Chapitre 36

— Où est votre voiture ? m’a demandé Slidell en prenant le virage serré au bout de l’allée de Sharon Hall.

— Je l’ai prêtée à Ryan pour qu’il aille chercher ses valises à l’hôtel.

Je m’attendais à une remarque finaude concernant ma vie sexuelle, mais Slidell n’a pas réagi.

— C’est pas que j’ai une dent contre lui, vous le lui direz. C’est juste que le procureur tient à ce qu’on gère cette affaire comme si le monde entier avait les yeux braqués sur nous.

Je regrettais l’absence de Ryan dont la perspicacité nous aurait bien été utile lors de la perquisition de la maison d’Evans. Mais je ne pouvais nier que le procureur avait raison, compte tenu de la position de Lingo. Plusieurs paires d’yeux regarderaient, gracieuseté de CNN et Fox.

— Est-ce qu’Evans est chez lui ?

Slidell a secoué la tête.

— Il loue une ancienne remise à calèche transformée en appartement à une dame du nom de Gracie-Lee Widget. Tu parles d’un nom !

Je lui ai fait signe d’abréger les digressions.

— Gracie-Lee dit qu’il travaille le jeudi soir et rentre chez lui vers neuf heures. L’idée de nous laisser fouiller son appartement ne la fait pas sauter de joie, mais elle a dit qu’elle accepterait si on avait un mandat de perquisition.

La propriété se trouvait à Plaza-Midwood, un quartier aux rues sinueuses bordées de grands arbres et de modestes bungalows début du siècle. Les petits salariés de l’université avaient élu domicile dans ce secteur à mi-chemin entre le quartier résidentiel et le campus de l’UNCC. J’y étais venue plusieurs fois.

Slidell a tourné à droite dans Shamrock, puis encore à droite dans une courte impasse et s’est garé devant une maison de style campagnard, avec un toit qui descendait très bas, des murs en stuc brun et des volets verts. La véranda, tout en longueur, accueillait des chaises berçantes et des fougères en pots qui avaient dépassé depuis longtemps leur limite d’âge.

Nous avons grimpé les marches. Slidell a sonné. Il s’est écoulé à peu près une décennie avant que quelqu’un ne réponde. J’ai compris pourquoi quand la porte s’est ouverte.

Les cheveux blancs de Gracie-Lee Widget auréolaient son visage creusé de milliers de rides où ses lèvres, semblables à celles d’un épouvantail, laissaient deviner sa mâchoire édentée. Mais l’âge n’était pas le trait le plus frappant chez Gracie-Lee Widget.

Car cette dame ne possédait qu’un bras. En tout et pour tout. Aucun autre membre. À ce bras faisait pendant un appareil compliqué ajusté à son épaule gauche, qui se terminait par deux crochets opposés. Le fauteuil électrique dans lequel elle était assise semblait sorti tout droit de La Guerre des étoiles. Une couverture en lainage écossais recouvrait ce qui devait être deux moignons coupés à hauteur des cuisses.

Gracie-Lee nous a dévisagés sans une once d’amabilité.

— Détective Slidell, a dit mon compagnon en présentant sa plaque. Nous nous sommes parlé au téléphone.

— Inutile de me le rappeler.

Elle a arraché l’insigne des mains de Slidell et l’a rapproché de son nez. Sur un son qui ressemblait à « tcht », elle a rendu la plaque à son propriétaire.

Slidell a sorti son mandat. Elle a agité la main comme elle l’aurait fait pour chasser les mouches d’un gâteau.

— M. Evans n’est pas là.

— Ce n’est pas grave.

— Ça ne se fait pas d’entrer chez les gens en leur absence !

— Nous ferons très attention à tout.

Gracie-Lee n’a pas bougé.

— Madame ?

— Tcht.

Le crochet s’est soulevé et a déposé une clé dans la main de Slidell.

— N’abîmez aucune des affaires appartenant à ce gentil monsieur.

Sur ces mots, Gracie-Lee a enfoncé un bouton situé sur le bras de son engin électrique.

Le fauteuil a pivoté, la porte s’est refermée.

Nous avons redescendu les marches du perron.

— Je suis bien content de pas avoir ça sous les yeux à l’Action de grâce au moment de bouffer la dinde.

— Elle est vieille.

— Elle est surtout méchante comme un serpent.

La remise à calèche, petit bâtiment d’un étage, se trouvait de l’autre côté d’un coin de pelouse au bout d’une allée en gravier. Double garage au rez-de-chaussée, habitation au premier. Accès par un escalier extérieur en bois.

De vieux buissons de myrte avaient poussé dru au fond de la propriété. Bien que le crépuscule tombe vite, j’ai aperçu à travers leur feuillage ce qui ressemblait à une vaste étendue de pelouse derrière la haie.

— C’est-y pas mignon ! Evans habite juste au cul du Country Club de Charlotte, a lâché Slidell sur un ton méprisant.

Slidell n’aimait pas le golf ? Parce qu’il était né sur le mauvais côté du terrain ? Parce qu’il n’était pas assez fortuné pour être membre dudit club ? Je n’ai pas réagi.

Nous sommes passés devant un bassin dont l’eau verte était envahie par les algues. Il y avait aussi une jardinière en brique remplie de feuilles mortes et, par terre, un petit bassin à oiseau cassé en deux.

Slidell avançait en scrutant les alentours, caressant le canon de son revolver dans son étui. À voir la tension de son cou, il était aux aguets.

Arrivé à la remise, il a fait un geste de la main, paume tournée vers le bas. J’ai compris et me suis immobilisée.

Par la fenêtre sale, on pouvait voir que le garage ne contenait que des outils de jardinage, une échelle en bois et un ensemble de chaises de jardin en fer forgé. Une porte dans le mur du fond devait donner sur un débarras ou un petit atelier.

— Pas de Chevrolet Tahoe, a marmonné Slidell plus pour lui-même que pour moi.

— Où sont les techniciens ?

— Ils arrivent.

Du pur Slidell : se débrouiller pour avoir un petit moment seul sur les lieux avant que les autres n’arrivent.

Il s’est dirigé vers le perron. En chemin, il a dû voir quelque chose qui ne lui plaisait pas, car il s’est accroupi près de la première marche pour l’examiner. Puis il a continué à monter et m’a attendu au-dessus.

J’ai regardé à mes pieds : un fil électrique courait le long de la contremarche.

Je lui ai indiqué par signe que j’avais repéré le piège.

En haut des marches, avant de frapper à la porte, il m’a ordonné d’un geste de rester derrière lui.

— Glenn Evans ?

Un train a sifflé quelque part au loin.

— Police de Charlotte-Mecklenburg. J’ai un mandat m’autorisant à perquisitionner cette maison.

Pas de réponse.

Slidell a sorti son arme et s’est penché vers la porte. Après avoir regardé à droite puis à gauche, il a reculé puis a recommencé à frapper.

— J’ai la clé, M. Evans, je vais entrer.

Il a ouvert la porte.

À l’intérieur, tous les rideaux étaient tirés. Une lame de parquet a craqué. Sinon, silence de mort.

Slidell a appuyé sur un interrupteur.

Nous étions dans une cuisine moderne, de style européen : carrelage noir et blanc, placards noirs avec des vitres partout, matériel de cuisine en inox.

Pas de frigo assez grand pour accueillir un corps.

— Restez là, m’a jeté Slidell sur un ton bourru.

Tenant son Glock à deux mains au ras de son nez, il s’est avancé jusqu’à une porte ouverte juste en face de celle de l’entrée, et s’est plaqué contre le mur. J’ai filé le rejoindre.

Il a tourné la tête et m’a fixée durement. J’ai levé les mains en signe d’assentiment : OK, je ne ferais pas un pas de plus.

Il a disparu dans le couloir.

J’ai glissé un œil de l’autre côté du chambranle. Noir total.

J’ai reculé et attendu. Le silence était tel que je m’entendais respirer.

Enfin, une seconde lampe s’est allumée.

— C’est bon, m’a lancé Slidell.

J’ai quitté la cuisine et me suis retrouvée dans un petit couloir avec des portes à gauche, à droite et devant.

Slidell était déjà à l’œuvre dans une des pièces, ouvrant et refermant des tiroirs. Je suis allée le rejoindre.

— Salon, chambre, cuisine, salle de bains, un authentique palace, pas vrai ? C’est pas ce que Lingo paye les gars de son équipe qui va le ruiner.

Abandonnant Slidell à son acrimonie, j’ai inspecté les lieux du regard. La pièce donnait un nouveau sens au mot dénudé. Murs, mobilier, rideaux, moquette, tout était beige sauf le plafond et les moulures qui étaient blancs. Pas de coussins ou de napperons amusants. Pas de photo de toutous ou d’amis en déguisements ridicules. Pas de coupes remportées lors d’un tournoi, pas le moindre souvenir ou objet d’art.

Un lampadaire en cuivre derrière le canapé. Une télé à écran plat au sommet d’un meuble à étagères et, dans la partie gauche de ce meuble, une série de tiroirs. Que Slidell était en train de fouiller. Plus loin à droite, un secrétaire.

Les étagères sous la télé accueillaient des DVD. Ayant enfilé des gants en latex, je m’en suis approchée.

The Matrix. Gladiator. The Patriot. Starship Troopers.

Trois autres titres de la saga Jason Bourne.

— Evans aime l’action.

Slidell ne m’a pas répondu et a claqué un tiroir, en a ouvert un autre. A fouillé à l’intérieur, d’une main protégée par un gant.

J’ai ouvert le secrétaire. De l’alcool.

— Et il ne boit pas que du thé, ai-je ajouté.

Whisky Johnny Walker Blue Label. Bourbon Evan Williams, de vingt-trois ans d’âge. Vodka Belvedere.

— Il ne lésine pas sur le prix à payer.

Toujours pas de réaction de la part de Slidell. Il en était au tiroir du bas. Je suis partie dans la salle de bains.

Assez propre. Lavabo sur pied, commode, rideau de douche en vinyle noir, serviettes noires et blanches.

Sur la partie haute de la toilette, une brosse en crin, un rasoir Bic, un gel de rasage Aveeno et une brosse à dents Sonicare dans son chargeur.

L’armoire à pharmacie contenait les objets habituels : soie dentaire, dentifrice, aspirine, Pepto, vaporisateur pour le nez, diachylons. Sur le bord de la baignoire, un tube de shampooing antipelliculaire, et un savon accroché au pommeau de douche par une ficelle.

Slidell a traversé le couloir d’un pas pesant. Je l’ai rejoint dans la chambre.

Ici, Evans faisait montre d’un peu plus de recherche. Des murs rouges ; une fausse peau de zèbre sur la moquette ; une couette en satin noir sur le matelas et une peau de léopard tenant lieu de tête de lit. Le reste de la pièce était occupé par une paire de tables de nuit et par une table roulante en métal supportant une seconde télé à écran plat.

— Il aurait mieux fait de rester dans les mêmes tons que le salon, ce crapaud.

Pour une fois, le commentaire de Slidell n’était pas déplacé.

Il a ouvert un placard à porte coulissante et a commencé à en inspecter les vêtements.

De mon côté, j’ai ouvert le tiroir de la table de nuit la plus proche du lit.

— Venez voir ça.

J’ai désigné à Slidell une petite boîte bleue ornée d’une cowgirl texane à cheveux longs.

— « Le préservatif du cavalier intrépide », a lu Slidell. Effectivement, notre homme aime l’action.

— Ou veut le faire croire. Elle est complète ?

Slidell a fait le compte, a acquiescé, puis est reparti à son armoire.

Une seconde plus tard, j’entendais :

— Hell-o.

Je me suis retournée.

— Regardez ce que notre cavalier intrépide cache dans ses pantoufles, m’a lancé Slidell en brandissant une boîte à chaussures où se trouvaient une dizaine de DVD.

Il a lu les titres de plusieurs d’entre eux. Jouissance de collégiens. Gang Banging Gays. Les Ruades des étalons noirs.

Il a relevé les yeux vers moi, un sourire en coin.

— Si je comprends bien, Evans fait tourner le bâton chez les majorettes de l’équipe adverse. J’imagine qu’on peut considérer ça comme un motif.

Ayant jeté la boîte sur le lit, il a passé les pouces dans sa ceinture.

— Vu la taille de sa cuisine, où est-ce que ce bonnet de douche pourrait dissimuler un frigo ?

— Il y avait une porte au fond du garage.

— Ça doit être là… Allons y jeter un coup d’œil, a décrété Slidell après un regard à sa montre.

Il a descendu l’escalier extérieur à toute vitesse. J’ai suivi à une allure moins périlleuse. Dehors il faisait sombre. Les myrtes mal taillés formaient une haie entre le golf et le jardin de Mme Widget. Aucune lumière ne sortait du sinistre bunker qu’était sa maison.

Le garage n’était pas fermé à clé. Slidell y est entré au pas de charge. Arrivé à la porte du fond, il a essayé la clé de Gracie-Lee. Sans résultat. Il a tourné le bouton à droite et à gauche sans plus de succès. A donné un coup d’épaule dans le battant. La porte a tenu bon. Il a levé une jambe et balancé son pied dans la porte. La serrure n’a pas cédé. Il a recommencé. Plusieurs fois. Le bois a fini par se fendre. Un dernier coup de pied a eu raison de la porte.

Slidell a trouvé l’interrupteur en une seconde, il a le don pour ça.

Dans un bourdonnement sonore, un tube fluorescent est revenu à la vie.

La pièce faisait environ deux mètres sur deux mètres cinquante. À gauche, il y avait un buffet ou un meuble de salle de bains enveloppé dans un tissu matelassé maintenu par une corde. À droite, des étagères. Juste devant, une planche en bois verticale hérissée de crochets supportant des outils. Marteau, tournevis, pinces, scie à main.

Mon cœur a fait un saut dans ma poitrine.

Impossible. Klapec n’avait pas été décapité à l’aide d’une égoïne.

J’ai inspecté les étagères.

Au-dessus de ma tête, la lampe grésillait et crachotait.

J’ai repéré l’engin sur la seconde étagère du haut. Un carton avec les mots puissance électrique 6 ¼ po écrits sur le flanc.

À côté de moi, Slidell arrachait la corde qui retenait la couverture matelassée entourant le meuble.

J’ai agrippé son bras. Il s’est retourné. Sans un mot, je lui ai désigné la boîte.

S’étant hissé sur la pointe des pieds, il l’a attrapée et déposée par terre.

À l’intérieur, une vieille scie circulaire de marque McGraw-Edison.

Nos yeux se sont croisés.

Je n’ai eu qu’un mot :

— Oui.

Ayant décroché des cisailles à haies du panneau à trous, Slidell a coupé le tissu matelassé en quatre endroits puis nous avons tiré dessus. Le meuble sous la couverture n’était pas destiné à un salon ou un bureau. C’était un vieux congélateur de marque Frigidaire, blanc, et d’une capacité d’environ deux mètres cubes, et on s’est alors rendu compte qu’il était branché.

— Enfant de chienne ! a lâché Slidell, tellement pressé de voir ce qu’il contenait qu’il m’a écarté d’un coup de coude.

— Est-ce que les techniciens ne devraient pas d’abord prendre des photos ?

— Ouais.

Il a fait basculer le loquet et a levé le couvercle à deux mains.

Le bruit étouffé de quelque chose qui tombe m’est parvenu par-dessus le grésillement du néon au-dessus de nos têtes et le crissement de la porte, suivi par un souffle d’air froid.

— Qu’est-ce que c’était ?

Slidell n’a pas répondu. Il ajuste prononcé sur un ton glacial :

— Evans ne s’est pas rué sur un modèle autodégivrant.

Commentaire superflu mais pertinent, car le congélateur était bourré de neige et de cristaux de glace.

Sur le dessus à gauche reposait un panier en fil de fer rectangulaire rempli de sacs en plastique. J’ai gratté la surface pour lire les étiquettes. Légumes surgelés provenant d’un supermarché. Bœuf haché. Un machin qui ressemblait à un rôti de porc.

J’ai revu brusquement la marque imprimée sur la peau du dos de Klapec. Aurait-elle été laissée par ce panier ? Non, elle était rectiligne alors que ce panier en inox était courbe comme les paniers d’osier.

J’ai gardé cette observation pour moi, hypnotisée que j’étais par une autre boule dans un sac transparent, au fond dans un coin du congélateur. Un jambon ? Non, trop gros. Une petite dinde ?

Je me suis baissée pour attraper le paquet. Curieusement, il n’était pas couvert de glace, comme les autres. Ce n’était pas normal.

Et il avait l’air assez lourd, peut-être quatre ou cinq kilos. Tout en le faisant rouler vers moi, je me suis rappelé ce que j’avais dit à Slidell à propos de la tête humaine : qu’elle avait plus ou moins le poids d’un poulet rôti.

Les mains tremblantes, j’ai pressé l’emballage de plastique contre ce qui se trouvait à l’intérieur. Des détails sont apparus, flous, indistincts, comme quelque chose entrevu au fond d’un étang d’eau stagnante.

Une oreille avec du sang à l’intérieur des creux et des plis ; le contour d’une mâchoire ; des lèvres violacées ; un nez aplati et écrasé contre une joue blanchie ; un œil à moitié ouvert.

Subitement, j’ai suffoqué.

J’ai lancé la tête de Klapec à Slidell et me suis précipitée dehors.

Me mordant le pouce, j’ai fait les cent pas devant le garage. Attendant que Slidell en émerge. Attendant que le camion arrive avec les gars du labo.

Les secondes s’écoulaient avec lenteur. Mais peut-être était-ce des minutes.

J’ai entendu la sonnerie étouffée du téléphone de Slidell. Mon regard s’est porté sur les myrtes et le bout de terrain de golf qu’on apercevait derrière. Je me suis avancée vers la haie pour poser les yeux sur un spectacle apaisant. En chemin, j’ai trébuché sur quelque chose par terre.

Quelque chose qui était gros et lourd. Lourd comme un corps mort.

Le cœur battant, je me suis laissée tomber à genoux.

Glenn Evans gisait sur la pelouse. Étendu sur le dos. Le regard vide. Du sang coulait d’un trou au milieu de son front.