Chapitre 13

Je me suis garée à la lisière des Quatrième et Premier Secteurs et me suis engagée rue Church. Cet endroit avait tout d’une réclame en faveur de la renaissance des quartiers chics de Charlotte.

Charlie habitait au milieu d’une rangée de neuf maisons flambant neuves, à deux pas du McColl Center for Visual Art, qui est un studio doublé d’une galerie d’art installé depuis peu dans une église restaurée.

À côté de l’ancien lieu de culte, un espace vide encombré de gravats témoignait de la destruction par implosion du Renaissance Place Apartment, un ancien immeuble d’habitation qui avait depuis longtemps dépassé sa date limite de fraîcheur. À sa place allait bientôt s’élever une tour admirable.

Deux pâtés de maisons plus loin en direction du sud-est, d’autres bâtiments attendaient leur tour dans la liste des édifices à démolir. Ce serait notamment le cas du centre de services gouvernementaux du comté de Mecklenburg, réincarnation de l’ancienne jardinerie Sears que les bureaux du médecin légiste occupaient.

Au MCME, tout le monde angoissait déjà à l’idée du déménagement à venir. C’est la vie*. À Charlotte, un paysage urbain en remplace un autre.

Il était sept heures vingt-trois lorsque j’ai sonné à la porte chez Charlie. Ma queue de cheval de cheveux humides laissait à désirer, mais j’avais eu le temps de me maquiller. Fard et mascara.

C’est un maître des lieux au summum de sa forme qui a répondu à la semonce de mon coup de sonnette. Pieds nus dans ses chaussures, il portait un jean délavé et un chandail à la fermeture éclair à peine ouverte sur sa poitrine.

— Désolée d’être en retard.

— No problemo.

Charlie a effleuré ma joue d’un baiser. Il sentait bon. Du Burberry ?

Vision brève de la Skylark.

Ma tunique Max Mara toute neuve et mes leggings avaient l’heur de lui plaire, à en croire son hochement de tête approbateur.

— Yesss Sir. Quand je disais que tu faisais le ménage à fond !

Sa voix a traîné sur le premier mot comme s’il faisait au moins cinq syllabes.

— Attention, tu te répètes.

— C’est parce que l’expérience m’a enseigné à ne pas abuser.

— Abuser de quoi ?

— Je ne dois pas laisser libre cours à mes brillants traits d’esprit. Un soir où j’en avais lâché trois d’affilée, les flics ont dû élever des barricades, les femmes affluaient de tous les coins de la ville !

— Les voisins n’ont pas dû apprécier.

— En effet. Le lendemain j’avais une plainte signée de l’association des propriétaires.

J’ai levé les yeux au ciel.

— Tu marches ou tu préfères l’assistance motorisée ?

Comme je le regardais d’un air perplexe, il a précisé :

— Il y a quatre niveaux.

— Et donc un ascenseur ?

Sourire modeste en guise de réponse.

— Tu m’emmènes au dernier étage ?

— La cuisine est au deuxième.

— Je crois que j’aurai les forces nécessaires.

Tout en m’ouvrant la voie, il m’a expliqué la disposition des pièces. Bureau et garage au rez-de-chaussée ; salon, salle à manger, cuisine et séjour au deuxième ; chambres à coucher au troisième ; salle de jeux et terrasse au quatrième.

Décoration moderne signée Pottery Barn, dans les beiges et bruns. Écru et terre de Sienne, diraient les décorateurs d’intérieur.

Des sculptures en bois et métal et une œuvre d’art africaine apportaient à l’ensemble une touche personnelle. Les tableaux étaient pour la plupart très modernes, mais il y en avait de plus traditionnels et d’autres carrément anciens. Il y avait également un masque, très certainement indonésien.

Impossible de ne pas remarquer les portraits de famille dans les différentes pièces. Les gens représentés avaient le teint bronzé, proche du café pour les uns, proche de l’olive pour les autres.

Plusieurs photos d’un grand Noir en tenue des Celtics : Charles « CC » Hunt, le père, à l’époque où il jouait dans la NBA.

D’autres souvenirs encadrés : un séjour à la montagne, une promenade sur la plage, une sortie en mer. Sur la plupart de ces photos-là, Charlie était à côté d’une femme élancée aux longs cheveux noirs et à la peau couleur cannelle. Son épouse morte le 11 septembre ? Une photo de mariage sur la cheminée du salon m’a fourni la réponse.

J’ai détourné les yeux. Attristée, gênée ? Charlie m’observait. Son regard s’est assombri, mais il n’a pas fait de commentaire.

La cuisine était en inox et bois naturel. Les exploits culinaires du maître de maison reposaient sur le plan de travail en granit.

— Brochettes d’agneau au romarin, courgettes marinées et salade à la Hunt, a-t-il désigné de la main.

— Impressionnant.

Mon regard s’est porté sur la table : dressée pour deux. Charlie s’est aperçu que j’avais remarqué.

— Malheureusement, Katy était prise ce soir.

— Ah…

Un rendez-vous avec son shampooing, probablement.

— Du vin ? Un martini ?

Visiblement, ma fille n’avait pas fait étalage de mon passé haut en couleur.

— Un Perrier, s’il te plaît.

— Une rondelle de citron ?

— Parfait.

— Tu ne bois pas ? m’a-t-il demandé, la tête dans le réfrigérateur.

— Mm.

Il n’a pas cherché à savoir pourquoi. Pourtant, il se souvenait forcément qu’à l’école je ne me faisais pas prier pour descendre une bière. Cette discrétion m’a plu.

— On monte sur la terrasse ? La vue est pas mal.

Je n’ai pas une passion pour l’automne ; cette saison a quelque chose de trop doux-amer à mon goût. Dernier soupir de la nature avant d’arrêter la pendule et de faire le dos rond pendant les longs mois d’hiver.

Qu’on ne vienne pas me parler d’Automn Leaves, de Johnny Mercer. D’ailleurs, je trouve le titre français bien mieux : Les Feuilles mortes*.

Peut-être est-ce dû à mon travail, à ma proximité quotidienne avec la mort, je ne sais pas, mais le fait est que j’aime par-dessus tous les crocus, les jonquilles et les petits poussins.

Pour en revenir à la vue de la terrasse, le qualificatif de « pas mal » employé par Charlie était un euphémisme. Ce soir-là, le ciel scintillait au point d’en paraître vivant ; le genre de ciel qu’on voit souvent à la fin de l’été lorsque le pollen est retombé et que le feuillage n’a pas encore revêtu toutes ses couleurs d’automne. La voûte céleste était piquetée d’un milliard d’étoiles pour le moins. Les tours et les gratte-ciel faisaient ressembler la ville à un décor de Disney. La chevauchée fantastique de M. Fric.

Pendant que Charlie faisait griller les brochettes, la conversation a abordé différents sujets avec toutes les précautions nécessaires. Bien entendu, nous avons d’abord fait revivre les bons moments du passé.

Soirées mémorables, vacances de printemps à Myrtle Beach… Au souvenir de la baleine que nous avions fabriquée à partir de Kleenex et d’un bout de fil de fer, le même fou rire nous a pris. Pour illustrer le calembour de Groucho Marx, «la baleine n’avale pas les pieds », nous avions ajouté entre ses fanons des pieds chaussés de bottes.

D’autres évocations nous ont fait grincer des dents, en particulier les tenues que nous portions à l’époque : vestes en velours gaufré, chapeaux décorés d’étiquettes de bière, sacs en macramé et chaussures Candies.

Pas un mot sur la Skylark.

Les brochettes grillées à point, nous sommes descendus à la salle à manger. Une sorte de confiance s’était établie entre nous ; nous pouvions en venir à des sujets plus graves.

Charlie a évoqué le cas d’un jeune dont il assurait la défense, un garçon un peu retardé accusé d’avoir assassiné ses grands-parents.

J’ai parlé des os du chaudron, d’Anson Tyler et de la dernière apparition de Boyce Lingo à la télé. Il n’y avait pas de mal à ça. Lingo et Allison Stallings avaient déjà révélé pratiquement toute l’histoire.

— Lingo affirme que ces deux affaires sont liées ? a demandé Charlie.

— Il le sous-entend, mais il se trompe. D’abord, Anson Tyler n’a pas été décapité. Et même si je veux bien admettre que les mutilations de la victime du lac Wylie puissent faire penser au satanisme, je me refuse à voir quoi que ce soit de satanique dans l’affaire de l’avenue Greenleaf. La présence d’animaux de basse-cour, la statue de sainte Barbara, la représentation d’Eleggua et les chaudrons eux-mêmes, tout désigne plutôt une variante de la santería.

— Ne fais pas attention à ce que Lingo raconte. Tout ce qu’il veut, c’est de la pub, car il brigue un siège au Sénat.

— Qui peut bien voter pour un con pareil ?

Exclamation rhétorique, a dû penser Charlie, car il m’a demandé si je voulais du dessert sans répondre à ma question.

— Bien sûr !

Il est sorti pour revenir avec des pointes de tarte de la taille d’un navire de guerre.

— Ne me dis pas que c’est toi qui l’as faite !

— Crème de banane de chez Edible Art, a répondu Charlie en se rasseyant. Mes talents ont beau avoir des dimensions quasi galactiques, ils sont quand même limités.

— Dieu merci !

Deux bouchées plus tard, je suis revenue à Lingo. Ce coup-ci, je n’y suis pas allée de main morte.

— Des statues, des perles, des coquilles de noix de coco, voilà tout ce que contenait cette cave. Rien de satanique, tu peux me croire. Mais avec son hystérie sur les satanistes et les meurtres d’enfants, Lingo va créer la panique. Pire, il risque de souffler l’idée à ces tarés d’extrême-droite d’aller brûler des croix dans les jardins de juifs ashkénazes ou d’Indiens athabascans. Ça s’est déjà vu ! Des imbéciles fanatiques prennent d’assaut les émissions de radio pour prêcher la bonne parole, et tu n’as pas le temps de dire ouf qu’ils sont déjà rassemblés devant l’épicerie, décidés à en découdre.

J’avais parlé en agitant violemment ma fourchette.

— Range ton arme, m’a enjoint Charlie, et nous pourrons tous nous disperser.

J’ai déposé ma fourchette sur mon assiette. Pour la reprendre très vite et la plonger à nouveau dans la tarte. Je m’en voudrais plus tard, mais tant pis.

— Ce Lingo te met vraiment hors de toi, a fait remarquer Charlie.

J’ai admis, la bouche pleine, qu’il avait le don pour ça.

— Tu t’es assez défoulée ?

J’ai commencé à protester et me suis arrêtée, gênée.

— Excuse-moi. Tu as raison.

Un silence s’est établi. Puis Charlie a demandé :

— Les Athabascans, tu disais ?

J’ai relevé les yeux. Il souriait.

— Les ashkénazes ?

— Tu vois ce que je veux dire : les minorités incomprises.

— Comme les Aléoutiens ?

— Bravo !

Nous avons ri tous les deux. Charlie a tendu la main vers mon visage puis s’est arrêté en chemin, comme s’il était surpris par son geste. Et il a dit, maladroitement :

— Tu as de la crème sur la lèvre.

Je me suis essuyée un grand coup avec ma serviette.

— Voilà, ai-je dit.

— Voilà, a-t-il répété.

— C’était sympathique.

— Oui, vraiment.

Les traits de Charlie se sont figés en une expression un peu gênée que je n’ai pas su interpréter.

Je me suis levée et j’ai commencé à rassembler les plats.

— Pas question ! s’est-il exclamé en bondissant sur ses pieds, et il m’a arraché les assiettes des mains. On est chez moi. C’est mes règles.

— Monsieur est dictateur ?

— Exactement !

 

Une heure plus tard, j’étais pelotonnée dans mon lit. Toute seule. Birdie gardait ses distances. Peut-être était-il encore fâché de l’incident de tout à l’heure. Ma chambre était plongée dans le silence. Le clair de lune striait l’armoire de raies lumineuses.

J’aurais dû m’endormir rapidement, compte tenu du calme ambiant et de ma fatigue après cette longue journée de travail. Pourtant, mes pensées tournoyaient sur elles-mêmes comme des toupies.

Ce dîner avec Charlie m’avait fait plaisir. La rencontre avait été facile, sans l’ombre d’une tension comme je l’avais craint.

Je réalisais soudain que c’était moi qui avais monopolisé la conversation presque toute la soirée. Est-ce que c’était bien ? Charlie Hunt était-il du genre silencieux et songeur ? Eau qui dort, traversée par des courants en profondeur ? D’habitude, l’eau peu profonde ne se distingue pas par un courant très puissant.

Charlie avait paru comprendre que je m’énerve à propos de Lingo. C’est vrai que je m’étais emportée, mais il ne m’avait pas traitée comme un bébé ronchon après une mauvaise sieste.

La conversation s’était bornée au présent. Pas la moindre allusion à nos mariages passés, nos amours perdues, sa femme décédée. Aucune évocation non plus des années écoulées entre la Skylark et aujourd’hui.

J’ai revu son expression au moment où je regardais sa photo de mariage. Qu’avais-je vu dans ses yeux ? Du ressentiment ? De la culpabilité ? Du chagrin d’avoir perdu sa femme par la faute de fanatiques ?

Non que je veuille connaître les secrets de Charlie Hunt. D’ailleurs, je n’avais moi-même rien dit de Pete et de sa fiancée de vingt ans et quelque. Ni de Ryan, de sa maîtresse resurgie du passé et de sa fille à problèmes. Entre nous, la complicité avait été mutuelle, mais nous étions aussi restés dans le non-dit. L’un et l’autre, nous avions dansé à la lisière de nos passés respectifs. Et c’était aussi bien.

Ryan…

Je n’étais pas dans l’attente d’un appel. Pourtant, en arrivant à la maison, j’avais éprouvé comme un sursaut d’espoir en voyant la lampe rouge du répondeur clignoter.

Trois messages : Katy, Pete, quelqu’un qui n’avait pas laissé son nom.

Ma fille appelait pour discuter de la tournée des boutiques de samedi… Bien sûr.

Mon ex-mari voulait organiser un dîner pour me présenter Summer… Quand les poules auront des dents.

La toupie tournoyait toujours.

Ryan…

Est-ce qu’il était retourné auprès de Lutetia définitivement ? Était-ce vraiment terminé entre nous ? Est-ce que j’en éprouvais du chagrin ?

Réponse facile.

Est-ce que j’avais raison d’en éprouver du chagrin ?

Pete…

Mieux valait ne pas aborder le sujet.

Charlie…

Assez !

Le cadavre du lac Wylie…

Qu’est-ce qui me tracassait à son sujet ?

L’absence de larves, qui était en totale contradiction avec la déposition de Funderburke ? L’absence d’odeur et d’actes de prédation ? L’absence de tête ? Les symboles découpés dans la chair ?

Beurk, ouais.

Cette affaire était-elle liée d’une façon ou d’une autre à celle de la cave ? Si oui, de quelle façon ? Le lac Wylie me faisait penser à des pratiques sataniques, la cave m’évoquait plutôt la santería ou l’une de ses variantes obscures, comme le palo mayombe.

Comment le jeune du lac Wylie avait-il perdu sa tête ?

Et brusquement m’est revenu le souvenir du bout de cervelle caché dans le chaudron.

S’agissait-il d’un humain ? Penser à interroger Larabee dès demain.

Rappelle-toi le cerveau de Mark Kilroy, m’a soufflé la partie pessimiste de mon cerveau. Il a été retrouvé flottant dans un chaudron.

Adolfo de Jesús Constanzo et ses adeptes n’étaient pas des satanistes, mais des gens qui affirmaient suivre une voie du palo mayombe aberrante.

Kenneth Roseboro…

Disait-il la vérité à propos de sa maison de l’avenue Greenleaf ? À propos de son locataire, T-Bird Cuervo ?

Et celui-là, d’ailleurs, où était-il passé ?

Cuervo… Est-ce que ça ne voulait pas dire « corbeau » en espagnol ? Thomas Corbeau. T-Bird… Mignon.

Quelle histoire Roseboro allait-il nous raconter demain matin ?

Le cadavre mutilé du lac Wylie.

Les os du chaudron.

La photo de classe.

Boyce Lingo.

Charlie Hunt.

Pete qui allait se marier.

Ryan et Lutetia.

Etc.

Etc.

Images brouillées. Pensées confuses.

Et, cependant, moins confuses qu’elles ne le seraient bientôt.