Chapitre 22
Je me suis relevée tant bien que mal et j’ai foncé à la suite de Slidell.
Au loin, des sirènes mugissaient. Les trottoirs, déserts l’instant d’avant, se remplissaient de curieux. Devant moi, un cercle se formait autour de Rinaldi. J’apercevais son corps immobile entre les jambes des badauds. Un filet sombre coulait sur sa poitrine et dégoulinait sur le trottoir.
Bousculant les spectateurs, je suis parvenue jusqu’à lui. Agenouillé, Slidell, le visage marbré de plaques rouges, pressait les deux mains sur la poitrine de son coéquipier. Je me suis sentie flancher.
Rinaldi avait les paupières bleues et le teint blafard des victimes qui aboutissent chez nous. Le sang sur le trottoir continuait d’avancer vers le caniveau, une véritable mare.
— Écartez-vous ! a hurlé Slidell, des trémolos de rage dans la voix. Qu’il ait de l’air, bordel !
Le cercle s’est élargi pour redevenir aussi compact l’instant d’après. Des téléphones cellulaires ont cliqueté pour capter les images de la scène.
Les sirènes se rapprochaient, de plus en plus nombreuses. Slidell avait composé le code signalant un policier blessé et les voitures de patrouille arrivaient de tous les coins de la ville. Je me suis laissée tomber à côté de lui.
— Je vous remplace. Occupez-vous de la foule.
Il a relevé les yeux sur moi, le souffle court.
— D’accord.
Il tremblait. Je l’ai senti au moment où j’ai glissé mes mains sous les siennes sur la poitrine de Rinaldi.
— Plus fort, il faut appuyer très fort !
Une veine épaisse barrait son front ; de la sueur perlait à la racine de ses cheveux.
J’ai hoché la tête sans rien dire, incapable de prononcer un mot.
Bondissant sur ses pieds, il s’est avancé en titubant vers les badauds, dérapant sur le trottoir où le sang se mêlait à la pluie.
— Reculez, bordel !
Image horrible que ces mains rouges de sang qu’il agitait en tous sens.
J’ai baissé les yeux sur Rinaldi, une seule idée en tête.
Stopper l’hémorragie !
— De l’espace, bon Dieu ! beuglait Slidell. Tout de suite !
Stopper l’hémorragie !
Seigneur, on ne pouvait pas survivre à une telle perte de sang !
Stopper l’hémorragie !
Des secondes ont passé. La pluie tombait sans discontinuer, lente et obstinée.
Une sirène a hurlé tout près et s’est tue brusquement. Une autre l’a imitée. Une troisième.
Pulsation des gyrophares. La rue n’était plus qu’un bain de rouge et de bleu.
Stopper l’hémorragie !
Bruit de portières qui s’ouvraient, puis claquaient. Bruit de pieds martelant le trottoir ; de voix qui criaient.
Stopper l’hémorragie !
J’ai relevé les yeux sans relâcher la pression de mes mains.
Des agents en uniforme usaient de leurs muscles pour faire reculer la foule.
J’ai regardé à nouveau Rinaldi. Et mes mains, sombres et brillantes.
Stopper l’hémorragie !
Des pieds ont envahi mon champ de vision. Une paire chaussée de bottes, une autre de chaussures de jogging New Balance. Les deux, couvertes de boue. Trempées.
Les bottes se sont ancrées au sol et se sont adressées à moi.
Stopper l’hémorragie !
À travers le mantra qui avait pris possession de mon esprit, j’ai à peine entendu ce qu’on me disait.
Des mains se sont placées au-dessus des miennes sur la chemise trempée de sang. Celles du propriétaire des bottes. Nos regards se sont croisés. Des iris bleus, le blanc de l’œil parcouru de veinules rouges. Il m’a fait un signe de tête.
Je me suis levée, les jambes en coton.
Je connaissais la chanson. Trachée, poumons, cœur. Pétrifiée, j’ai regardé les infirmiers effectuer les tests, brancher un ballon d’oxygène et prendre le pouls du blessé à hauteur de la carotide.
Puis Rinaldi a été sanglé sur une civière et entré dans l’ambulance. Les portières ont claqué. Je suis restée à regarder le véhicule filer au loin dans la nuit de Charlotte.
Slidell et moi avons quitté les lieux, les abandonnant aux badauds. Direction : le Carolinas Médical Center. En chemin, nous avons croisé des douzaines de voitures de police fonçant vers NoDa. Des douzaines d’autres encombraient les rues. Lumières trépidantes et sirènes dans toute la ville.
La salle d’attente des urgences accueillait déjà une demi-douzaine de policiers. Slidell a braillé son nom sans presque les voir et a exigé de parler au médecin de Rinaldi.
Quelqu’un de l’accueil nous a accompagnés aux toilettes pour que nous lavions le sang de nos mains. Une infirmière, un infirmier ? Comment savoir ?
À notre retour dans la salle, on nous a dit de nous asseoir et d’attendre.
Slidell a commencé à fulminer. L’attrapant par le bras, je l’ai entraîné vers une rangée de sièges en métal attachés les uns aux autres. Ses muscles m’ont paru aussi durs que des racines d’arbre.
Percevant l’humeur de mon compagnon, tout le monde nous a fichu la paix. Les policiers comprenaient. Les discours étaient inutiles, leur présence suffisait.
Nous nous sommes laissés tomber sur des chaises et la veille a commencé : chacun de nous était perdu dans ses pensées. Impossible de chasser de mes oreilles le vacarme des coups de feu, et de mes yeux le visage blafard de Rinaldi. Et ce sang… une rivière de sang…
Toutes les dix minutes, Slidell se levait et disparaissait dehors pour revenir imprégné d’une odeur de cigarette. Comme les chiens qui traînent derrière eux une odeur de pluie. Je l’enviais presque d’avoir une distraction.
Le nombre de flics augmentait peu à peu. Détectives en civil et agents en uniforme qui discutaient entre eux à voix basse, tous, le visage tendu.
Un chirurgien dans une tenue tachée de sang a fini par s’avancer vers nous, la mine sombre. Je me suis surprise à remarquer qu’une des taches sur sa manche avait la forme de la Nouvelle-Zélande.
Nous nous sommes levés, terrorisés et emplis d’espoir en même temps. Le badge du médecin indiquait : Meloy.
Rinaldi avait reçu deux balles dans la poitrine et une autre dans l’abdomen. La balle dans la poitrine l’avait transpercé de part en part et était ressortie, les deux autres étaient restées à l’intérieur de son corps.
— Il est conscient ? a demandé Slidell avec une expression dure et déterminée.
— Il est toujours en salle d’opération.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
— M. Rinaldi a perdu beaucoup de sang et souffre de nombreuses lésions.
— Ce n’est pas une réponse, a rétorqué Slidell en haussant le ton.
— Le pronostic n’est pas fameux.
Meloy nous a entraînés vers une salle réservée au personnel en nous disant d’y rester aussi longtemps que nous le souhaitions.
— Quand sera-t-il conduit en réanimation ? a voulu savoir Slidell.
— C’est impossible à dire.
Meloy nous a quittés sur la promesse de nous prévenir dès qu’il y aurait un changement.
Rinaldi est décédé à onze heures quarante-deux.
Le visage de marbre, Slidell a écouté Meloy lui annoncer la nouvelle, puis il a tourné les talons et quitté la pièce.
C’est une femme flic qui m’a ramenée chez moi. Je n’ai pas pensé à la remercier. Comme Slidell, j’étais trop abattue pour me confondre en amabilités. Plus tard, j’ai appris son nom et je lui ai envoyé un mot. Elle a dû comprendre.
Dans mon lit, j’ai pleuré jusqu’à ne plus avoir de larmes avant de sombrer dans un sommeil sans rêve.
Je me suis réveillée le dimanche matin avec la sensation que quelque chose ne tournait pas rond, mais sans savoir bien quoi. Quand mes pensées se sont clarifiées, j’ai recommencé à pleurer.
Dans l’Observer, la manchette était énorme, aussi grosse que si elle annonçait la guerre ou le retour à la paix. Des lettres de cinq centimètres de haut : UN ENQUÊTEUR ABATTU.
Télés et radios n’étaient pas en reste. Rhétorique hautement spéculative : Les gangs se réveillent ! Assassinat en pleine ville ! Coups de feu tirés d’une voiture. Meurtre dans le style exécution.
Partout, Rinaldi était décrit comme travaillant à la fois sur l’affaire Klapec et celle de l’avenue Greenleaf. Les journalistes évoquaient Asa Finney, qu’ils présentaient comme un individu revendiquant le statut de sorcier, arrêté parce qu’il détenait la partie manquante du crâne trouvé dans le chaudron de l’avenue Greenleaf, et parce qu’il aurait aussi un lien avec le meurtre satanique perpétré sur Jimmy Klapec.
Allison Stallings avait refilé sa photo à tous les médias : Finney était en première page de l’Observer, sur Internet et même en toile de fond sur plusieurs plateaux de télévision.
Une telle revue de presse au saut du lit n’était pas faite pour me remonter le moral. C’est allé de mal en pis tout au long de la journée.
Aux alentours de dix heures, Katy m’a appelée pour me présenter ses condoléances. Je l’ai remerciée et l’ai interrogée sur son pique-nique. Apparemment, aussi amusant qu’une brûlure à la fesse. Et maintenant, pour couronner le tout, on l’envoyait trier des documents dans un trou perdu du comté de Buncombe. J’ai eu le malheur de dire que son problème, c’était le côté négatif qui prévalait chez elle ces derniers temps, ou quelque chose dans le genre. Elle m’a rétorqué que c’était moi qui étais négative, moi qui passais mon temps à la critiquer. En quoi ? ai-je voulu savoir. Ses goûts en musique. J’ai nié. Elle m’a mise au défi de nommer un seul groupe qu’elle aimait. J’en ai été incapable. Et ainsi de suite. On s’est quittées, furieuses l’une contre l’autre.
À midi, ça a été Boyce Lingo à la radio, fustigeant corruption et décadence et appelant le monde à se ressaisir. Selon sa bonne habitude, il a encouragé ses ouailles à mener des actions contre les forces du mal et à exiger de leurs élus qu’ils agissent de même.
Lingo a décrit Asa Finney comme étant l’incarnation même du mal dans la société d’aujourd’hui. À ma consternation, il l’a qualifié de suppôt de Satan, allant jusqu’à sous-entendre qu’il aurait partie liée avec le meurtre de Rinaldi.
Plus tard, une recherche sur Google m’a appris qu’Allison Stallings, écrivain, se passionnait pour les crimes réels. Elle n’avait qu’un livre à son actif : un exposé grand public-petit budget sur un crime passionnel perpétré à Columbus, en Géorgie. Bouquin même pas en vente sur Amazon.
Elle était également citée comme photographe. Ses clichés avaient été reproduits dans le Columbus Ledger-Inquirer, et elle avait réalisé une série pour le compte de l’Associated Press. Mon dieu ! Cette bonne femme était en mal de sujet pour un livre !
Vers trois heures de l’après-midi, j’ai vérifié mes courriels. L’un d’eux émanait du bureau général du médecin légiste de Chapel Hill. Il était en trois points : primo, le patron était furieux de mes vitupérations, vendredi dernier ; secundo, il me priait de m’abstenir dorénavant de tout contact avec la presse ; tertio, il m’appellerait mardi matin.
Ryan n’avait pas appelé.
Charlie non plus.
Birdie a vomi sur le tapis de la salle de bains.
Entre les courriels, les appels téléphoniques, le vomi du chat et mes larmes, j’ai fait le ménage. Pas un petit coup de plumeau, mais un nettoyage à fond, avec grattage des joints du carrelage de la salle de bains à la brosse à dents, décapage du four, changement des filtres de l’air conditionné, dégivrage du réfrigérateur et mise à la poubelle de presque tous les médicaments de l’armoire à pharmacie.
Cette intense activité physique a donné de bons résultats. Jusqu’à ce que je m’arrête.
À six heures, dans ma cuisine étincelante, le chagrin s’est abattu sur moi. Je me suis confiée au chat, réfugié au sommet du frigidaire, et qui me considérait de là-haut d’un œil méfiant.
— Rien n’y fait, Birdie. Il faut que je trouve quelque chose qui me remonte le moral.
Aucune réponse en provenance des hauteurs frigorifiques.
— Du chinois. Je vais me faire livrer de la bouffe chinoise.
Birdie a repris une position de sphynx, les pattes bien au milieu.
— Oh, je sais bien ce que tu penses ! Que je ne devrais pas rester cloîtrée chez moi à manger n’importe quoi qui sort d’une boîte en carton.
Le chat ne m’a signifié ni son accord ni son désaccord.
— Tu as raison. Je vais aller moi-même chez Baoding commander tous mes plats préférés.
C’est ce que j’ai fait.
Et alors, j’ai vraiment touché le fond.
J’adore dîner au restaurant, mais je dois être en bonne compagnie sinon je n’y trouve aucun plaisir. Lorsque je suis seule, je mange avec Birdie devant la télé.
Baoding est un endroit où j’ai l’habitude de me rendre à la fin du week-end lorsque je suis à Charlotte. Le dimanche soir, je tombe toujours sur des gens que je connais.
Ça n’a pas manqué ce soir-là.
Ce n’est malheureusement pas ceux que j’aurais voulu voir.
L’une des spécialités les plus appréciées des clients chez Baoding, ce sont les martinis. Pas très chinois, je l’admets, mais ça fait passer le temps quand on attend sa commande de plats à emporter.
Quand je suis entrée, j’ai aperçu, au bar, Pete en grande conversation avec la dame assise à sa droite. Tous les deux, devant des martinis. À la pomme, m’a-t-il semblé.
J’ai immédiatement tourné les talons.
Trop tard.
— Tempe ! Eh, viens ici !
Bondissant de son tabouret, Pete m’a rattrapée avant que j’aie eu le temps de franchir la porte.
— Il faut que tu fasses la connaissance de Summer.
— Ce n’est pas le bon…
Un sourire éclatant aux lèvres, il m’a traînée jusqu’au bar. Summer s’était retournée et nous regardait avancer.
Pire que tout ce que j’avais pu imaginer.
Une blonde hyperblonde, avec des seins plus gros que des ballons de plage dans une chemise beaucoup trop petite pour eux.
Pendant les présentations, elle a entouré l’épaule de Pete d’un bras de propriétaire.
Je les ai félicités pour leurs fiançailles.
Elle m’a remerciée. Fraîchement.
Pete continuait d’afficher un sourire radieux, manifestement insensible à la baisse de température.
Je leur ai demandé où ils en étaient de leurs projets pour la cérémonie.
Summer a haussé les épaules et pourfendu un quartier de pomme avec la pique en plastique rouge qui trempait dans son verre.
Par bonheur, leur commande est arrivée à ce moment-là.
Summer a immédiatement sauté en bas de son siège. À croire qu’elle était montée sur ressorts. Attrapant son paquet, elle a marmonné :
— Ravie de vous avoir rencontrée.
Puis elle s’est dirigée vers la sortie. Laissant un sillage de « Fleur de quelque chose ».
— Elle est gênée, a dit Pete.
— Sans aucun doute.
— Tu vas bien ? Tu as l’air fatigué.
— Rinaldi s’est fait descendre hier.
Pete a réagi avec ce mouvement des sourcils qu’il a toujours quand il ne comprend pas quelque chose.
— Tu sais bien, Eddie Rinaldi, le coéquipier de Slidell.
— C’est lui, le flic assassiné qui fait la une de tous les journaux ? Mais tu le connais depuis toujours !
— Exactement.
— Tu y étais ?
— Oui.
— Merde, Tempe. Je suis désolé pour toi.
— Merci.
— Tu es restée debout toute la nuit ?
— Oui.
J’étais incapable de répondre autrement que par des monosyllabes. Pete m’a pris la main.
— Je t’appelle.
J’ai hoché la tête et fait un vague sourire, craignant, si je lâchais un mot, de laisser exploser cette peine que je sentais présente, enfouie au fond de moi.
— Tu es bien ma Tempe, solide comme le roc !
Il a déposé un baiser sur ma joue. La seconde d’après, il avait disparu.
Les yeux fermés, j’ai agrippé le dossier du tabouret que Summer venait de quitter. Derrière moi, les convives goûtaient au plaisir de dîner et de papoter ensemble.
Des réminiscences d’huile de sésame, d’ail et de soja me chatouillaient les narines, odeurs d’une époque où Pete, Katy et moi venions dîner ici le dimanche soir.
Ces derniers jours avaient été épuisants. Rinaldi, Katy, mon patron, Boyce Lingo, Takeela Freeman, Jimmy Klapec, Susan Redmon… Et maintenant, Pete et sa Summer !
J’ai senti un tremblement remonter le long de ma poitrine.
J’ai pris une longue goulée d’air.
— Vous attendez votre commande ?
Une voix juste à côté de mon oreille.
J’ai ouvert les yeux. Charlie Hunt se penchait vers moi, son visage à quelques centimètres du mien.
— Je t’offre un Perrier ?
— Un martini.
Réponse que je regretterais ma vie entière.