Chapitre 16
Slidell avait obtenu un mandat de perquisition pour le magasin de Cuervo.
— Vous m’en bouchez un coin ! me suis-je exclamée.
Je le pensais sincèrement.
— Erskine B. Slidell n’est pas un gars à laisser les mauvaises herbes envahir le pays. Mais Thomas Cuervo est dûment répertorié comme citoyen des États-Unis.
— Vraiment ?
— Il semble que sa maman ait réussi à poser le pied sur le territoire juste avant de mettre bas. Elle l’a ramené chez elle, en Équateur, une fois les papiers obtenus pour lui. Dans les années 1980, Cuervo a commencé à venir régulièrement ici pour s’y établir définitivement en 1997. Cependant, le service de l’immigration n’a pas d’adresse pour lui, ni ici ni au sud de la frontière.
— Vous m’étonnez.
— Après un second entretien vraiment chiant avec Roseboro, je suis repassé devant la petite pharmacie de Cuervo. Elle était fermée, mais j’ai montré sa photo dans le quartier. Jésus-Christ, on se croirait à Tijuana !
Slidell a ponctué sa phrase d’un geste dont la signification m’est restée incompréhensible.
— J’ai fini par repérer une paire d’hombres (il a prononcé «hommes-braises »), qui ont bien voulu admettre qu’ils le connaissaient de vue. Ils avaient un peu de mal à baragouiner l’anglais, mais, comme par magie, deux billets de vingt dollars leur ont fait retrouver toutes leurs capacités linguistiques. À les croire, les talents du señor Cuervo ne se limitent pas aux toniques et aux mauvaises herbes. Il serait également guérisseur. Et même vachement reconnu.
— Santero ?
— Ou votre autre truc.
— Palero ?
Slidell a hoché la tête.
Palo mayombe…
Mark Kilroy. J’ai repoussé cette pensée le plus loin possible au fond de mon cerveau.
— Et où se trouve Cuervo en ce moment ?
— Cisco et Pancho sont restés un peu vagues. Sa boutique est fermée depuis environ deux mois : d’après eux, Cuervo a dû rentrer en Équateur.
— Est-ce qu’il a de la famille ici, à Charlotte ?
— Non, si j’en crois les deux amigos.
— Comment avez-vous réussi à convaincre le juge de vous délivrer ce mandat de perquisition ?
— Apparemment, notre cher T-Bird avait des raisons de se faire discret qui n’ont rien à voir avec notre affaire. Quelque chose comme un mandat d’arrêt.
— Il ne s’est pas présenté à une audience devant la cour ?
— Une inculpation liée à la drogue. En date du 29 août.
— Son téléphone cellulaire a donné quelque chose ?
— Les relevés ne font état d’aucun appel entrant ou sortant depuis le 25 août. Mais ça va prendre un certain temps pour faire des recherches sur tous les numéros particuliers.
— La fouille du magasin, vous voulez l’effectuer maintenant ?
— Non, demain, a fait Slidell en secouant la tête. Ce soir, je dois encore m’occuper des empreintes de Larabee.
Compréhensible. L’affaire du lac Wylie avait toutes les chances d’être un meurtre, ce qui était loin d’être le cas pour la cave.
Je suis allée dans la salle d’autopsie principale récupérer les formulaires établis en vue d’enregistrer les empreintes et les ai remis à Slidell.
— Je tiens à être présente demain lors de la perquisition.
— Hé, a été sa seule réponse.
J’ai pris ça pour un assentiment.
Il était huit heures quarante à ma montre quand Skinny est parti. Apparemment, il avait une vie sociale aussi trépidante que la mienne.
J’en étais à replacer le crâne dans son sac quand une idée a fait tilt dans un coin de mon cerveau, exactement comme dans les BD : une ampoule lumineuse s’est allumée au-dessus de ma tête.
Des empreintes.
De la cire.
Pourcentage de chances que ça marche ? Infime, mais quand même.
À l’aide d’un scalpel, j’ai tracé des lignes entrecroisées dans la cire recouvrant le dessus du crâne et j’ai dégagé un espace mesurant environ cinq centimètres de long. En titillant délicatement, j’ai réussi à décrocher un morceau de cire.
J’ai répété le processus jusqu’à ce que tout le chapeau de cire repose devant moi en petits morceaux dans une coupelle en acier. Après quoi, j’ai examiné ces morceaux un à un au microscope.
J’avais déjà passé en revue les trois quarts lorsque j’ai remarqué une marque sur la face concave d’un morceau de cire retiré du pariétal droit. Une empreinte de pouce parfaite. Mais pourquoi sur la face inférieure ? La cire aurait-elle reproduit une empreinte laissée sur le crâne par le criminel ? De la cire chaude serait-elle tombée sur son doigt pendant qu’il la déversait d’un récipient ou la faisait tomber goutte à goutte d’une bougie ?
Peu importe. J’avais bel et bien une empreinte. Une empreinte qui pouvait conduire à un suspect.
Requinquée, j’ai appelé Slidell. Répondeur. J’ai laissé un message.
J’ai ensuite photographié l’empreinte sous éclairage direct, puis sous lumière rasante, et j’ai entrepris de réexaminer chacun des morceaux de cire sur ses deux faces, intérieure et extérieure.
Rien d’autre.
La pendule indiquait vingt-deux heures vingt-deux. L’heure de rentrer.
Je pénétrais dans l’allée menant à ma maison quand Slidell a appelé.
Il avait des nouvelles encore plus fracassantes que les miennes.
— James Edward Klapec. Surnommé Jimmy. Dix-sept ans. Il est plus joli avec sa tête, quoique.
Je n’ai pas réagi. Pourtant, sa remarque m’a encore plus exaspérée que d’habitude. Nous parlions d’un jeune garçon qui était mort.
— Ses parents habitent du côté de Jacksonville, continuait Slidell. Le père, marine à la retraite, tient la pompe à essence. La mère travaille à la base militaire de Camp Lejeune, au magasin d’intendance. Un coup de fil et j’ai découvert que le fiston avait levé le camp en février.
— Ses parents savaient qu’il était à Charlotte ?
— Oui. Il les appelait tous les deux mois environ. La dernière fois, au début du mois de septembre. Ils ne se rappellent pas exactement la date. Faut dire que ces gens-là ne sont pas du style à vérifier leur courrier dans l’attente d’une invitation de la part de la société Mensa.
Je me suis demandé d’où Slidell pouvait bien connaître l’existence de ce club de surdoués, mais je n’ai pas cherché à savoir.
— Ils n’ont pas débarqué à Charlotte pour ramener leur fils à la maison ?
— D’après le père, le jeune avait seize ans et était libre d’agir à sa guise… Ça, c’est ce qu’il a dit, a repris Slidell après une pause, mais cette ordure est aussi transparente qu’un livre ouvert. En fait, le petit était pédé, et Klapec père ne voulait plus rien savoir de lui.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il l’a traité de tapette.
En effet, ça ne laissait guère de place au doute.
— Pour quelle raison Klapec était-il dans le fichier ?
— Lejeune était un faucon.
Je n’ai pas compris. Dans leur jargon, mes copains gais utilisent ce mot pour désigner les homosexuels d’un certain âge en quête de chair fraîche.
— Je sens que vous allez m’expliquer ce que vous entendez par-là.
— Les punks qui traînent dans les bars gais en attendant leur proie. Vous savez, en tournant en rond, comme les faucons au-dessus de la basse-cour. Une pipe, de l’argent, et à moi la grande vie !
Je ne connaissais pas cette version, mais ça devait être l’interprétation des flics du mot «faucon ». À quoi bon corriger ?
Le jeune du lac Wylie s’était engagé sur le chemin qu’empruntent si souvent les fugueurs, persuadés de découvrir le paradis au terme de leur voyage en autobus. Mais qui se retrouvent un jour à bouffer de la merde au fond d’une benne à ordures. Trajectoire pathétique, ô combien prévisible.
— Vous avez parlé à sa mère ?
— Non.
— Vous avez fait état de la condition dans laquelle était le corps ?
Il y a eu un bref silence, puis :
— Inutile. On la retrouvera peut-être, sa tête.
Quelque part, ce gros cul de Slidell avait quand même un cœur.
Je lui ai dit que j’avais relevé une empreinte dans la cire.
— Je regarderai aussi dans le fichier, a-t-il répondu. Pour en revenir à Klapec, il faisait le trottoir à NoDa, du côté de la Trente-Sixième et de North Davidson.
NoDa, le SoHo de Charlotte.
— Rinaldi va faire circuler sa photo auprès de ses camarades. Mais avant, je vais lui dire de passer prendre votre bout de cire et de le déposer au labo.
— À quelle heure, demain, la perquisition au magasin de Cuervo ?
— Huit heures. Pile. Et aussi, doc…
J’ai attendu la suite.
— Vous devriez vous tenir loin des projecteurs.
Au cours de la nuit, un orage descendu des montagnes a balayé le cocon de chaleur qui enveloppait la région. Je me suis réveillée au bruit d’une pluie qui tambourinait sur les vitres. De la terre montait une odeur de feuilles mouillées. À travers la moustiquaire, je pouvais voir les branches du magnolia se démener dans le vent.
Le magasin de Cuervo était situé au sud des quartiers chics, dans un coin qui était loin d’être la vitrine de notre ville-reine. Un bon nombre de commerces remontait au Dixie des années 1950 et 1960 : restos franchisés spécialisés dans les hamburgers et le poulet, salons de beauté, rôtisseries. D’autres boutiques, comme la Tienda Los Amigos, la Panaderia y Pasteleria Miguel ou le Supermercado Mexicano revendiquaient des dates d’ouverture plus récentes, mais les petits centres commerciaux dans lesquels elles s’inséraient n’étaient plus jeunes-jeunes.
Avec sa façade en brique et sa fenêtre en verre teinté, La Botanica Buena Salud ne détonnait pas dans cet environnement. Elle était flanquée d’un côté par un salon de tatouage et de l’autre par un salon de bronzage. Un comptoir de crème glacée, une agence d’assurances, un magasin d’accessoires de plomberie et une pizzeria complétaient l’ensemble.
Une Ford Mustang déglinguée et une vieille Corolla occupaient l’étroite bande d’asphalte devant les commerces. Rutilantes l’une et l’autre, comme si elles avaient été astiquées par un nouveau propriétaire orgueilleux, mais seule la pluie avait eu cette vertu.
Je me suis garée et j’ai allumé la radio. Tout en buvant un café, j’ai écouté les nouvelles du week-end.
Dix minutes ont passé sans que les techniciens du labo ou Slidell ne donnent signe de vie. Bravo pour les huit heures pile.
La pluie transformait les néons du salon de tatouage en rayures orange et bleu. À travers le pare-brise brouillé, j’ai regardé un sans-abri fouiller parmi les ordures ; son kangourou détrempé lui pendait jusqu’aux genoux.
Scott Simon discourait sur des grenouilles mutantes quand j’ai vu Slidell s’encadrer dans mon rétroviseur latéral juste au-dessus de l’inscription : « Les objets reflétés sont plus près qu’il n’y paraît. »
Précision que les constructeurs automobiles ont jugé utile d’apposer sur la glace et qui vous remet d’office les idées en place. Ayant coupé le moteur, je suis sortie.
Slidell prenait lui aussi son petit déjeuner sur le pouce : galette à la saucisse de chez Bojangles et boisson à l’orange Nehi. Il a marmonné :
— Une sacrée douche, pas vrai ?
— Mm.
La pluie dégoulinait de mes cheveux jusque sur ma figure. J’ai mis mon capuchon.
— On attend les techniciens ?
— On les fera venir si c’est nécessaire. Autant fouiner d’abord un peu de notre côté.
Typique de Slidell : examiner la scène telle qu’elle avant qu’elle ne soit sens dessus dessous ; s’accorder un temps de réflexion avant d’appeler la technique à la rescousse.
Sa dernière bouchée de galette et sa dernière gorgée de boisson avalées, Slidell a réduit son sachet en boule et l’a enfoncé dans le goulot de sa bouteille. Puis il a brandi un trousseau de clés sorti de sa poche.
— Le trou de cul au bureau des gardiens a un problème avec la ponctualité.
Plus loin, une bouche d’égout débordait, transformant le trottoir en mare. Nous avons atteint la boutique en pataugeant dans l’eau.
Slidell a entrepris d’essayer les clés l’une après l’autre. Un autobus est passé en soulevant des gerbes d’eau sous ses pneus. Au bout d’un moment, j’ai proposé à Slidell de le remplacer.
— J’y suis presque.
Les clés ont continué de valser. Et moi d’attendre.
La pluie commençait à transpercer le coupe-vent de Slidell et dégoulinait au bout de sa casquette. Mon kangourou pesait maintenant une tonne. Il serait bientôt aussi long que celui du sans-abri. Une alarme de voiture a gémi au loin.
Enfin, un cliquètement victorieux. Slidell a poussé la porte. Un carillon a accompagné son ouverture. La boutique, plongée dans le noir, était saturée de tant d’odeurs qu’il était difficile d’en identifier une. Thé. Menthe. Poussière. Transpiration. D’autres parfums encore, à peine perceptibles. Champignons ? Clou de girofle ? Gingembre ?
J’en étais toujours à plisser les yeux pour tenter d’y voir clair quand Slidell a trouvé l’interrupteur.
La pièce, carrée, faisait environ quatre mètres de côté. Elle était meublée d’étagères en aluminium le long des murs et au centre, sur plusieurs rangées.
Slidell s’est dirigé vers l’une d’elles, moi vers une autre, lisant des étiquettes au passage : toniques ; stimulants cérébraux ; produits pour renforcer les gencives.
Demi-tour vers l’étagère derrière moi : masques pour le visage ; huiles de fertilité ; onguents à base d’aloès ; teintures-mères d’orme, de berbéris, de fenouil, de genévrier.
— Remède contre la maladie de Parkinson.
Dans ce silence qui sentait le moisi, la voix de Slidell m’a paru tonitruante.
— Finie la tremblote, mon cul !
Bruit de verre heurtant du métal, suivi d’un piétinement.
— Tiens, tiens. Huile de la passion, ancienne recette hindoue. Bien sûr. Un machin qui vous fait sourire le trou du cul.
Je n’ai pas renchéri, même si je n’étais pas loin de partager son avis.
Derrière les étagères, parallèle au mur du fond, un comptoir en bois. Dessus, une caisse enregistreuse. Vieille, mais sinon normale. Juste derrière, un passage masqué par un rideau.
Slidell m’a rejointe, les traits crispés par le dédain.
— À première vue, le bazar standard, ai-je fait remarquer.
— Ouais…
Il a soulevé l’abattant en bois permettant de relier l’extrémité du comptoir au mur.
— Voyons un peu ce que notre Prince de la passion garde dans son arrière-boutique.
Passé le seuil, on se serait cru projeté dans un autre lieu et une autre époque. Même les odeurs semblaient métamorphosées. Impression générale de flore, de faune et de choses disparues depuis des siècles.
Le local, dépourvu de fenêtre, ne recevait de lumière que du magasin. Cette fois encore, Slidell a eu tôt fait de trouver l’interrupteur.
L’unique ampoule qui pendait du plafond a révélé une salle d’environ trois mètres sur cinq, meublée, comme la pièce de devant, d’étagères sur deux côtés. En bois, les étagères, pas en aluminium. Celles de droite étaient divisées en compartiments d’une vingtaine de centimètres chacun. Dans chaque casier, il y avait un petit paquet.
Les étagères de gauche avaient été transformées en casiers amovibles, du genre de ceux dans lesquels on garde la farine ou les graines vendues en vrac.
Une table courait sur toute la longueur du mur du fond. S’y trouvaient une balance à deux plateaux et une bonne dizaine de fioles en verre. Certaines contenaient des ingrédients facilement identifiables : gingembre, écorce d’arbres, chardon ; d’autres des choses plus mystérieuses.
Devant la table, deux chaises pliantes. À équidistance entre les deux, un grand chaudron en fer.
— Eh bien, hell-o, a dit Slidell.
À droite de la table, il y avait une porte entrebâillée.
Slidell l’a poussée et a tâté le mur avec ses doigts.
Quelques secondes plus tard, des toilettes tachées de rouille et un évier surgissaient de l’ombre.
Je retournais vers l’étagère à compartiments quand le carillon de la porte d’entrée a tinté.
Je me suis immobilisée, l’œil rivé sur Slidell. Il m’a fait signe de rester derrière lui.
Revenus à pas de loup près du rideau, nous nous sommes plaqués contre le mur à gauche. La main de Slidell s’est levée à hauteur de sa hanche.
Des pas… Quelqu’un traversait le magasin.
Le rideau a été poussé sur le côté.