sommes plongées dans l’épopée en vers de Longfellow, d’où elle-même tirait son prénom. Le livre était en français, sa langue maternelle. Elle me le traduisait du mieux qu’elle le pouvait.

À vrai dire, ce récit sur la dispersion d’un peuple et le destin malheureux d’amants séparés me demeurait assez incompréhensible, mais mon amie savait lui donner de la magie. Nous vivions en imagination le drame qu’avait vécu la petite laitière acadienne loin de sa Nouvelle-Ecosse natale, nous le jouions en costumes.

Évangéline voulait être poète, plus tard. Elle connaissait par cœur une quantité d’œuvres. Ses auteurs favoris écrivaient en français pour la plupart, mais elle savait également des poèmes en anglais : Edward Blake, Elizabeth Barrett Browning, et un certain Bliss Carman, barde du Nouveau-Brunswick. Subjuguée, je buvais ses paroles. Joignant nos forces, nous pondions des vers qui ne valaient rien.

Personnellement, je préférais les histoires qui avaient une intrigue. Je donnais à lire à Évangéline mes auteurs préférés : Anna Sewell, Carolyn Keene, C. S. Lewis. Elle ne se laissait pas rebuter par l’anglais. Nous discutions aussi des heures entières d’Anne Shirley, imaginant sa vie dans la maison aux pignons verts.

Moi, à l’époque, je voulais devenir vétérinaire. À mon instigation, nous tenions des rapports précis sur les aigrettes du marais et sur les pélicans qui volaient haut dans le ciel. Nous construisions de petits murs de protection autour des tortues, et nous attrapions grenouilles et serpents avec de grandes épuisettes.

Nous organisions des tea parties élégantes à l’intention de nos deux sœurs, Harry et Obéline. Nous leur mettions des bigoudis et les habillions comme des poupées. Tante Euphémie nous préparait de la poutine râpée*, du fricot au poulet* et des tourtières*. Je la revois encore dans son tablier à volant, nous racontant dans son mauvais anglais des histoires sur les Acadiens. Des histoires qu’elle tenait de son père qui les tenait du sien.

En 1755, dix mille Acadiens avaient été expulsés de chez eux.

— Où est-ce qu’ils sont allés ? voulait savoir Harry.

En Europe, dans les Caraïbes, aux États-Unis. Certains s’étaient installés en Louisiane. Ici on les appelle des Cajuns.

— Comment des choses pareilles ont-elles pu se passer ? demandais-je à mon tour.

Les Anglais voulaient nos terres fertiles et nos filons d’or. Et ils avaient des fusils.

— Les Acadiens sont revenus dans leur pays ?

Quelques-uns.

Ce premier été, Évangéline a instillé en moi une passion pour l’information qui ne devait plus jamais me quitter. Peut-être la sienne lui venait-elle de son existence dans les coins les plus reculés de la planète. Ou de son envie d’apprendre l’anglais. Ou bien la marche du monde l’intéressait, tout simplement. Quoi qu’il en soit, elle avait une soif de connaissance inextinguible.

Radio, télévision, journaux, nous absorbions tout ce qui se disait aux infos, sans en comprendre la moitié, bien sûr. À la nuit tombée, chez l’une ou chez l’autre, nous discutions inlassablement du type retranché avec son fusil dans une tour du Texas, des astronautes qui avaient trouvé la mort, de Stokely Carmichael et de ce groupe étrange qu’on appelait SNCC. Le tout au son des insectes qui percutaient les moustiquaires et des Beatles, des Monkees, de Wilson Pickett ou des Isley Brothers diffusés par la radio.

Du haut de mes huit ans, je considérais Évangéline Landry comme quelqu’un de bien plus intelligent et original que je ne le serais jamais. Je la trouvais belle, avec son teint mat de gitane, et elle m’épatait : elle parlait une langue que je ne comprenais pas et elle connaissait des chansons et des poèmes dont je n’avais jamais entendu parler. J’étais heureuse de partager avec elle tant de secrets. Pourtant, je devinais en elle une réserve, un mystère, une tristesse cachée que j’étais bien en peine de définir.

Les journées s’écoulaient, chaudes et poisseuses. Nous nous lancions à la découverte de notre petite île des basses-terres. Je montrais à Évangéline des lieux que je connaissais pour les avoir visités avec grand-mère. Ensemble, nous en explorions de nouveaux.

Lentement, mon chagrin s’atténuait, comme cela se passe toujours. De nouvelles pensées occupaient mon esprit, des pensées agréables.

Puis, la fin du mois d’août est venue, et avec elle le moment de partir.

Maman n’est pas retournée à Chicago. Notre vie s’est ancrée à Charlotte dans un environnement neuf et plaisant. Peu à peu, je me suis prise d’affection pour la vieille demeure de grand-maman, à Dilworth, pour l’odeur du chèvrefeuille qui courait le long de la barrière à l’arrière de la maison, et pour ces chênes-saules qui formaient une voûte obscure dans notre rue.

Je me suis fait des amis, naturellement. Cependant, aucun d’eux n’avait l’originalité de ma meilleure amie de l’été ; ils n’écrivaient pas de poésie, ne parlaient pas le français, n’avaient jamais vu la maison aux pignons verts ni la reine d’Angleterre.

Pendant les mois d’hiver, nous comblions la distance qui nous séparait par des lettres dans lesquelles nous nous racontions nos vies, échangions nos poèmes et nos réactions face aux événements qui ébranlaient le monde. Le Biafra. Pourquoi les autres pays ne s’occupaient-ils pas de nourrir ces populations affamées ? Le Vietnam. Seigneur Dieu ! Les Américains tuaient-ils vraiment des femmes et des enfants innocents ? Chappaquiddick. Les gens célèbres, découvrions-nous, n’étaient pas plus protégés que les autres des accidents de la vie. Jeffrey MacDonald était-il coupable ou innocent ? Cette question nous a tenues en haleine des mois entiers. Comment un homme pouvait-il être assez méchant pour tuer ses enfants ? Et ce monstre de Charlie Manson. Était-il le diable incarné ? Mais surtout, nous comptions les jours qui nous séparaient encore de l’été sur des calendriers tout gribouillés.

À Charlotte, l’année scolaire se terminait plus tôt qu’à Tracadie, de sorte que j’étais la première arrivée à Pawleys Island. Une semaine plus tard, la Ford Fairlane rouillée de Mme Landry s’engageait à son tour sur la route qui reliait l’île au continent. Laurette passerait une semaine chez sa sœur et son beau-frère, dans leur maisonnette au milieu du marais, avant de retourner dans le Nord reprendre le collier. Elle cumulait deux emplois, l’un dans une fabrique de conserves de langoustines, l’autre dans un motel pour touristes. À la fin du mois d’août, elle referait ce long voyage pour venir chercher ses filles.

Jusque-là, Évangéline, Obéline, Harry et moi allions vivre nos aventures estivales. Lecture, écriture, bavardages, explorations et collections de coquillages. Je découvrais en quoi consistait le métier de pêcheur. J’apprenais aussi un peu de français.

Le cinquième été s’est déroulé comme les quatre précédents. Jusqu’au 26 juillet.

À en croire les psychologues, certaines dates s’inscrivent à jamais dans nos esprits. Le 7 décembre 1941 : attaque de Pearl Harbour par les Japonais ; le 22 novembre 1963 : assassinat du président Kennedy ; le 11 septembre 2001 : effondrement du World Trade Center.

Ma liste personnelle comprend également le jour où Évangéline a disparu. C’était un jeudi.

Les petites Landry étaient à Pawleys Island depuis six semaines et devaient y rester encore quatre autres. Ce jour-là, Évangéline et moi, nous avions pour projet d’aller pêcher le crabe aux aurores.

Je ne garde de cette journée que des fragments de souvenirs. Moi, pédalant dans l’aube brumeuse, une épuisette en travers du guidon ; une voiture venant en sens inverse dans la ruelle, un homme au volant. Oncle Fidèle ? Coup d’œil en arrière : une silhouette assise à l’intérieur, de dos.

Le tic tic tic des petits cailloux que j’envoie contre la moustiquaire de la chambre d’Évangéline. La tête de tante Euphémie hérissée de bigoudis dans la porte d’entrée entrebâillée. Elle a les yeux rouges, les lèvres d’un blanc cadavérique.

— Elles sont parties. Tu ne dois plus venir ici.

— Parties où, ma tante* ?

— Va-t’en. Oublie-les.

— Mais pourquoi ?

— Maintenant, elles sont dangereuses.

Moi, de nouveau à vélo, mais pédalant avec difficulté, maintenant, et la vision, brouillée par les larmes, de la voiture roulant sur la chaussée entre île et continent, disparaissant très vite, happée par le brouillard.

Partie, Évangéline ? Sans prévenir ? Sans un au revoir ? Sans un «je t’écrirai »? «Va-t’en. Oublie-les »?

Les deux petites Acadiennes ne sont jamais revenues à Pawleys Island.

Je suis retournée de nombreuses fois voir tante Euphémie et oncle Fidèle dans leur maisonnette du marais, pour les supplier de me donner de leurs nouvelles. En vain. Pas moyen de leur arracher autre chose que : «Va-t’en ! Elles ne sont plus ici. »

J’ai écrit lettre sur lettre. Certaines me sont revenues, sans avoir été ouvertes. Je n’ai reçu aucune réponse d’Évangéline. J’ai demandé à grand-maman ce que je devais faire. « Rien, m’a-t-elle dit. Il survient parfois des événements qui bouleversent votre vie. Rappelle-toi, quand tu as quitté Chicago. »

Au désespoir, je me suis juré de retrouver Évangéline. Nancy Drew y arrivait bien, elle, pourquoi pas moi ? Je m’y suis employée comme pouvait le faire une enfant de douze ans à une époque où n’existaient ni Internet ni les téléphones cellulaires. C’est-à-dire : en surveillant sans relâche tante Euphémie et oncle Fidèle cet été-là et le suivant, aidée de ma sœur Harry. Je n’ai rien appris de plus.

De retour à Charlotte, je n’ai pas baissé les bras. Les bibliothèques du quartier ne possédaient évidemment pas d’annuaires téléphoniques du Nouveau-Brunswick. Néanmoins j’ai réussi à dégotter l’indicatif de Tracadie-Sheila. La région comptait trop de Landry pour que l’opératrice s’en sorte sans le prénom.

Laurette.

Hélas, pas une seule Laurette parmi les trente-deux L. Landry recensés.

Quant au prénom du père d’Évangéline, pas moyen de nous le rappeler, Harry et moi.

À ce moment-là, j’ai réalisé que durant toutes ces journées et toutes ces soirées que nous avions passées à débattre des garçons, de l’amour, de Longfellow, de Green Gables et du Vietnam, nous n’avions jamais parlé de nos pères. Accord tacite, si l’on veut.

Munie de toutes les pièces que contenaient nos deux tirelires et flanquée de Harry, j’ai squatté une cabine téléphonique et appelé tous les L. Landry de Tracadie et des villes environnantes. Évangéline était totalement inconnue, sa famille aussi. Du moins nous le disait-on.

L’intérêt de Harry pour ces recherches s’est émoussé bien avant le mien. Évangéline avait cinq ans de plus qu’elle et n’était pas son amie. C’était la mienne. Quant à Obéline, elle était trop petite pour être vraiment amie avec Harry. Elle avait à peine la moitié de l’âge de ma sœur.

Le temps passant, j’ai fini par abandonner les recherches. Sans cesser de me poser des questions pour autant. Où était partie Évangéline ? Et pourquoi ? Dangereuse, mon amie ? Quel danger pouvait bien représenter une fille de quatorze ans ? Incapable de répondre à cette question, j’en suis venue à me demander si tante Euphémie avait effectivement prononcé le mot « dangereuse ».

L’absence d’Évangéline a laissé un grand vide dans ma vie. Pour le combler, il a fallu que j’entre à l’école secondaire et que d’autres préoccupations, d’autres regrets, viennent chambouler ma vie.

Kevin. Papa. Évangéline. Le temps passant, le chagrin que me causaient ces trois disparitions s’est estompé, engourdi. Les vicissitudes de la vie l’ont relégué au second plan.

Et malgré tout, de temps à autre, le souvenir rejaillit. La mémoire, tapie en embuscade.