Chapitre 19
Le souffle court, j’ai pris note des caractéristiques : mâchoire de couleur uniforme – un brun rappelant le thé ; absence d’incisives et de canines ; dents de sagesse en partie éclatées ; usure minimale dans l’ensemble.
Des caractéristiques en tout point semblables à celles du crâne découvert dans la cave de l’avenue Greenleaf.
Je suis revenue dans la cuisine. Finney était en train d’expliquer à Slidell comment concevoir un scénario pour jeu vidéo. Celui-ci avait l’air d’avoir avalé l’eau d’un égout.
Au bruit de la porte, les deux hommes ont tourné la tête d’un même mouvement.
Sans un mot, j’ai déposé la mâchoire sur la table et laissé tomber à côté les livres de LaVey.
Finney a relevé les yeux vers moi. Une tache rouge, apparue dans son cou, a peu à peu envahi son visage.
— Vous avez un mandat pour fouiller dans mes affaires ?
— C’était sur l’étagère, à la vue de tous.
— Et vous nous avez librement invités à entrer, a ajouté Slidell d’une voix cassante.
— Est-ce que ces livres sont à vous ?
— J’essaie de comprendre les choses sous leurs différents aspects.
— Bien sûr !
— Je ne manquerai pas de pratiquer un examen approfondi de cette mâchoire, mais je suis convaincue qu’elle appartient au crâne découvert dans la cave de T-Bird Cuervo.
Finney a détourné les yeux, mais pas assez vite pour que je ne remarque pas le frémissement de ses paupières du bas.
— C’est bon, crétin ! Explique-nous comment cette mâchoire a pu aboutir chez toi si tu ne connais pas Cuervo et si tu n’as jamais mis les pieds dans son musée des horreurs de l’avenue Greenleaf.
Finney a relevé la tête et croisé le regard de Slidell qui justement cherchait le sien.
— Tu sais ce que je pense ? a demandé Slidell, et il a enchaîné sans attendre la réponse : je pense qu’avec tes copains vous avez descendu un jeune au cours d’une de vos réunions de cinglés, et que vous avez caché les os de son crâne et de sa jambe pour vous en servir pendant un de vos petits jeux dégueulasses.
— Quoi ? ! Mais pas du tout !
S’approchant de la table, Slidell s’est penché à l’oreille de Finney comme pour lui dire un secret. Et il a lâché d’une voix stridente :
— T’es foutu, crétin.
— Non ! a gémi Finney avec une voix de fille, haut perchée et geignarde. Je veux un avocat.
Slidell l’a redressé sur ses pieds et lui a passé les menottes.
— T’as le choix. Y a plus d’avocats dans cette ville que d’alligators dans les bayous.
— C’est du harcèlement.
Slidell lui a lu ses droits.
Dans la voiture, en route vers la ville, Finney a gardé la tête baissée, les épaules affaissées, les mains menottées claquant dans le dos.
Slidell avait appelé Rinaldi pour le prévenir de la découverte de la mâchoire et de l’arrestation de Finney et ils avaient décalé leur rendez-vous. Rinaldi avait dit que, de son côté, les choses avançaient aussi comme sur des roulettes.
J’ai demandé à Slidell de me déposer à ma voiture en chemin. En arrivant à l’herboristerie de Cuervo, nous sommes tombés sur un spectacle aussi déplaisant qu’inattendu : Allison Stallings, le nez écrasé contre la vitre, son Nikon numérique à la main.
— Eh bien, si c’est pas génial, ça ? On s’en lécherait les doigts !
Un coup d’épaule pour ouvrir sa portière, et Slidell s’est hissé hors de son siège. Il a traversé le trottoir d’un pas pesant. J’ai baissé ma vitre, Finney a relevé la tête et suivi la scène avec intérêt.
— On peut savoir ce que vous faites ?
— Des recherches.
Avec un grand sourire, Allison Stallings a braqué son objectif sur Slidell et déclenché la photo.
Il a voulu saisir l’appareil. Elle a levé son Nikon à bout de bras, a immortalisé la Taurus puis a laissé choir l’appareil dans son sac.
— Je vous interdis d’approcher de ma voiture et de mon prisonnier ! a braillé Slidell.
— Allons-nous-en ! ai-je crié.
Trop tard, hélas. Stallings s’était déjà précipitée vers la voiture et, accroupie, scrutait la banquette arrière. Slidell a foncé derrière elle, rouge comme une cerise.
Avant que j’aie eu le temps de réagir, Finney s’était penché vers ma fenêtre ouverte et hurlait :
— Je m’appelle Asa Finney. Je n’ai rien fait de mal. Je suis l’objet de persécution religieuse. Dites-le !
J’ai enfoncé le bouton qui remontait la fenêtre.
— Victime de brutalité policière ! continuait de crier Finney.
Respirant lourdement, Slidell a introduit sa graisse dans le siège du conducteur et claqué sa portière.
— Tu vas la fermer, bordel !
Finney ne se l’est pas fait dire deux fois.
Slidell a enclenché une vitesse. La voiture a bondi en arrière. Il a passé la marche avant et, entourés d’une gerbe d’eau, nous nous sommes arrachés du trottoir. Il s’est arrêté deux mètres plus loin pour que je prenne ma Mazda.
Laissant Slidell enregistrer Finney, je suis partie pour le MCME, décidée à déterminer si cette mâchoire appartenait bien au crâne du chaudron.
Les radios, le profil biologique, l’état de conservation, l’articulation, toutes les mesures correspondaient. Résultat vérifié à l’aide du logiciel Fordisc 3.0.
Les analyses achevées, j’ai extrait la seconde molaire gauche de la mandibule et l’ai enfermée dans un sachet. Pour établir au besoin une comparaison d’ADN entre la mâchoire et le crâne. Comparaison parfaitement inutile, sinon pour faire plaisir aux avocats, car il ne faisait aucun doute que la mâchoire et le crâne provenaient bien tous les deux de la même jeune femme noire.
Deux questions demeuraient cependant : qui était cette jeune femme noire ? Et comment se faisait-il qu’une partie de son crâne ait atterri dans le chaudron et une autre sur une étagère chez Asa Finney ?
Lorsque je suis revenue au quartier général de la police, Finney était en train d’être interrogé dans cette même salle qui avait fait la joie de Kenneth Roseboro, la veille. Il avait déjà passé l’unique coup de téléphone auquel il avait droit. En attendant l’arrivée de son avocat, j’ai avalé un sandwich Subway en compagnie de Slidell.
L’avocat s’est pointé juste au moment où j’enfournais ma dernière bouchée de dinde et de cheddar.
À sa vue, j’ai failli m’étrangler.
Charlie Hunt était encore plus séduisant que jeudi soir. Jeans et chaussures sport avaient cédé la place à un veston croisé en laine mérinos et à des souliers en cuir étincelants. Il avait aussi des chaussettes aux pieds et un attaché-case à la main.
Il s’est présenté, d’abord à Slidell, puis à moi.
Nous nous sommes serré la main, non sans une certaine gêne.
Slidell lui a donné lecture de l’acte d’inculpation – possession illégale de restes humains – avant de décrire la pièce à conviction. Puis il a exposé ce qui semblait relier Finney à l’affaire de la cave et, pour faire bonne mesure, a évoqué la possibilité d’un lien avec Jimmy Klapec.
— Basé sur quoi, ce lien ? a demandé Charlie.
— L’intérêt pour les ouvrages d’Anton LaVey.
— Je voudrais m’entretenir dix minutes seul à seul avec mon client.
— Il est bizarre, lui a confié Slidell.
— Ce qui ne fait pas de lui un tueur pour autant, a rétorqué Charlie.
Tous ensemble, nous nous sommes dirigés vers la salle d’interrogatoire numéro trois.
— Je n’ai pas d’objection à ce que vous nous observiez, a dit Charlie en nous regardant droit dans les yeux l’un après l’autre. Mais je refuse que nous soyons enregistrés.
Slidell a haussé les épaules.
Charlie est entré dans la salle. Slidell et moi avons pris place derrière le miroir sans tain.
Finney était debout. Les deux hommes se sont serré la main avant de s’asseoir. Finney s’est mis à discourir avec force gestes. Charlie a pris des notes en hochant la tête à d’innombrables reprises.
Huit minutes plus tard, il est venu nous rejoindre.
— Mon client est disposé à partager certaines informations.
Comme la fois d’avant, Charlie s’adressait à nous deux. Ça m’a plu.
— Il reprend ses esprits, a dit Slidell.
— En échange d’une immunité pleine et entière concernant tout ce qu’il dira.
— Ce bonnet de douche a peut-être tué un enfant.
— Il jure qu’il n’a fait de mal à personne.
— Pas le premier ni le dernier à clamer ça.
J’ai préféré demander à Charlie s’il le croyait. Il est resté à me dévisager un temps très long avant de dire :
— Oui, je le crois.
— Comment se fait-il alors qu’il ait en sa possession la mâchoire de cette fille ? est intervenu Slidell.
— Il est prêt à vous l’expliquer.
— Quelles sont ses relations avec Cuervo ?
— Il affirme ne jamais l’avoir rencontré.
— Ouais ! Et moi, je vais être élu roi du bon goût.
— Ce serait héréditaire, ai-je dit.
Slidell m’a lancé un regard interrogateur.
— En monarchie, le vote n’existe pas, ai-je ajouté.
Charlie s’est passé la main sur la bouche.
— Je suis mort de rire, a répliqué Slidell, et il s’est retourné vers l’avocat. Votre client déballe son sac et on ferme les yeux sur la mâchoire. La mâchoire, uniquement. S’il témoigne en toute sincérité, on lève l’inculpation de possession de restes humains. Mais si je le soupçonne de mentir, si je découvre qu’il a enlevé ne serait-ce qu’une plume au poulet, l’accord ne tient plus.
— Entendu, a dit Charlie.
— Et l’entretien sera filmé et enregistré.
— Entendu, a répété Charlie.
Le trio que nous formions est entré dans la salle d’interrogatoire. Charlie a pris place à côté de Finney, Slidell et moi en face de lui.
Slidell a annoncé au prévenu que la séance serait enregistrée.
Finney a consulté du regard son avocat qui a hoché la tête et lui a dit de commencer.
— À l’école, j’ai vécu un enfer. J’avais pour seule amie une fille appelée Donna Scott, solitaire comme moi. Une fille rejetée par tous, tenue à l’écart par les autres, comme moi. Nous nous sommes liés d’amitié par la force des choses. Et aussi sur la base de notre intérêt pour les jeux en ligne. Nous passions des heures à y jouer.
— Cette Donna Scott habite à Charlotte ?
— Sa famille a déménagé à Los Angeles, l’été d’avant la fin du secondaire. C’est à ce moment-là qu’elle m’a proposé un plan.
Finney a baissé les yeux sur ses mains. Elles tremblaient.
— L’idée lui est venue en jouant à GraveGrab. C’est un jeu plutôt bête, mais elle l’aimait bien, alors on y jouait. En gros, il s’agit de parcourir un cimetière et de creuser le plus de tombes possible en essayant de ne pas se faire tuer par les zombis.
— En quoi consistait le plan proposé par Donna ? ai-je demandé.
— À subtiliser quelque chose dans une tombe. Personnellement, j’étais persuadé qu’on n’y arriverait pas, mais se balader au cimetière en pleine nuit, c’était excitant.
Finney a pris une profonde inspiration et expiré par le nez. Le son produit a ressemblé à celui que ferait de l’air traversant une boule en laine d’acier.
— Donna avait une passion pour le gothique, pas moi. Mais j’aimais bien passer du temps avec elle.
— Et vous avez mené à terme votre projet ? ai-je demandé encore.
Finney a acquiescé d’un hochement de la tête.
— Donna était ravie d’aller vivre en Californie, ce qui était loin d’être mon cas et elle le savait. Son idée, c’était que nous partagerions tout ce que nous trouverions au cimetière. Elle en garderait la moitié, et moi l’autre. Vous savez, ce vieux truc où deux personnes écrivent une carte ou font un dessin qu’ils coupent en deux ensuite et dont ils gardent chacun une moitié. Et des années plus tard, lorsqu’ils se retrouvent, ils réunissent les deux moitiés. Dans l’esprit de Donna, nous resterions ainsi spirituellement unis.
— Quel cimetière ? a demandé Slidell.
— Elmwood.
— Quand ?
— Il y a sept ans. En août.
— Raconte-nous ça.
— Donna avait choisi ce cimetière-là parce qu’un vieil acteur de westerns était censé y être enterré.
— Randolph Scott ? ai-je lancé.
— Oui. Comme elle avait le même nom de famille, elle trouvait ça cool d’avoir un souvenir de lui.
Randolph Scott était un homme blanc, mort à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Rien à voir avec mon profil de jeune femme noire.
— Et vous avez retrouvé sa tombe ?
— Non. On était allés voir The Rocky Horror Picture Show à la séance de minuit et, de là, au cimetière. La porte était ouverte. Donna avait apporté des lampes de poche, moi un pied-de-biche.
Finney a jeté un regard à son avocat. Charlie a hoché la tête.
— On a fait le tour des lieux sans arriver à repérer la tombe. En fin de compte, dans une section complètement différente où il n’y avait plus autant de grandes tombes imposantes et où on risquait moins d’être repérés, on est tombés sur une sorte de petite crypte. Les gonds de la porte étaient tellement rouillés que je n’ai pas eu à appuyer plus de deux fois sur mon pied-de-biche.
— Est-ce qu’il y avait un nom gravé au-dessus de la porte ? ai-je demandé.
— Je ne me rappelle pas. Il faisait noir. Quoi qu’il en soit, on est entrés, on a ouvert le premier cercueil venu, on a attrapé un crâne, une mâchoire, deux ou trois autres ossements, et on est partis en courant. Pour ne rien vous cacher, je n’en menais pas large. Je voulais juste me sauver de là. Donna m’a traité de peureux. Elle, elle était ravie.
— Attends, que je comprenne bien. Tu as gardé la mâchoire et Donna le reste ? a demandé Slidell.
Finney a seulement hoché la tête.
— Mais Cuervo, comment est-ce qu’il s’est retrouvé en possession de ces os ?
— Je ne sais pas.
— T’es toujours en contact avec Donna ?
— Non. Elle a déménagé tout de suite après. Elle m’avait dit qu’elle m’écrirait ou m’appellerait, mais elle ne l’a jamais fait.
— Tu ne l’as donc plus jamais revue, et tu n’as plus jamais eu de contact avec elle ?
Finney a secoué la tête d’un air peiné.
— Tu connais le prénom de son père ?
— Birch. Birch Alexander Scott.
Slidell a inscrit le nom. L’a souligné deux fois.
— T’as autre chose à dire ?
— Non.
Un silence a envahi le petit espace. C’est Finney qui a fini par le rompre.
— À cette époque, j’étais complètement perdu. Il y a quatre ans, j’ai découvert la wicca. Pour la première fois de ma vie, je suis accepté. On m’aime comme je suis. À présent, je suis quelqu’un de complètement différent.
— Bien sûr, a lâché Slidell. Comme ce foutu Billy Craham.
— La wicca est une religion tournée vers la terre qui vénère une déesse et un dieu.
— Et Lucifer entre dans la liste ?
— Sous prétexte que nos croyances n’ont rien à voir avec la théologie traditionnelle judéo-chrétienne, les gens croient que nous adorons Satan ; que si Dieu est la somme de tout ce qui est bon sur terre, il doit obligatoirement exister aussi un être négatif qui incarne le mal, Satan, et que c’est lui que nous vénérons. Mais c’est de l’ignorance. Les adeptes de la wicca ne croient pas du tout à cela.
— Tu veux dire que le diable n’existe pas ?
Finney a repris d’une voix hésitante, en choisissant ses mots avec soin :
— Les adeptes de la wicca considèrent la nature comme étant bipolaire, constituée d’un ensemble d’éléments opposés. Ils croient que cette polarité se retrouve également en chacun de nous, que le bien et le mal sont enfermés dans l’inconscient de tous. La capacité à s’élever au-dessus de ses tendances destructrices, à canaliser ses énergies négatives en pensées et actions positives, voilà, à notre avis, ce qui distingue les gens normaux des violeurs, des tueurs en série et autres psychopathes.
— Vous utilisez la magie pour vous élever ? s’est enquis Slidell, sur un ton menaçant qui m’a frappée.
— Chez les wiccans, la magie est considérée comme une pratique religieuse.
— Ces pratiques religieuses font intervenir la sculpture sur cadavres ?
— Je vous l’ai dit : les wiccans ne recourent pas à une magie qui vise à détruire ou à exploiter autrui. Nous ne faisons de mal à personne. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?
Slidell a décrit les mutilations perpétrées sur le cadavre de Jimmy Klapec.
— Vous pensez que j’aurais pu tuer ce garçon ? !
Slidell a planté ses yeux dans ceux de Finney. Des yeux qui ne cillaient pas.
— D’accord, j’ai profané une sépulture quand j’avais dix-sept ans, et je me suis fait arrêter pour m’être soulagé en public. Deux conneries, je l’admets. Mais c’est tout !
Slidell n’a pas bougé d’un iota.
Finney, lui, a transféré son regard de Slidell à Charlie, puis de Charlie à moi, en marquant des tranches de temps bien séparées.
— Vous devez me croire !
— Sincèrement, mon petit, je ne crois pas un mot de ce que tu nous a dit.
— Vous pouvez vérifier ! s’est écrié Finney, presque en larmes. Retrouvez Donna, interrogez-la !
— Tu peux compter là-dessus.