26.
Où l'on voit resurgir,
après le choc du 11 septembre,
l'obsession de Chirac :
le dialogue des cultures
après le choc du 11 septembre,
l'obsession de Chirac :
le dialogue des cultures
La boîte à outils de Jacques Chirac, résultat
d'une culture atypique, renferme une clé à usages multiples :
le « dialogue des cultures », parfaitement adaptée à ce
début du xxi e siècle qu'on s'attendait à être celui de la
paix mondiale et qui est, pour l'heure, celui des dégâts
collatéraux de la mondialisation, de la montée des frustrations
provoquées par l'arrogance de l'hyperpuissance américaine, du
développement de tous les intégrismes et donc de toutes les
terreurs… Toute son action axée sur l'extérieur est cohérente avec
le « Chirac intime ».
Dans les minutes qui ont suivi la première attaque
terroriste contre une tour du World Trade Center, le 11 septembre
2001, Jacques Chirac a manifesté sa solidarité et celle de la
France avec les États-Unis. Il était à Rennes et devait prononcer
un important discours à la tribune de la Faculté des métiers, Ker
Lann, discours qu'il a remplacé au pied levé par quelques mots pour
s'excuser de devoir rejoindre immédiatement son bureau de
l'Élysée : « C'est en effet avec une immense émotion que
la France vient d'apprendre ces attentats monstrueux – il n'y a pas
d'autre mot – qui viennent de frapper les États-Unis d'Amérique.
Dans ces circonstances effroyables, le peuple français – je tiens à
le dire ici – tout entier est aux côtés du peuple américain. Il lui
exprime son amitié et sa solidarité dans cette tragédie. J'assure
naturellement le président George W. Bush de mon soutien
total. La France a, vous le savez, toujours condamné et condamne
sans réserve le terrorisme, et considère qu'il faut lutter contre
le terrorisme par tous les moyens. »
Jacques Chirac a sauté ensuite dans son avion et,
dès son arrivée à l'Élysée, a convoqué un Conseil interministériel
sur la sécurité, avec notamment Lionel Jospin, Hubert Védrine et
Alain Richard. Il a pris aussitôt contact avec des proches de
George W. Bush, puis avec Tony Blair et Gerhard Schröder. Il a
également appelé Jean-Daniel Levitte, l'ambassadeur de France
auprès des Nations unies, pour lui demander d'élaborer avec les
Américains et les autres alliés une résolution à soumettre au
Conseil de sécurité. Dès le lendemain, la résolution 1368
assimilait un acte de terrorisme à un acte de guerre, et
reconnaissait ainsi que les États-Unis étaient en situation de
légitime défense. Jacques Chirac a été le premier chef d'État à
réagir de cette manière. Dans la foulée, il a encouragé la création
d'une très large coalition contre le terrorisme, avec presque tous
les pays du monde, notamment la plupart des pays arabes et
musulmans. Une semaine après l'attentat, il a été le premier chef
d'État étranger à rencontrer le président Bush. Dans le courant
d'octobre, il rompait avec la tradition gaulliste et engageait les
troupes françaises en Afghanistan, dans le cadre de l'OTAN, pour
concrétiser sa solidarité avec Washington dans sa lutte contre le
terrorisme. Mais le « Nous sommes tous américains »
n'effaça pas pour autant les dossiers conflictuels qui s'étaient
accumulés depuis l'arrivée de George W. Bush à la Maison Blanche.
Un Bush qui avait procédé à un changement radical de la politique
étrangère de Washington en refusant de ratifier le protocole de
Kyoto, en voulant se doter d'un bouclier anti-missiles, en refusant
de participer à la Cour pénale internationale. Un changement qui
portait la marque de ces « durs » qu'on appelle les
« néocons », à savoir les Dick Cheney (vice-président),
Donald Rumsfeld (secrétaire d'État à la Défense), Paul Wolfowitz
(secrétaire d'État adjoint à la Défense), etc., qui profitèrent de
l'agression du 11 septembre pour imposer leur propre idéologie à
Bush.
À peine plus d'un mois après le choc du 11
septembre, le président de la République, tout en ayant ainsi donné
des signes forts de solidarité avec les États-Unis, a commencé à
conceptualiser sa différence d'avec la politique de
l'administration Bush. Dans un discours prononcé à l'occasion de la
31e Conférence générale de l'Unesco
1 , il questionnait le monde
entier sur les causes de cette déflagration et proposait une vision
du monde totalement différente de celle que les néocons étaient en
train de définir aux États-Unis. Au « choc des
civilisations » popularisé par Samuel Huntington, il opposait
son « dialogue des cultures », déjà familier au lecteur
2 , qu'il avait évoqué à de
nombreuses occasions dans le domaine muséal, en refusant notamment
de célébrer avec l'Occident le cinquième centenaire de la
découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, en poussant à la
création du Pavillon des Sessions et du musée Branly, en imposant
une nouvelle lecture de l'histoire de France, en luttant contre
ceux qui excluent et qui divisent… Il s'installait ainsi dans une
posture diamétralement opposée à celle de Bush. Jacques Chirac,
président d'une (encore) grande puissance, n'hésitait pas à exposer
en ces termes ses propres interrogations sur l'Occident et ses
responsabilités historiques.
« Sans céder à la tentation d'un quelconque
vertige, nous devons nous interroger, chacun pour sa part. Et,
aussitôt, lorsque l'on s'interroge, les questions fusent.
Sommes-nous restés fidèles à nos propres cultures et aux valeurs
qui les sous-tendent ? L'Occident a-t-il donné le sentiment
d'imposer une culture dominante, essentiellement matérialiste,
vécue comme agressive, puisque la plus grande partie de l'humanité
l'observe, la côtoie sans y avoir accès ? Est-ce que certains
de nos grands débats culturels ne sont pas parfois apparus comme
des débats de nantis, ethnocentrés, qui laissaient de côté les
réalités sociales et spirituelles de ce qui n'était pas
l'Occident ? Jusqu'où une civilisation peut-elle vouloir
exporter ses valeurs ? »
En réponse à toutes ces questions, il proposait le
choix du « dialogue des cultures ».
« La réponse à cela, nous la vivons dans nos
traditions, nous la sentons dans nos cœurs et dans notre raison,
c'est le dialogue des cultures, gage de paix alors que le destin
des peuples se mêle comme jamais. Un dialogue revivifié, renouvelé,
réinventé, en prise sur le monde tel qu'il est. Sur quels principes
se fondera ce dialogue ? Le premier, qui pourrait être inscrit
au frontispice de l'Unesco, c'est l'égale dignité de toutes les
cultures et leur vocation à s'interpénétrer et à s'enrichir les
unes les autres. C'est tout à la fois une évidence, portée par
toute l'histoire de l'humanité, son histoire littéraire,
artistique, architecturale… C'est aussi et surtout une grille de
lecture du monde. »
Jacques Chirac livrait là ses convictions intimes,
forgées au fil du temps, depuis sa première visite au musée Guimet
et sa rencontre avec Vladimir Belanovitch, son professeur de
sanscrit, puis de russe.
« Que seraient l'architecture, la poésie ou
les mathématiques sans la culture arabe qui recueillit aussi les
savoirs antiques, qui s'aventura bien loin de ses frontières quand
l'Europe s'enfermait sur elle-même ?
« Que serait la philosophie sans l'obsession
hindoue de la nature de l'être, sans son sens du rythme et des
respirations ? Que serait l'art du xx e siècle s'il
n'avait été fécondé par l'Afrique et les peuples
premiers ?
« Que dire de l'Extrême-Orient, de sa
recherche passionnée de l'harmonie, du geste juste, de son
intuition de la tension des contraires comme source de l'élan
vital ?
« Que seraient le rêve de liberté et le
respect dû à chaque homme sans la philosophie des Lumières qui
essaima de France au xviii
e siècle à travers toute l'Europe,
pour finalement traverser les océans ?
« Que dire de l'apport essentiel des
religions à la vie des hommes, lorsqu'elles les élèvent au-dessus
de leur simple condition pour accéder à l'absolu ?
Lorsqu'elles les éloignent de la haine et des égoïsmes, les
rassemblent dans une communauté ouverte et généreuse ?
« Certes, toutes les cultures ne se
développent pas au même rythme. Elles connaissent des apogées et
des déclins, des périodes de rayonnement et d'expansion, comme des
temps de silence et de repli. Pour autant, toutes continuent à
vivre au présent dans notre mémoire collective. Elles construisent
nos identités, nos raisons d'être. Elles apportent à nos vies la
lumière et le plaisir, le chatoiement de la poésie et des
beaux-arts, l'accès à la connaissance et à la transcendance. Elles
s'attellent aussi à l'obscur, questionnent le mystère et l'énigme.
Elles constituent ensemble, à égalité, la part de lumière et de
progrès, d'exigence éthique de l'humanité.
« Le deuxième de ces principes, inséparable
de l'égale dignité des cultures, c'est la nécessité de la diversité
culturelle. Il ne peut y avoir de dialogue entre l'un et son double
au mépris de l'autre.
« Cette diversité est menacée. Je pense aux
différentes langues du monde qui sont aujourd'hui près de cinq
mille. Nous savons qu'il en disparaîtra la moitié au cours de ce
siècle, si rien n'est fait pour les sauvegarder. Je pense aux
peuples premiers, ces minorités isolées aux cultures fragiles,
souvent anéanties par le contact de nos civilisations modernes. Je
pense bien sûr à l'habitat, aux modes de vie, aux coutumes, aux
productions artisanales, culturelles, exposés à la standardisation
qui est l'un des avatars de la mondialisation.
« Qu'on ne s'y trompe pas. Je ne suis pas de
ceux qui magnifient le passé et qui voient dans la mondialisation
la source de tous nos maux. Il n'y avait pas, hier, un admirable
respect des cultures, et il n'y a pas, de nos jours, une affreuse
volonté d'hégémonisme. Qu'on se souvienne seulement des conquêtes
et des colonisations qui, trop souvent, cherchaient à imposer par
la force – force des armes ou pressions de toutes natures, et
d'ailleurs en parfaite bonne conscience – des croyances et des
systèmes de pensée étrangers aux peuples colonisés. »
Et, pensant aux masses arabes et musulmanes,
africaines et sud-américaines qui contestent de plus en plus
l'Occident, Chirac assenait : « Aujourd'hui, la
mondialisation est souvent présentée comme une nouvelle forme de
colonisation visant à installer partout le même rapport – ou la
même absence de rapport – à l'Histoire, aux hommes et aux
Dieux. »
À la même époque, les néocons américains étaient
en train de mettre au point une nouvelle doctrine de prévention
visant à faire la « guerre contre le terrorisme » ;
ils avaient déjà la conviction que l'Irak était le nœud gordien
qu'il fallait faire sauter, et demandaient au Pentagone de mettre
au point des plans d'invasion de ce pays pour le cas où… Le 29
janvier 2002, dans un discours devant le Congrès, le président
américain révélait le cadre de sa nouvelle politique : la
lutte contre l'« Axe du mal », dénoncé à travers trois de
ses foyers – la Corée du Nord, l'Iran, l'Irak –, et la traque
des armes de destruction massive (ADM). Dans les semaines qui
suivirent, les télégrammes diplomatiques en provenance de
Washington montraient nettement que les États-Unis se préparaient à
déclencher une guerre contre l'Irak.
Jacques Chirac considéra d'emblée cette doctrine
comme « extraordinairement dangereuse », pouvant avoir
des « conséquences dramatiques » : « Une action
préventive peut être engagée si elle apparaît nécessaire, mais elle
doit l'être par la communauté internationale qui, aujourd'hui, est
représentée par le Conseil de sécurité des Nations unies
3 . » Durant l'été 2002,
les renseignements parvenant à Paris suggéraient que Bush ne se
contenterait pas d'une résolution du Conseil de sécurité refusant à
l'Irak la détention d'armes de destruction massive, mais voudrait
très probablement renverser Saddam Hussein.
Pendant neuf mois, jusqu'au début de
l'intervention des GI's en Irak soutenue par Blair, Berlusconi,
Aznar et quelques leaders en mal de reconnaissance américaine,
Jacques Chirac va tout faire pour essayer d'empêcher une nouvelle
guerre. Il reste en liaison permanente avec les responsables de la
plupart des pays concernés, tout particulièrement avec Kofi Annan,
Gerhard Schröder, Vladimir Poutine, Tony Blair et bien sûr avec
George Bush. Plus de la moitié de son temps est consacrée à cette
cause de la non-intervention en Irak qu'il va s'attacher à défendre
au nom des peuples de la planète entière.
J'avais à cœur de parler avec le chef de l'État de
ces mois décisifs puisque, sans la reconnaissance que j'éprouve à
son endroit pour cette action-là, je n'aurais probablement jamais
eu envie de le rencontrer ni d'écrire ce livre.
Le sujet l'inspire, même s'il éprouve, là comme
ailleurs, la même difficulté à se « lâcher »
complètement. Il rappelle que s'il a connu Saddam Hussein dans les
années 70, l'homme, d'après lui, avait beaucoup changé depuis. Bien
avant la crise, il pensait que son régime était condamné et
s'effondrerait de lui-même « si on conduisait les choses avec
habileté ». Il estimait que l'Irak était un pays complexe,
extrêmement divisé pour des raisons ethniques et religieuses, mais
dont l'unité était essentielle à l'équilibre du Moyen-Orient :
« Il fallait donc s'en préoccuper mais avec précaution, un peu
comme on manie un vase de Murano. Mais les Américains ont imaginé
de faire tomber Saddam Hussein. J'ai toujours pensé qu'il
n'appartenait pas à un pays, quel qu'il soit, de prendre des
décisions ayant de telles répercussions internationales, mais que
seule l'ONU pouvait le faire. À partir de cette analyse et de ce
principe, j'ai dit à Bush de la façon la plus claire qu'il
commettait une erreur et que je ne croyais pas du tout à son
histoire d'armes de destruction massive disséminées dans le pays.
Il y avait certes des armes en Irak, mais assurément pas d'armes
nucléaires. »
Le 2 septembre 2002, à Johannesburg, à l'occasion
du Sommet mondial sur le développement durable, une rencontre a
probablement renforcé la détermination du président français de
tout faire pour éviter la guerre. Nicolas Hulot a été le seul
témoin de ce tête-à-tête entre Nelson Mandela et Jacques Chirac. À
un moment donné, le vieux combattant africain a saisi les poignets
du président français, l'a regardé droit dans les yeux et lui a
dit : « Vous devez tout faire pour que Bush n'aille pas
en Irak ! » « Jacques Chirac était très ému, il
était touché au cœur et a pris l'engagement solennel de tout faire
pour éviter la guerre », se souvient Nicolas Hulot.
Le 6 septembre à 12 heures 15, Tony Blair appelle
Jacques Chirac. Avant de rendre visite à Bush, le Britannique
voudrait savoir ce que le Français a dans la tête et s'il serait
possible d'envisager d'élaborer une résolution commune à faire
adopter par le Conseil de sécurité. Jacques Chirac lui dit être
très inquiet de la montée des sentiments anti-américains qui
conduisent à une progression parallèle des sentiments
anti-occidentaux. S'il partage ses sentiments pour Saddam Hussein,
il est convaincu qu'« un acte de guerre serait irresponsable
et dangereux sur les plans militaire et international ». Il
confie à son collègue que, sur le plan nucléaire, il ne croit pas
qu'il y ait le moindre danger immédiat, et parle d'une menace
résiduelle à propos des risques inhérents aux armes
bactériologiques et chimiques. À cet égard, Jacques Chirac souhaite
le renvoi d'inspecteurs en Irak. Il prévient Tony Blair qu'il ne
s'associera pas à une attaque unilatérale qui risquerait de faire
éclater l'Irak, de soulever partout la rue arabe, et parce qu'il
n'y a pas sur place d'opposition sérieuse capable de prendre la
relève. Si le Conseil de sécurité est saisi, « là, nous
verrons ».
« Ta présentation est claire, comme toujours,
répond Blair. Mais si Saddam Hussein ne croit pas que quelque chose
de grave va lui arriver, il ne fera rien.
– Saddam Hussein a compris. Le pire, ce sont
les propos irresponsables de Dick Cheney 4 . »
Puis Jacques Chirac demande à parler amicalement à
Leo, le fils de Tony Blair.
Moins d'une heure après qu'il a raccroché,
l'Élysée reçoit un appel de Bush demandant que Chirac veuille bien
le rappeler. Le président américain est en train de préparer le
discours qu'il doit prononcer, le 12 septembre, devant l'ONU. Il se
montre très courtois, appelle son homologue français « mon
ami », lui dit vouloir entamer avec lui des entretiens sur les
questions de sécurité. Il ajoute que Saddam Hussein constitue une
menace et qu'il a toujours ignoré les décisions de la Communauté
internationale. « Contrairement à ce que spéculent les
journalistes, nous n'avons encore pris aucune décision. »
Jacques Chirac se dit ouvert à la discussion, précise qu'il vient
de s'entretenir longuement avec Tony Blair, mais souligne
qu'« une opération militaire serait difficile et constituerait
une dangereuse aventure ».
Pour que les responsables du monde entier sachent
la position de la France avant le discours prononcé par George
W. Bush à New York, Jacques Chirac décide de répondre à une
interview du New York Times, le 8
septembre 2002. À une question posée sur l'existence en Irak
d'armes de destruction massive, il affirme : « On parle
toujours de preuves, mais moi, ces preuves, je ne les ai pas encore
vues ! » Sur le lien supposé entre l'Irak et Al-Qaida, il
fait une réponse similaire : « Aujourd'hui, aucune preuve
n'a été trouvée, ou, en tout cas, n'a été rendue officielle, d'un
lien entre l'Irak et le terrorisme international, en particulier
Al-Qaida. » Il se déclare « contre l'unilatéralisme dans
le monde moderne. Je considère que le monde moderne doit être
cohérent et, par conséquent, j'estime que si une action militaire
doit être engagée, elle doit l'être sous la responsabilité de la
communauté internationale, c'est-à-dire par une décision du Conseil
de sécurité. Or si le Conseil de sécurité a décidé qu'il ne fallait
pas que l'Irak détienne d'armes de destruction massive, il n'a pas
dit qu'il fallait changer de régime à Bagdad. Donc si l'objectif
est d'empêcher l'Irak de posséder des armes de destruction massive,
alors il faut suivre ce qui a été défini par les Nations unies,
c'est-à-dire imposer le retour des inspecteurs en Irak sans aucune
restriction ni aucune condition, et ce, sous la responsabilité du
Secrétaire général de l'ONU. Si l'Irak accepte, c'est très bien. Si
l'Irak refuse – et, disons les choses comme elles sont, on n'a pas
fait beaucoup pour qu'il accepte –, à ce moment-là, il
appartient donc au Conseil de sécurité de délibérer et de dire ce
qu'il convient de faire, notamment s'il faut ou non engager une
action militaire. »
Comme il l'avait dit deux jours plus tôt à Tony
Blair, Jacques Chirac manifeste la plus vive inquiétude devant la
montée de l'anti-occidentalisme à travers le monde, dans les pays
pauvres et les pays émergents, et souligne le risque de faire
exploser la coalition antiterroriste si une action contre l'Irak
vient à être déclenchée unilatéralement. Reprenant des thèmes qui
lui sont chers, il propose la formation d'une deuxième
coalition : « Puisqu'on est tous tellement énergiques
pour faire la leçon au monde entier, eh bien, je crois qu'il
faudrait créer une seconde coalition, une coalition contre la
pauvreté, une coalition pour défendre l'environnement – car
l'écologie est dramatiquement mal partie –, une coalition pour
régler des problèmes, des conflits, des crises qui sévissent un peu
partout dans le monde mais que l'on pourrait aussi régler en se
montrant plus généreux, plus engagés. Ce serait d'ailleurs une
façon très efficace de lutter contre le terrorisme, et aussi de
nous montrer dignes de notre vocation d'hommes. »
Le journaliste demande alors au président Chirac
de réagir à une idée qui fait son chemin à Washington, selon
laquelle il faudrait remodeler le Moyen-Orient, du fait qu'on ne
peut plus accepter que, dans cette partie du monde, il n'y ait que
des régimes autocratiques, alors que l'Irak, si on y instaurait un
régime fédéral et démocratique, pourrait servir de catalyseur à
toute une série de changements qui « ouvriraient » cette
partie du monde.
« Si nous voulons intervenir pour changer les
régimes politiques des pays, nous sommes alors dans une autre
civilisation, répond Jacques Chirac. En tout cas, nous ne sommes
plus dans une civilisation organisée comme celle d'aujourd'hui. Je
crois donc que ce sont là des spéculations dangereuses, très
dangereuses. On commence et on ne sait plus où on va s'arrêter.
Pensons un peu aux réactions des masses, à celles des peuples. Si,
par exemple, vous voulez renverser la monarchie au Maroc ou en
Jordanie, vous rencontrerez énormément de difficultés avec les
populations… »
Heureuse surprise : malgré l'influence de
Cheney et de Rumsfeld, Colin Powell est parvenu à convaincre le
président Bush d'accepter la voie onusienne et de contribuer à
l'élaboration d'une résolution visant à faire revenir les
inspecteurs en Irak ; mais il prévient que, faute d'une
acceptation sans réserve de Saddam Hussein, « l'action sera
inévitable ».
Jacques Chirac va développer les mêmes arguments
auprès de tous les acteurs, jusqu'à l'adoption de la résolution
1441, le 8 novembre 2002. Le chef de l'État est entouré d'une
équipe restreinte et soudée qui a été constituée après sa
réélection en mai. Dominique de Villepin a remplacé Hubert Védrine
au Quai d'Orsay. Inutile de faire le portrait du poète-hussard des
Cent Jours, tant ce portrait est devenu familier des Français,
souvent pour le faire détester ou moquer, parfois aussi pour lui
reconnaître un certain panache. Aux côtés de Jacques Chirac, le
« sherpa » Maurice Gourdault-Montagne, ami de Villepin,
qui parle une dizaine de langues, dont l'hindi et l'ourdou.
Jean-Daniel Levitte, fasciné lui aussi, comme le président, par le
monde asiatique, qui parle le chinois et l'indonésien, représentant
de la France à l'ONU jusqu'en décembre 2002, date à laquelle il
remplacera à Washington François Bujon de L'Estang, autre proche de
Jacques Chirac. Jean-Marc de La Sablière, fin connaisseur de l'ONU,
quittera alors son poste de conseiller diplomatique du chef de
l'État pour remplacer Jean-Daniel Levitte à New York. À ces cinq
personnes qui restent en liaison téléphonique permanente, il faut
ajouter Catherine Colonna, porte-parole du président, qui assiste à
toutes les réunions importantes, et Claude Chirac qui veille à la
communication de son père dans un domaine aussi
ultrasensible.
En étroite concertation avec Kofi Annan, les
Français acheminent un message à Saddam Hussein pour lui conseiller
de coopérer, faute de quoi les Américains attaqueront son pays. Le
gouvernement irakien répond le 16 septembre 2002 qu'il
autorise « sans conditions » le retour des inspecteurs.
Washington voit là un piège et propose un premier projet de
résolution totalement inacceptable pour les Français, stipulant
notamment que des militaires américains escorteraient les
inspecteurs. Le 27 septembre, depuis son ranch texan, Bush
appelle Chirac. Il le fait pour deux raisons, dit-il :
« entendre votre voix ; vous remercier d'avoir fait
évacuer les étudiants américains de Bouaké 5 , et parler de l'Irak ». Le
président américain propose au Français de travailler de
concert : « Je veux que cette résolution soit très forte
et inclue une menace de recours à la force. We
have to be strong. Je veux bien travailler avec l'ONU, mais
je veux que Saddam Hussein rende des comptes. » Jacques Chirac
se dit convaincu que ces objectifs seront atteints, mais émet deux
remarques. Sur le régime des inspecteurs : il veut entendre
Hans Blix 6 , patron des inspecteurs des Nations unies,
pour être sûr qu'il ne soit pas donné de bons prétextes à Saddam
Hussein de refuser les inspections. Sur le recours à la
force : il a une approche différente et propose une démarche
en deux temps, « car c'est une affaire grave, il s'agit de la
guerre dans une région déjà traumatisée ». Il souhaite donc
une seconde résolution pour autoriser le recours à la force au cas
où Saddam Hussein ne coopérerait pas avec les inspecteurs.
« L'efficacité commande l'unité du Conseil de sécurité. »
Il revient sur les risques qu'il y aurait à renverser Saddam
Hussein : « Est-ce que vous pouvez me dire ce qu'on va
mettre à la place ? » Il insiste sur le danger
d'éclatement de l'Irak, d'une « perturbation dans la région,
avec les chiites majoritaires à Bagdad et à Téhéran, d'autant qu'il
y a les Alaouites à Damas. Il faut imposer à Saddam Hussein toutes
les exigences du Conseil de sécurité, mais éviter de jouer avec le
feu… » C'est pour cela, au nom de la sagesse, que j'émets les
plus extrêmes réserves sur l'automaticité du recours à la
force.
« I appreciate your
remarks », commente George W. Bush.
Bush réaffirme ensuite que son option à lui est le
départ de Saddam Hussein : « Comment le convaincre ?
J'ai le même souci que vous sur l'après-Saddam, mais personne ne
peut être pire. On tient à travailler avec vous pour être sûr que
l'Irak n'éclatera pas après Saddam Hussein. » Et le président
américain de tenir des propos… désarmants sur le processus en deux
temps proposé par Jacques Chirac : « Finalement, je crois
que les deux temps sont : un, il désarme ; deux, on le
désarme… Saddam Hussein s'est moqué de tout le monde. »
Le président français reprend patiemment.
« On est en train de jouer avec le feu dans
cette région, une région où on a été incapable de ramener la paix
et où le sentiment anti-occidental est très fort. Nous paierons
cela très cher. Nous devons désarmer l'Irak, poser des conditions
draconiennes, mais si nous disons dès maintenant qu'on l'attaquera,
on le renforcera dans sa tentation de résister au monde
entier… »
Il explique une nouvelle fois les conséquences
d'une attaque dirigée contre l'Irak : l'éclatement du pays et
la constitution d'un axe Bagdad-Téhéran-Damas. « Bien sûr,
nous gagnerions la guerre, mais les conséquences seraient encore
plus graves que la situation d'aujourd'hui. »
Nouveau coup de fil entre Bush et Chirac, le 8
octobre. Chacun répète les mêmes arguments. Le président français
déclare être ouvert à la discussion, mais ne veut pas entendre
parler d'automaticité du recours à la force.
Jusqu'au dernier moment, d'intenses tractations
ont ainsi lieu entre Washington et Paris. La position française
agace. Les signes de cet agacement sont perceptibles dans la presse
américaine qui n'hésite pas à relayer de fausses informations
provenant de la CIA, selon lesquelles la France aurait fourni à
l'Irak, en 1998, des détonateurs destinés à équiper des armes
nucléaires 7 , et posséderait des souches (interdites) de
la petite vérole, tout comme la Russie, l'Irak et la Corée du Nord
8 .
Le 7 novembre, à la veille du vote du Conseil de
sécurité, après des contacts tous azimuts entre tous les
protagonistes, et après que Dominique de Villepin et Colin Powell
se sont mis d'accord sur le texte de la résolution à adopter –
celle-ci ne prévoit pas de recours automatique à la force –,
George W. Bush rappelle Jacques Chirac, lequel, de retour d'un
sommet franco-italien, vient d'atterrir à Orly et se trouve encore
dans son avion. Les deux hommes sont d'accord pour essayer
d'obtenir l'unanimité au Conseil de sécurité pour le vote du
lendemain.
La résolution 1441 est en effet adoptée à
l'unanimité. Jacques Chirac a réussi à convaincre Bachar al Assad,
le président syrien, de la voter, ce à quoi n'étaient pas parvenus
les Américains. Les inspecteurs du désarmement, partis en 1998,
nantis cette fois d'une mission et de pouvoirs étendus, vont donc
pouvoir revenir en Irak. Rappelons que de 1991 à 1998, lesdits
inspecteurs avaient neutralisé plus d'armes que la guerre n'en
avait détruit. Hans Blix et Mohamed El Baradei, patron de l'AIEA
(Agence internationale de l'énergie atomique), se mettent
immédiatement au travail et ne rencontrent pas d'obstacles, les
autorités irakiennes ne faisant certes pas de zèle, mais
obtempérant aux demandes des inspecteurs de l'ONU.
Le 21 novembre 2002, Bush et Chirac se rencontrent
à un sommet exceptionnel de l'OTAN réuni à Prague. Une nouvelle
fois, le président français, qui sait parfaitement que les
États-Unis continuent leurs préparatifs belliqueux, met le
président américain en garde contre les conséquences d'une guerre
aussi bien pour l'Irak que pour le devenir de la région.
Provoquant, il lui lance : « Vous allez créer des
bataillons de petits Ben Laden ! »
Des missiles sont trouvés en Irak et démantelés
par les inspecteurs. « On était dans un processus par lequel
le système en place à Bagdad se fissurait ; Saddam Hussein
était déjà à genoux et allait tomber tout seul », estime
encore aujourd'hui Jacques Chirac.
À la fin de l'année 2002, l'Élysée est-il épaulé à
cent pour cent par les deux administrations les plus concernées, le
Quai d'Orsay et la Défense ? Certains, au Quai d'Orsay, sont
convaincus qu'un clash avec l'Irak est inévitable et que les
troupes françaises se joindront in fine
aux GI's pour envahir ce pays. Dans un article de Foreign Affairs, James Rubin raconte que Villepin
assure en privé que la France rejoindra la coalition militaire en
cas de provocation du gouvernement irakien, même si une seconde
résolution est bloquée par la Russie et/ ou la Chine. Quant à
l'état-major, il se prépare pour le cas où, malgré tout, la France
se joindrait à la coalition. Le général Jean-Patrick Gaviard se
rend secrètement à Washington, le 16 décembre, pour préparer
avec le Pentagone une éventuelle participation militaire de la
France à une intervention en Irak 9 . Au début de l'hiver, les Américains ont
déjà déployé 100 000 hommes dans le Golfe, une forte
armada composée de deux porte-avions, 51 bâtiments, 600 avions
de combat, une centaine d'hélicoptères et 700 chars. Le 24
décembre, un ordre de mobilisation est envoyé à des dizaines de
milliers de soldats et de réservistes.
« En décembre 2002, raconte aujourd'hui le
chef de l'État, le déploiement des forces américaines à proximité
de l'Irak indiquait bien que les États-Unis étaient en train de
préparer la guerre. J'ai envoyé le 13 janvier Maurice
Gourdault-Montagne à Washington pour y rencontrer Condoleezza Rice,
qui était alors conseillère du président Bush. Elle a déclaré à
Gourdault-Montagne que “seul le départ de Saddam Hussein
arrangerait les choses, sinon on le ficherait dehors” !
– Tout était donc plié, à cette
époque ?
– Tout était plié… On a alors tout fait pour
expliquer aux Américains que c'était une erreur de se lancer dans
cette guerre qui allait provoquer l'éclatement de l'Irak et avoir
des conséquences dramatiques pour l'ensemble du Moyen-Orient :
“Vous dites que vous voulez la démocratie ? Très bien. La
démocratie, c'est les élections. Si vous voulez la démocratie, il
faut procéder à des élections, et s'il y a des élections, ce sont
les Chiites qui vont gagner, parce qu'ils sont les plus nombreux.
Et les Chiites au pouvoir en Irak, ça n'est pas la
démocratie : donc votre raisonnement ne tient pas !…”
J'ai répété trente-six fois à Bush qu'il commettait une erreur
monumentale et qu'il fallait laisser travailler les inspecteurs.
Leur travail allait miner le pouvoir de Saddam qui allait finir par
se désagréger d'une façon ou d'une autre. Les Américains n'ont pas
voulu me croire. Ils n'ont pas résisté à la tentation de dissoudre
l'armée régulière irakienne à propos de laquelle j'ai
protesté : sur quoi le gouvernement de ce pays allait-il
s'appuyer ? L'armée aurait été tout à fait d'accord, elle se
serait alignée sur qui on voulait… On a eu de fortes divergences de
vues à propos de l'application de la résolution
1441 ! »
Le président oublie de mentionner que le 7 janvier
2003, en opposant une réponse négative à une requête de
l'état-major relative à certains préparatifs visibles, comme des
demandes de visas et des autorisations de passage de navires de
guerre par le canal de Suez, il rendait impossible un engagement
militaire français aux côtés des GI's.
Le 17 janvier, alors que les responsables
américains s'énervent de plus en plus contre Paris, que Donald
Rumsfeld, qui a toujours été opposé au retour des inspecteurs en
Irak, montre du doigt la « vieille Europe », par
opposition aux pays de l'Est européen qui soutiennent les
États-Unis, les deux responsables des inspections, Blix et El
Baradei, rendent visite à Jacques Chirac et, lors de la conférence
de presse qui suit leur rencontre, remercient le président
français : « Je crois que le rôle de la France a été
essentiel. La France a été au cœur du processus pour s'assurer du
désarmement de l'Irak par le passé, et continuera de l'être dans
les semaines et les mois qui viennent », explique El Baradei.
De quoi exaspérer un peu plus les néocons de Washington qu'agace de
surcroît le rapprochement entre Gerhard Schröder et Jacques Chirac.
Durant l'été 2002, l'Allemand a en effet bâti une partie de sa
campagne électorale sur son opposition à la guerre en tenant un
discours très anti-américain. Une fois réélu, lui qui depuis 1998
battait froid Chirac, à la fois à cause de la Politique agricole
commune et du poids, jugé par lui insuffisant, de l'Allemagne au
sein des instances européennes, s'est rapproché du président
français. Ce rapprochement a été remarqué par tous, le
22 janvier, au château de Versailles, lors des festivités
célébrant le quarantième anniversaire du traité de l'Élysée et
réunissant un millier d'élus français et allemands. Les deux
dirigeants montrèrent, par leurs effusions, que le couple
franco-allemand avait trouvé un nouveau souffle. Le Conseil des
ministres tenu en commun constitua un symbole fort de ces nouveaux
rapports. L'affaire irakienne offrait le premier terrain
d'application à cette amitié retrouvée, ainsi que le souligna
Jacques Chirac : « Le monde est confronté à des
situations de crise, hélas, sur l'ensemble des continents. Je pense
bien sûr à l'Irak. C'est là un défi majeur. La guerre n'est pas
inévitable. Le seul cadre d'une solution légitime est celui des
Nations unies. La France et l'Allemagne, en présidence successive
au Conseil de sécurité, mènent une concertation étroite et
exemplaire pour donner toutes ses chances à la paix. »
Dans ses Mémoires 10 , Gerhard Schröder raconte le changement
que la crise irakienne a opéré dans leurs relations :
« La complicité grandissante qui s'était établie avec le
président de la République française Jacques Chirac a été
cruciale ; elle m'a donné le courage de résister au feu
roulant auquel j'étais exposé à l'intérieur comme à l'étranger.
Jacques Chirac a adopté une attitude quasi stoïque, même au plus
fort de la tempête qui soufflait sur l'Atlantique. […] Cette
période avant et après la guerre en Irak ainsi que les semaines
terrifiantes de l'invasion américaine ont profondément modifié mes
relations personnelles avec Jacques Chirac et Vladimir Poutine.
Nous nous étions beaucoup rapprochés ; nous avions appris à
avoir confiance les uns dans les autres. Au début de mon mandat,
notamment lors du sommet de l'Union européenne sous ma présidence à
Berlin en 1999, mes relations avec le président français étaient
empreintes de distance, voire d'une certaine froideur. Mais, par
ailleurs, Jacques Chirac est quelqu'un dont on doit d'abord
s'approcher, lorsqu'il le permet, pour découvrir qui se cache
derrière les grands gestes de ce Français aux convictions
inébranlables.
Bernadette Chirac facilite cette ouverture. Et
puis il y a aussi ma famille, mon épouse et mes enfants, par
l'intermédiaire desquels des liens affectifs se sont noués. Il
éprouve notamment une grande tendresse pour Viktoria, notre fille
adoptive russe. Ils continuent de se téléphoner de temps en temps.
Comme il n'y a pas d'interprète, ils peuvent s'entendre, mais non
se comprendre, et pourtant leur relation n'en pâtit
pas. »
Si l'affaire irakienne a contribué au
rapprochement franco-allemand, elle a en revanche provoqué une
grave crise en Europe. Une lettre et une déclaration vont la
révéler. Le Wall Street Journal publie
le 30 janvier une lettre cosignée par Tony Blair, José Maria Aznar,
Silvio Berlusconi ainsi que par les présidents ou premiers
Ministres du Portugal, du Danemark, de la République tchèque, de la
Hongrie et de la Pologne, affirmant que le « lien
transatlantique est la garantie de notre liberté ». Ni les
instances européennes, ni la France ni l'Allemagne n'ont été
prévenues de ce qui est ressenti, à Bruxelles, Paris et Berlin,
comme un coup très violent assené à l'édifice européen.
Libération prête alors à Chirac ce
propos : « C'est marrant, je viens d'avoir Blair au
téléphone, et il ne m'en a pas soufflé mot ! » Quelques
jours plus tard, cinq pays candidats (les trois Pays baltes, la
Slovénie et la Slovaquie) à entrer dans l'Union européenne, deux
pays candidats dont la candidature a été reportée (Roumanie et
Bulgarie), et trois pays qui n'ont pas encore le statut de
candidats (Croatie, Macédoine et Albanie), cosignent une
déclaration de la même encre, dite « déclaration de
Vilnius ». « Crise » n'est plus un mot trop fort.
Bush et Blair ont réussi à enfoncer un coin dans l'Europe, séparant
les partisans d'une Union pro-américaine et ceux qui prônent une
Europe indépendante des États-Unis.
La mécanique américaine s'emballe. Le 5 février
2003, au siège de l'ONU, Colin Powell déploie force diapositives,
photos, comptes rendus d'écoutes téléphoniques, censés montrer que
l'Irak dissimule des drones susceptibles d'asperger « ses
voisins et même d'autres pays, dont les États-Unis », de
germes bactériologiques, et révèlent des mouvements suspects de
camions… Bref, selon lui, l'Irak roule les inspecteurs dans la
farine. Les services de renseignement français mettent en doute les
« preuves » apportées par Colin Powell. La DGSE, qui a
procédé rapidement à l'analyse de la prestation du responsable du
Département d'État, estime qu'il n'y a là rien de nouveau, aucune
preuve objective. Le plus inédit serait, si elles venaient à être
confirmées, les manœuvres de dissimulation dénoncées à partir de
photos-satellites. « Toutefois, ça ne suffit pas »,
stipule la note. À propos des liens de l'Irak avec Al-Qaida, via
Zarkaoui, Powell s'appuie sur des confidences de détenus. La DGSE
connaît ces confidences, mais n'en tire pas les mêmes conclusions.
Sur la volonté irakienne de se doter de l'arme nucléaire, les
services français partagent en partie l'analyse américaine, mais
soulignent là encore l'absence de preuves. Les services français ne
sont absolument pas certains que les tubes d'aluminium achetés par
l'Irak soient destinés à son industrie nucléaire.
Le 6 février, le président américain, dans le
droit fil de la démonstration de Colin Powell, qui a fait grosse
impression, s'adresse à Saddam Hussein pour lui faire savoir que
« the game is over ».
Le 7 février à 17 heures, Jacques Chirac appelle
Bush. Une fois de plus, il lui remontre que la guerre est encore
évitable, que les inspections donnent de bons résultats et qu'il
faut les poursuivre.
« Merci, Jack, vous êtes un homme cohérent,
j'apprécie cela. Moi non plus je n'aime pas la guerre, mais il est
très important que vous sachiez que Saddam Hussein constitue une
menace directe pour le peuple américain. »
Après cette phrase massue, Chirac sait qu'il
n'arrivera pas à convaincre l'Américain, et pense déjà à
l'après-guerre :
« Il faudra que l'on se retrouve,
lâche-t-il.
– Merci. Nos analyses sont différentes.
– Je persiste dans la mienne… »
Chirac recommence malgré tout à exposer tous les
arguments pour ne pas faire la guerre. Puis il termine à son tour
par : « Bref, nous avons deux approches différentes.
Respectons-nous. »
Pendant neuf semaines, jusqu'au 15 avril 2003, les
deux hommes ne se téléphoneront plus, mais l'Administration
américaine recourra néanmoins à tous les moyens pour contraindre le
président français à changer d'avis, notamment la propagation de
rumeurs : « La CIA a même essayé d'expliquer, dit-il, que
j'avais probablement été acheté par Saddam. Je n'ai pas bougé d'un
iota. J'ai répété qu'ils s'engageaient dans une opération qui
allait inéluctablement se traduire par l'explosion de l'Irak,
préjudiciable à tout le monde, et que la guerre civile n'est jamais
une solution pour personne. C'est exactement ce qui est en train de
se passer. »
Isolé en Europe, le couple franco-allemand reçoit
un renfort important, en l'occurrence celui de Vladimir Poutine. Le
lundi 10 février, Jacques Chirac reçoit le président russe après
que celui-ci eut rendu visite à Gerhard Schröder en Allemagne.
Malgré les énormes pressions des Américains et de leurs alliés
européens, les trois dirigeants n'en démordent pas :
s'appuyant sur Kofi Annan, ils entendent rester dans le cadre de la
résolution 1441 pour désarmer l'Irak. « Les inspections menées
par l'ONU et par l'AIEA ont déjà produit des résultats. La Russie,
l'Allemagne et la France sont favorables à la poursuite des
inspections et au renforcement substantiel de leurs capacités
humaines et techniques par tous les moyens et en concertation avec
les inspecteurs, dans le cadre de la résolution 1441. Il y a encore
une alternative à la guerre. L'usage de la force ne pourrait
constituer qu'un ultime recours. La Russie, l'Allemagne et la
France sont déterminées à donner toutes ses chances au désarmement
de l'Irak dans la paix », explique le communiqué commun. Ce
soutien de Schröder et de Poutine est évidemment de la plus haute
importance pour Jacques Chirac, la Russie étant membre permanent du
Conseil de sécurité et l'Allemagne, membre temporaire. Chirac va
également recevoir l'appui du Brésil et du Chili, eux aussi alors
membres temporaires du Conseil. « Deux présidents qui ont eu
beaucoup de mérite, car ils étaient l'objet de constantes pressions
de la part des Américains. J'avais le président du Chili trois fois
par jour au téléphone », se souvient Jacques Chirac.
Le 14 février 2003, jour où les inspecteurs
remettent leur rapport, Dominique de Villepin prononce devant le
Conseil de sécurité de l'ONU un vibrant discours qui a été jusqu'à
la dernière minute travaillé, corrigé à l'Élysée, et finalement
salué par une standing ovation.
« Dans ce temple des Nations unies, nous
sommes les gardiens d'un idéal, nous sommes les gardiens d'une
conscience. La lourde responsabilité et l'immense honneur qui sont
les nôtres doivent nous conduire à donner la priorité au
désarmement dans la paix. Et c'est un vieux pays, la France, un
vieux continent comme le mien, l'Europe, qui vous le dit
aujourd'hui, qui a connu les guerres, l'occupation, la barbarie. Un
pays qui n'oublie pas et qui sait tout ce qu'il doit aux
combattants de la liberté venus d'Amérique et d'ailleurs. Et qui
pourtant n'a cessé de se tenir debout face à l'Histoire et devant
les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous
les membres de la communauté internationale. Il croit en notre
capacité à construire ensemble un monde meilleur. »
Poussé par son administration, Dominique de
Villepin pense alors que la position de Paris ne pourra être
maintenue au-delà du 14 mars, et que la France rejoindra alors les
États-Unis. Ce flottement a laissé une trace. Le 17 février, à
Bruxelles, lors d'un Conseil européen informel, Villepin confie en
effet, lors du déjeuner, devant des journalistes, qu'après le
14 mars « the game is
over ». Quelques heures plus tard, lors de la
traditionnelle conférence de presse, les propos de Villepin,
rapportés à Chirac par un journaliste, provoquent une réaction
musclée du président : « Je vous interromps pour vous
dire que cette information est dépourvue, et je le dis devant lui,
est totalement dépourvue du moindre fondement. Elle ne mérite donc
aucune espèce de commentaire, car elle est fausse. »
Ce fut ce soir-là le premier d'une longue série
d'éclats. Jacques Chirac avait en effet été fort énervé par la
publication, le 30 janvier, de la lettre initiée par Tony Blair,
cosignée par quatre membres de l'Union, paraphée également par
trois candidats (Pologne, Hongrie, République tchèque) à l'entrée
dans l'Union, puis la déclaration des Dix du groupe de Vilnius
11 , ces deux textes soutenant
la position américaine à propos de l'Irak. Concernant la lettre de
Blair, il déclare alors qu'elle est « contraire à l'idée d'une
politique étrangère européenne commune ». À propos de la
déclaration de Vilnius, il estime que les pays candidats « se
sont comportés avec une certaine légèreté. Car entrer dans l'Union
européenne, cela suppose tout de même un minimum de considération
pour les autres, et un minimum de concertation. Si, sur le premier
sujet difficile, on se met à donner son point de vue indépendamment
de toute concertation avec l'ensemble dans lequel, par ailleurs, on
veut entrer, alors ce n'est pas un comportement bien
responsable ! En tout cas, ce n'est pas très bien élevé. Donc,
je crois qu'ils ont manqué une bonne occasion de se taire ».
Et il achève sa condamnation par ces mots : « Ces pays
ont été, je dirai, à la fois, disons le mot, pas très bien élevés,
et un peu inconscients des dangers que comportait un trop rapide
alignement sur la position américaine ! »
Aujourd'hui, le président regrette
« l'intervention peu glorieuse » où il a « engueulé
les Européens » : « Je dois dire que cela m'a un peu
échappé en conférence de presse, à Bruxelles, mais je venais
d'apprendre que les nouveaux Européens, essentiellement les
Polonais et deux ou trois autres, venaient de recevoir une lettre
de Blair dont je n'avais pas été informé, et, sans la moindre
concertation, avaient répondu dans le quart d'heure suivant qu'ils
étaient d'accord, qu'ils soutenaient la position de Blair… J'aurais
mieux fait moi-même de mesurer mes propos, c'est évident, mais mon
idée n'était pas de les injurier, mais de leur dire que ce n'était
pas normal, dans une affaire où étaient en cause la paix ou la
guerre, de prendre position, eux qui venaient d'entrer dans
l'Europe, sans avoir procédé à la moindre consultation. Je l'ai dit
maladroitement, ils se sont vexés, c'est comme
ça ! »
Jacques Chirac n'aime pas les détails et a tôt
fait par conséquent de les oublier. Il faut lui rappeler le
flottement de Villepin et sa réaction brutale à Bruxelles pour
qu'il le conteste et impute ce flottement à l'influence de
l'administration du Quai sur le ministre. Il faut lui rappeler que
de grands patrons et le MEDEF ont exercé de très fortes pressions
sur le gouvernement au prétexte que la position de Paris allait
coûter très cher à l'économie française – pour qu'il acquiesce. Lui
rappeler aussi les pressions exercées par diverses personnalités
politiques de sa majorité, car son refus de suivre l'administration
Bush a en effet réveillé dans son propre camp les atlantistes et un
certain nombre d'intellectuels. Un Jean-Jacques Descamps, député
maire UMP de Loches, qui dit « préférer le quatuor
Bush-Blair-Aznar-Berlusconi au duo Schröder-Poutine ». Un
Pierre Lellouche qui cosigne une tribune avec un élu américain du
Congrès, Hervé Novelli. Alain Madelin, Ladislas Poniatowski qui
défendent l'Alliance atlantique. Charles Millon, Hervé Mariton,
Claude Goasguen qui veulent voir Chirac chausser les bottes texanes
de Bush. Un Renaud Donnedieu de Vabres, plutôt embarrassé. Alors
que la gauche (à part Bernard Kouchner), voire l'extrême gauche
(LCR et Attac) soutiennent Chirac, un Pascal Bruckner, un André
Glucksmann, un Alain Finkielkraut et un Romain Goupil disent
« oui » à la guerre et critiquent par avance l'éventuel
veto opposé par la France à une seconde résolution du Conseil de
sécurité.
Tandis que les bruits de bottes, ou plutôt ceux
des tanks et des F-16 se font de plus en plus audibles, Jacques
Chirac décide de faire partager au plus grand nombre de Français
les motifs de sa décision de ne pas entrer dans la coalition qui va
renverser Saddam Hussein, et d'utiliser s'il le faut l'arme absolue
de la diplomatie : le veto au Conseil de sécurité. Le
10 mars, il répond depuis l'Élysée aux questions de Patrick
Poivre d'Arvor et de David Pujadas. En réponse à leur première
question, le président explique le monde multipolaire pour lequel
il se bat, suivant une approche opposée à celle prônée par
l'administration Bush : « Un monde qui privilégie le
respect de l'autre, le dialogue des cultures, le dialogue des
civilisations, et qui essaie d'éviter les affrontements. » Il
rappelle que la communauté internationale, en votant à l'unanimité
au Conseil de sécurité la résolution 1441, a pris une décision qui
consistait à dire : « Nous allons désarmer l'Irak de
manière pacifique, c'est-à-dire par les inspections. Nous allons
nommer des inspecteurs, et eux nous diront si cette voie est
possible ou si elle ne l'est pas. » Et d'expliquer aux
Français que les inspections ont permis « d'éradiquer
complètement – pratiquement complètement, vraisemblablement –,
en tout cas selon les dires des inspecteurs, le programme nucléaire
de l'Irak », et qu'en donnant du temps aux inspecteurs,
« on pouvait atteindre l'objectif fixé, c'est-à-dire
l'élimination des armes de destruction massive ».
« Aujourd'hui, rien, rien ne nous dit que cette voie est sans
issue, et par conséquent il faut la poursuivre dans la mesure où la
guerre, c'est toujours un ultime recours, c'est toujours un constat
d'échec, c'est toujours la pire des solutions, parce qu'elle sème
la mort et la misère. Et nous n'en sommes pas là, de notre point de
vue. C'est la raison pour laquelle nous refusons de nous engager
dans une voie qui conduirait automatiquement à la guerre, tant que
les inspecteurs ne nous auront pas dit : “Nous ne pouvons plus
rien faire.” Or ils nous disent le contraire… Certains de nos
partenaires, qui ont leurs raisons, considèrent qu'il faut en
réalité en terminer vite et par une autre approche, celle de la
guerre […]. Autrement dit, on passe d'un système qui était celui de
la poursuite des inspections pour désarmer l'Irak, à un autre
système qui consiste à dire : Dans tant de jours, on fait la
guerre. La France ne l'acceptera pas et donc refusera cette
solution […]. Ma position, c'est que, quelles que soient les
circonstances, la France votera non, parce qu'elle considère ce
soir qu'il n'y a pas lieu de faire une guerre pour atteindre
l'objectif que nous nous sommes fixé, c'est-à-dire le désarmement
de l'Irak. »
Jacques Chirac expose là aux Français les
arguments qu'il assène depuis des mois aux Américains, et notamment
« qu'on ne pouvait pas être porteur des valeurs de la
démocratie, du dialogue, et ne pas utiliser tous les moyens pour
éviter une guerre ». Et il confirme officiellement que si les
États-Unis décident de faire la guerre sans mandat de l'ONU, les
troupes françaises n'iront pas en Irak. Il parle du « risque
d'éclatement de ce pays, avec tout ce que cela comporte comme
incertitudes ».
Le 13 mars, les Américains ont compris qu'ils
n'auraient pas la majorité au Conseil de sécurité, et renoncent à
soumettre leur résolution au vote. Le 16 mars se tient aux Açores
un sommet des partisans de la guerre. Dans la nuit du 16 au 17, les
fils de fer barbelés marquant la frontière entre le Koweït et
l'Irak sont sectionnés. Le 17, un ultimatum de 48 heures est
lancé à Saddam Hussein. Dans la nuit du 18 au 19, les troupes de la
petite coalition pénètrent en Irak. Le 9 avril, les
télévisions du monde entier montrent à Bagdad le renversement de la
statue de Saddam Hussein… Ce 30 décembre 2006, le jour où
j'écris ces lignes, Saddam Hussein a été pendu à l'aube sur
sentence d'un tribunal irakien sous influence américaine. Il est
15 heures 03 et depuis le lever du jour on a déjà dénombré
61 morts et 123 blessés victimes d'attentats. Un jour
ordinaire, en somme. 2 998 GI's sont morts depuis mars 2003.
Des dizaines de milliers de civils irakiens sont morts – mais de
ceux-là, tout le monde se fout ! Et la situation ne fait, ne
peut qu'empirer.
Jacques Chirac a pris l'initiative de rappeler
Bush, le 15 avril 2003 à 17 heures 45.
« J'ai estimé utile de reprendre contact avec
vous, car nous sommes entrés maintenant dans une autre
phase… »
Il dit être satisfait de la rapidité avec laquelle
Bagdad est tombée. Présente ses condoléances pour les pertes
américaines. Se réjouit de la chute de Saddam Hussein, et termine
par : « Ce qui est important, maintenant, c'est
l'avenir. »
Bush le remercie pour ses condoléances et ajoute
qu'il reste beaucoup de travail à faire.
Chirac reprend :
« Plus vite l'ONU pourra être associée à la
reconstruction de l'Irak, mieux cela sera… »
Bush le remercie, mais ne fait pas de commentaires
sur sa recommandation de réintroduire l'ONU dans le jeu
irakien.
Le Jacques Chirac qui me parle aujourd'hui sait
que la fin du chaos n'est pas pour demain. En ce mois de décembre
2006, il prévoit de dramatiques turbulences le jour où les Turcs et
les Syriens refuseront l'indépendance des Kurdes. Il parle des
conséquences probables du sort que les Américains réservent aux
sunnites : « Ils sont tout de même trente pour cent, et
on leur explique qu'ils n'ont droit à rien ! Ils en deviennent
dingues !… Tout cela nourrit le terrorisme. Il faut que les
Américains s'engagent à régler le problème israélo-palestinien. Il
faut qu'ils prennent la mesure de la Chine qui sera, dans vingt,
vingt-cinq ans, la première puissance politique, économique,
militaire et démographique. Attention à ce que l'Occident ne paie
pas très cher son arrogance actuelle ! » Le président
conclut son propos sur les dangers du messianisme en politique et
rit… jaune.
« Quel danger pour la planète ! C'est un
danger épouvantable. Vous imaginez, ouvrir le Conseil des ministres
par une prière ! Je suis tout à fait respectueux de la
religion, de toutes les religions, mais enfin, la laïcité a quand
même du bon ! »
Si Jacques Chirac n'a pas réussi à empêcher la
guerre en Irak, il n'a pas pour autant remisé sa « boîte à
outils ». Conscient de l'arrogance de l'Occident, ne
suggérait-il pas avec un humour grinçant, dans son interview au
New York Times du 8 septembre
2002, de créer une seconde coalition, cette fois contre la pauvreté
et pour l'environnement : « Puisqu'on est tous tellement
énergiques pour faire la leçon au monde entier, eh bien… »
Cette affirmation reflétait un autre aspect du double combat qu'il
menait déjà contre l'administration Bush au nom des pauvres de la
planète et au nom des défenseurs de la nature. Six jours avant
cette interview, accompagné de Nicolas Hulot, il était en effet à
Johannesburg au Sommet mondial pour le développement durable et y
lançait ce cri : « Notre maison brûle, et nous regardons
ailleurs ! » Il proposait notamment d'ouvrir un nouveau
chantier, celui de l'éradication de la pauvreté : « À
l'heure de la mondialisation, la persistance de la pauvreté de
masse est un scandale et une aberration. Appliquons les décisions
de Doha et de Monterey. Augmentons l'aide au développement pour
atteindre dans les dix ans au maximum les 0,7 % du PIB !
Trouvons de nouvelles sources de financement ! Par exemple,
par un nécessaire prélèvement de solidarité sur les richesses
considérables engendrées par la mondialisation. »
Des mots ? Nenni… Sous l'impulsion de Jacques
Chirac, la France a été en pointe pour augmenter l'aide publique au
développement, pousser l'Europe à le faire, lancer des actions à
destination des pays du Sud en matière d'éducation, de santé,
d'accès à l'eau, d'agronomie, ainsi que pour alléger ou effacer la
dette des pays les plus démunis. En pointe également pour lutter
contre le sida, en incitant à l'assouplissement des règles
régissant la propriété sur les brevets, pour généraliser aux pays
pauvres l'accès aux médicaments génériques, pour mobiliser des
ressources supplémentaires, la France étant devenue, ce faisant, le
deuxième pays contributeur au Fonds mondial pour la lutte contre le
sida, la tuberculose et le paludisme.
Surtout, Jacques Chirac a été le premier à lancer
l'idée de financements innovants pour fournir de nouvelles recettes
afin de mieux lutter contre la pauvreté : « La
mondialisation de l'économie exige la mondialisation de la
solidarité », dit-il au Mexique, le 21 mars 2002. Le 7
novembre 2003, il confie à Jean-Pierre Landau, inspecteur général
des Finances, la responsabilité d'un groupe de travail pour
réfléchir à de nouvelles contributions financières internationales.
Landau s'entoure de militants d'ONG – Attac, CCFD, Coordination
Sud –, mais aussi de représentants de multinationales comme
Anne Lauvergeon, PDG d'Areva, et de fonctionnaires internationaux.
Les propositions du groupe de travail en faveur d'une taxe mondiale
pour lutter contre la pauvreté – le groupe Landau propose une taxe
sur les billets d'avion – sont reprises à leur compte, en septembre
2004, par Jacques Chirac et le président brésilien Lula da Silva,
bientôt rejoints par les dirigeants d'Espagne, du Chili et d'une
centaine d'autres pays. « Des idées, jugées voici peu
utopiques ou irresponsables, s'affirment. Un tabou est en train de
tomber ! »
Des idées qui avaient longtemps été l'apanage de
la gauche, voire de l'extrême gauche. De son côté, Washington avait
dépêché Ann Veneman, ministre de l'Agriculture, pour torpiller
cette initiative : « Les taxes globales sont
intrinsèquement antidémocratiques, et leur mise en application,
impossible », avait-elle proclamé. « Si forts que soient
les Américains, on ne s'oppose pas durablement et victorieusement à
une proposition qui a déjà été approuvée par 110 pays et le sera
demain par 150. Après la leçon irakienne, il n'est pas sûr qu'ils
puissent encore refuser le fait majoritaire. L'égoïsme se paie en
révolte d'hommes », a rétorqué le président français.
L'idée lancée par le chef de l'État fait son
chemin. Le 26 janvier 2005, devant le Forum économique mondial
de Davos, Jacques Chirac propose encore une « contribution sur
les transactions financières internationales », ou un
« faible prélèvement sur les trois milliards de billets
d'avion vendus chaque année de par le monde ». En septembre
2005, la France, l'Allemagne, l'Algérie, le Brésil, le Chili et
l'Espagne lancent ensemble, à New York, le premier prélèvement
international de solidarité sur les billets d'avion… Le
1er juillet 2006, cette taxe est
instaurée en France et devrait rapporter 200 millions d'euros à
partir de 2007. Le 19 septembre 2006, en marge de la
61e assemblée générale de l'ONU, Chirac
et Lula lancent officiellement UNITAID, mécanisme de financement
visant à aider les pays pauvres à mieux lutter contre le sida, le
paludisme et la tuberculose. Cinq pays, dont la France, ont alors
déjà institué une taxe sur les billets d'avion, et dix-neuf autres
ont engagé les procédures destinées à la mettre en place.
À Barcelone, en février 2006, le « dialogue
des cultures » toujours à la bouche, Jacques Chirac a proposé
une rencontre de créateurs, d'intellectuels et de décideurs des
deux rives de la Méditerranée et du Golfe pour débattre du
« dialogue des civilisations », et a confié à
l'ambassadeur Jacques Huntzinger la responsabilité de l'atelier
culturel « Europe, Méditerranée, Golfe – Dialogue des peuples
et des cultures ». Le 13 septembre, à l'occasion de la
séance inaugurale dudit atelier, le président de la République
formulait une nouvelle fois son bréviaire en ces termes.
« Pourquoi cette initiative ? Parce que
nous sommes menacés d'un divorce entre les cultures. Occident
contre islam, laïcs contre religieux, Nord contre Sud, riches
contre pauvres : toutes les failles de notre monde risquent de
s'approfondir et de se rejoindre, avec les conséquences que chacun
appréhende.
« Depuis le 11 septembre 2001, voici juste
cinq ans, la peur et l'incompréhension ont déclenché des réactions
passionnelles. Les amalgames injustifiables provoqués par des
attentats terroristes révoltants, plus récemment l'émotion et la
violence des réactions suscitées par la publication de caricatures
du prophète Mahomet, en ont été des signes révélateurs.
« Cette montée de l'incompréhension, de
l'intolérance et du ressentiment affecte particulièrement notre
espace commun. Marqué par la diversité des héritages, des religions
et des sociétés, il est le théâtre d'affrontements dont la violence
vient encore de s'illustrer de façon dramatique au
Liban. »
Jacques Chirac explique longuement comment,
« malgré leur origine commune et des liens innombrables, la
Méditerranée juxtapose des mondes fermés les uns par rapport aux
autres ». Et propose de retrouver la voie du dialogue entre
les peuples. Il réaffirme ce qu'il a constamment répété durant la
crise irakienne : « Rien ne peut être résolu
unilatéralement et par la force. Les peuples sont réfractaires aux
solutions imposées, qui avivent le ressentiment et sont porteuses
des conflits de demain […]. Les modèles étrangers sont des sources
inappréciables d'inspiration, de réconfort et d'appui dans le
combat pour la dignité humaine, mais l'ingérence et l'injonction
étrangères fragilisent toujours et altèrent les causes qu'elles
défendent. Notre conférence s'inscrit dans l'esprit du travail
conduit sous l'égide du Secrétaire général de l'ONU avec l'Alliance
des civilisations prônée par les Premiers ministres Erdogan et
Zapatero. Elle est le point de départ d'un échange qui va vous
mobiliser plusieurs mois à Paris, à Séville, à Alexandrie et
ailleurs. »
Après avoir suggéré à l'Atelier quelques projets,
il souligne son enjeu : « le rétablissement de la
confiance dans un monde menacé par la peur et par la haine. Parce
que la Méditerranée est devenue le point focal des incompréhensions
entre les peuples, il lui revient de porter la promesse d'un
univers où chacun, mieux assuré de lui-même, acceptera le visage et
la voix de la différence. »
Jacques Huntzinger, maître d'œuvre de cette
initiative, vante 12 la position cohérente de Jacques
Chirac : « Depuis qu'il est président, il suit toujours
ce fil conducteur du dialogue des cultures », et y déploie
toute son énergie. Quand, sitôt après les premières rencontres de
l'Atelier, Régis Debray, fondateur et président d'honneur de
l'Institut européen en sciences des religions, fait part à Chirac
de son souhait personnel de conduire une enquête sur la situation
des diverses communautés ethno-religieuses au Proche-Orient, le
président lui écrit : « Il convient plus que jamais de
multiplier les occasions de nourrir, de la façon la plus concrète
et précise qui soit, ce “dialogue des civilisations” auquel
j'attache l'importance que vous savez, dès lors qu'il se place sous
le signe d'une citoyenneté partagée et sur un strict pied d'égalité
entre les uns et les autres. »
Pour promouvoir ce dialogue qui lui tient tant à
cœur, le chef de l'État use et abuse de son épais carnet d'adresses
publiques et privées. « Il est le seul président au monde à
connaître tous les chefs d'État du Proche- et du Moyen-Orient,
d'Afrique et même d'Asie. On peut même dire du monde entier. »
Hubert Védrine, Gerhard Schröder, Kofi Annan lui reconnaissent une
connaissance approfondie des questions internationales, un
impressionnant réseau de relations, un engagement puissant et
sincère pour promouvoir le « dialogue des cultures » dans
le monde entier. Hubert Védrine est probablement un des hommes
politiques à connaître le mieux Jacques Chirac, puisque, pendant
cinq ans d'affilée, il a eu au minimum une heure de tête-à-tête
hebdomadaire avec lui et a effectué avec lui de très nombreux
voyages 13 : « Une sorte de sympathie s'est
nouée entre nous. Il me parlait très librement, et le climat entre
nous était suffisamment confiant pour qu'il m'interroge souvent sur
François Mitterrand, sur ce qu'il pensait, sur ce qu'il aurait fait
dans telle ou telle situation. Il voulait comprendre la démarche de
son prédécesseur, qui était pour lui une référence majeure. »
L'ancien ministre des Affaires étrangères dit avoir disposé
d'« une liberté très grande » pour mener à bien la
politique extérieure, et relève peu de points de désaccord ou de
différence d'appréciation 14 . Védrine parle de la relation personnelle
forte que le chef de l'État a su nouer avec de très nombreux
dirigeants des pays du Sud : « Il y a énormément de gens
dans le monde, de dirigeants et de personnalités, dans un très
grand nombre de pays, qui le considèrent comme le leader occidental
le plus ouvert à leurs thèses. » Et d'expliquer cette
ouverture sur le monde en général et sur les pays du Sud en
particulier par la connaissance et l'intérêt, décrits ci-dessus
dans la partie consacrée au « Chirac intime », qu'il
témoigne à de nombreuses cultures ainsi qu'aux peuples premiers.
L'ancien ministre de Lionel Jospin n'hésite pas à parler de
positions « absolument sincères, qui vont de pair avec sa
connaissance de ces cultures ». Il dit à quel point Jacques
Chirac n'a rien à voir avec l'homme qu'une large fraction de la
presse a présenté comme inculte : « C'est un homme
profondément cultivé, vraiment intéressé par tout cela, et en
parlant volontiers… Cela lui donne une clé, une intuition dont la
plupart des Occidentaux sont aujourd'hui privés 15 . »
Gerhard Schröder qui, à partir de sa réélection en
2002, a travaillé main dans la main avec Jacques Chirac, a lui
aussi apprécié le personnage et souligne « sa solicitude, […]
l'une des facettes de sa personnalité très riche », son
« extraordinaire puits de savoir sur le Proche-Orient, sur
l'Asie, sur la Chine en particulier. Il entretient sans relâche son
allure de patriarche, son image d'homme d'État – tout à l'idée qu'a
d'elle même la grande nation qu'il dirige […]. À mes yeux, Jacques
Chirac est l'une des personnalités politiques les plus éminentes du
siècle écoulé et de celui qui commence 16 . »
Kofi Annan est probablement l'homme qui est le
mieux à même d'émettre un jugement compétent et équilibré sur
Jacques Chirac avec qui il a traversé, dix ans durant, les grandes
crises qu'a connues le monde. Je l'ai rencontré le 20 novembre
2006 à Genève, au Palais des Nations, alors qu'il avait entamé sa
tournée d'adieu. Il me reçoit dans son grand bureau, froid et
impersonnel. L'homme est courtois, parle d'une voix à peine audible
un très bon français. Je n'ai nul besoin de lui assener une
batterie de questions, car il sait manifestement où il va et quel
chemin emprunter pour y aller.
« J'ai travaillé très étroitement avec
Jacques Chirac depuis dix ans. Évidemment, on ne se connaissait
pas, et, au début, la France gardait une certaine réserve à mon
endroit, parce qu'elle avait soutenu Boutros Boutros-Ghali, un
homme remarquable. La France était écœurée par le traitement
qu'avait fait subir à ce dernier les Américains. Jacques Chirac a
rapidement compris que j'étais indépendant, et non pas l'homme d'un
pays ou d'un groupe de pays ; que j'étais le Secrétaire
général pour tout le monde. Ces dix dernières années ont été
marquées par de fortes turbulences. Je suis le seul Secrétaire
général à avoir eu à traiter d'autant de guerres : Kosovo,
Afghanistan, Irak, Liban, Darfour, Congo démocratique, entre
autres. Dans toutes ces crises, Jacques a été, parmi les chefs
d'État, celui avec qui je pouvais le mieux parler, discuter. Je
pouvais certes parler avec d'autres, mais lui connaît le monde, et
non seulement il connaît le monde, mais il est très intéressé par
le monde extérieur. Et il est profondément informé sur la Chine,
l'Afrique, le Moyen-Orient. Pour moi, il est devenu un ami et un
collègue avec qui on peut s'exprimer franchement. Il est toujours
franc et direct. Parfois même trop direct !
(Rire) »
Kofi Annan évoque ensuite longuement l'aide que
lui a apportée Jacques Chirac lors de la crise libanaise, durant
tout l'été 2006. Il a été le seul chef d'État à le soutenir, à
Saint-Pétersbourg, au sommet du G8, pour obtenir un cessez-le-feu
rapide dont Bush et Blair ne voulaient pas entendre parler. Il a
participé à la formation d'un groupe naval intérimaire pour lever
au plus vite le blocus du Liban. « Jacques et moi, on a bien
travaillé ensemble pour faire lever ce blocus ! »
« J'ai eu le même type de collaboration avec
Chirac dans l'affaire irakienne, reprend l'ex-secrétaire
général ; parce qu'il savait que ce serait un désastre, il
était aussi angoissé que je l'étais moi-même. On a vraiment tout
fait pour éviter la guerre. J'avais la même analyse que lui, à
savoir qu'il fallait donner davantage de temps aux inspecteurs pour
parachever leur travail… C'est un homme qui connaît le
Moyen-Orient, qui en connaît les cultures. Je crois qu'il est
depuis toujours fasciné par le Moyen-Orient et par
l'Extrême-Orient. La menace d'un veto de Chirac au Conseil de
sécurité a introduit une très forte tension entre la France et les
Américains, et j'ai moi aussi été alors très attaqué. Aujourd'hui,
les Américains voient les résultats…
« Chirac aime et connaît l'Afrique. Il y
compte beaucoup d'amis, et pas seulement parmi les chefs
d'État ; il est sincère dans ses relations avec eux. Il s'est
beaucoup engagé en Côte-d'Ivoire ; malheureusement, les
leaders ivoiriens ne se comportent pas comme il faut, ils ne
travaillent pas pour leur pays ni pour leur peuple. On ne peut
vraiment aider que les gens qui souhaitent sincèrement la paix…
Chirac nous a également donné un coup de main au Congo quand on a
eu des problèmes en Ituri 17 … » Il souligne également le rôle très
important du président français dans la lutte contre la pauvreté, à
ses côtés et avec le concours de Lula et du président chilien,
effort qui a abouti à la création d'un Fonds mondial de solidarité.
Jacques Chirac a été le premier à s'y investir : « C'est
un homme qui a un cœur, un homme doué d'une bonne nature, qui aime
les gens, qui aime la vie. C'est quelqu'un qui, sur le plan
culturel, accepte l'égalité : il ne partage pas cette idée que
l'art du tiers-monde ne vaudrait rien. Il cherche à mettre en
valeur les chefs-d'œuvre provenant de ces pays. C'est un homme pour
qui j'ai beaucoup de respect et d'affection. Je crois qu'il est mal
jugé, mal compris, mais qu'au fond les gens l'aiment bien. Ils
trouvent que c'est un être chaleureux, humain, même s'ils
critiquent sa politique. »
Pour conforter ma propre perception de l'action de
Jacques Chirac hors de France, je n'ai appelé ici à la rescousse
que trois « grosses pointures », alors qu'il ne m'aurait
pas été difficile de trouver des chefs d'État disséminés sur la
planète entière pour me dire tout le bien qu'ils pensaient du
« Docteur Chirac », comme l'appelait Yasser Arafat. Mais
cela aurait été vain, car, sauf en période de grave crise
internationale, ce n'est pas ce pan de l'activité présidentielle
qui dope les courbes de popularité des présidents français. Au
contraire : les Français ont tendance à considérer que
l'action de leur président sur la scène internationale est faite à
leurs dépens 18 , comme si le temps de plus en plus
important qu'il passe à s'occuper des crises internationales, à
parler dans l'enceinte des différents sommets, à voyager, était
pris sur celui qu'il devrait consacrer à leur quotidien. Ils ont
ainsi successivement reproché à Pompidou, Giscard, Mitterrand,
Chirac de les négliger en s'occupant par trop du monde extérieur.
Rien n'est évidemment plus faux, puisque chacun sait que le
quotidien des Français se détermine de plus en plus, désormais,
hors de nos frontières.
Quand les troupes françaises ne partent pas en
Irak, ce ne sont pas seulement des vies humaines économisées, des
milliards d'euros consacrés à des dépenses autres que
militaires ; c'est aussi une amélioration de l'image de la
France dans certains pays, qui va se concrétiser par des relations
commerciales plus étroites. Quand le président milite pour le sort
des plus pauvres, ce n'est pas seulement par bonté d'âme, mais pour
fixer des populations qui, n'ayant plus d'espoir, cherchent à
émigrer vers la France et l'Europe…
Dans le portrait que Jacques Chirac consacra à
Georges Pompidou à l'occasion du trentième anniversaire de sa mort,
il disait : « À ceux qui lui reprochaient de trop
s'engager sur le front diplomatique, il faisait remarquer, avec cet
humour toujours empreint de clairvoyance, que les difficultés
intérieures trouvaient de plus en plus leurs solutions à l'échelon
international, que l'on ne pouvait plus penser aujourd'hui la paix
sans la sécurité collective, le progrès économique et social sans
l'Europe. »
Après lui avoir relu cette phrase, j'ai questionné
le président sur ce type de reproche qui lui est également adressé.
Réponse de celui-ci.
« Je voudrais d'abord relativiser les choses.
Je suis un chef d'État qui voyage assez peu, comparé aux autres
dirigeants de puissances analogues. Le nombre, la fréquence, la
durée de mes voyages sont beaucoup plus restreints que ceux de mes
collègues allemand et britannique. Contrairement à ce que l'on dit,
je voyage assez peu, et, sachant que les Français risquent
là-dessus de me critiquer, je reste peu de temps absent. Je fais
une petite exception pour la Chine, parce que c'est la Chine, et je
me permets alors de prendre une demi-journée pour aller visiter un
site archéologique.
« Parce que la France est un pays moderne,
notre vie est conditionnée par nos rapports économiques avec les
autres pays. Quand j'apporte ma contribution à la vente des Airbus,
il y a des retombées économiques et sociales non négligeables, que
ce soit à Toulouse ou à Hambourg. Dans tous mes voyages, je suis
préoccupé par le soutien des intérêts français et par les questions
qui peuvent conditionner notre sécurité. Il est dans la nature même
d'un chef d'État de défendre les intérêts nationaux à l'étranger.
Il n'est nul besoin d'en parler longuement pour s'en rendre compte.
L'exemple le plus parlant est celui des problèmes posés par
l'immigration, qui ne pourront se résoudre que par le développement
des pays pauvres… »
Cette question de l'utilité ou de l'inutilité des
voyages à l'étranger d'un président n'est pas récente. Le 14
juillet 1996, Patrick Poivre d'Arvor lui posait la question
suivante : « À ce propos, nos compatriotes peuvent avoir
le sentiment de vous perdre un petit peu, en ce moment. Vous
revenez du Qatar et d'Arabie Saoudite. Vous allez repartir au Gabon
et au Congo. Vous occupez-vous assez des Français ? » À
quoi Jacques Chirac avait répondu.
– Vous savez, j'ai été élu aussi pour
représenter la France à l'extérieur, et surtout pour y défendre ses
intérêts. Un Français sur quatre – on n'en a pas toujours
conscience – travaille pour l'exportation. Vous rendez-vous compte
de l'importance que représente pour nous le commerce
extérieur ? Quand je voyage à l'étranger, je défends nos
intérêts. Un rapport d'experts vient de m'être transmis, montrant
que depuis un an, les seuls contrats commerciaux passés avec des
pays étrangers, et qui l'ont été en raison de l'implication
personnelle du chef de l'État, ont représenté en gros
120 milliards, c'est-à-dire 120 000 emplois ! Tout
cela pour dire qu'il n'y a pas la politique étrangère d'un côté, la
politique intérieure de l'autre. Les deux sont
liées ! »
Aujourd'hui, le chef de l'État revendique toujours
cet aspect bénéfique de son action internationale pour la France,
et insiste beaucoup sur la chance qu'a la France de bénéficier
d'une Constitution qui permet à son président d'incarner le pays et
d'être ainsi mieux entendu quand il défend nos intérêts :
« Quand je parle de graves questions internationales, quand je
défends des intérêts français, ou que je veux ouvrir par exemple le
marché chinois à l'assurance française, on me prend au sérieux. Le
monde étant ce qu'il est aujourd'hui, avec les intérêts
considérables que la France peut avoir à défendre un peu partout
dans le monde, l'instabilité qui sévit et ne fait que croître, la
nécessité d'être très attentif à notre défense et aux moyens qu'on
lui consacre, il est important que ces questions relèvent de
quelqu'un qui a le pouvoir de porter et d'exprimer ces intérêts… Il
n'est pas de jour où je n'aie des contacts avec des dirigeants
étrangers concernant soit des questions de sécurité, soit des
intérêts économiques français. On m'a accusé d'avoir une politique
arabe, mais les intérêts français dans le monde arabe sont
considérables !… Lorsque je me bats aux côtés des Américains
pour que l'Inde puisse développer sa filière nucléaire civile,
c'est pour éviter que ne se développe dans ce pays, qui a d'énormes
besoins en énergie, une énorme fabrique de gaz à effet de serre qui
aurait de multiples et fâcheuses conséquences pour le quotidien de
l'humanité et donc des Français… »
1 Le 15 octobre 2001.
2 Voir la première partie :
« Chirac intime ».
3 Interview au New York Times, le 8 septembre 2002.
4 Le 26 août 2002, Dick Cheney a
déclaré qu'il ne faisait aucun doute que Saddam Hussein possédait
« des armes de destruction massive et qu'il les amasse afin de
les utiliser contre nos amis, nos alliés et contre nous […]. Un
retour des inspecteurs ne fournirait aucune assurance sur son
respect des résolutions des Nations unies […]. Les risques de
l'inaction sont bien supérieurs aux risques d'une
action. »
5 Le 25 septembre, six jours après le
début de la rébellion en Côte-d'Ivoire, les militaires français ont
évacué 194 élèves et enseignants de l'école internationale de
Bouaké, en majorité américains.
6 Suédois, né en 1928 à Uppsala, a
été ministre suédois des Affaires étrangères, patron de l'Agence
internationale de l'énergie, avant d'être nommé en 2000 président
exécutif de la Commission de contrôle, de vérification et
d'inspection des Nations unies. Auteur de Irak, Les Armes introuvables, Fayard, 2004.
7 New York
Times du 1er septembre
2002.
8 Washington
Post du 5 novembre 2002. Jusqu'à la mi-mai 2003, les
articles accusant la France pour ses fournitures de pièces
sensibles à l'Irak vont fleurir. Le 15 mai 2003, l'ambassadeur de
France aux États-Unis va envoyer une lettre à tous les
parlementaires ainsi qu'aux patrons des médias américains pour
démentir ces fausses accusations.
9 Henri Vernet et Thomas Cantaloube,
Chirac contre Bush : L'autre
guerre, J.-C. Lattès, 2004.
10 Gerhard Schröder, Ma vie et la politique, Odile Jacob, 2006.
11 Cf.
supra p. 430.
12 Paris
Match du 17 septembre 2006.
13 Entretien avec l'auteur.
14 Il signale l'exploitation
désagréable de l'incident de Bir Zeit (le 26 février 2000, Lionel
Jospin s'était fait caillasser par des étudiants palestiniens pour
avoir condamné les « attaques terroristes du
Hezbollah »), la réserve initiale de Chirac vis-à-vis de la
refondation des relations avec l'Algérie, une position en flèche
contre l'Iran, due à son amitié avec le président libanais
assassiné Rafik Hariri, sa réserve vis-à-vis d'une tentative de
convergence franco-britannique sur l'Afrique.
17 Plus de 700 soldats français ont
participé, à partir de juin 2003, à une force de maintien de la
paix en Ituri, au nord-est de la République démocratique du
Congo.
18 Ségolène Royal, seulement
candidate, a déjà mesuré l'opinion des Français sur ce sujet. Après
son voyage en Chine au tout début 2007, plus de la moitié des
Français (54 %) ont estimé que ce déplacement était une
mauvaise chose parce que, selon eux, elle ferait mieux de se
consacrer à leurs problèmes (selon un sondage Opinion Way pour
Le Figaro et LCI, diffusé le 11 janvier
2007).