Chapitre 26

Ma sieste est passée tout droit : Ireland a insisté pour me montrer, image par image, tout le processus qu’exigeait la préparation d’un scan électromagnétique. Ensuite, j’ai été bloquée dans un bouchon sur la 1-85 à cause de travaux sur la voie. Quand je suis arrivée à l’Annexe, je n’avais plus que le temps de nourrir le chat et d’avaler deux aspirines avant de repartir sur les chapeaux de roues.

L’itinéraire indiqué par Jennifer m’a fait reprendre la même route que jeudi, lorsque Klapec avait été découvert. Cette fois, quatre cents mètres avant le lac, j’ai bifurqué sur un petit chemin sinueux et j’ai roulé jusqu’à un étal de fruits abandonné. Là, j’ai tourné à gauche et continué tout droit jusqu’à un panneau en bois portant l’inscription Pleine Lune et une flèche peinte à la main. À partir de là, la route n’était plus asphaltée.

Le soleil bas donnait à la forêt des allures de collage vert, brun et rouge. Par moments, au gré de mes passages de l’ombre à la lumière, des rayons pourpres perçaient le feuillage, et se mettaient à danser devant mon pare-brise. Il n’y avait pas une seule voiture en vue.

Cinq cents mètres plus loin, j’ai aperçu une arche en bois d’environ deux mètres cinquante de hauteur : dessous, deux empreintes de roues incrustées dans la terre partaient vers la droite. Suivant les instructions de Jennifer, je me suis engagée sur cette voie.

Une dizaine de mètres après l’arche, les arbres s’espaçaient pour former une clairière d’environ vingt-cinq mètres de diamètre. Dans le fond, deux douzaines de voitures étaient stationnées, le nez pointé vers une cabane en rondins. Un panneau cloué au-dessus de la porte représentant une déesse mère dessinée dans le style paléolithique – des seins et des fesses épanouis, mais des bras, des jambes et une tête à peine marqués – annonçait la congrégation.

M’étant garée à côté d’une vieille Volvo, je suis descendue de voiture et j’ai regardé autour de moi.

Personne ne s’est avancé à ma rencontre ni ne m’a hélée. La porte de la cabane, sous la déesse, est demeurée close.

Des senteurs de pin, d’humus, et une légère odeur de feu de bois ont pénétré mes narines. Des notes de musique me sont parvenues de derrière la cabane, entre les arbres. Flûte de pan ? Magnétophone ? Je n’aurais su le dire.

Un sentier partant de l’arrière du bâtiment semblait mener à la musique. À présent, le soleil était au plus bas et les bois baignaient dans cette lueur vague et si particulière d’entre chien et loup. Pas un oiseau ne chantait ; de temps à autre, on entendait un animal effrayé s’enfuir à travers les buissons.

Tandis que je marchais le long du chemin, la musique s’est muée en un duo de flûte et guitare, accompagnant une voix de femme qui psalmodiait un chant aux paroles indistinctes.

Bientôt, le scintillement de flammes m’est apparu entre les arbres. Dix pas plus loin, j’atteignais une seconde clairière, beaucoup plus petite que la précédente.

Je me suis arrêtée à la lisière des arbres pour scruter l’assemblée, cherchant Jennifer. Personne n’a semblé noter ma présence.

La compagnie, plus nombreuse que je ne m’y attendais, regroupait peut-être une trentaine de personnes. Certaines étaient assises sur des rondins autour du feu ; d’autres, debout, discutaient en petits groupes.

Le joueur de guitare était une femme de quarante ou cinquante ans avec de longs cheveux gris et une quantité de bijoux ; le joueur de flûte, un être de sexe indéterminé avec des serpents peints sur les joues et le front ; la chanteuse, une Asiatique de dix-sept ou dix-huit ans.

Derrière les musiciens, onze femmes et un homme obéissaient aux instructions d’une femme drapée dans une robe couverte de broderies.

— Levez les bras au ciel.

Vingt-quatre bras sont montés en l’air.

— Respirez profondément… Suivez le trajet de l’air en vous… Sentez-le pénétrer chaque partie de votre corps, descendre le long de votre gorge, rejoindre votre cœur, traverser votre poitrine et votre plexus solaire, atteindre votre sexe et rejoindre vos pieds. Répétez cela. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois.

De longues respirations et force mouvements de bras ont succédé à ses injonctions.

— Qu’à chaque respiration les bénédictions de l’univers se répandent sur vous ! Cinq fois, six fois, sept fois.

Re-inspirations.

— Accueillez le calme intérieur qui vous pénètre. Laissez-vous emplir de paix.

La femme en robe brodée a élevé les mains vers sa bouche.

— Et maintenant, exprimez à votre personne toute votre gratitude ; aimez-vous vous-mêmes. Embrassez vos mains l’une après l’autre.

Elle a posé un baiser au creux de ses paumes. Les autres l’ont imitée.

— Baisez vos jointures… vos doigts. Vous êtes amour !

Par bonheur, à ce moment-là, j’ai reconnu Jennifer dans la personne en jeans et kangourou qui redressait des bûches dans le feu à l’aide d’un long bâton. Les gerbes d’étincelles qui se soulevaient autour d’elle ressemblaient à de petites étoiles prises dans un cyclone.

Longeant la lisière des arbres, je suis allée la rejoindre.

— Hé.

Elle a relevé les yeux. Dans la lueur des flammes, sa peau avait une teinte ambrée. Un sourire éclairait ses traits.

— Vous avez réussi à nous retrouver.

— Ce groupe est… plus nombreux que je ne m’y attendais, ai-je dit, à défaut de trouver autre chose.

— Et ce n’est pas une grande réunion, car nous ne célébrons rien de spécial aujourd’hui. Nous sommes entre deux fêtes.

J’ai dû avoir l’air confus.

— Allons nous asseoir, a-t-elle dit avec un sourire.

Je l’ai suivie jusqu’à l’une des bûches posées par terre devant le feu.

— OK, petit cours de wicca.

— Wicca pour les nuls !

Elle a hoché la tête.

— Les adeptes de la pensée wicca reconnaissent l’existence de nombreux dieux et déesses antiques tels que Pan, Dyonisos ou Diane, mais en les considérant comme des symboles et non comme des entités vivantes. Nous les voyons dans les arbres, dans les lacs, dans les fleurs, dans le vent, en autrui… Dans toutes les créatures de la nature, a-t-elle ajouté avec un grand cercle dit bras. Nous considérons les choses sur terre comme des aspects du divin, et les traitons comme telles. Vous me suivez ?

J’ai fait signe que oui sans en être certaine.

— Le calendrier wiccan reprend des fêtes anciennes parmi lesquelles huit sont reconnues comme des fêtes dans de nombreuses traditions. Quatre d’entre elles ont lieu à l’époque des solstices ou des équinoxes. Les quatre autres se répartissent entre ces dates à intervalles plus ou moins réguliers. Les recherches historiques montrent que ces dates étaient célébrées dans toute l’Europe et dans les îles Britanniques bien avant l’apparition du christianisme. Certaines d’entre elles étaient même si fortement ancrées dans les populations que l’Église, ne pouvant les éradiquer, les a incorporées à ses rituels en les reliant à différents saints.

« Brigantia, ou Imbolc, le jour où les agneaux qui viennent de naître tètent leur mère pour la première fois, est devenu chez les chrétiens la messe des Lumières, au cours de laquelle on honore la pureté de la Vierge. Cette fête, qui est célébrée le 2 février, marque la fin de l’hiver et le début du printemps. Brigantia, déesse irlandaise de l’art de la forge, de la guérison et de la poésie, est devenue Brigit. Plus tard, il y a l’équinoxe de printemps qui se produit généralement aux alentours du 20 mars. »

— Douze heures de nuit et douze heures de jour.

Jennifer a acquiescé d’un signe de tête.

— Les catholiques romains en ont fait la fête de l’Annonciation. Vient ensuite Beltane, le 1er mai.

— Le jour où l’on danse autour des mâts.

— Exactement. C’est à l’évidence un rituel de fertilité. Le solstice d’été, le jour le plus long de l’année, se fête autour du 21 juin. Pour les wiccans, le solstice d’été correspond à l’époque où la déesse cesse d’être considérée comme une jeune fille pour être révérée comme mère.

« La fête de Lammas, qui est célébrée aux alentours du 1er août, annonce l’arrivée de l’automne et le début de la moisson. Puis vient l’équinoxe d’automne, vers le 23 septembre. »

— Le moment où les jours raccourcissent et annoncent l’arrivée de l’hiver.

— Exact, encore une fois. L’équinoxe d’automne est également l’époque de la seconde moisson et des vendanges. Pour les wiccans, c’est celle où la déesse quitte son statut de mère pour devenir une vieille femme.

« Samhain, qui tombe le dernier jour d’octobre, est célébré aujourd’hui en même temps que l’Halloween. Dans l’ancien temps, c’était l’époque où l’on commençait à abattre le bétail et à fumer la viande. Selon l’ancien calendrier celtique, c’était la fin de l’année et le début de la suivante, le jour où la séparation entre morts et vivants était particulièrement floue et dangereuse. »

— C’est pour écarter les mauvais esprits qu’on revêt des costumes qui font peur ?

— C’est une interprétation. Enfin vient le solstice d’hiver, également connu sous le nom de Yule. Il tombe plus ou moins le 21 décembre. C’est le jour de l’année où la nuit dure le plus longtemps.

«Pour les wiccans, c’est la période de l’année où la déesse règne sous son aspect de vieille femme. De nombreuses religions ont placé l’avènement de leur dieu à cette date. Jésus, Horus, Dyonisos, Hélios, Mithra, tous ces dieux affirment que le jour de Yule est celui de leur naissance. »

— C’est assez logique. Les jours rallongeant, c’est l’ère de la renaissance et de la régénération.

— Vous avez raison, encore une fois. Bref, pour en revenir à ce soir, nous ne fêtons rien de particulier. Nous nous réunissons simplement pour célébrer ensemble le dieu et la déesse.

Sa phrase m’a rappelé les propos de Slidell faisant état d’une célébration la veille du jour où le corps de Jimmy Klapec avait été retrouvé. J’ai demandé à Jennifer s’ils se réunissaient fréquemment.

— En général, le deuxième mardi du mois.

— C’est systématique ? ai-je demandé, me souvenant que Funderburke avait repéré le corps de Klapec le mardi précédent.

— Non, juste habituel. Mais pourquoi me posez-vous la question ? a-t-elle voulu savoir, l’air préoccupé.

— Et lundi dernier, il y avait une réunion ?

— Oui, bien sûr. On devait débattre du programme des festivités pour la célébration de Samhain, mais je n’y ai pas assisté.

— Est-ce qu’Asa Finney y était ?

Son regard s’est porté au loin.

— Non. On m’a dit qu’il n’y était pas. Il vient rarement aux réunions.

— Vous savez ce qu’il faisait, ce soir-là ?

Elle a secoué la tête.

— Vous avez essayé de le joindre ?

— Je l’ai appelé plusieurs fois. Je n’ai pas réussi à l’avoir au bout du fil.

Elle a baissé les yeux sur ses mains. Le feu modelait différemment les traits de son visage, allongeant son nez, creusant ses pommettes. Elle a relevé le visage et planté son regard dans le mien.

— Asa est incapable de faire du mal à qui que ce soit.

— Il se proclame sorcier.

— Moi aussi. Comme toutes les personnes ici présentes.

Je n’ai rien dit.

— Asa est totalement acquis aux préceptes de wicca ; en conséquence, il révère toute forme de vie. Je sais au plus profond de mon cœur qu’il ne pourrait jamais ôter la vie à quelqu’un… Les gens ont une foule d’idées fausses sur notre compte, a-t-elle ajouté en secouant la tête d’un air agacé. Ils pensent que nous aurions partie liée avec le satanisme, le vampirisme, la franc-maçonnerie. Certains vont jusqu’à soutenir que nous nous adonnons à des orgies et pratiquons des sacrifices humains. Tout cela n’est que folie. Basée sur l’ignorance.

Elle s’est tournée, très tendue, vers moi. Le feu se reflétait dans ses prunelles sombres.

— Dans la plupart des religions d’aujourd’hui, on note une peur sous-jacente de la femme et de son pouvoir. Les doctrines des églises modernes foisonnent d’histoires de sirènes, de sorcières et d’enchanteresses tenant réunion à la pleine lune. Mais ces légendes n’ont qu’un but : renforcer le pouvoir des hommes. C’est d’autant plus ironique que les objets de culte anciens laissent penser qu’aux tout premiers temps les peuples adoraient des déités féminines, une déesse, la Terre-mère. Vous avez remarqué la sculpture au-dessus de la porte d’entrée de la maison de la congrégation ?

— Oui, elle est inspirée de la Vénus de Willendorf, ai-je dit, me référant à une figurine du paléolithique mise au jour en Autriche en 1908.

— Je vois que je n’ai rien à vous apprendre en matière de préhistoire, a-t-elle dit avec un sourire. Vous savez aussi sans doute que les premiers écrits suggèrent également que les déités adorées à cette époque étaient aussi bien des dieux que des déesses. Hélas, ces déesses des premiers temps se sont inclinées devant les dieux de l’orage comme Baal, Raman ou Yaweh, dieux ô combien patriarcaux.

Son regard a fixé l’espace au-dessus de ma tête.

— Païens des temps modernes, les wiccans considèrent comme notre mère originelle la déesse adorée au temps de la préhistoire, avant que ne s’instaure un réseau de dieux masculins. Nous nous efforçons de changer les mentalités, de faire revenir au premier plan cette idée de prédominance féminine. Nous souhaitons voir émerger au plus vite un monde différent, un monde d’égalité véritable entre hommes et femmes, un monde où la question du pouvoir et de celui qui le détient, où la détermination de la notion de valeur sont envisagées sous un angle totalement différent.

« Toutefois, nous voulons que ces changements s’accomplissent dans la paix. Si les wiccans révèrent le principe féminin, ils considèrent leur religion comme célébrant avant tout l’individu et la vie. Nous révérons les forces créatrices de la nature, lesquelles sont symbolisées par le dieu et la déesse. »

Jennifer m’a saisi la main.

— Venez, que je vous présente aux autres. Laissez-nous vous montrer ce que nous sommes, ce en quoi nous croyons, ce que nous faisons. Vous verrez qu’aucun de nous n’a pu ôter la vie à qui que ce soit.

— C’est bon, ai-je dit. Présentez-moi la religion wicca.

Et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de l’Oiseau du Ciel, du Corbeau, d’India et du Tisseur de Rêves. Je les ai regardés danser, battre du tambour et chanter. J’ai partagé leur repas. Je les ai écoutés. Je leur ai posé des questions.

J’ai appris ainsi que la wicca compte environ quatre cent mille pratiquants aux États-Unis, ce qui la place après les chrétiens, les non-pratiquants et laïcs, les juifs, les musulmans, les bouddhistes, les agnostiques, les athées, les hindouistes et les universalistes unitariens.

J’ai découvert que la wicca n’avait pas de code officiel, pas d’institution centrale régissant les pratiques des adeptes, pas de chef, pas de prophète ni de messager reconnu de tous.

J’ai appris que la wicca possédait un grand nombre de traditions, chacune ayant ses propres enseignements et pratiques, et que l’on comptait parmi celles-ci la tradition xandrianiste, gardnérianiste, la wicca de Faery, la wicca odysséenne, la tradition dianiste et celle, féministe et écologiste, du reclaiming, la tradition uniterraniste… Et il y en a encore des douzaines d’autres.

J’ai découvert la règle du triple retour, croyance selon laquelle les bonnes comme les mauvaises actions se retournent contre celui qui les commet, et j’ai appris que la gaieté, le respect, l’honneur, l’humilité, la force, la beauté, le pouvoir et la compassion étaient pour les wiccans les huit vertus cardinales.

Au-delà du tarot, des grimoires, des cristaux et des filtres d’amour, j’ai perçu chez toutes les personnes que j’ai rencontrées ce soir-là quelque chose de véritablement authentique.

J’en suis venue à comprendre que leurs croyances et leurs pratiques demeuraient inconnues, principalement parce qu’elles se cachaient par crainte de la persécution. Cette persécution à laquelle appelait Boyce Lingo.

Je suis partie à minuit sans m’être fait d’opinion définie sur Asa Finney, mais convaincue qu’il nous fallait agir avec doigté pour ne pas entacher notre enquête d’idées préconçues. Convaincre Slidell serait une lourde tâche. Heureusement, elle ne m’attendait pas avant le lendemain.

En abordant l’allée de ma maison, mes phares ont illuminé un objet rectangulaire posé sur le perron.

Charlie a encore frappé.

J’ai souri et suis descendue de voiture. Tout en avançant vers la porte, j’ai vu qu’il s’agissait d’une boîte en carton aux rabats hermétiquement fermés. La tenant en équilibre sur un genou, j’ai fait tourner la clé dans la serrure.

— Je suis de retour, Birdie !

Le chat est apparu pendant que je retirais ma veste. Après avoir fait plusieurs huit autour de mes chevilles, il a bondi sur le plan de travail.

Et s’est figé dans une posture digne du chat d’Halloween : le dos arqué, la queue dressée et le poil hérissé.

Le feulement qui est sorti de sa gorge m’a flanqué la chair de poule.

Je l’ai pris dans mes bras et déposé par terre.

D’un bond, il est revenu sur le comptoir.

Le bloquant du bras, j’ai ouvert la boîte.

Un serpent mort reposait au fond, un mocassin à tête cuivrée éventré, dont les boyaux rouges et brillants se déversaient hors de la fente. Et sous sa mâchoire, découpé dans la peau jaune pâle, il y avait un pentagramme inversé.