Chapitre 6
Au début, j’ai cru que c’était une image pieuse, comme celles que nous collectionnions, ma sœur Harry et moi, quand nous étions petites ; une de ces cartes prisées des catholiques qui sont produites en série. Plus petites qu’un permis de conduire, elles représentent des saints ou une scène de la Bible et portent une prière au dos. Les bonnes images promettent des indulgences, c’est-à-dire une réduction de peine au purgatoire, l’endroit où l’on va à cause de toutes les conneries qu’on a faites au cours de sa vie.
Hélas, ce n’était pas ça. Dès que je l’ai eu retirée de sa pochette en plastique, j’ai vu qu’il s’agissait d’une photo. Une photo prise en plan moyen, comme ces portraits réunis dans les albums de finissants où, chaque année, tous les élèves de la promotion sont représentés.
Le sujet photographié était une fille. Appuyée contre un arbre, elle fixait l’objectif, un bras autour du tronc, l’autre main accrochée par le pouce au passant de son jeans délavé : sa pose laissait apparaître un petit bout de son ventre entre la ceinture de son pantalon et le bas de son chandail marron à manches longues. Elle avait les cheveux séparés par une raie au milieu et ramenés derrière les oreilles. Des cheveux noirs, des yeux chocolat noir, une peau muscade.
Une ado noire. Dix-sept ans à tout casser.
J’ai senti ma poitrine se serrer.
Involontairement, mes yeux se sont portés sur le brancard. Dieu du ciel ! Ce crâne serait-il le sien ? Si oui, comment avait-il abouti dans cette cave ? Aurait-elle été assassinée ?
Retour au portrait.
Elle avait la tête à peine inclinée et les épaules légèrement relevées. Les commissures de ses lèvres s’incurvaient en un sourire espiègle. Elle avait l’air heureux, pleine d’assurance et d’espoir face à la vie.
Pour quelle raison sa photo était-elle enfouie au fond d’un chaudron rempli de terre ?
Arlo Welton aurait-il raison ? Était-il effectivement tombé sur un autel où étaient pratiqués des rituels sataniques et des sacrifices humains ? Un nombre suffisant d’histoires avait fait les gros titres pour que je sache que de telles atrocités se produisaient parfois, même si c’était rare.
Le téléphone a émis un son strident, m’épargnant d’étudier plus avant cette abominable éventualité.
— Vous vous êtes levée aux aurores, ma parole ! a lancé Mme Flowers avec sa vivacité habituelle.
— J’ai un travail fou.
— C’est l’hystérie parmi les journalistes à cause de votre découverte dans la cave.
— Je m’en doute.
— Le téléphone sonne à en tomber du crochet. Enfin, c’est une métaphore, parce qu’aujourd’hui, ça n’existe plus, le crochet.
Coup d’œil à la pendule sur le mur. Une heure moins vingt.
— Ils arrêteront quand ils auront un nouvel os à ronger, a repris Mme Flowers. Quoi qu’il en soit, je me suis dit que je ferais mieux de vous prévenir : il y a un détective qui file vers votre bureau à toute vapeur.
— Slidell ?
— Tout juste. Ils sont deux.
— Avertissement bien reçu.
Je reposais le combiné quand la porte de la salle d’autopsie s’est ouverte à toute volée. Slidell a fait son entrée, suivi d’un squelette dégingandé portant une serviette en cuir italienne.
Skinny Slidell et Eddie Rinaldi font équipe depuis les années 1980 au plus grand étonnement de leur entourage, car ils sont diamétralement opposés.
Rinaldi répartit ses quelque soixante-douze kilos sur un mètre quatre-vingt-treize alors que Slidell, avec son mètre soixante-dix-sept, trimbale un poids bien supérieur et situé principalement en dessous de ce qui devrait être sa taille. Rinaldi a des traits pointus, Slidell un visage charnu et relâché avec des poches sous les yeux plus grosses que des empanadas.
Pourquoi ce surnom de Skinny ? Humour de flics.
Leurs différences ne s’arrêtent pas au physique. Slidell est brouillon, Rinaldi ordonné. Slidell dégage une odeur de malbouffe, Rinaldi se nourrit de tofu. Slidell aime Elvis, Sam Cooke et les Coasters ; Rinaldi aime Mozart, Vivaldi et Wagner. Slidell porte des vêtements bleu électrique, Rinaldi s’habille sur mesure ou chez les couturiers.
Pourtant, ils s’entendent à merveille. Allez savoir pourquoi.
Slidell a retiré ses Ray-Ban éblouissantes et les a accrochées à la poche de sa veste par une branche. Sa veste était aujourd’hui dans un polyester purement écossais.
— On tient le coup, doc ?
Slidell se prend pour le Dirty Harry de Charlotte. Ça inclut le jargon de flics, version Hollywood.
— Jusque-là, une matinée intéressante.
J’ai salué Rinaldi de la tête.
— Détective…
Il m’a répondu d’un geste de la main, les yeux rivés sur les chaudrons et les crânes. Typique de lui. Jamais une blague ou une plaisanterie. Pas davantage de plaintes ou de vantardises. Jamais non plus un mot sur ses problèmes ou sur ses succès personnels. En service, il est systématiquement poli, réservé et ne se laisse jamais démonter.
En vacances, comment est-il ? Personne ne pourrait le dire. On ne sait pas grand-chose de lui, sinon qu’il est né en Virginie-Occidentale, qu’il est allé un peu à l’école là-bas avant de déménager à Charlotte, dans les années 1970. Il a été marié, mais sa femme est morte assez vite d’un cancer. J’ai cru comprendre qu’il avait un enfant, mais je ne l’ai jamais entendu dire si c’était un fils ou une fille. Il vit seul dans une petite maison en brique de Beverly Woods, un quartier endormi et propret.
En dehors de sa taille, de son goût pour la musique classique et de ses vêtements bien coupés, Rinaldi n’a aucun trait de caractère susceptible d’engendrer la moquerie chez ses collègues. Pour autant que je le sache, il n’a jamais fait l’objet de la moindre plaisanterie à propos d’un ratage ou d’une situation embarrassante. Peut-être cela explique-t-il qu’on ne lui ait jamais collé un surnom.
Bref, si Rinaldi n’est pas le genre de gars que j’inviterais à une soirée margarita, j’aimerais bien que ce soit lui qui me protège si je courais un danger.
Slidell a agité la main en écartant largement les doigts.
— L’invention d’un crétin pour une soirée terreur, genre Halloween ?
— Peut-être pas.
Son mouvement de la main s’est arrêté.
Je lui ai fait un résumé du profil biologique que j’avais établi pour ce crâne.
— Mais ce truc, c’est plus vieux que la terre, non ?
— Selon mon estimation, la mort de cette fille remonte à cinq ans au moins et à cinquante ans au plus. Mais je parierais plutôt sur la date la plus récente.
Slidell a laissé échapper un soupir. Son haleine sentait le tabac.
— Cause du décès ?
— Le crâne ne présente aucune trace de maladie ou de blessure.
— Ce qui signifie ?
— Je ne sais pas.
— Où est la mâchoire ?
— Je ne sais pas.
— Eh bien, c’est un bon début !
Du calme, Brennan.
— J’ai trouvé ça dans le grand chaudron. Enfoui à une quinzaine de centimètres de profondeur.
J’ai déposé la photo sur le brancard. Les hommes se sont approchés pour la regarder.
— Rien d’autre ? a demandé Slidell, les yeux rivés sur l’image.
— Un morceau de cervelle.
— Humaine ? s’est enquis Rinaldi, les yeux écarquillés.
— Espérons que non.
Les regards de Rinaldi et de Slidell ont fait des allers-retours du crâne à la photo. C’est Rinaldi qui a fini par poser la question :
— Vous croyez que c’est la même personne ?
— Rien dans la structure du crâne ou de la face ne permet d’exclure cette possibilité. En plus, l’âge, le sexe et la race correspondent.
— Vous pouvez effectuer une superposition ?
— En l’absence de mâchoire inférieure, ça ne sera pas très probant.
— Pareil pour l’approximation faciale, je suppose ?
— Oui. Le résultat serait trop spéculatif et risquerait de détourner notre attention au lieu de nous aider à identifier la victime.
— Enfant de chienne, a lâché Slidell en secouant la tête de gauche à droite.
— Nous allons passer en revue le fichier des personnes disparues, a décrété Rinaldi.
— Commencez par une période de dix ans. On pourra toujours l’augmenter si c’est nécessaire.
— Je doute que le NCIC nous soit d’un grand secours.
— Moi aussi, ai-je acquiescé. Avec si peu de détails.
Le NCIC est une base de données nationale établie par le FBI et recensant aussi bien les personnes ayant des casiers judiciaires ou en fuite que les victimes de vol, les personnes portées disparues ou les cadavres non identifiés. Sur la base des informations enregistrées par les représentants de la loi, l’ordinateur effectue des comparaisons et peut établir des correspondances entre des cadavres découverts dans un endroit et des personnes portées disparues dans un autre. Cet index automatisé est bien évidemment monumental. En ayant pour seuls indicateurs l’âge, le sexe, la race et un laps de temps de cinquante ans, nous nous retrouverions avec une liste de possibilités aussi grosse qu’un annuaire de téléphone.
J’ai mis les détectives au courant de mes conclusions concernant le poulet découvert sur les lieux, ainsi que les insectes.
Rinaldi en a aussitôt tiré la déduction que cette cave était toujours utilisée.
— Je suis de votre avis. En tout cas, elle l’a été au cours des derniers mois, si j’en juge par l’état du poulet. Peut-être même plus récemment.
— Vous dites qu’une sorte de sorcière aurait emmené une enfant dans ce souterrain et lui aurait coupé la tête ?
— Non, ai-je répondu plutôt fraîchement. Ça, c’est ce qui est arrivé au poulet.
— Donc, ce plombier-explorateur aurait raison ?
— Je dis seulement que c’est possible.
— Des sorciers ? Des sacrifices humains ? s’est écrié Slidell et, roulant des yeux, il s’est mis à chantonner le thème de Twilight Zone.
— Allez siffloter ça à Mark Kilroy !
J’avais réagi au quart de tour. Il existe sur cette terre des gens, heureusement peu nombreux, qui ont le don de m’exaspérer, de me faire prononcer des mots que je ne dirais jamais hors de leur présence. Slidell en fait partie. Sitôt que je l’ai en face de moi, je perds mon sang-froid. J’ai beau me jurer chaque fois que ça ne m’arrivera plus, je retombe systématiquement dans le panneau.
C’était encore le cas.
Il y a eu un moment de silence puis Rinaldi a pointé vers moi son long doigt osseux.
— Le jeune du Texas, de Brownsville très exactement, qui a disparu à Matamoros, au Mexique, en 1989.
— Oui. Tué par Adolfo de Jesús Constanzo et ses adeptes, après avoir été sodomisé et torturé. Son cerveau a été retrouvé flottant dans un chaudron.
Slidell a baissé les yeux d’un coup.
— Et alors ?
— Ses organes avaient été découpés pour être utilisés au cours de pratiques rituelles.
— Vous voulez dire qu’on a ici une autre affaire Kilroy ?
Je regrettais déjà d’avoir semé des graines dans l’imagination de Slidell.
— Je le saurai quand j’aurai fini d’examiner les chaudrons et que les enquêteurs du labo m’auront transmis leurs conclusions.
Slidell a ramassé la photo et l’a passée à son coéquipier.
— Elle n’a pas été prise il y a très longtemps, si j’en juge d’après les vêtements et la coiffure, a fait remarquer Rinaldi. On pourrait la diffuser pour voir si quelqu’un la reconnaît.
— Y a pas le feu, a dit Slidell. Si on commence à passer à la télé la photo de tous les enfants disparus, on risque de lasser notre public.
— Je suis d’accord. Surtout qu’on ne sait même pas si elle a disparu ou non.
— Commençons par faire le tour des studios spécialisés dans les photos de classe, a laissé tomber Slidell en empochant l’image. Doit pas y en avoir des tonnes dans le coin.
— Elle peut très bien ne pas être d’ici… De votre côté, du nouveau sur cette cave de l’avenue Greenleaf ?
Rinaldi a extrait un petit calepin relié en cuir de la poche intérieure de son veston. Un blazer bleu marine à double boutonnage d’une grande élégance. Rien à voir avec la loque de son coéquipier.
Il a fait tourner quelques pages de son doigt manucuré.
— La propriété a peu changé de mains, et uniquement entre cousins. Elle a été acquise, juste après la guerre, par une famille du nom de Horne. Je parle de la Seconde Guerre mondiale, a précisé Rinaldi en relevant les yeux de ses notes. Nous pourrons remonter plus loin dans le temps si les circonstances nous y obligent.
J’ai opiné du bonnet.
— De 1947 à 1972, donc, la maison a appartenu à Roscoe Washington Horne, puis à Lydia Louise Tillman Horne jusqu’en 1994. Et enfin à Wanda Belle Sarasota Horne jusqu’à sa mort, il y a dix-huit mois.
— Une vieille famille de planteurs, a précisé Slidell sur un ton méprisant.
Rinaldi a poursuivi sa lecture.
— À la mort de Wanda, la maison est passée à son petit-neveu, Kenneth Alois Roseboro.
— Et ce Roseboro y a habité ?
— Je n’ai pas encore la réponse à cette question. Tout ce que je sais, c’est qu’il l’a vendue à des migrants new-yorkais, Polly et Ross Whitner. Elle est enseignante ; lui, comptable à la Bank of America. La vente a été signée le 20 septembre de cette année. Ils louent un appartement à Scaleybark en attendant la fin des travaux, qui sont assez importants.
Rinaldi a refermé son calepin et l’a rangé soigneusement.
Il y a eu un moment de silence. C’est Slidell qui l’a brisé.
— Nous avons passé en revue les journaux.
— J’ai lu l’article de Y Observer. Est-ce que cette Stallings travaille pour eux régulièrement ?
— Jamais entendu parler d’elle, a dit Rinaldi.
Les fausses Ray-Ban de Slidell ont retrouvé leur place devant ses yeux.
— J’aurais dû l’abattre sur place…
Mon repas s’est résumé à une barre de céréales, que j’ai fait passer avec un Coke Diète. Ce festin achevé, je suis allée trouver Larabee dans la salle d’autopsie principale où il était en train de découper le cadavre découvert dans la benne à ordures.
Je l’ai mis au courant de mes progrès ainsi que de ma conversation avec Slidell et Rinaldi. Il a écouté, les bras fléchis, ses mains ensanglantées au-dessus du cadavre.
Je lui ai décrit le cerveau enfoui dans la terre. Il a promis de venir y jeter un coup d’œil. À deux heures, j’étais retournée à mes chaudrons.
Je tamisais depuis une bonne vingtaine de minutes quand mon cellulaire a sonné. À l’écran, le numéro de ma fille à son travail.
J’ai retiré un gant et pris la communication.
— Bonjour, ma chérie.
— Où es-tu ?
— Au MCME.
— J’ai rien compris.
J’ai baissé mon masque et répété ma réponse.
— C’est vraiment l’œuvre de satanistes ?
— Tu as lu le journal ?
— J’ai bien aimé la photo.
— Tu n’es pas la seule.
— Tu veux que je te dise ? C’est une initiation d’association d’étudiants. Charlotte est bien trop bon chic bon genre pour que des gens s’y adonnent à des pratiques sataniques. Le satanisme est synonyme d’excentricité, d’exotisme, d’originalité. Rien à voir avec nos traditions !
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui ai-je demandé, percevant du mécontentement dans sa voix.
Ma fille avait obtenu son diplôme en psychologie cette année-là au terme de six ans d’études qui, vers la fin, n’avaient plus été portées par une passion pour cette discipline, mais par l’angoisse de voir s’achever le financement parental. Un des rares sujets sur lequel Pete et moi étions tombés d’accord dès le départ : soutien financier pendant six ans d’études, ma chérie, mais pas un mois de plus !
La raison pour laquelle Katy avait mis si longtemps à passer son diplôme ? Certainement pas le manque d’intelligence. Elle avait eu une bonne moyenne dans les cinq matières qu’elle avait choisies. Non. Côté cellules grises, ma fille n’a rien à déplorer ; c’est plutôt la persévérance qui lui fait défaut. Due à un trop-plein d’imagination.
— Je crois que je vais quitter mon boulot.
— Ah bon ?
— Ça n’a aucun intérêt.
— C’est pourtant toi qui as choisi de travailler pour un procureur.
— Je pensais que j’aurais à faire… (Soupir fatigué.)… Je ne sais pas, moi… des choses intéressantes… Comme toi.
— Tu sais ce que je fais en ce moment ? Je tamise de la terre.
— Tu sais bien ce que je veux dire.
— Tamiser de la terre, c’est loin d’être passionnant, tu sais.
— Quelle terre ?
— Celle des chaudrons.
— Oui, c’est pire que de trier des papiers.
— Tout dépend des papiers.
— Tu fais des découvertes intéressantes ?
— Quelques-unes.
Sachant que je ne lui en dirais pas plus, elle a seulement demandé :
— Combien de chaudrons ?
— Deux.
— Tu en as encore pour longtemps ?
— J’en suis à peine au premier.
— Passe à l’autre, si tu en as marre.
Ma fille tout crachée. À quoi bon s’emmerder ?
— Tu es ridicule.
— Et toi, trop rigide ! Et pourquoi pas ?
— Le protocole. C’est essentiel.
— Les intervertir ne changera rien à leur contenu. Vérité indiscutable.
— Comment va Billy ?
— Une tête de nœud. Bon…
— Je t’invite à dîner ? lui ai-je proposé.
— Où ça ?
— Chez Volare, à sept heures.
— Je pourrai commander la sole ?
— Oui.
— OK, j’y serai. Enfin, si je ne suis pas morte d’ennui avant.
Retour au tamisage.
Des escargots. Des pierres. Des enveloppes de pupe. Des cafards. Un dermeste ou deux. Un mille-pattes. Passionnant.
Sur les coups de trois heures, j’ai bâillé à m’en décrocher la mâchoire, incapable de me concentrer davantage. Mon regard est tombé sur le second chaudron. J’avais déjà pris des photos et étiqueté des sachets pour les pièces à conviction. Une terre toute neuve allait me redonner du courage. Et donner un coup de fouet à mes capacités d’observation. Ça, c’était encore à voir. Mais bon, pourquoi diable ne pas essayer ? Je me suis sentie mieux.
Après avoir nettoyé truelle et tamis, j’ai enfoncé mon outil dans la terre.
J’ai aussitôt trouvé un bon filon.