Chapitre 23

Je ne me rappelle rien de ce qui s’est passé ensuite ce soir-là, ni grand-chose de la journée du lendemain.

Une discussion avec Charlie. Un trajet en voiture. La valse de divers produits et aliments lancés dans un chariot de supermarché. Une bataille avec un tire-bouchon. À part ça, trente-six heures de ma vie sont parties en fumée.

Le mardi matin, je me suis réveillée, seule dans mon lit. Le soleil effleurait à peine l’horizon, mais on pouvait déjà dire que le temps serait beau. Le vent agitait doucement le magnolia, et les feuilles qu’il retournait faisaient des taches plus claires dans le feuillage.

Le jean que j’avais porté le dimanche gisait au pied du mur, mon chandail et mes sous-vêtements pendaient au dossier d’une chaise, et moi, j’étais en survêtements.

Birdie m’observait de dessous la commode.

Les braillements de la télé montaient du rez-de-chaussée.

Assise dans mon lit, j’ai fait passer mes pieds par-dessus bord pour tâter le plancher.

J’avais la bouche sèche, le corps entier déshydraté.

Bon… J’avais connu pire.

Je me suis levée.

Sous la pression du sang, les vaisseaux à l’intérieur de mon crâne ont explosé. J’ai cru que mes yeux allaient jaillir de mes orbites. Je me suis rallongée. L’oreiller sentait le sexe et le parfum Burberry. Doux Jésus, impossible de donner mon cours dans cet état.

D’un pas vacillant, j’ai atteint mon ordinateur portable. Courriel à Alex, mon assistante à l’université, pour la prévenir que j’étais malade. Qu’elle surveille le test de connaissances sur les os et renvoie les étudiants.

Quand j’ai rouvert les paupières, le chat n’était plus là et le réveil indiquait huit heures.

En bataillant de mon mieux pour conserver la position verticale, j’ai réussi à me traîner jusqu’à la douche. Après, je suis parvenue à démêler mes cheveux mouillés et à me brosser les dents, bien que j’aie les mains agitées de tremblements.

En bas, la télé branchée sur la chaîne cinéma classique repassait La Grande Évasion. Il m’a fallu au moins cinq minutes pour retrouver la télécommande. J’ai coupé le film au moment où Steve McQueen franchissait des barbelés à moto.

La cuisine m’a raconté l’histoire aussi bien que l’aurait fait un roman-photo. Un reste de pizza surgelée, des papiers et des bâtonnets de desserts glacés Dove jetés dans l’évier. Deux bouteilles de vin vides sur le plan de travail. Une troisième abandonnée à demi éclusée sur la table à côté d’un seul verre.

J’ai mangé un bol de Corn Flakes et avalé deux aspirines avec mon café. Après quoi, j’ai vomi.

Re-brossage des dents. Impossible de chasser le goût épouvantable que j’avais dans la bouche. J’ai descendu un plein verre d’eau. Englouti des comprimés d’Advil.

Sans résultat, comme il fallait s’y attendre. Seuls le temps et mon métabolisme viendraient à bout de cet état nauséeux.

Mon esprit a retrouvé un semblant de clarté au moment où j’écrasais la boîte de pizza. On était mardi. Je n’avais parlé avec personne depuis dimanche.

Pourtant, des gens avaient forcément cherché à me joindre, même si la journée de lundi avait été fériée.

Le carton jeté à la poubelle, je me suis précipitée sur le téléphone aussi vite que je le pouvais, compte tenu de mon état.

Pas de tonalité.

J’ai suivi le trajet du fil jusqu’au mur. La fiche était correctement enfoncée dans la prise. Vérification des autres prises dans toutes les pièces.

Dans ma chambre, l’appareil était enfoui sous mon jean abandonné par terre. Laissé en mode conversation. Voilà ce qui avait bloqué tout le système. Était-ce moi qui avais décroché le combiné ? Était-ce Charlie ? Depuis combien de temps la ligne était-elle hors service ? J’ai reposé le combiné sur son socle et appuyé sur le bouton de connexion. Tonalité. Bon.

Maintenant, où était mon cellulaire ? Pour le savoir, j’en ai composé le numéro à partir du téléphone fixe. Pas de sonnerie. Après un temps considérable passé à le chercher, je l’ai découvert au fond d’un tiroir dans le bureau du rez-de-chaussée. Éteint.

Ce devait être Charlie qui l’avait coupé, parce que si c’était moi, ma motivation avait été d’ordre purement éthylique et je ne me souvenais plus du tout pourquoi à présent.

J’étais en train de le placer sur son chargeur quand le fixe a sonné.

— Où est-ce que vous étiez passée, nom de Dieu ? !

Slidell. Sensation qu’on me plantait un pic à glace dans le cerveau. D’où mon ton défensif :

— C’était jour férié.

— Oh, ex-cu-sez-moi si les criminels ne respectent pas les congés !

Aucune répartie cinglante ne m’est venue à l’esprit. Uniquement :

— Du nouveau sur le meurtrier de Rinaldi ?

Les longues secondes de silence qui ont suivi m’ont permis de retrouver un peu mes esprits.

— On a confié l’enquête à d’autres, a-t-il fini par jeter méchamment. Sous prétexte que je risquais de pas être objectif. De trop m’investir. M’investir ! Comme si j’étais un sacré portefeuille d’actions !

Décision sage, probablement, mais mieux valait ne pas le lui dire.

— Mais je reste convaincu que tout est lié, Klapec et la cave de l’avenue Greenleaf. Et je finirai bien par coincer le salaud qui a eu la peau de Rinaldi.

Il s’est interrompu, s’est raclé la gorge.

— Je suis allé voir Isabella Cortez.

— Qui ça ?… Ah oui, la grand-mère de Takeela Freeman.

— Ouais.

— Et alors ?

— Nada. J’ai eu aussi Donna Scott-Rosenberg au téléphone. Elle corrobore les dires de Finney, sauf que ce serait lui qui aurait eu l’idée de cette expédition au cimetière.

— Ça ne m’étonne pas du tout ! Et qu’est-ce qu’elle dit à propos des restes de Susan Redmon ?

— Qu’elle avait trouvé trop risqué de les emballer dans le déménagement quand ils sont partis s’installer en Californie. Elle voulait pas que son père tombe dessus. Voulait pas non plus les laisser dans la maison. Alors, elle les a donnés à un copain, passionné comme elle de gothique. Un certain Manuel Escriva.

Je transpirais à grosses gouttes, je sentais monter la nausée.

— Lui, il a pas été difficile à trouver. Il purge une peine pour possession de drogue à des fins de revente. Je me suis payé une visite à la prison, hier.

Quelque part, Slidell me ressemble. Il avait beau être désespéré par la mort de Rinaldi, pas question pour lui d’étaler sa peine. La différence, c’était que lui, il n’avait pas lâché le morceau, alors que moi, je m’étais effondrée. J’avais laissé tomber l’enquête et, pour la première fois de ma vie, déclaré forfait face à mon boulot de prof. J’ai senti la honte me brûler les joues.

— Escriva, c’est le genre petit con arrogant. À force de discuter, j’ai quand même réussi à lui faire cracher qu’il avait vendu ces os pour cinquante dollars.

— À qui ?

— À un guérisseur de son quartier.

— Cuervo ?

— À qui d’autre ?

— Eh bien, voilà qui innocente T-Bird en ce qui concerne les soupçons de meurtre. Mais il demeure coupable de possession de restes humains.

— Pas si sûr. D’après Escriva, Cuervo est dans la merde.

— C’est-à-dire ?

Mes doigts, de plus en plus moites de sueur, collaient au combiné.

— Quand je lui ai posé la question, il a eu un petit ricanement. Je lui aurais volontiers pété la gueule. Il a voulu quelque chose en échange, mais impossible à obtenir du directeur. Ça s’est alors envenimé. Je suis parti. J’étais sur le point de franchir la porte quand il m’a rappelé. Je me suis retourné. Il ricanait toujours et m’a lancé : « Prends garde au démon, le flic ! » Et il a dessiné en l’air une sorte de symbole vaudou.

— Vous voulez dire qu’Escriva a accusé Cuervo d’être un adorateur du diable ?

— C’est comme ça que je l’ai compris.

— Vous lui avez demandé où Cuervo pourrait se cacher ?

— Il prétend ne pas l’avoir vu depuis cinq ans.

— Vous lui avez demandé s’il connaissait Asa Finney ?

— Il jure qu’il n’a jamais entendu parler de lui.

— Qu’est-ce que vous comptez faire, maintenant ?

Slidell a dû changer de position au bout du téléphone et sa voix m’est parvenue étouffée, comme s’il recouvrait le combiné de sa main.

— J’étudie les notes de Rinaldi.

— Vous les avez gardées ?

Bizarre qu’elles ne lui aient pas été confisquées par l’équipe chargée d’enquêter sur la mort de son coéquipier.

— J’en ai fait des photocopies hier matin, mais je ne les regarde que maintenant.

Sa voix est redevenue plus nette, comme s’il avait à nouveau la bouche près du combiné.

— Ce voyage à Raleigh m’a bouffé toute la journée.

C’était du bluff, ce n’était pas ça la raison. Mais moi non plus, je n’aurais pas été en état d’étudier ces notes hier.

— Faut que vous me prouviez par A + B que Susan Redmon est bien la victime du chaudron. Ça me ferait vraiment chier si le crâne ne collait pas avec les ossements dans le cercueil.

J’ai dégluti, j’avais un goût amer dans la bouche. Tenir le coup devant des étudiants, j’en étais incapable de toute évidence ; mais pratiquer des analyses, oui, je devais pouvoir y arriver.

— Je partais justement pour le labo. Désolée pour hier. Surtout, tenez-moi au courant.

Slidell a émis un bruit indistinct, entre rot et grognement.

J’ai raccroché. Je suis allée me passer de l’eau froide sur le visage avant d’écouter les messages laissés sur mon cellulaire.

Un de Katy, deux de Charlie, trois de Slidell, un de Jennifer Roberts, une collègue de l’université. Ils disaient tous à peu près la même chose : rappelle-moi.

J’ai commencé par Katy. Sur répondeur. Trop tôt, à moins qu’elle soit déjà partie au boulot. Ou pour le comté de Buncombe. Je lui ai laissé un message à peu près identique au sien.

Slidell, je le verrais bientôt.

Charlie ? Cette conversation-là nécessitait une petite mise au point personnelle.

Quant à Jennifer Roberts, impossible de la rappeler sans faire voler en éclats mon mensonge sur ma prétendue maladie.

Juste avant de partir, j’ai tenté d’avaler un bol de soupe poulet et nouilles. Je l’ai vomi aussi.

Troisième brossage de dents. Après quoi, j’ai ramassé mes clés, mon sac et je suis sortie.

Et j’ai manqué m’affaler sur un grand sac Dean & DeLuca abandonné sur le perron, un papier agrafé à l’une des poignées.

 

Tempe,

Je comprends que tu passes par un moment difficile. Excuse-moi si je t’ai fâchée, j’étais vraiment inquiet pour ta sécurité. Accepte ce paquet en gage de mes excuses sincères. Et surtout, mange, s’il te plaît ! Appelle-moi quand tu auras décidé de rebrancher ton téléphone.

Charlie.

 

Doux Jésus ! Quelle bêtise Charlie avait-il tenu à m’éviter pour ma sécurité ?

J’ai rentré la nourriture dans la maison, l’ai posée sur le plan de travail de la cuisine, j’ai attrapé un Coke Diète dans le réfrigérateur et je suis partie pour le labo.

Entre le balancement de la voiture, les gaz d’échappement et les bulles du Coke, j’ai bien failli vomir encore. OK. J’allais devoir supporter ça jusqu’à ce que mon corps retrouve son état normal. C’était le prix à payer.

Le bon côté des choses, c’était que je m’étais saoulée chez moi, sans casser les pieds à personne. Je n’avais rien fait de plus bête que de jouer aux fesses avec un vieux copain de classe.

Malheureusement, mes souvenirs s’avéreraient erronés.

 

Vous vous rappelez mon laïus sur les lundis à la morgue ? Multipliez par deux le nombre de victimes qui aboutissent chez nous le mardi qui suit un long week-end.

Les trois pathologistes étaient déjà arrivés. Huit nouveaux cadavres aussi, à en croire la feuille de rapport. Celui de Rinaldi n’était pas du nombre. Larabee, Siu ou Hartigan avait dû venir hier et pratiquer l’autopsie. Compte tenu des circonstances, je pariais sur le patron.

Nouvel accès de culpabilité : pendant que je me détruisais en beauté les cellules cérébrales et m’apitoyais sur moi-même, les autres avaient fait leur boulot sans rechigner.

Je suis allée directement à la chambre froide prendre le crâne et les os de la jambe trouvés dans le chaudron, ainsi que la mâchoire découverte chez Finney. Les deux salles d’autopsie étant occupées, j’ai étalé un drap en plastique sur la table de mon bureau. Aux os que j’y avais déposés, j’ai ajouté les dents prélevées sur Susan Redmon.

En deux heures de temps, l’affaire était bouclée. Tout correspondait : les dents, l’âge, le sexe, l’ascendance et l’état de conservation. Les mesures prises sur le squelette de Susan Redmon correspondaient à celles des éléments récupérés dans la cave. Et Fordisc 3 0 était d’accord avec les résultats. Au besoin, je pourrais faire établir une comparaison d’ADN, mais j’étais d’ores et déjà convaincue que le crâne, la mandibule et tous les ossements du cercueil appartenaient bien à une seule et même personne.

De temps à autre, Hawkins, Mme Flowers ou un des pathologistes passait d’un pas pressé devant ma porte restée ouverte. À un moment, Larabee s’est arrêté sur le seuil. Il m’a jeté un drôle de coup d’œil et a repris son chemin. Personne ne s’est aventuré à entrer dans mon bureau.

J’étais en train de rédiger mon rapport sur Susan Redmon quand Mme Flowers m’a appelée pour me dire que le patron de tout le système de santé de Caroline du Nord, le Dr Larke Tyrell en personne, voulait me parler depuis Chapel Hill.

— Est-ce que vous pourriez, si possible, lui dire que je ne suis pas là ?

— Possiblement, a-t-elle répondu sur un ton pincé.

— Je ne me sens pas très bien, aujourd’hui.

— En effet, je vous ai trouvée pâlotte.

— Pourriez-vous lui transmettre que je suis rentrée chez moi plus tôt ?

— Ce serait d’ailleurs la chose à faire.

Pleine de reconnaissance, je ne lui ai pas demandé ce qu’elle entendait par-là.

Impossible de revenir à mon rapport sur Redmon, de me concentrer suffisamment pour aligner des phrases qui veuillent dire quelque chose. Mieux valait m’en tenir à une tâche plus concrète et qui ne requérait rien de plus que l’acuité visuelle.

Faute de trouver une meilleure idée, je suis retournée dans la chambre froide pour y prendre les vertèbres de Jimmy Klapec et les fragments de peau excisés sur sa poitrine et son ventre. Ils sont venus s’ajouter sur mon bureau aux ossements de Susan Redmon. La photo de classe de Takeela Freeman ainsi que les photos d’identité judiciaire de Jimmy Klapec et de T-Bird Cuervo ont complété la collection.

Les yeux fixés sur ce triste assemblage, j’attendais d’être frappée par une sorte de révélation quand Larabee est entré dans mon bureau sans s’être annoncé. Arrivé à ma table, il s’est planté devant moi, me dominant de toute sa hauteur.

— Tu as vraiment une mauvaise mine.

— Je crois que j’ai la grippe.

Je sentais presque physiquement ses yeux parcourir mon visage.

— Peut-être quelque chose que tu as avalé.

— Peut-être.

J’ai gardé les yeux baissés, cherchant à cacher ma honte et ma culpabilité.

Connaissant ma biographie, Larabee savait forcément que je mentais. Il demeurait debout sans rien dire, dressé devant moi, telle la statue du commandeur. Et il tenait ce rôle à la perfection.

— Qu’est-ce que c’est que cet assemblage ?

Je lui ai parlé de Susan Redmon.

Il s’est saisi de la fiole contenant les deux morceaux de peau et les a examinés.

Englobant d’un geste l’ensemble des objets étalés sur mon bureau, j’ai dit :

— Slidell est convaincu que ces deux affaires sont liées, que, si je perce ce mystère, il parviendra à percer celui qui entoure la mort de Rinaldi.

— Tu as des doutes ?

— Rinaldi travaillait sur les deux affaires.

— Oui, mais il était aussi policier.

Comprendre : bien des gens pouvaient lui en vouloir. Seigneurs de la drogue mécontents ; détenus avides de vengeance ; proches ou amis dont les attentes étaient restées inassouvies. Je le savais aussi bien que Larabee. Toutefois, la plupart de ces gens se contente généralement d’imaginer des situations. Il y a un fossé de la parole aux actes, rares sont ceux qui le franchissent. Ceux qui le font sont des gens particulièrement dangereux.

Larabee a reposé les spécimens pour s’emparer de la photo de T-Bird.

— Et celui-là, c’est qui ?

— Thomas Cuervo, un santero d’origine équatorienne. C’est lui qui louait la cave de l’avenue Greenleaf. On le surnomme T-Bird.

— La cave d’où l’on a retiré le chaudron avec le crâne ?

— Oui. L’ennui, c’est qu’il a disparu. Personne ne sait où il se trouve actuellement. Ou ne veut le dire.

Larabee est resté un très long moment à étudier le cliché. Puis il a dit :

— Je sais exactement où il est.