27.
Chirac et la « fracture
sociale »
Tout ce qui est excessif est
insignifiant.
Talleyrand
Derrière moi, une immense table où sont disposés
de très nombreux livres consacrés à Jacques Chirac ; à main
gauche, les courbes de popularité et d'appréciation du bilan du
président de la République depuis 1995 ; devant moi, le
rapport n? 7 du CERC (Conseil de l'emploi, des revenus et de
la cohésion sociale), intitulé La France en
transition, remis à Dominique de Villepin, à Matignon, le 17
novembre 2006, par Jacques Delors ; et, comme toujours, de
très nombreuses petites fiches cartonnées déployées autour de ma
page encore blanche. Mais aussi les résultats d'un sondage de
l'Institut CSA pour le périodique Challenges, réalisé en décembre 2005, dans lequel
84 % des Français reconnaissent être heureux – mais à la
question de savoir, « selon vous, quelle attitude correspond
le mieux à celle des Français ? » 72 % des mêmes
sondés répondent que les Français… ne sont pas heureux !
Tenter une analyse sinon objective, du moins
honnête de l'action de Jacques Chirac sur le quotidien des
Français, notamment en matière de réduction de la « fracture
sociale », relève d'une mission impossible. Journalistes et
auteurs n'ont pas de mots assez durs pour détailler et expliquer
ses échecs. Même François Fillon, numéro deux de l'UMP, longtemps
ministre, s'est hissé au niveau de ses plus virulents ennemis
1 en mettant en avant son
« absence de réflexion politique », l'utilisation du
« clanisme qui permettait aux plus serviles d'occuper souvent
les plus hautes responsabilités », sa « référence
permanente à une doctrine gaulliste qui n'était qu'un alibi pour
ennoblir une banale entreprise de conquête du pouvoir »,
« l'irrésolution de sa politique intérieure et sa soumission
systématique aux mouvements erratiques de l'opinion ». Dans ce
fracas de méchants coups, seule Edith Cresson, ancien Premier
ministre socialiste, ose écrire 2 qu'elle a « personnellement toujours
été en très bons termes avec Chirac », avec qui elle a monté
avec « succès des stratégies pour mieux défendre les intérêts
de la France au Parlement européen ». Elle poursuit :
« Il m'est impossible de considérer Chirac comme un
adversaire, tant il est gentil et courageux. »
Si j'examine maintenant les courbes qui traduisent
l'opinion des Français, je constate néanmoins une adéquation
certaine entre leur tracé et l'opinion de la grande majorité des
analystes. Où est la poule ? où est l'œuf ? Moins de cinq
mois après son accession à l'Élysée, la majorité des Français
n'avaient déjà plus confiance en lui 3 . Portée par celle que les Français
accordaient à Lionel Jospin, l'opinion reprenait pourtant confiance
en lui jusqu'en octobre 2000, puis hésitait jusqu'au début de 2003.
La gestion de la crise irakienne lui redonnait la faveur des
Français pendant un semestre. À partir d'août 2003, la courbe
ressemble au toboggan du désamour. En juillet 2006, il n'y a plus
que 16 % des Français pour lui faire encore confiance.
Le jugement porté par les Français sur le bilan
4 de Jacques Chirac amplifie
ces mouvements. Ainsi, en 1997, il ne se trouve plus que 27 %
des Français pour le trouver positif, mais, en 2000, ce chiffre a
fait plus que doubler et s'établit à 56 %. En 2003, le
jugement positif est de 52 %, avant de s'écrouler
ensuite.
Intéressante également à regarder, la courbe du
chômage 5 (perçu comme principal responsable de la
destruction du lien social), car elle n'est pas homothétique de
l'amplitude des mouvements d'opinion. Quand Jacques Chirac arrive à
l'Élysée, on compte 2 872 000 chômeurs. Ce chiffre croît
encore de 253 000 en 1997, pour redescendre jusqu'en 2001 à
quelque 2,3 millions, avant de remonter jusqu'en 2005 et de
redescendre ensuite. Un an avant l'expiration du second mandat de
Jacques Chirac, on notait quatre cent mille chômeurs de moins qu'à
son arrivée à l'Élysée. Les collaborateurs du chef de l'État sont
convaincus qu'à la toute fin de ce mandat le taux de chômage des
Français sera le plus faible depuis un quart de siècle.
Il est intéressant de souligner ici que le nombre
des chômeurs n'a pas cessé de croître depuis le milieu des années
60, qu'il s'est amplifié avec le quadruplement des prix du pétrole
en 1974, puis n'a pas arrêté de monter jusqu'en 1997. En 1975,
Jacques Chirac, Premier ministre, confronté à un million de
chômeurs, croyait voir le « bout du tunnel » !
François Mitterrand, après douze années passées à l'Élysée, avouait
son impuissance, disant qu'on « avait tout essayé contre le
chômage ». Mais c'est encore un socialiste, Lionel Jospin, qui
expliquait à la France entière, le 13 septembre 1999, au
« vingt heures » de France 2, l'impuissance de l'État à
lutter contre ce fléau. Claude Sérillon avait alors demandé au
Premier ministre : « Premièrement, est-ce que vous avez
vraiment des marges de manœuvre, vous, le gouvernement, vous,
l'État, lorsqu'une entreprise comme Michelin décide de licencier au
nom d'une rentabilité meilleure, au nom du fait que les fonds de
pension lui demandent d'agir ainsi… ? Est-ce que vous avez une
possibilité d'action ? » Après quelques hésitations et
digressions, Lionel Jospin lâcha ce terrible constat :
« Je ne crois pas qu'il faille tout attendre de l'État ou du
gouvernement. » Et le leader de la gauche de marteler un peu
plus tard : « Je ne crois pas qu'on puisse administrer
désormais l'économie. » Jospin venait de reconnaître ce que
les hommes politiques ne reconnaissent jamais dans leurs campagnes
électorales, obnubilés qu'ils sont par le souci de séduire.
Beaucoup d'électeurs socialistes, estimant que le Premier ministre
les avait trahis, ne votèrent pas pour lui en avril 2002.
La mondialisation de l'économie, amorcée dans les
années 80, s'est accélérée durant la décennie suivante avec
l'émergence de nouvelles grandes puissances économiques comme la
Chine, l'Inde ou le Brésil, et l'apparition de nouveaux
concurrents. Elle a contribué à déchirer le tissu industriel
français et à provoquer de nombreuses délocalisations. La signature
du traité de Maastricht a dans le même temps favorisé l'emprise
croissante de l'Europe sur les lois et règlements nationaux, et a
réduit considérablement la marge de manœuvre de la France dans la
conduite de sa politique économique et sociale.
Dans une génération, les historiens tiendront
davantage compte de ce contexte pour porter un jugement sur les
hommes politiques et leur action. Ils se montreront probablement
plus sévères pour leurs promesses irréalistes 6 que pour la politique qu'ils auront
effectivement menée. Les analystes de demain liront avec attention
le rapport n? 7 du CERC portant la marque de Jacques Delors qui,
aux côtés de François Mitterrand, fut lui aussi confronté à pareil
décalage entre les cent promesses du candidat de la gauche unie
visant à « changer la vie » et les dures et âpres
réalités économiques de l'heure. Six mois après l'arrivée de la
gauche au pouvoir, il avait proposé de faire une pause dans les
réformes et, en mars 1983, avait réussi, contre l'avis des
« visiteurs du soir 7 », à convaincre François Mitterrand de
changer radicalement de cap. Pour être contrasté, le tableau de la
France en transition n'est pas
apocalyptique. Il note que le revenu disponible par habitant, en
pouvoir d'achat, s'est accru de 22 % de 1993 à 2005, soit un
gain moyen annuel de 1,7 %, mais souligne le décalage entre
cette réelle croissance du revenu et l'impression d'une baisse par
tête du pouvoir d'achat exprimée dans les sondages et les enquêtes
d'opinion. Ce décalage constitue probablement un début
d'explication – sinon la principale – de l'incroyable malentendu
qui semble s'être instauré entre Chirac et les Français.
« Éclairer les termes de cette polémique est d'importance,
souligne à ce sujet Jacques Delors. Sans reconnaissance commune des
faits, il est difficile de mener un dialogue social ou un débat
politique. Il est dès lors important de comprendre les sources de
la divergence entre le sentiment de l'opinion et l'observation
statistique. » Il évoque par exemple le très vif sentiment de
hausse des prix lié au passage à l'euro : « Il y a
indiscutablement dans l'opinion publique le sentiment que la vie
est désormais plus difficile. » Le rapport essaie de
déterminer les origines de ce sentiment : parmi elles, la
« pression des besoins suscités par les nouvelles offres de
consommation », le fait que « le revenu de la majorité
des Français n'est pas très élevé », mais peut-être avant tout
« l'incertitude sur la situation de l'emploi et les revenus.
Incertitude qu'éprouvent les salariés qui ne travaillent pas toute
l'année, mais qui s'étend, au-delà, à tous ceux qui nourrissent un
sentiment d'insécurité pour leur emploi… »
Une autre réalité se heurte à l'opinion commune
mais devra un jour être prise en compte, elle aussi, dans le
jugement porté sur l'action de Jacques Chirac : sous ses deux
mandats, il n'y a pas eu aggravation globale de la « fracture
sociale 8 » : « Durant les années 90
et jusqu'en 2004, les inégalités de revenus comme la pauvreté ont
été globalement stables en France, alors que nombre de pays
connaissent actuellement une aggravation des inégalités de revenus.
Cette stabilité fait suite à une période de baisse au cours des
deux décennies précédentes. » Le rapport explique que
l'opinion est sensible, à juste raison, aux situations extrêmes,
abondamment illustrées par les images que diffuse la
télévision : reportages sur l'augmentation des repas fournis
par les Restos du Cœur, sur les tentes de SDF dans Paris, sur les
SDF qui chaque hiver meurent de froid, de vieillards isolés
succombant l'été à la canicule, etc. Et puis, à l'autre bout de
l'échelle sociale, ces revenus aussi pharamineux que scandaleux,
ces scandaleux golden-parachutes et
stock-options, ces scandaleux profits
des sociétés du CAC 40 qui augmentent leur rentabilité en procédant
à des licenciements et en délocalisant, c'est-à-dire en provoquant
chaque fois des milliers de drames humains.
Le rapport du CERC explique la non-aggravation de
la fracture sociale par l'augmentation des dépenses consacrées à la
protection sociale : en 2005, elles représentent 29,6 %
du PIB, soit trois points de plus qu'en 1993. Une augmentation qui
s'est faite largement par un accroissement substantiel de la dette
publique.
À partir de cette vision globale exempte de tout
affect, il est plus facile de reprendre le cours de l'histoire au
moment où Jacques Chirac, après avoir mis la « fracture
sociale » au centre de ses discours de candidat à l'élection
présidentielle, au printemps 1995, s'est trouvé obligé, une fois
élu, pour des raisons politiques, d'intégrer certaines des
exigences programmatiques de ses principaux soutiens. Quelques
éléments de défiance à l'égard de l'Europe et de la Banque de
France pour satisfaire Philippe Séguin. Quelques bribes du
libéralisme à tout crin prôné par Alain Madelin. À droite comme à
gauche, la quête d'un élargissement de leur base électorale conduit
les candidats à formuler des programmes « oxymoriens »
qui portent en germes de nombreuses frustrations, voire de profonds
rejets. C'est ainsi que, pour respecter le principal engagement
présidentiel, Alain Juppé, tout nouveau Premier ministre, créa en
juin 1995, entre autres mesures sociales, une « allocation
dépendance » pour les personnes âgées, entraînant ipso facto la démission d'Alain Madelin, ministre
de l'Économie et des Finances, qui refusait d'augmenter la TVA et
divers impôts pour financer ces nouvelles mesures et remplir les
caisses de l'État. Chirac et Juppé virent ainsi une partie de leur
base électorale s'éloigner instantanément…
Dans le même temps, c'est-à-dire dès les premières
semaines, le gouvernement Juppé se retrouva soumis à la pression de
ce que les technocrates appellent des « facteurs
exogènes ». La Bourse n'a pas du tout apprécié les premières
mesures du nouveau gouvernement, et les valeurs n'y ont cessé de
plonger. Le franc a été attaqué, les opérateurs étant persuadés
qu'une dévaluation était inévitable, malgré un Helmut Kohl qui
jouait les bons petits camarades en faisant acheter massivement de
notre monnaie. Enfin, pour ne rien arranger, le président de la
République, harcelé par Philippe Séguin, critiquait le gouverneur
de la Banque de France, s'en prenait aux « gnomes de
Londres », et proposait un nouveau référendum sur l'Europe.
Alain Juppé se trouvait de surcroît mis en difficulté par une
révélation du Canard enchaîné selon
laquelle le loyer de son appartement, fourni par la Ville de Paris,
ne correspondait pas au prix du marché. Last
but not least, la conjoncture s'était retournée durant
l'été. Pour avoir la moindre chance de réussir, la politique du
Premier ministre aurait eu besoin du maintien de la croissance et
d'une baisse du chômage. Or, à partir de septembre 1995, la courbe
du chômage reprenait sa pente ascendante. Jacques Chirac et Alain
Juppé furent alors confrontés à un dilemme du même type que celui
auquel François Mitterrand et Pierre Mauroy s'étaient heurtés en
mars 1983. Ils estimèrent que leur responsabilité historique était
alors de faire adhérer la France à la monnaie européenne, ce qui
impliquait le respect des désormais fameux « critères de
convergence ». Le président de la République se retrouvait
contraint de fixer de nouveaux objectifs qu'il annonça le 26
octobre 1995 à la télévision : réduire les déficits pour
pouvoir adhérer à la monnaie européenne dès le 1er janvier 1999, donc remplacer une politique
sociale par une politique de rigueur, la réduction des déficits
devant permettre la baisse des taux d'intérêt et donc la reprise de
la croissance qui, à son tour, favoriserait une reprise de la
baisse du chômage. Les promesses de réduction de la « fracture
sociale » étaient décalées dans le temps. Alain Juppé se
limita à amplifier la baisse des charges sociales sur le travail
qualifié et à créer des zones franches urbaines pour favoriser
l'implantation (ou la réimplantation) d'entreprises et de services
dans les quartiers défavorisés…
Le quasi-abandon de sa promesse numéro un par
Jacques Chirac n'a donc rien à voir avec ce qui est dénoncé chez
lui comme un prétendu côté « girouette ». Dès son arrivée
à l'Élysée, il a bien tenté de mettre en œuvre ses promesses
sociales, mais il s'est vite trouvé confronté, comme tous les
responsables politiques, aux redoutables « facteurs
exogènes ».
Se posent de ce fait quelques questions sur la
prétendue toute-puissance du chef de l'État et sur l'importance de
la marge de manœuvre des responsables de l'exécutif.
Le président accepte volontiers de parler de
« l'impuissance à faire les choses aussi vite et aussi
profondément qu'on le voudrait ». On ne peut plus
prosaïquement, il reconnaît : « C'est plus facile à dire
qu'à faire. » Et de continuer en expliquant que « nos
sociétés ont essayé de réagir, avec le communisme, contre la misère
et contre l'inégalité ». Des réactions qui ont conduit tout
naturellement à l'instauration de systèmes totalitaires comme le
stalinisme. « Mais, poursuit Chirac, le libéralisme est lui
aussi dangereux et conduira aux mêmes excès. C'est pourquoi on
cherche une solution intermédiaire, qui se situe entre le
communisme et le libéralisme. » Et, comme si je n'avais pas
bien compris son rejet des deux grandes tentations idéologiques, le
président insiste : « Je suis convaincu que le
libéralisme est voué au même échec que le communisme, et qu'il
conduira aux mêmes excès. L'un comme l'autre sont des perversions
de la pensée humaine.
– Vous avez prononcé le mot
“impuissance”…
– Oui, impuissance à aller vite . Car c'est
difficile…
– Avec la mondialisation de l'économie,
nombre de décisions se prennent en fait ailleurs…
– Avec la mondialisation, les contraintes
européennes et nationales, les marges de manœuvre sont bien
faibles. Mais on ne pourra maintenir longtemps un système qui
consiste, en réalité, à laisser les gens faire pratiquement tout ce
qu'ils veulent.
– Vous voulez dire que l'on en reviendra à
des formes d'organisation plus dirigistes, où l'État recouvrera un
rôle plus important ?
– Je ne crois pas au libéralisme qui est, à
mon avis, une forme de déviance. Même si je caricature à dessein
quand je dis que c'est la même chose que le communisme. Un bon
équilibre, inspiré par la sagesse, se situera à mi-chemin des deux
systèmes.
– Vous êtes attaqué en permanence à propos du
fossé qui s'est creusé entre vos promesses de réduction de la
“fracture sociale” et ce que vous avez réellement accompli.
Pourquoi n'avoir pas expliqué davantage les difficultés et
obstacles auxquels vous avez été confrontés, et l'étroitesse de
votre marge de manœuvre ?
– Vous avez raison, nous n'avons pas assez
expliqué pourquoi nous n'avons pas été plus vite. »
Les résistances intérieures au changement, fût-il
impulsé par le président, ont été très fortes. Avant même que les
« facteurs exogènes » n'imposent une pause dans les
réformes, le président et le Premier ministre ont dû se battre
contre l'administration, celle des Finances en particulier. Ce fut
également vrai quand le chef de l'État voulut imposer, durant son
second mandat, ses plans de rénovation urbaine et de cohésion
sociale. Jacques Chirac parle là d'un « combat permanent
contre l'administration. Si j'ai beaucoup de respect pour elle –
elle est généralement travailleuse et honnête –, elle a quand
même parfois du mal à évoluer ! »
Lors de notre entretien suivant, le président
revient sur le délicat sujet de la réduction de la « fracture
sociale » et sur les obstacles qu'il a dû surmonter ou
contourner pour imposer ses projets. Rappelant d'abord que, lors de
son premier mandat, les socialistes avaient gouverné pendant cinq
ans : « Je ne veux pas polémiquer, surtout en période
électorale, mais, durant ces cinq années de la période Jospin, on
ne peut pas vraiment dire que cette question ait été la priorité
des socialistes… » Au cours de son second mandat, Jacques
Chirac s'est retrouvé avec une majorité plus libérale,
philosophiquement opposée aux contrats aidés par l'État, ne croyant
qu'à l'impact de la croissance sur l'emploi, donc favorable aux
mesures censées la stimuler. Si le gouvernement Raffarin a mené à
bien des réformes indispensables mais impopulaires – réforme des
retraites (grâce à François Fillon), poursuite de la
décentralisation, réforme de l'assurance-maladie –, il a
échoué dans son combat contre le chômage. La suppression des
contrats aidés a en effet abouti, de 2002 à 2004, à une remontée
mécanique du chômage grosso modo
équivalente au nombre de contrats supprimés.
Aux vœux de janvier 2004, Jacques Chirac siffle la
fin de la récréation libérale. Il demande au gouvernement de lancer
immédiatement « les concertations avec les partenaires sociaux
en vue de faire voter par le Parlement une grande loi de
mobilisation pour l'emploi ». Les médications prescrites par
le docteur Raffarin et approuvées par François Fillon ne soulagent
pas le corps social, le président décide alors un changement de cap
et impose au gouvernement de mettre l'emploi au centre de ses
préoccupations tout en conciliant deux objectifs : la
réduction des inégalités et la réforme du code du travail.
L'échec de la droite aux élections régionales (22
régions passent alors à gauche) entraîne un remaniement ministériel
le 30 mars 2004. Raffarin est reconduit, mais sa feuille de route
modifiée. Il doit s'engager prioritairement dans la bataille pour
l'emploi. Pour qu'il ait des chances de gagner, le président lui
adjoint Jean-Louis Borloo, un général ébouriffé, combatif et
imaginatif, qui a fait ses preuves en mettant au point le Plan de
rénovation urbaine. Le chef de l'État et ses collaborateurs avaient
appris à le mieux connaître, l'été précédent, quand l'Élysée avait
dû peser de tout son poids pour imposer ledit plan, en dépit de
l'opposition des technostructures du ministère du Logement et de
Bercy.
Borloo remplace donc François Fillon mais se voit
attribuer un ministère aux compétences beaucoup plus larges
englobant l'Emploi, le Travail et la Cohésion sociale. Claude
Chirac, qui s'impatientait depuis 2002 de constater la remontée de
la courbe du chômage, a, dans cette affaire, dépassé son rôle
habituel en poussant un homme qui lui semblait être capable de
mettre enfin en œuvre les réformes sociales promises et espérées
par le président depuis 1995.
En avril-mai 2004, Borloo met donc au point un
ambitieux projet destiné à réduire les inégalités, notamment dans
les banlieues défavorisées, par des mesures portant sur l'emploi,
l'insertion des jeunes, le logement, l'égalité des chances. Un
projet qu'il surévalue pour aborder en position de force des
arbitrages qu'il sait inéluctables. Prétextant une situation
financière tendue, le cabinet du Premier ministre s'y oppose. Une
même opposition émane des différentes administrations directement
concernées : Finances, Travail, Affaires sociales. Frédéric
Salat-Baroux, secrétaire général adjoint de la présidence,
s'attache à jouer les arbitres, mais a le plus grand mal à
maîtriser une situation explosive, avec un Borloo qui brandit sa
menace de démission s'il n'obtient pas gain de cause. Salat-Baroux
se souvient : « Nous avons vécu des moments très
difficiles. Une vraie révolte à l'intérieur de l'État :
révolte sur le plan des principes, révolte sur le plan budgétaire,
révolte contre l'autorité de l'Élysée. Une violence
inimaginable !… » Le président s'est alors beaucoup
attaché à concilier les points de vue contradictoires du Premier
ministre et de son ministre. Plusieurs week-ends durant, il a
rencontré successivement Jean-Pierre Raffarin et Jean-Louis Borloo.
Le week-end le plus tendu a été celui des 12 et 13 juin 2004, le
chef de l'État recevant Borloo le samedi à 19 heures, puis le
Premier ministre et des membres de son cabinet le dimanche
après-midi à 17 heures 30.
Le dimanche 4 juillet, après encore quelques
transactions, Jacques Chirac réussit finalement à imposer le Plan
de cohésion sociale, quelque peu rogné par rapport aux ambitions
initiales de Borloo, mais doté d'une enveloppe financière
suffisamment substantielle pour être crédible. Mais si Borloo a
apporté à Chirac la bonne « boîte à outils », il a en
revanche traîné les pieds pour lancer les mesures d'assouplissement
du code du travail qui constituaient le second volet du plan emploi
souhaité par le président pour les petites entreprises. Si bien que
lorsque Dominique de Villepin débarqua à Matignon le 31 mai 2005,
dans le difficile contexte du non au référendum sur le projet de
Traité constitutionnel européen, il hérita à la fois les deux
réformes de Borloo, mais aussi les projets de l'Élysée qui
déboucheront sur le CNE (contrat nouvelle embauche) visant à
relancer la bataille de l'emploi.
Dix ans après l'installation de Jacques Chirac à
l'Élysée, les tensions sociales sont telles que le gouvernement
n'affiche plus désormais qu'une seule préoccupation : la
réduction de la fameuse « fracture sociale », avec pour
volet prioritaire la réduction du chômage, principale source des
problèmes de la société française.
Si le CNE passe comme une lettre à la poste malgré
les grincements de dents des leaders syndicaux, le lancement du CPE
(contrat première embauche) constitue en revanche une catastrophe
qui fait descendre trois millions de manifestants dans la rue,
brisant le rêve du président d'apparaître comme le grand
réformateur social et de faire de Dominique de Villepin son
successeur à la tête de l'État. Le Premier ministre va de surcroît
entraîner le président dans sa descente aux enfers. M'étonnant
qu'il lui ait fallu tant de temps pour renoncer au projet de
Matignon, j'interroge Jacques Chirac qui ne se défile pas.
« On peut toujours avancer trente-six raisons
pour expliquer que cela a été mal géré.
– Vous n'avez pas réagi assez
vite ?
– C'est moi qui l'ai mal gérée. J'aurais dû
me rendre compte que l'on allait dans le mur. Il y avait des
précédents. Honnêtement, j'aurais dû dire non : ça n'était pas
une bonne idée.
– Mais, au bout du compte, vous allez quand
même à la télévision pour tenter de repêcher votre Premier ministre
qui a géré cette affaire de manière catastrophique.
– Il faut toujours reconnaître ce qui relève
de sa propre responsabilité. Comme dans l'armée, le chef est
toujours responsable des bévues de ses subordonnés.
– Pourquoi sauvez-vous votre Premier
ministre ?
– Parce que c'est un homme de qualité, et je
n'ai pas eu tort, voyez, il remonte dans les sondages…
– Vous consultez donc quand même les
sondages, vous qui m'avez dit ne jamais vous en
préoccuper ?
– J'ai dit que je n'en tenais pas
compte…
– Mais vous voyez quand même quand ils
remontent…
– Je ne les regarde pas, mais je sais ce
qu'il en est. Frédéric 9 me le dit, cela se sait, les gens le
répètent, je l'apprends à l'occasion de mes contacts avec mes amis
parlementaires »…
Au mois d'octobre 2006, la tempête du CPE quelque
peu apaisée, Jacques Chirac a tenté de relancer le dialogue social,
nié par son Premier ministre, en proposant des mesures importantes
– dont l'obligation de concertation avec les partenaires sociaux
avant le vote de toute réforme – dans un discours prononcé devant
le Conseil économique et social. Quelques heures plus tard, je le
rencontrais et faisais état devant lui de l'interrogation de
Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée, sur
France-Info, moquant le caractère bien tardif de ces
réformes.
« Il a raison, m'a répondu le chef de l'État.
Je voulais cette réforme-là depuis longtemps. »
Le président savoure néanmoins un plaisir qu'il
n'avait pas éprouvé depuis longtemps : « C'est la
première fois que Thibault, Mailly et Chérèque 10 viennent me féliciter. »
Au terme de son second mandat, le président peut
ainsi se prévaloir d'avoir fait adopter deux réformes structurelles
importantes (mises en œuvre par Jean-Louis Borloo) répondant aux
promesses du candidat Chirac sur la réduction de la « fracture
sociale ». Mais le brouillage lié à l'affaire du CPE, les
critiques virulentes et souvent injustes qui l'accablent, empêchent
qu'elles soient portées à son crédit. Ces deux réformes ont été
accouchées au forceps, contre l'Administration mais aussi contre
une importante fraction du camp chiraquien. Il est encore trop tôt
pour apprécier les effets du Plan de rénovation urbaine voté en
2004 et ceux du Plan de cohésion sociale adopté en 2005. Le premier
concerne 600 quartiers et quelque deux millions de personnes. Sans
triomphalisme, Jacques Chirac évoque le plan Borloo comme pouvant
apporter une « amélioration sensible » dans les quartiers
difficiles : « Et si on continue dans cette voie, comme
on le fait depuis deux ou trois ans avec ces deux plans, la
fracture sociale sera réellement réduite, mais cela ne peut se
faire en quelques mois. Je crois beaucoup à l'impact de la loi de
cohésion sociale, je crois beaucoup à l'effort historique, sans
précédent, que l'on a fait pour le logement, en particulier pour le
logement social. Il est d'autres domaines où l'on a évité le pire,
comme celui des retraites. Si nous n'avions rien fait, nous aurions
connu des drames épouvantables d'ici une dizaine d'années. Même
chose pour la Sécurité sociale : si on n'avait rien fait,
c'est tout le système qui aurait été remis en cause.
« On ne peut pas dire que rien n'a été fait,
on peut dire en revanche que l'on n'a pas totalement répondu aux
ambitions qui étaient les nôtres. Le contexte de l'économie
libérale et mondialisée accentue les difficultés et entrave les
réformes. Il faut un tempérament de bête pour les réussir. Je fais
aujourd'hui la même analyse qu'hier. Ce qui compte, c'est avoir une
juste vision des choses et essayer de n'en pas dévier.
– Votre majorité, minoritairement favorable à
« La France pour tous », ne vous a pas beaucoup
aidé…
– C'est vrai. Dans la mesure où j'ai voulu
ouvrir le mouvement gaulliste à une mouvance libérale pour réaliser
avec l'UMP un rassemblement plus large, j'ai naturellement conféré
plus d'influence à la fraction la plus libérale de la majorité. Et
je constate qu'aujourd'hui cette fraction libérale est devenue très
forte… C'est vrai que c'est ici [à l'Élysée] que nous avons voulu
la loi de cohésion sociale. Cela a été difficile, très difficile à
accoucher. Il y a fallu une volonté de fer ! »
Si, dans le domaine social, le bilan de Jacques
Chirac est contrasté, ce serait lui faire un mauvais procès que de
dire que ses promesses sur la réduction de la « fracture
sociale » n'ont été qu'un miroir aux alouettes et qu'il les a
oubliées sitôt installé dans son fauteuil élyséen. Il y a aussi eu
de la cohérence dans cette action-là…
1 François Fillon, La France peut supporter la vérité, Albin Michel,
2006.
3 Sondage SOFRES-Figaro Magazine, fin 1995.
4 Sondages SOFRES-Le Figaro.
5 Courbe INSEE selon les critères du
BIT.
6 Cette remarque est peut-être encore
plus fondée à gauche qu'à droite, tant les programmes de gauche ne
semblent pas avoir intégré le fait qu'ils s'appliquaient à une
société de marché dans laquelle les grandes décisions sont
arbitrées par la Bourse et où les salariés constituent la
principale variable d'ajustement.
7 Jean-Pierre Chevènement, Jean
Riboud, entre autres personnalités consultées informellement par le
chef de l'État.
8 L'INSEE (« France, Portrait
social, 2006 » pp 43-51 et « Revenus et Patrimoine des
ménages, 2006 » pp 9-21) parle même de « réduction des
inégalités de 1996 à 2004 » et d'une « diminution des
taux de pauvreté » sur cette même période.
9 Frédéric Salat-Baroux, secrétaire
général adjoint de la présidence de la République.
10 Respectivement secrétaires
généraux de la CGT, de FO et de la CFDT.