Chapitre 17
La mère d’Hatshepsout se serait encadrée dans la porte que je n’aurais pas été plus ébahie.
Une fille. Jeune : tout au plus seize ou dix-sept ans. Un teint noix de muscade, une raie au milieu des cheveux passés derrière les oreilles. La même que sur la photo de la cave. Seule différence par rapport au portrait d’école : le tour de ventre. Accouchement imminent, de toute évidence.
Elle a jeté un œil dans l’arrière-boutique pour demander finalement, dans un chuchotement :
— Esta aqui, señor ?
J’ai retenu mon souffle.
Tenant toujours le rideau d’une main, elle a fait un pas en avant. Dans la lumière qui l’éclairait en contre-jour, ses cheveux mouillés étincelaient.
— Señor ?
La main de Slidell est retombée et son coupe-vent a émis un bruissement de nylon.
La fille a tourné la tête. Ses yeux se sont écarquillés en nous apercevant. Elle a rabattu le rideau et s’est enfuie.
Sans réfléchir, je me suis élancée derrière elle, mais elle était déjà dans la rue.
La pluie qui tombait toujours ruisselait le long du trottoir. Tête baissée, je filais derrière ma proie sans prêter attention à l’eau qui jaillissait sous mes pieds.
J’avais un avantage : je n’étais pas enceinte. Arrivée à la pizzeria, j’avais comblé la distance. J’ai réussi à attraper la fille par son blouson. Elle s’est retournée et a essayé de se dégager violemment, me faisant très mal à la main.
J’ai tenu bon, criant par-dessus le vacarme de la pluie :
— Nous voulons juste vous parler !
Elle n’a cessé de me marteler le métacarpe tout en tirant sur la fermeture éclair de son blouson pour l’enlever.
— S’il vous plaît !
— Laissez-moi tranquille !
Et de se démener pour dégager ses bras du blouson.
J’ai entendu patauger derrière moi :
— On se calme, ma petite dame.
Slidell et sa voix de baleine crachant l’eau.
La fille se trémoussait dans tous les sens avec des mouvements de plus en plus désespérés, m’éclaboussant le visage avec la pluie qui dégoulinait de ses cheveux.
— Laissez-moi ! Vous n’avez pas le droit !
Slidell l’a immobilisée en lui bloquant les bras sur le côté. Elle lui a balancé en arrière un coup de pied dans les jambes.
— Enfant de…
— Attention, elle est enceinte !
— Allez dire ça à mon maudit tibia !
— C’est bon, ai-je déclaré d’une voix qui se voulait rassurante, tout va bien.
La fille a tourné vers moi des yeux furibonds.
J’ai soutenu son regard en souriant.
Elle continuait à gigoter et à balancer des coups de pied.
— T’as le choix, a lâché Slidell entre deux halètements. Ou bien tu te comportes en personne civilisée, ou bien je te passe les menottes et je t’emmène au poste.
Elle s’est calmée. Peut-être seulement le temps de chercher une solution. Ses épaules se sont affaissées et elle a serré les poings.
— Bon. Je vais te lâcher maintenant, mais tu ne feras pas de conneries.
Nous sommes restés immobiles, haletant tous les trois. Au bout d’un moment, Slidell a libéré sa prise et a reculé.
— Maintenant, marchons tous ensemble jusqu’à ma voiture. Gentiment.
La fille s’est redressée, le menton levé avec un air de défi. Sa poitrine se soulevait au rythme saccadé de sa respiration. J’ai remarqué alors la petite croix qu’elle portait autour du cou.
On est sur la même longueur d’onde ? a demandé Slidell.
— Pourvu que vous me fichiez la paix ! a rétorqué la fille.
L’ayant reprise par le bras, il m’a fait signe de suivre. J’ai fermé la marche, les yeux fixés sur les gouttes de pluie qui ridaient la surface du lac à mes pieds.
Slidell a aidé la fille à s’installer à la place du passager puis a contourné la voiture par l’avant pour prendre le volant. J’ai dû pousser la boîte de pizza écrasée, le sac de bouffe chinoise à emporter et la paire d’espadrilles usées qui encombraient la banquette arrière pour m’asseoir dans la Taurus. À l’intérieur, ça sentait les sous-vêtements sales d’une semaine.
— Jésus, s’est exclamée la fille en se couvrant le nez. Y a un cadavre, ici ?
Elle n’avait pas de bague à l’annulaire.
Slidell a refermé sa portière, s’est calé contre la vitre et a pointé sa clé en direction de la fille.
— C’est quoi, ton nom ?
— Et le vôtre ?
Il lui a fourré sa plaque de policier sous le nez.
Elle a laissé échapper un bruyant soupir.
— C’est quoi ton nom ?
— Pourquoi vous voulez le savoir ?
— Au cas où on se perdrait de vue.
La fille a levé les yeux au ciel.
— Ton nom ?
— Patti LaBelle.
— Ceinture ! a ordonné Slidell et il a bouclé la sienne d’un coup sec avant de mettre la clé dans le contact.
La fille lui a fait signe de la main d’attendre une seconde, puis a reposé les deux mains sur son ventre.
— D’accord, a-t-elle dit.
Slidell s’est enfoncé dans son siège.
— Ton nom ?
— Takeela.
— Ça, c’est que le début.
La fille a levé les yeux en l’air.
— Freeman. Takeela Freeman. Faut que je vous l’épelle ?
Slidell lui a tendu un carnet et un crayon.
— Numéro de téléphone, adresse, nom des parents ou du tuteur.
Elle s’est exécutée et a jeté le carnet sur le tableau de bord. Slidell l’a récupéré.
— Isabella Cortez. C’est qui ?
— Ma grand-mère.
— Hispanique.
C’était plus une constatation qu’une question.
— Tu habites avec elle ? Hochement de tête crispé.
— Tu as quel âge, Takeela ?
— Dix-sept ans, a répondu la jeune fille sur la défensive.
— Tu vas à l’école ?
— C’est de la merde, a-t-elle dit en secouant la tête.
— Je vois. Tu es mariée ?
— Encore plus de merde.
— Il a un papa ? a demandé Slidell en désignant son ventre.
— Non. Je suis la Vierge Marie.
— Quoi ? l’a reprise Slidell sur un ton cassant.
— Pourquoi faut que vous veniez m’emmerder ?
— Le nom du père !
Elle a soupiré bruyamment.
— Clifton Lowder. Il vit à Atlanta. On n’est pas fous l’un de l’autre, mais on n’a pas rompu non plus. C’est juste qu’il a déjà des enfants là-bas.
— Quel âge, le Clifton Lowder ?
— Vingt-six ans.
Slidell a émis un bruit de fox-terrier s’étouffant avec un os. J’ai jugé bon d’intervenir :
— Il y a une Mme Lowder, à Atlanta ?
— C’est qui, elle ? a fait Takeela en me désignant du pouce.
— Réponds à la question ! Est-ce que ton prince charmant est marié ?
Takeela a haussé une épaule, l’air de dire : « Puis après ? »
Toutes sortes d’émotions m’ont submergée comme une vague. Colère, tristesse, dégoût. Dégoût, surtout.
Slidell ne s’en est pas laissé conter.
— Encore un de ces pervers qui chassent les petits culs dans les cours d’école.
— Je vous l’ai dit, je vais pas à l’école.
— Mes félicitations pour cet excellent plan de carrière. Le beau Cliff y est pour quelque chose ?
— Il est gentil avec moi.
— Ouais, et je parie qu’il danse comme un dieu. Ce trou de cul t’a fait un petit, fillette, et il t’a laissée tomber.
— Je vous l’ai déjà dit : il m’a pas laissée tomber.
— Est-ce que M. Lowder a l’intention de vous aider avec le bébé ? ai-je demandé sur un ton qui se voulait compatissant.
Autre haussement d’épaule évasif.
— Date de naissance ? a demandé Slidell sur un ton aussi éloigné que possible de toute mansuétude.
— Vous voulez m’inscrire dans votre carnet pour m’envoyer une carte à mon anniversaire ?
— Juste pour savoir l’âge que t’avais quand ton prince charmant t’a fait franchir le mur du son. Au cas où t’aies eu moins de seize ans, le viol de mineure lui pend au nez.
Takeela, le regard dur, a serré les lèvres. J’ai choisi une autre tactique :
— Parlez-nous de Thomas Cuervo.
— Je ne connais pas de Thomas Cuervo.
— Tu sors tout juste de sa boutique, l’a coupée Slidell.
— Vous parlez de T-Bird ?
— Exactement.
Encore un mouvement d’épaule.
— Je me promenais, j’ai vu sa porte ouverte.
— Tu te promenais ? En pleine tornade ?
— Je voulais de l’huile de primevère pour me frotter le ventre.
— Ce serait dommage de l’abîmer avec des vergetures.
— Pourquoi vous êtes si méchant ?
— Probablement un don que j’ai. Il est où, T-Bird ?
— Comment je le saurais ?
Silence général pendant toute une minute. La pluie tambourinait sur le toit et cascadait le long des vitres. Un sac en plastique soulevé par le vent depuis le trottoir d’en face est venu se coller au pare-brise. C’est moi qui ai fini par rompre le silence :
— Vous habitez chez votre grand-mère, Takeela ?
— Et alors ?
— J’ai entendu dire que T-Bird était un formidable guérisseur.
— La dernière fois que j’ai vérifié, c’était pas interdit par la loi.
— Non. C’est pas interdit.
— Pourquoi est-ce que T-Bird a ta photo ? est intervenu Slidell.
— Quelle photo ?
— Une photo qui est maintenant sur mon bureau. Qu’on peut aller voir ensemble au poste, si le cœur t’en dit.
Les yeux ronds, Takeela a levé les mains en écartant les doigts.
— Ooooh, j’ai peur.
Slidell a tourné les yeux vers moi, les mâchoires crispées. Je lui ai fait signe de ne pas s’énerver. J’ai pris la relève :
— T-Bird a disparu depuis plusieurs mois. La police a peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose.
Pour la première fois, elle s’est retournée pour me faire face. Il y avait de l’inquiétude dans ses yeux.
— Qui pourrait vouloir du mal à T-Bird ? Il fait juste aider les gens.
— Il les aide comment ?
— Si quelqu’un a besoin d’un truc spécial…
Désignant la croix qu’elle portait au cou, je lui ai demandé si elle était chrétienne.
— Question idiote. Pourquoi vous me la posez ?
— T-Bird est un santero ?
— Ça n’a rien à voir. Pour la prière, on va à l’église ; pour le résultat, on s’adresse à T-Bird.
— Quel genre de résultat ?
— Pour faire passer un rhume, pour trouver un boulot… n’importe quoi.
Subitement, ça a cliqué.
— Vous vous êtes adressée à T-Bird parce que vous étiez enceinte ?
Bref haussement des épaules qui n’était pas une réponse.
Qu’est-ce qu’une fille comme elle pouvait attendre d’un santero ? Avortement spontané ? Un bébé en bonne santé ? Que ce soit une fille plutôt qu’un garçon ?
Je me suis penchée entre les deux sièges de devant et j’ai posé la main sur son bras.
— Vous avez donné votre photo à T-Bird pour qu’il l’utilise au cours d’un rituel.
Soudain, ses défenses sont tombées et je n’ai plus eu devant moi qu’une fille fatiguée et trempée comme une lavette. Une fille enceinte, et toute jeune.
— Je voulais que Cliff s’occupe de moi et du bébé.
— Mais il ne veut pas quitter sa femme, c’est ça ?
— Il va changer d’avis.
Inconsciemment, elle s’était caressé le ventre. J’ai demandé doucement :
— Vous savez depuis quand T-Bird est parti ?
— Non.
— Est-ce qu’il a de la famille ?
— Je sais rien sur sa famille.
— Quand est-ce que vous l’avez vu pour la dernière fois ?
— Ce devait être en été.
— Vous savez d’autres choses sur lui ?
— Tout ce que je sais, c’est que ma grand-mère dit toujours : si tu as besoin de quelque chose, adresse-toi à T-Bird et tu l’obtiendras.
Les doigts croisés sur son bébé encore à naître, elle a dévisagé Slidell.
— Vous allez m’inculper ?
— Ne quitte pas la ville. Faudra peut-être qu’on se reparle bientôt.
— La prochaine fois, apportez des chapeaux de fête.
Elle a ouvert la portière, s’est extirpée de son siège et est partie sous la pluie.
Une idée m’est venue à retardement. Est-ce qu’elle en serait vexée ? Au diable. Qu’est-ce qui l’attendait dans la vie, sinon d’être une mère célibataire passant d’un boulot mal payé à un autre. Vie d’espoirs avec un porte-monnaie vide. Je suis descendue de voiture à mon tour.
— Takeela !
Elle s’est retournée à moitié.
— Si vous voulez, je peux essayer de voir s’il n’y aurait pas de l’aide dont vous pourriez bénéficier.
Son regard s’est planté dans le mien.
— Je ne peux rien promettre, évidemment.
Elle a laissé passer un temps.
— Moi non plus, madame.
Je lui ai remis ma carte après y avoir inscrit un numéro.
— C’est mon téléphone chez moi, Takeela. Appelez à n’importe quelle heure.
Je l’ai regardée s’éloigner sur le trottoir. Slidell est venu me rejoindre, et nous sommes repartis ensemble vers le magasin.
— Donc, la fille dans le chaudron n’est pas celle sur la photo.
— À l’évidence.
— Dans ce cas-là, qui c’est ? Enfin, l’important, c’est que Cuervo a dans sa cave un crâne et des os appartenant à une enfant. Autrement dit, cette ordure fait plus que de soigner les bobos.
J’ai ouvert la bouche pour répondre, il m’a coupée.
— En tout cas, pour Jimmy Klapec, il y a meurtre, ça ne fait aucun doute. Mais vous dites que c’est l’œuvre de satanistes, et que Cuervo n’en est pas un. C’est bien ça ?
J’ai levé les deux mains en signe d’impuissance, frustrée de ne pouvoir être plus précise.
— Mais où est donc passé Rinaldi, bordel ?! s’est écrié Slidell en plongeant la main dans sa poche à la recherche de son cellulaire.
Je me suis hâtée sous la pluie tout en retournant la situation dans ma tête : Takeela Freeman. Jimmy Klapec. T-Bird. Santería. Palo mayombe. Le satanisme.
Ce que je ne savais pas encore, c’est qu’avant la tombée de la nuit nous aurions à enquêter sur deux autres personnes, à résoudre une affaire laissée sans suite voilà des années, et à affronter une quatrième secte pour le moins étonnante.