Chapitre 4

Le détective Erskine Slidell, surnommé « Skinny », est attaché au bureau d’investigation des crimes de la police de Charlotte-Mecklenburg, section homicides. Autrement dit : enquêtes sur les meurtres.

J’ai collaboré plusieurs fois avec lui au cours des années. Mon opinion ? Un type mal embouché. Mais un bon instinct.

Sa tête aux cheveux brillants de gel s’encadrait dans l’ouverture, comme une tête de tortue sortant de sa carapace. Il m’a saluée avec sa nonchalance habituelle.

— Doc…

— Détective…

— Dites-moi que je vais pouvoir rentrer chez moi m’ouvrir une Pabst et encourager mes gars à SmackDown.

— Pas ce soir.

Slidell a soupiré bruyamment puis a disparu de mon champ de vision.

Tout en remontant, je me suis rappelé la dernière fois où nos chemins s’étaient croisés. C’était au mois d’août, au tribunal du comté de Mecklenburg. Je quittais la salle d’audience après avoir témoigné, alors que lui-même y entrait.

Slidell n’est pas ce qu’on appellerait un esprit rapide, c’est le moins qu’on puisse dire. Il ne l’est pas dans la vie, il ne l’est pas plus à la barre. Les avocats de la défense un tant soit peu hargneux ne font qu’une bouchée de lui. Ce matin-là, son énervement était évident et les cernes autour de ses yeux trahissaient une nuit passée à se retourner dans son lit.

Aujourd’hui, il m’a paru un peu plus en forme, lorsque je me suis extirpée du tunnel. On ne pouvait pas en dire autant de sa veste. En polyester vert, avec des coutures orange. Un truc flamboyant, même dans la pénombre de cette cave.

— L’agent ici, a dit Slidell en désignant Gleason du menton, prétend qu’on a une scène de sorcellerie.

J’ai décrit ce que je venais de voir dans la salle en dessous.

Slidell a jeté un coup d’œil à sa montre.

— On peut régler l’affaire demain matin ?

— Vous avez rendez-vous, Skinny ?

Dans mon dos, Gleason a toussé pour dissimuler un petit rire.

— Avec six bières et les Superstars, comme j’ai dit.

— Vous avez oublié de brancher votre TiVo ?

Slidell m’a regardée comme si je lui proposais de programmer la prochaine mission spatiale.

— C’est comme un magnétoscope, lui ai-je expliqué tout en tirant sur mon gant déchiré.

— Curieux que ça soit pas déjà le cirque ! a laissé tomber Slidell, les yeux rivés sur l’ouverture à mes pieds.

Il faisait allusion aux médias.

— Tant mieux ! Utilisez votre cellulaire pour appeler les gars du labo.

J’ai fini d’enlever mon gant, j’avais le bas du pouce tout rouge et gonflé. Et qui me démangeait à mourir. J’ai fourré mes deux gants dans ma trousse.

— Dites-leur que nous allons avoir besoin d’un générateur et de lampes portatives. Qu’ils apportent aussi un instrument capable de soulever un chaudron rempli de terre.

Slidell a hoché la tête. Il tapait déjà sur les touches.

 

Quatre heures plus tard, je prenais, ruisselante, le volant de ma Mazda, totalement liquéfiée. L’avenue Greenleaf baignait dans le clair de lune. Moi, dans ma sueur.

En sortant de la maison, Slidell avait repéré une femme plantée devant la fenêtre de la cuisine en train de prendre des photos à l’aide d’un petit appareil numérique. Il l’avait chassée de là. Après, il avait fumé à la chaîne deux Camel, marmonné quelque chose à propos de contrats et de feuilles d’impôts et avait démarré sur les chapeaux de roues avec sa Taurus.

Les techniciens étaient partis dans leur camion pour aller livrer au labo de criminologie les poupées, statuettes, colliers de perles, outils et autres objets récupérés sur les lieux.

Le fourgon de la morgue, venu lui aussi, était également reparti. Joe Hawkins, l’enquêteur du MCME sur appel ce soir-là, était en train de transporter les crânes et le poulet dans les locaux du médecin légiste. Même chose pour les chaudrons. Je les tamiserais là-bas, dans de bonnes conditions. Larabee râlerait à cause du désordre, mais tant pis !

Comme on pouvait s’y attendre, c’était le grand chaudron qui avait été le plus difficile à remonter de la cave. Il devait peser aussi lourd que la statue de la Liberté ; son déménagement avait nécessité un treuil, beaucoup de muscles et un vocabulaire des plus colorés.

J’ai pris l’avenue Greenleaf en direction de Frazier Park, tache noire dans le paysage urbain. Un bâtiment en forme de cage à poules a jailli de l’ombre, puis une sculpture cubiste a brillé d’un éclat argenté et la crique d’Irwin a déroulé dans l’obscurité le serpentin de son sourire.

Reprenant en sens inverse les rues Westbrook et Cedar, je suis arrivée en bordure du quartier résidentiel. Là, j’ai pris au sud-est, direction mes pénates à Myers Park.

Aménagé au cours des années 1930 et doté du premier tramway de Charlotte, c’est un quartier aujourd’hui surcoté, surpollué et sur-républicain. Bien que relativement récent, somme toute, il peut rivaliser en élégance et en aménagements paysagers avec les Shakers Heights de Cleveland et les Coral Gables de Miami. Au diable. Nous ne sommes pas Charleston.

Dix minutes après avoir quitté le Troisième Secteur, j’étais garée devant chez moi. Après avoir verrouillé la portière de ma voiture, je me suis dirigée vers le patio de ma maison.

Les lieux méritent une certaine explication.

La résidence Sharon Hall, dont dépend ma maison, se trouve juste à côté du campus de l’université de Queens.

C’est un ensemble architectural du XIXe siècle qui ressemble à un manoir et a été transformé en appartements. Ma petite maison porte le nom d’annexe. Annexe de quoi ? Mystère, car ce petit bâtiment de deux étages n’apparaît sur aucun des plans originaux du domaine, alors qu’y sont représentés le bâtiment principal, les écuries, les pelouses et même les jardins tracés au cordeau. Mais pas d’annexe. Visiblement, c’est un ajout postérieur, une idée venue à l’architecte après coup.

Mes amis, ma famille ou mes invités émettent toutes sortes de suppositions quant à la vocation de ce bâtiment. Elles vont du saloir au four artisanal, en passant par la serre. Personnellement, je ne m’acharne pas à découvrir les buts du bâtisseur. Cette maison de cent vingt mètres carrés me convient parfaitement avec sa chambre et sa salle de bains au premier, sa cuisine, sa salle à manger, son salon et son bureau au rez-de-chaussée. J’y ai emménagé lorsque mon mariage avec Pete a explosé. Dix ans plus tard, j’y suis toujours.

— Yo, Bird, ai-je lancé de la cuisine.

Pas de chat.

— Birdie, je suis de retour !

Pour toute réponse, le ronronnement du réfrigérateur et une série de « dongs » étouffés provenant de la pendule de ma grand-mère.

Onze en tout, je les ai comptés.

J’ai lancé un regard furtif au répondeur. Pas le moindre clignotement de la petite lumière censée indiquer les messages. J’ai posé mon sac et suis allée tout droit dans la douche.

Sous une eau aussi chaude que je pouvais la supporter, j’ai purifié mon corps de la saleté et de la puanteur de la cave grâce à un gel-douche au thé vert et un shampooing au romarin. Ce faisant, mes pensées se sont focalisées sur cette petite lumière perverse qui s’obstinait à ne pas clignoter et sur cette voix que j’avais tant envie d’entendre.

Bonjour, Tempe*1. Tu me manques. Il faut que nous parlions.

Image immédiate d’un corps bien bâti, de cheveux couleur sable et d’yeux bleus comme la mer en Caroline. Andrew Ryan, lieutenant-détective, Section des crimes contre la personne, Sûreté du Québec*.

Petit point sur la question Québec. Rappelez-vous, je cumule deux emplois. Le premier à Charlotte, en Caroline du Nord, États-Unis d’Amérique, l’autre à Montréal, au Québec, Canada. Là-bas, j’occupe les fonctions d’anthropologue judiciaire auprès du Bureau du coroner. Ryan, lui, est détective auprès de la police de la province. En d’autres termes, dans La Belle Province*, j’examine les victimes sur la mort desquelles Ryan est chargé d’enquêter.

Il y a de cela des années, à l’époque où j’ai commencé à travailler pour le labo de Montréal, Ryan avait la réputation d’être l’étalon de la brigade. Pour ma part, j’avais comme règle de ne pas mélanger amours et travail. Mais voilà, le lieutenant-détective* a pour habitude de contourner les règles. Lorsque tous les morceaux de mon mariage ont atterri dans la poubelle sans espoir d’être un jour recollés, nous avons commencé à nous fréquenter. Pendant un moment, les choses ont bien marché. Très bien, même.

Une série de diapos classées X a défilé devant mes yeux, souvenirs du match qui s’était déroulé entre nous. Première passe en avant : Beaufort, en Caroline du Sud, marina de Lady’s Island ; moi, en pantalon corsaire, à bord d’un Chris-Craft de douze mètres de long. Premier but : Charlotte, en Caroline du Nord ; moi, en robe noire de dévoreuse d’hommes, portée sur le string le plus secret de la marque Victoria’s Secret.

Petit pincement au creux de l’estomac à l’évocation de nos exploits sportifs. Non, de ce côté-là, je n’avais rien à déplorer. Et pour couronner le tout, Ryan était un Apollon.

Un Apollon qui m’avait transpercé le cœur d’une flèche inattendue : une fille dont il ignorait l’existence avait débarqué un beau jour dans sa vie. Lily n’était pas seulement une enfant rebelle et colérique, elle était aussi accro à l’héroïne. Rongé par la culpabilité, le papa tout neuf avait décidé de renouer les liens avec la maman dans l’espoir de sauver leur fille par leurs efforts conjugués.

Résultat, je m’étais retrouvée hors-jeu comme un rouge à lèvres passé de mode. C’était quatre mois auparavant.

— Qu’il aille se faire foutre !

Le visage levé vers la pomme de douche, j’ai braillé à tue-tête une version modifiée de la chanson de Gloria Gaynor.

— I will survive. I’ve got all my life to live…

Brusquement, l’eau est devenue glacée. Et j’ai eu une faim de loup. Dans la cave, j’avais été tellement prise par mon travail, les nerfs à fleur de peau dans cet environnement souterrain, que j’en avais oublié de dîner.

Birdie est entré dans la salle de bains d’un pas nonchalant pendant que je me séchais. Je lui ai présenté toutes mes excuses pour être rentrée si tard du boulot.

— Crois-moi, c’était totalement indépendant de ma volonté.

Il m’a regardée d’un air sceptique. Ou perplexe. Ou ennuyé.

— Je peux t’offrir un moment de bonheur ?

Il s’est assis et a commencé à se lécher une patte, me signifiant par là que trois brins d’herbe à chat ne rachèteraient pas mes fautes.

Ayant enfilé une chemise de nuit et des chaussettes vieux rose, je suis retournée à la cuisine.

Mon point faible ? Je déteste faire les courses. Nettoyeur, garage, supermarché… J’ai beau établir toutes sortes de listes, je suis incapable de les mettre à exécution tant que je ne suis pas dos au mur. Résultat, mes réserves se résumaient ce jour-là aux choses suivantes : un pain de viande surgelé ; des nouilles sautées chinoises ; des boîtes de thon, des pêches, de la sauce tomate et des haricots verts. Plus de la soupe : poulet-vermicelles, champignons, légumes variés. Enfin, des plats sous vide. Au choix : macaroni-fromage ou risotto-champignons.

Birdie est réapparu juste au moment où je sortais les nouilles sautées du micro-ondes. Ayant déposé mon plat sur le comptoir, je suis allée dans la dépense chercher de l’herbe à chat pour en bourrer sa souris.

Il s’est laissé choir sur le flanc et a saisi son joujou des quatre pattes pour le flairer. Sa faiblesse à lui ? Planer. Il adore ça.

J’ai mangé debout devant l’évier pendant que Birdie, à mes pieds, était en train de mettre en ébullition ses récepteurs à phéromones. Puis je suis allée me coucher avec Ozzy Osbourne.

 

Le lendemain, mardi, impossible malgré mon impatience d’analyser le crâne et les chaudrons. C’est le jour où j’enseigne à l’université.

Slidell en a été fort contrarié.

Pour l’apaiser, j’avais accepté de passer au MCME à l’heure du trou de cul de l’aube. Expression de Skinny. Pas de moi.

Une heure durant, j’ai effectué des prélèvements sur le poulet et la tête de chèvre et j’ai examiné les larves ramassées dans la cave que, par bonheur, j’avais pris le temps de trier sur place et de ranger dans des fioles séparées, soigneusement étiquetées.

Les insectes emballés et expédiés à un entomologiste de Hawaï, j’ai foncé à l’université donner mon cours du matin. L’après-midi, j’ai reçu les étudiants. Des légions. Tous plus angoissés les uns que les autres à cause des prochains examens. Quand enfin j’ai réussi à m’échapper, le crépuscule était depuis longtemps un lointain souvenir.

Mercredi, je me suis levée une fois de plus avec le soleil, ce qui n’est pas vraiment mon style.

L’institut médico-légal, qui porte chez nous le nom de «bureau du médecin légiste du comté de Mecklenburg », se trouve à l’angle de Tenth et College, tout en haut du quartier résidentiel, dans un bâtiment qui a commencé sa vie en tant que jardinerie. Et c’est exactement ce à quoi il ressemble, philodendrons et marguerites en moins. Ce bunker d’un étage, trapu et dépourvu de tout attrait architectural, abrite aussi plusieurs départements satellites de la police de Charlotte-Mecklenburg.

Le paysage se compose d’un acre de béton en parfaite harmonie avec le style centre commercial. Si vous espériez tomber sur une demeure genre Maisons et Jardins, c’est raté. Mais si vous cherchez une place de stationnement, alors vous avez tiré le gros lot.

Et c’est ce que je faisais maintenant, à sept heures trente-cinq du matin.

Ayant franchi les doubles portes en verre grâce à ma carte magnétique, j’ai débouché dans un hall désert. Le silence ronronnant m’a appris que j’étais la première arrivée.

Les jours de semaine, Eunice Flowers surveille les visiteurs par une petite fenêtre placée au-dessus de son bureau, autorisant les uns à entrer, barrant l’accès aux autres. C’est elle qui établit les programmes, tape les rapports, les enregistre dans l’ordinateur et conserve des copies papier de tous les documents dans les classeurs qui s’alignent le long des murs de son domaine.

Peu importe le temps, Mme Flowers a toujours l’air tirée à quatre épingles. Bien qu’elle soit adorable, elle nous donne toujours l’impression que nous sommes des souillons à côté d’elle.

Son espace de travail me laisse pantoise. Pas une agrafe qui traîne, pas un papier qui dépasse de la pile. Sur le tableau d’affichage, les Post-it s’alignent à équidistance les uns des autres. Et cela, que le labo soit ou non la proie d’une tornade. Personnellement, je suis incapable d’un tel ordre, et j’ai tendance à considérer d’un œil suspect ceux qui parviennent à le faire régner.

Ce jour-là, comme à l’accoutumée, notre gardienne des lieux arriverait dans un quart d’heure, très précisément. Cela fait vingt ans que Mme Flowers arrive pile à huit heures moins dix. Elle le fera sans fléchir jusqu’à l’heure de sa retraite, j’en suis persuadée. À moins qu’elle ne soit partie les pieds devant.

Quart de tour à droite, puis tout droit le long d’une série de bureaux à cloisons réservés aux enquêteurs, jusqu’au grand panneau accroché au mur du fond. J’y ai inscrit la date du jour dans le carré à côté de mon nom et vérifié le calendrier de présence des trois pathologistes.

Dr Germaine Hartigan : en vacances pour une semaine. Dr Ken Siu : trois jours barrés pour cause de témoignage.

Le pauvre Larabee serait tout seul cette semaine.

Colonne des cas : deux nouvelles affaires arrivées cette nuit.

Le MCME 522-08 : un corps brûlé provenant de la benne à ordures d’un supermarché Winn-Dixie.

Le MCME 523-08 : un crâne humain sans mâchoire inférieure découvert dans une cave.

Mon bureau se trouve à l’arrière du bâtiment, près de ceux des pathologistes. Sa superficie est telle qu’on pourrait aisément le qualifier de placard.

Entrée dans ce palais, je me suis faufilée derrière mon bureau et j’ai rangé mon sac dans un tiroir. Puis j’ai pris un formulaire dans le casier-étagère en plastique posé sur le classeur dans mon dos. J’y ai reporté le numéro du cas et ajouté une brève description des restes et des circonstances dans lesquelles ils avaient été découverts. Ensuite, munie de mon papier, j’ai filé au vestiaire.

Le MCME possède deux salles d’autopsie, chacune dotée d’une table seulement. La plus petite des deux, qui bénéficie d’une ventilation spéciale pour combattre les odeurs, est surnommée la « salle qui pue ». Elle est réservée en priorité aux décomposés et aux noyés, c’est-à-dire aux cas que je traite.

Après y avoir laissé les appareils photo, un compas d’épaisseur, un écran, des piques et une petite truelle, je suis entrée dans la morgue, de l’autre côté du couloir.

Chuintement de la porte en acier inoxydable et plongeon immédiat dans une odeur de chair froide. J’ai allumé la lumière.

Et j’ai rendu grâce à Joe Hawkins.

La veille, à cause de cette heure de trou de cul à laquelle je m’étais levée, j’avais été de trop méchante humeur pour le remercier. En fait, c’était au moment où j’enfilais ma tenue de chirurgien que la crainte m’avait saisie : comment allais-je déplacer les chaudrons si Hawkins les avait laissés par terre ?

Mais le problème ne se posait pas. Ils étaient tous les deux sur le brancard utilisé pour les transporter depuis l’avenue Greenleaf.

J’y ai également déposé les boîtes en carton contenant les crânes et le poulet. Puis j’ai relevé la barre de frein du bout du pied, fait demi-tour et poussé avec mes fesses la porte donnant sur la rampe de sortie. Elle s’est ouverte en grand.

Des mains m’ont rattrapée juste au moment où je glissais comme sur une peau de banane. Ayant recouvré mon équilibre, je me suis retournée.

Tim Larabee est un accro des marathons. À force de s’entraîner quotidiennement, il a la peau grillée par le soleil et les joues encore plus creuses qu’elles ne le seraient naturellement. Imaginez-vous un cow-boy qui aurait vécu trop longtemps dans le désert et vous aurez un bon portrait de lui.

Pour l’heure, ses yeux exprimaient le plus grand embarras. Des yeux beaucoup trop enfoncés, soit dit en passant.

— Mes plus plates excuses. Je me croyais seul.

— C’est de ma faute. Je regardais la route avec mon cul.

— Attends, je vais t’aider.

Nous avons manœuvré de concert le brancard de la chambre froide à la salle d’autopsie. En chemin, je lui ai fait part de mes découvertes dans la cave.

— Des rites vaudous ?

J’ai haussé les épaules, en signe d’ignorance.

— J’imagine que tu n’as pas l’intention de faire des radios du contenu, a-t-il dit en donnant une claque à l’un des chaudrons.

— Je tâtonne encore. En tout cas, je demanderai à Joe de faire des radios des crânes dès qu’il sera là, ai-je répondu tout en enfilant des gants.

— Je peux jeter un œil à ta boîte ?

J’en ai ouvert les rabats. Chaque crâne était exactement comme je l’avais laissé, c’est-à-dire rangé dans un sachet étanche dûment étiqueté. Quant au sac censé contenir le poulet, inutile de vérifier son contenu. L’odeur qu’il dégageait était une preuve suffisante.

Pendant que le médecin légiste passait des gants, j’ai sorti le crâne humain et l’ai posé sur un anneau en liège sur la table d’autopsie.

— Pas de mâchoire inférieure ?

J’ai fait non de la tête.

Larabee a effleuré le front et la boîte crânienne du bout du doigt.

— On dirait de la cire.

J’ai hoché la tête.

— C’est du sang ? a-t-il demandé en touchant la tache qui s’étalait comme un halo sur cette matière poisseuse.

— Ça m’en a tout l’air.

— Humain ?

— Je ne l’ai pas encore analysé.

— Et le corps ?

— Examen préliminaire simplement.

— Pigé.

J’ai pris le crâne entre mes mains, le palais et le foramen magnum tournés vers le haut.

— On verra ce que disent les radios, mais, à première vue, les troisièmes molaires commençaient seulement à sortir. L’usure des autres est minime. Quant à la suture à la base du crâne, elle indique une fusion toute récente.

Je parlais de la jonction entre le sphénoïde et les os de l’occiput.

— Ce qui suggère un âge entre treize et vingt ans.

J’ai fait pivoter le crâne.

— L’arrière est lisse, sans bosse à l’endroit où les muscles du cou s’attachent. La mastoïde est de petite taille, ai-je ajouté en désignant un triangle à la pointe orientée vers le bas, situé en dessous de l’orifice de l’oreille. Et tu vois cette crête qui s’arrête à la pommette ?

— En effet, elle ne se poursuit pas vers l’arrière, au-dessus du méat auditif.

— Tous ces traits suggèrent un individu de sexe féminin.

— Les arcades sourcilières ne nous disent pas grand-chose.

— Non, effectivement. Mais à cet âge, leur aspect n’est pas définitif.

— La race, d’après toi ?

— Ça, c’est plus compliqué. L’ouverture nasale n’est pas très large alors que les os du nez se rejoignent assez bas sur le pont, un peu comme les toits des huttes chez les populations Quonset. Le bord inférieur et l’arête nasale sont abîmés. Difficile de se faire une idée de la forme qu’avait le visage dans cette région… Quoi qu’il en soit, la partie inférieure est proéminente, ai-je ajouté après avoir fait pivoter le crâne sur le côté. Dans l’ensemble, c’est une forme oblongue, pas tellement étroite… Fordisc 3.0 m’en dira plus, mais j’ai déjà la nette impression qu’il s’agit d’un individu négroïde, ai-je conclu en reposant le crâne sur son anneau.

— Afro-Américain ?

— Ou Africain d’Afrique, des Caraïbes, d’Amérique du Sud ou centrale…

— D’une adolescente noire, donc.

— Ce n’est qu’un examen préliminaire.

— Oui, bien sûr… Temps écoulé depuis la mort ?

— Ça va demander plus de temps.

Mais quand même ? Cent ans ? Cinquante ? Dix ? Une année ?

J’ai répondu par un oui général pour toutes ces questions et j’ai dit à Larabee que j’avais expédié les larves à l’entomologiste la veille.

— Tu es venue hier ? Je ne le savais pas.

— On m’a arrachée du lit au point du jour.

— Maintenant, tu vas commencer par quoi ? a demandé Larabee.

— Par tamiser la terre des deux chaudrons.

La porte s’est ouverte et Joe Hawkins a passé la tête.

— Vous avez vu ce que j’ai laissé pour vous, hier, près de la machine à café ?

J’ai répondu que j’avais passé la journée à l’université.

— Moi, à Chapel Hill, a dit Larabee.

— Tant mieux, a conclu Joe. Vous n’allez pas aimer…