10.
« Le drame de ma vie »
Il en a parlé !
Bernadette Chirac disait pourtant en 2001 :
« Il est très secret. Il ne veut pas aborder le
sujet. »
Persuadé qu'il resterait muet sur cette
souffrance, je me hasarde quand même à l'évoquer devant lui en
citant le livre de sa femme.
« Il n'y a aucune raison de le nier… me
répond-il sans hésiter. Cela a été et c'est le drame de ma vie.
J'ai une fille qui était intelligente, jolie, et qui, à 15 ans, a
été prise d'anorexie mentale. Aujourd'hui, on commence à savoir
traiter ces choses-là, mais, à l'époque, on ne savait absolument
pas comment faire. Elle est tombée profondément anorexique et, en
vérité, n'en est jamais sortie. Elle est surveillée 24 heures sur
24. Ma femme y va en permanence. C'est vraiment le problème de ma
vie, et surtout celui de ma femme. On n'a rien pu
faire… »
La pudeur n'empêche pas la douleur de percer
l'armure.
Fin juillet 1973, Bernadette Chirac séjourne avec
ses deux filles, Laurence et Claude, et sa propre mère, en vacances
à Porto-Vecchio, en Corse. Son mari, alors ministre de
l'Agriculture, se trouve à son bureau, rue de Varenne. Laurence,
15†ans, est alors tout le portrait de son père : « Une
petite fille extrêmement délurée, très mignonne physiquement, très
brune, toute bouclée, avec des yeux très noirs. Elle a aussi son
regard. Aucune timidité, pour le coup ! Très tôt, une grande
facilité d'élocution. En avance dans tous les domaines. Très
brillante en classe. Assez vite très chahuteuse […]. Un vrai
tempérament de feu. Très bavarde […]. Un caractère très
affirmé. Dure, parfois. Elle était très intelligente 1 . » Laurence participe à une
régate quand, en fin de matinée, ce 24 juillet, descendant du
bateau, elle se plaint d'un horrible mal de tête. Durant le trajet
jusqu'à l'hôtel, elle souffre le martyre à chaque cahot de la
voiture conduite par sa mère. Ses presque 40? de fièvre incitent
celle-ci à appeler immédiatement un médecin qui émet un mauvais
diagnostic et lui prescrit de l'aspirine. Mauvaise nuit. La
température n'a pas baissé. Un nouveau médecin diagnostique une
poliomyélite. Un troisième est sûr que Laurence souffre d'une
méningite et qu'il faudrait la transporter sur-le-champ à Ajaccio,
mais ajoute qu'elle est intransportable ! À Paris, Jacques
Chirac se démène et vient, aux côtés d'une équipe soignante,
chercher sa fille en avion sanitaire. Laurence est admise à La
Pitié-Salpêtrière. Ponction lombaire mal faite : elle hurle de
douleur… Se déclenchera, à la suite de cette méningite et de cet
accident, une anorexie mentale très grave. Plus tard, le professeur
Jean Bernard estimera que Laurence a contracté un très mauvais
virus de la méningite qui lui a détruit l'hypophyse… Quelles
qu'aient été les causes de sa maladie, la fille aînée de Jacques
Chirac est devenue de plus en plus dépressive, tout en menant à
bien dans un premier temps ses études de médecine. Suicidaire, elle
s'est même jetée d'un quatrième étage. Elle vit aujourd'hui dans un
petit appartement, sous surveillance permanente, mais réussit
néanmoins à marcher et monte à cheval une fois par semaine.
Jusqu'en octobre 2006, le professeur en neuropsychiatrie Louis
Bertagna passait chaque dimanche une à deux heures avec elle. La
mort de celui-ci, survenue le 28 octobre, a plongé la famille
Chirac dans la plus grande affliction.
Bernadette Chirac vit la maladie de sa fille comme
une souffrance et un échec. Elle suggère l'existence d'un lien de
cause à effet entre un « père si peu là » et la
maladie : « Les enfants en ont souffert. Laurence à sa
manière, qui est tombée malade à 15 ans 2 . » Elle dit que leur vie de
famille a été fragilisée par la maladie de Laurence et qu'elle a
tout fait pour « maintenir un équilibre, même si la tâche
n'était pas facile avec un mari souvent absent. Mais il a toujours
été excessif dans son travail ».
Après son aveu de souffrance, je demande à Jacques
Chirac s'il éprouve un sentiment de culpabilité… Il
hésite :
« Je ne sais pas… Peut-être que l'on n'a pas
assez fait, au départ. Je ne sais pas… Peut-être aurais-je dû faire
plus, psychologiquement parlant. C'est une fille très jolie, très
intelligente… Le médecin qui s'en occupe depuis le début est le
professeur Louis Bertagna 3 … Pour moi, c'est vraiment un point très
douloureux. Les cellules du cerveau ont été atteintes, elle ne peut
rien faire, elle ne veut rien faire. Elle est là…
– Vous discutez avec elle ?
– Ah oui… On parle gentiment. On a essayé,
avec des gens très gentils, de tenter de l'occuper à un semblant de
travail, même non rémunéré… Mais il n'y a rien à faire. Pour ma
femme, c'est un poids considérable.
– Les coups de poignard politiques ne sont
rien, à côté d'une telle souffrance ?
– Je me fous éperdument que Sarkozy ou tel
autre… Je me fous de beaucoup de choses… Je tiens à souligner que
ma femme a eu ce mérite extraordinaire d'avoir toujours fait en
sorte que ce problème m'affecte le moins possible au fil de mes
responsabilités et ambitions successives, et elle continue à tout
faire pour l'assumer entièrement…
Jacques Chirac fait le lien entre l'action de sa
femme auprès de Laurence et son implication dans la Maison de
Solenn 4 – la Maison des Adolescents, une
« superbe réalisation » : « Elle a réussi à
convaincre ce professeur si télégénique, le professeur Rufo, de
venir de Marseille pour prendre la direction de la Maison de
Solenn. »
Retour dans le petit bureau de l'Élysée occupé par
Bernadette Chirac, encombré de nombreux menus objets :
beaucoup de tortues, quelques croix, une Vierge offerte par
Jean-Paul II… Je lui dis que son mari m'a parlé de Laurence.
« C'est la croix de notre vie », lâche-t-elle avant d'en
venir à un épisode particulièrement douloureux : « Des
“apôtres de la médecine” en cancérologie, qui avaient pitié de
nous, étaient venus voir mon mari à l'Hôtel de Ville pour lui
proposer de prendre Laurence, à titre bénévole, dans un service de
réanimation… Un jour, un interne s'adresse à elle en ces
termes : “Toi, on sait pourquoi tu es là, et à quoi tu le
dois !” Laurence a alors pris son sac et elle a foutu le camp.
C'est moche. Vous croyez vraiment qu'un type comme ça est digne de
soigner les autres ? Comme c'est une fille très fragile, elle
n'a jamais voulu retourner à l'hôpital […]. Il va falloir
maintenant [après la mort de Louis Bertagna] que j'écrive une
nouvelle page. Tout cela a été et reste très douloureux. Claude en
a aussi beaucoup souffert. Ça a déséquilibré notre famille.
J'essaie d'en parler le moins possible à mon mari. C'est pas la
peine d'insister. À quoi cela servirait-il ? À rien. Il a un
lourd fardeau à porter. Il faut lui dire des choses joyeuses, lui
parler de Martin 5 , de l'avenir… »
Appartenant à une génération encline à respecter
la vie privée, y compris celle des hommes publics, j'avais décidé
de laisser Jacques Chirac libre d'aborder ou non deux sujets :
la maladie de Laurence, d'une part, et, d'autre part, ses succès
féminins qui ont pourtant fait l'objet de nombreuses gloses dans la
presse et l'édition.
À ma grande surprise, c'est lui qui m'a apporté,
au début de notre troisième entretien, un article de huit pages
paru dans Paris Match du 13 juin 1996
et intitulé « Chirac. Sa fiancée américaine », agrémenté
de l'introduction suivante :
« Le président français avait en vain demandé
à son ami George Bush [père] de la retrouver. Paris Match a découvert où elle vivait et l'a
rencontrée : Florence Herlihy était la fiancée américaine d'un
étudiant de Sciences-Po inscrit à l'université d'été de Harvard et
appelé Jacques Chirac. Le président a souvent raconté comment il
était sans doute le seul chef d'État non américain à avoir
travaillé dans un fast-food… Pour améliorer ses revenus, il avait
aussi apposé une petite annonce proposant de donner des cours de
latin. Une jolie jeune fille venue d'Orangeburg, en Caroline du
Sud, lui avait répondu. Elle était justement venue à Boston suivre
un cours de rattrapage dans cette matière, avant d'entrer au
collège religieux de la Trinité, à Washington. Quarante-trois ans
plus tard, Florence, mère de deux filles, divorcée d'avec un
officier, nous raconte son été 1953, celui qu'elle appelle encore
le plus bel été de sa vie… »
Commentaire du président : « J'ai été
fiancé avec une Américaine. Une jolie fille avec des taches de
rousseur qui possédait une Cadillac convertible. » Il avait
décidé de se marier avec elle et écrit à ses parents qui avaient
d'autant moins apprécié que Jacques était déjà fiancé avec
Bernadette Chodron de Courcel. « Ça a chauffé ! Je me
suis défiancé et suis parti à La Nouvelle-Orléans », commente
aujourd'hui sobrement le chef d'État qui fait toutefois remarquer
que, contrairement à ce qui est écrit dans Paris Match, il n'a « jamais donné de cours de
latin… Elle a dit que c'était la première fois qu'elle embrassait
un garçon… Je ne suis pas sûr que c'était vrai ». Et de
souligner une nouvelle fois : « Je ne me souviens pas
d'avoir dispensé des cours de latin. »
Quelques entretiens plus tard, après lui avoir
rappelé mon souci de respecter sa vie privée, je lui rappelle
l'article de Match sur sa fiancée
américaine, qu'il m'avait montré.
« À vous de décider d'aborder ou non le sujet
des femmes… Ont-elles joué un rôle important dans votre
vie ?
– Je n'ai pas détesté les femmes, mais je
n'en ai pas abusé. J'ai eu une petite fiancée américaine… et voilà
tout. »
J'ai beau me montrer réservé sur un tel sujet, je
trouve néanmoins que le président pousse un peu loin le bouchon.
J'appelle son épouse à la rescousse, ou plutôt rapelle ses
propos :
« Votre femme en parle. Elle écrit :
“Les femmes, ça galopait…”
– Elle exagère !
– Hier soir, j'ai lu le premier chapitre de
Sexus Politicus 6 , qui raconte une relation
passionnelle que vous auriez eue avec une journaliste, alors que
vous étiez pour la première fois à Matignon… Il est écrit que cette
histoire a été rompue pour raison d'État par Marie-France
Garaud… »
Le président m'écoute avec attention tout en
donnant l'impression de découvrir pour la première fois cette
histoire :
« Entre 1974 et 76 ? demande-t-il.
– Oui, elle travaillait au Figaro et vous accompagna dans un voyage en
Roumanie…
– Possible… mais ce n'est pas une chose qui
m'a beaucoup marqué… Je ne conteste pas.
– Ce n'est pas gentil pour elle !
– Les aventures amoureuses n'ont pas joué un
rôle déterminant dans ma vie. Il y en a que j'ai bien aimées, aussi
discrètement que possible…
– Il est écrit que vous étiez même prêt, à
l'époque, à quitter votre femme ? »
Le ton du président change. Il réplique plus
vivement :
« Il est tout à fait clair que je n'ai jamais
imaginé de quitter ma femme. C'est tout à fait clair… »
Et, après un silence, il ne conteste plus du tout,
en revanche, que « cela ait existé ». Autrement dit, il
veut bien, en définitive, que j'écrive que l'histoire est vraie,
sauf qu'il n'a jamais eu l'intention, à la faveur de cette liaison,
de quitter sa femme.
Quelques semaines plus tard, Bernadette Chirac
abordera elle-même ce délicat sujet d'un ton léger. Elle profite du
départ de sa fille Claude, qui a assisté à la première partie de
l'entretien, pour aller ouvrir une armoire et me montrer une grosse
boîte de classement.
« Voilà le quart de ce que je possède. Il m'a
envoyé une montagne de lettres et de petits mots. Je les ai tous
gardés. Et il continue à m'écrire des petits mots. Je sors le soir,
lui se couche de bonne heure : il me laisse un mot. Il va à un
Sommet, moi je pars en Corrèze : il me fait parvenir un mot…
C'est un aspect de l'homme qu'il est important de connaître. Bien
sûr qu'il a été un coureur : quel est l'homme politique qui ne
l'est pas ou ne l'a pas été ? Mais il y a tout de même quelque
chose de très fort entre nous… »
J'évoque devant elle le chapitre d'un ouvrage qui
fait allusion à une passion de son mari – elle cite elle-même le
titre : Sexus Politicus –, et
la discussion que j'ai eue à ce propos avec lui. Elle sourit et me
fait comprendre qu'elle est parfaitement au courant de cette
histoire ; en même temps, elle me dit croire le président
quand il déclare n'avoir jamais voulu la quitter. Puis, toujours
avec le sourire, elle enchaîne sur une anecdote relative à sa
belle-mère qui lui lança « avec beaucoup d'audace et
d'assurance » : « N'est-ce pas, ma petite fille, les
divorces, c'est pas le genre de la famille ! Pas de divorce
dans notre famille ! »
Manifestement toujours amoureuse et admirative de
son mari, elle reparle en ces termes de ses conquêtes :
« Il a été très beau… Les femmes ont beaucoup couru après lui.
Il avait beaucoup de charme, un abattage terrible. Vous savez très
bien que les femmes courent après le pouvoir. C'est comme ça, il
faut le savoir… »
Illustrant son propos de quelques exemples,
Bernadette Chirac me fait savoir que le président tient à ce
qu'elle soit toujours à ses côtés ou à portée de téléphone :
« Il faut que je sois là. Je suis son point fixe. Papa l'avait
remarqué, dès le début de notre mariage. » Et de raconter
qu'après la naissance de Laurence, Jacques Chirac n'avait pas
supporté de ne pouvoir la joindre au téléphone et avait aussitôt
appelé le père de Bernadette, lequel lui avait fait part des
inquiétudes de son mari : « Ma bonne fille, faites
attention : Jacques vous a cherché. Où étiez-vous ? Il
vous cherche, il s'angoisse… – Je ne vais tout de même pas
rester attachée à ma chaise ! Je vais promener mon bébé au
jardin. Je vais voir des amis… » Et de commenter :
« Il a toujours été comme ça. Dans l'absolu,
il aurait aimé une épouse un peu courtisane, qui lui aurait tout le
temps dit qu'il était le plus grand, le plus beau, le plus fort, le
plus intelligent, que tout ce qu'il faisait était magnifique, qu'il
réussissait tout… Ça n'a pas été mon cas. Pourquoi ? Sans
doute parce qu'on s'est connus à Sciences-Po, que j'ai été formée à
la critique, et qu'on s'est longtemps comportés comme quand nous
étions étudiants… Forcément, je n'étais pas la femme éblouie… Je
lui disais que ses actions n'étaient pas obligatoirement
interprétées comme ses collaborateurs le lui rapportaient… Au bout
d'un certain temps, j'ai fait très attention – car il m'appelait la
“mouche du coche” – de ne point trop l'ennuyer. C'est assommant,
d'avoir une femme qui vous fait des reproches toute la journée –
mais ça n'est pas mon cas, je vous rassure… J'ai néanmoins essayé
de lui apporter des critiques positives pour l'aider à exercer ses
responsabilités… Étant moi-même élue du peuple, et j'en suis fière,
je lui rapportais les échos que j'entendais en province : “Ce
n'est pas tout à fait ça, Jacques ! Il n'y a pas que ce que
vous disent les membres de votre cabinet…” Ça l'a souvent agacé. Il
aurait aimé une femme toujours laudative. Il s'en trouve, des
femmes comme ça… De toute façon, le plus beau, il l'est ! Et
il est formidablement intelligent ! Lui non plus ne m'en fait
pas beaucoup, de compliments ! Catherine Nay a pu dire qu'il
n'était pas le “spécialiste de la félicitation conjugale”, c'est la
vérité. Je sais pourtant qu'il aime bien des choses que je fais.
Quand je vais dans les hôpitaux, sur le terrain, je sais qu'il est
fier de moi, mais il a du mal à me le dire. Toujours la
pudeur… »
2 Ibid.
3 Ces paroles ont été prononcées
quelques semaines avant le décès du professeur. Louis Bertagna
avait été un grand résistant et avait participé au lancement de
Témoignage chrétien.
4 La Maison de Solenn, dirigée par le
professeur Marcel Rufo, a été inaugurée le 17 novembre 2004, en
présence de Bernadette Chirac qui en a été l'inspiratrice, avec le
soutien très actif de Patrick Poivre d'Arvor et de sa femme
Véronique. La Maison des Adolescents porte le nom de Solenn en
souvenir de leur fille morte à 15 ans. Cette institution est
financée par l'opération « Pièces jaunes ».
5 Le petit-fils du président, fils de
Claude Chirac.
6 Christophe Deloire et Christophe
Dubois, Sexus Politicus, Albin Michel,
2006.