19.
La conquête de l'UDR
À 42 ans, voici Jacques Chirac devenu Premier
ministre. Il y aurait là de quoi satisfaire tout jeune ambitieux.
Pas lui. Il a accepté cette nomination à reculons, exclusivement
parce qu'il croit que c'est la seule façon d'atteindre son
principal objectif : prendre la direction de l'UDR qui, seule,
lui permettra un jour d'être le digne fils spirituel de Georges
Pompidou en accédant à la fonction suprême. D'où cette phrase de
Chirac en acceptant le poste : « J'accepte… mais il est
possible que vous le regrettiez. »
De son côté, Giscard a grandement sous-estimé son
Premier ministre dont il attend qu'il lui apporte le parti
gaulliste sur un plateau. Il confie à son secrétaire général,
Claude-Pierre Brossolette : « C'est un enfant, Chirac. Il
n'a pas d'envergure. Il me sera toujours fidèle. » Moins de
sept mois après son installation à Matignon, Chirac aura déjà
réussi son premier pari en ayant pris à la hussarde le parti
gaulliste, malgré l'opposition de tous les « barons ».
Alors même qu'il a franchi une fois de plus des obstacles qui
semblaient insurmontables, son image s'est néanmoins dégradée. Son
propre camp, abasourdi par le culot du grand échalas, faute de
n'avoir pas réussi à empêcher son irrésistible ascension, a
commencé à brosser de lui le portrait d'un politique roué, cynique,
brutal, prêt à tout pour parvenir à ses fins. Au mieux, un
succédané du Bonaparte du 18 Brumaire ; au pire, un jeune
décalque de Pinochet. Pour faire bonne mesure,
« Facho-Chirac » apparaît de surcroît, aux yeux de
beaucoup, comme un Premier ministre au rabais, ne faisant pas le
poids face au brillantissime Giscard. Derrière les gros titres qui
s'affichent, ses importantes réformes sociales, dans le droit fil
de celles qu'il avait commencé de mettre en œuvre en 1967-68,
restent dans l'ombre.
Tout a mal commencé. D'emblée, Giscard, peu
désireux de partager le pouvoir avec son Premier ministre, lui a
imposé la plupart des membres de son gouvernement, le président se
bornant à consulter son fidèle « Ponia ». Journalistes et
commentateurs s'accordent à dire qu'il n'a réussi à faire entrer
dans son équipe qu'Olivier Stirn au secrétariat d'État aux DOM-TOM,
Simone Veil aux Affaires sociales, Pierre Lelong aux PTT, et René
Tomasini aux Relations avec le Parlement. Aujourd'hui, Jacques
Chirac ne revendique plus que la nomination de Simone Veil :
« Après avoir nommé Jean-Jacques Servan-Schreiber – déjà une
provocation pour les gaullistes… –, Giscard avait décidé de
placer aux Affaires sociales une femme [Mme Anne-Marie Fritsch] qui
était député de Lorraine et l'alter ego de Servan-Schreiber. Je
suis allé dans le bureau de Giscard. J'avais déjà avalé tout le
reste. Je lui ai dit que ce n'était pas possible, que je refusais
qu'elle entre au gouvernement. J'ai réussi à faire nommer Simone
Veil pour qui j'ai gardé beaucoup d'affection. Pierre Juillet et
Marie-France Garaud la détestaient ; Juillet voulait même que
Garaud entre au gouvernement, vœu auquel je n'ai pas
accédé. »
Le président se rappelle le commentaire que
Giscard lui fit à propos de la nomination de Jean-Pierre Fourcade,
qu'il aimait bien, à l'Économie et aux Finances : « “Son
père était très intelligent ; il n'a pas hérité de son
intelligence, mais il présente un gros avantage : il n'est pas
gaulliste.” Ce qui, il faut le dire, était assez
vrai ! »
Dès le début, Giscard lui fait avaler toutes
sortes de couleuvres, allant même souvent jusqu'à l'humilier :
son propre ego est tel, il a une telle conscience de sa supériorité
qu'il tient à affirmer sa prééminence absolue et probablement à
tester aussi la fidélité du chef de gouvernement. Lors de la
première visite d'Helmut Schmidt, le Chancelier allemand, c'est
Jacques Chirac qui va l'accueillir à l'aéroport et le conduit
jusqu'à la porte du bureau de Giscard, lequel ne le laisse pas
entrer avec son visiteur et ne l'invite même pas, le soir, au dîner
officiel. Au cours des premières semaines, Chirac est obligé de
donner par deux fois sa démission pour empêcher deux provocations
giscardiennes : l'arrêt de la construction du Centre Pompidou
et celui des essais nucléaires dans le Pacifique. Surtout, l'Élysée
dirige tout, prend toutes les décisions, souvent sans même en
informer le Premier ministre, lequel a de plus en plus l'air
d'accepter de bonne grâce cette complète présidentialisation du
régime. Cette apparente soumission finit par endormir Giscard qui
ne voit pas que son « fidèle » Chirac mène au pas de
charge une opération qui, à terme, va le priver d'une partie de ses
assises, avant de le condamner.
Où l'on en revient à « Ponia ». Tout un
chacun reconnaît à Michel Poniatowski, que l'on appelle alors
« le Connétable », une intelligence aussi brillante que
machiavélique. Lui qui compte Talleyrand, d'Artagnan, Louvois et
quelques autres parmi ses ancêtres, a décidé de ne pas mettre ses
talents à son propre service, mais à celui de son ami Valéry
Giscard d'Estaing. Sans lui, ce dernier n'aurait sans doute pas
connu le même destin. Une fois à l'Élysée, il continue de consulter
cet expert en complots et coups fourrés, mais aussi en bons mots,
ce qui, en politique, vaut autant sinon mieux qu'une bonne lame. En
guise de récompense pour ses bons et loyaux services,
« Ponia » avait demandé à s'installer place Beauvau, là
où il pourrait surveiller au mieux ses adversaires, déclarés ou
non, et disposerait de tous les moyens pour « casser l'UDR,
lui faire mettre genou à terre ». Il y déploierait sa machine
de guerre contre le plus important parti de la majorité. Croyant
qu'après avoir trahi Chaban et les « barons » gaullistes,
Chirac continuerait de plus belle sur sa lancée, Giscard et
« Ponia » ont commis une lourde erreur. Si l'hôte de
Matignon voulait en effet mettre la main sur l'UDR, ce n'était pas
pour la placer au service de Giscard, mais au sien propre. Dès
lors, « Ponia » et Chirac allaient à
l'affrontement.
D'entrée de jeu, « Ponia » commença à
fouiller dans les dossiers du ministère, à faire installer des
bretelles téléphoniques, à lancer des enquêtes sur le SAC (Service
d'action civique) et diverses « affaires » afin de
décrédibiliser et affaiblir le parti gaulliste et ses dirigeants.
Mais ce combat-là ne pouvait être effectué du jour au
lendemain ; relevant d'un travail de fourmi, c'était une œuvre
de longue haleine.
Le combat qu'allait mener Jacques Chirac
s'apparentait en revanche, lui, au blitzkrieg : surprise, rapidité, brutalité. Le
président ne me dit mot des moyens qu'il utilisa, mais ne dissimule
pas l'état d'esprit qui le conduisit à reprendre en mains
l'UDR : « Je me suis rendu compte assez rapidement qu'un
parti sans personne pour le diriger ne pouvait pas marcher, même si
je n'avais pas l'intention de beaucoup m'en occuper. Un parti,
surtout le parti gaulliste, devait être “incarné”. »
Aidé de Marie-France Garaud, de René Tomasini et
de Charles Pasqua – délégué à l'organisation –, Jacques Chirac
démarche les élus gaullistes l'un après l'autre. Dans le courant de
juillet 1974, Claude Labbé, président du groupe parlementaire, est
le premier à se rallier, puis c'est le tour d'Alexandre
Sanguinetti, le secrétaire général. Les « barons », eux,
sont encore hostiles au « traître ».
Les 26 et 27 septembre, à Cagnes-sur-Mer, aux
Journées parlementaires de l'UDR, il s'affirme comme chef de la
formation en lui assignant des objectifs clairs et ambitieux, de
nature à regonfler le moral des troupes. Il veut au minimum 150
députés dans la prochaine Assemblée ; surtout, il jette les
premières bases de l'autonomie du mouvement par rapport au chef de
l'État.
Cependant, les « barons » non seulement
résistent, mais souhaitent mettre l'un des leurs, Olivier Guichard,
à la tête du mouvement en lieu et place de Sanguinetti, jugé trop
chiraquien. L'hôte de Matignon réussit alors à convaincre celui de
l'Élysée que ce serait mauvais pour lui de laisser des hommes qui
lui sont hostiles, à lui, Chirac, et par conséquent à lui aussi,
Giscard, à la tête de l'UDR. Dans cette analyse Giscard ne voit pas
malice et encourage son Premier ministre à prendre une initiative
avant son départ pour les Antilles, le jeudi 12 décembre 1974, pour
y rencontrer Gerald Ford, président des États-Unis.
Ce même 12 décembre, les « barons » sont
réunis le soir à dîner au Palais-Royal, chez Roger Frey, président
du Conseil constitutionnel. Autour de celui-ci figurent Jacques
Foccart, Olivier Guichard, Jacques Chaban-Delmas, Michel Debré,
auxquels se sont joints, pour discuter de la stratégie à suivre en
vue du Conseil national de l'UDR qui doit se tenir le samedi
après-midi suivant, Pierre Messmer, Alain Peyrefitte et Maurice
Couve de Murville. Avec un aplomb sans pareil, Chirac téléphone et
s'invite au dîner.
C'est Chaban qui annonce qu'ils ont l'intention de
présenter Olivier Guichard au poste occupé par Alexandre
Sanguinetti. Chirac feint la surprise. Il enchaîne en déclarant
qu'il s'opposera à cette candidature qui introduirait une
« dualité inacceptable » avec Matignon. Devant la
détermination farouche du Premier ministre, les convives baissent
les bras et renoncent à pousser Guichard, mais suggèrent
l'instauration d'une direction collégiale. Devant les gaullistes
historiques médusés, Chirac lâche alors qu'il serait finalement
plus simple qu'il assume lui-même le secrétariat général de l'UDR.
Puis il quitte les lieux sans qu'aucune décision n'ait été prise et
sans que les « barons » aient pris très au sérieux cette
annonce, persuadés que la candidature de Jacques Chirac serait
rejetée.
Pendant ce temps les Juillet, Garaud, Tomasini et
Pasqua sont à la manœuvre, notamment pour convaincre – moyennant
force promesses sonnantes et trébuchantes – Sanguinetti de laisser
son poste à Chirac le surlendemain. À la hussarde, celui-ci
convoque un Comité central pour le samedi matin au salon L'Aiglon
de l'hôtel Intercontinental.
Ce samedi matin, comme prévu par les
« comploteurs », Sanguinetti annonce sa démission devant
une salle houleuse. Chirac fait état de sa candidature dans un
indescriptible brouhaha qui va se prolonger plusieurs heures. Il
est hué, insulté. Robert-André Vivien va le plus loin en le
traitant de « Pinochet ». Chirac hésite, mais Charles
Pasqua et l'encore tout jeune Michel Noir le rassurent en lui
prédisant une victoire à 60 % des 80 membres. Les cris
indignés des « barons » n'empêchent pas Chirac d'obtenir
57 voix. C'est la seconde fois en huit mois qu'il bouscule les
hiérarques gaullistes. Il ne lui reste plus qu'à être adoubé,
l'après-midi, par le Conseil national du mouvement qui se tient,
porte Maillot, à l'hôtel Concorde.
Jacques Chirac entre dans une salle chauffée à
blanc contre lui. Pour la seconde fois de la journée, il essuie
sifflets, insultes, quolibets. Des mots très durs sont prononcés
par les « barons ». Olivier Guichard : « C'est
un mauvais coup, parce qu'il nous divise. Votre décision renie un
effort de plus de trente ans ! » René Ribière, député du
Val-d'Oise, encore plus violent : « Un de vos ministres,
monsieur le secrétaire général, a récemment qualifié de “fascisant”
un des principaux partis politiques. Avec vous à la tête de l'UDR,
je crains que cette épithète ne puisse être bientôt appliquée à ce
que fut le mouvement gaulliste. » N'empêche : si Chirac a
ouvert les débats dans un chahut indescriptible, il les clôture
dans des cris d'allégresse mêlés à un tonnerre d'applaudissements.
Une motion de soutien est adoptée à mains levées. Seul Jacques
Chaban-Delmas n'a pas pris part au vote. À l'intérieur même du camp
gaulliste, on parle de « viol » de l'UDR. Quelques
semaines plus tard, Jacques Chirac usera à ce sujet d'une belle
formule devant Georges Mamy, du Nouvel
Observateur 1 : « Le “viol” de l'UDR ?
D'autres ont dit que j'avais perpétré un coup de force. Ça n'est
pas moi qui ai commis un coup de force, c'est l'UDR qui avait un
coup de faiblesse ! » Quelles que soient les
appréciations portées sur l'homme et ses méthodes, les observateurs
sont unanimes à dire qu'un « nouveau Chirac » occupe
désormais la scène politique.
Le parti gaulliste a un nouveau chef qui va
s'employer à le moderniser et à panser ses blessures.
« Ponia », qui cherchait la « dislocation » de
l'UDR, a déjà perdu une bataille, et Giscard n'a toujours rien vu
dans le jeu de son Premier ministre !
Les principales marques que Chirac va avoir à cœur
d'imprimer lors de son passage à Matignon sont d'ordre à la fois
social et sociétal. Il le fera avec le concours de Simone Veil, sa
complice aux Affaires sociales. Il va notamment s'engager à fond à
ses côtés pour faire adopter la très importante loi sur
l'interruption volontaire de grossesse.
Déjà, lors de son discours de la porte Maillot, il
avait annoncé la loi sur la taxation des plus-values et relancé le
projet « gaullien » de participation. Malgré les premiers
effets du choc pétrolier, il va protéger salariés et consommateurs
en augmentant le salaire minimum, les retraites, les allocations
familiales. Il va aussi aider les entreprises en difficulté grâce à
la création du CIASI (Comité interministériel d'aménagement des
structures industrielles) et des CODEFI (Comités départementaux
d'examen des problèmes de financement des entreprises), chargés de
venir en aide aux PME. Par un renforcement du système
d'indemnisation du chômage partiel, il va protéger les salariés
contre les licenciements dus à un ralentissement temporaire de
l'activité. Il va renforcer le contrôle de la réalité des motifs
des licenciements économiques et celui de leurs modalités
d'accompagnement. Il fait mettre en place par l'UNEDIC une
allocation supplémentaire d'attente (les licenciés économiques
perçoivent pendant un an 90 % de leur salaire brut antérieur).
Il développe les préretraites et généralise enfin la Sécurité
sociale à l'ensemble des activités professionnelles.
Dans son entretien au Nouvel
Observateur 2 , il confie son état d'esprit en matière de
préoccupations sociales : « J'ai toujours été frappé par
le caractère excessif des inégalités dans notre société, non par
rapport à ce qui existe en d'autres pays, mais par rapport à ce qui
devrait exister pour des gens qui ont pour ambition – comme c'est
le cas des gaullistes – d'affirmer la dignité de l'homme. Et, bien
que ce soit une tâche difficile, ardue lorsqu'on mesure, en effet,
les “pesanteurs”, comme vous dites, lorsqu'on voit les “adhérences”
qui perpétuent les privilèges, je pense que nous devons affirmer de
façon concrète notre volonté d'organiser une société plus juste et
plus humaine. »
Jacques Chirac creuse ainsi son sillon. Faute
d'avoir les mains libres sur la plupart des sujets, il va également
commencer à se doter d'une stature internationale, condition
nécessaire pour aller au-delà de Matignon. Il reçoit Deng Xiaoping,
Premier ministre chinois, et noue des relations personnelles avec
lui. Il se rend en Russie, en Libye, en Inde, et en Irak où il se
lie d'amitié avec Saddam Hussein, relation qui, sortie de son
contexte, lui vaudra ultérieurement de très vives attaques,
orchestrées pour une part par la CIA, en 2003, après le refus du
président de la République de se joindre à l'attaque
américano-britannique contre Bagdad.
En développant les liens de la France avec l'Irak
et avec Saddam Hussein, Jacques Chirac s'est simplement inscrit
dans la politique arabe de la France initiée par le général de
Gaulle après la guerre des Six-Jours, y ajoutant seulement sa
touche personnelle, notamment la chaleur de ses contacts et ses
liens filiaux avec Marcel Dassault. Il importe également de
rappeler que la France a des intérêts pétroliers en Irak depuis la
fin de la Grande Guerre. Les puissances victorieuses – États-Unis,
Grande-Bretagne, France – s'étaient alors partagé les dépouilles de
la Turkish Petroleum Company. La France avait ainsi bénéficié de
23,75 % de l'Irak Petroleum Company (IPC) et avait créé, pour
gérer ces actifs, la Compagnie française des pétroles (CFP), qui
deviendra Total.
Depuis décembre 1961, l'Irak livrait une féroce
bataille contre les « Majors » faisant partie du
consortium de l'Irak Petroleum Company, y compris donc contre la
française Total. Le général Kassem finit par exproprier 99,5 %
des concessions de l'IPC. Mais, sitôt après la guerre des
Six-Jours, afin de remercier Paris pour sa position réservée à
l'égard d'Israël, Bagdad a manifesté le désir de nouer avec la
France une relation pétrolière privilégiée, espérant ainsi enfoncer
un coin dans le camp occidental. Un accord entre Elf et la
compagnie nationale irakienne (INOC) fut ainsi paraphé le 23
novembre 1967. Pour donner plus de lustre à ces nouveaux rapports,
le général de Gaulle accepta même de se rendre à Bagdad en
décembre, mais c'est finalement le chef de l'État irakien, le
maréchal Ali Aref, qui vint en février 1968 à Paris où il fut reçu
en grande pompe. Le numéro un irakien demanda alors pour la
première fois à faire l'acquisition de Mirage. L'Irak sort dès lors
de son isolement et Paris reprend pied dans le monde arabe en
commençant à y mener une politique indépendante de celle de Londres
et de Washington.
Le 18 septembre 1968, nouveau coup d'État à
Bagdad : le parti Baas accède au pouvoir. Le nom du nouveau
patron de l'Irak, le général al-Bakr, sera vite oublié. C'est le
supposé numéro deux du régime, Saddam Hussein, qui s'impose bientôt
comme l'homme fort du pays.
La Compagnie française des pétroles (Total) occupe
une position ambiguë puisque, tout en faisant partie des
« Majors », elle est française et, à ce titre, n'est pas
perçue comme « impérialiste » ; elle tente de
recoller les morceaux entre l'IPC et le pouvoir irakien. Sans
succès : le 1er juin 1972, Bagdad
nationalise l'IPC dans l'allégresse populaire, mais fait savoir à
l'ambassadeur de France en Irak que « toutes les dispositions
sont prises pour sauvegarder les intérêts français ». Une
assurance précieuse, puisque le pétrole irakien représente alors le
quart des approvisionnements de la CFP et 15 % de ceux de la
France, mais plutôt délicate à accepter…
Saddam Hussein est invité officiellement à Paris
du 14 au 17 juin. Il n'y a pas unanimité, parmi les membres du
gouvernement, sur la position à adopter à son égard ni face à ses
demandes de fournitures militaires, notamment de Mirage. VGE,
ministre des Finances, se montre réservé vis-à-vis d'une
augmentation trop rapide des exportations françaises, et Maurice
Schumann, ministre des Affaires étrangères, est foncièrement
hostile à toute vente d'armes à l'Irak.
Dès son arrivée à Paris, le 14 juin 1972, à
l'occasion d'un dîner offert par Jacques Chaban-Delmas, Premier
ministre, Saddam Hussein était entré dans le vif du sujet :
« Nous avons claqué la porte au nez des Américains, à celui
des Anglais et à celui de tous ceux qui n'avaient pas respecté
notre dignité. Nous savons que la France – son histoire le prouve –
respectera notre dignitié. Aussi vous proposons-nous de collaborer
dans les mêmes conditions que nous collaborons avec notre meilleure
amie, l'Union soviétique. » Quarante-huit heures plus tard,
Saddam Hussein était reçu à l'Élysée par Georges Pompidou. Le
président français avait dit « non » aux Mirage,
« oui » aux hélicoptères, « peut-être » aux
matériels terrestres. Le lendemain, les deux chefs de gouvernement
paraphaient un accord garantissant pendant dix ans la pérennité des
intérêts pétroliers français. La CFP pourrait acheter autant de
barils qu'elle aurait pu en enlever s'il n'y avait eu la
nationalisation.
L'envolée des cours du pétrole et la volonté de
garrotter l'hémorragie de devises qui s'ensuit vont faire sauter un
à un les verrous de la sagesse. Fin 1973, la CFP obtient pour le
gendre du général al-Bakr, numéro un irakien, un rendez-vous à
Matignon avec le directeur de cabinet de Pierre Messmer. Ledit
gendre s'occupe pour le compte de Bagdad des achats d'armes. Cette
fois, Paris ouvre toutes grandes les portes de ses arsenaux. Dès
1974, Thomson CSF signe avec l'Irak un contrat de couverture
aérienne radar pour 1,764 milliard de francs. De son côté,
Bagdad plaide pour que la France soit épargnée par les décisions
d'embargo sur les produits pétroliers prises par les pays du Golfe
après le déclenchement de la guerre du Kippour en 1973, et exige en
revanche qu'elles soient appliquées sans faille aux États-Unis,
accusés de soutenir l'État hébreu.
Quelques mois plus tard, la France de Valéry
Giscard d'Estaing non seulement honore ses engagements vis-à-vis de
l'Irak, mais les développe encore. Une délégation irakienne
débarque à Paris en août 1974 pour préparer le voyage à Bagdad de
Jacques Chirac, nouveau Premier ministre. Elle visite le
Commissariat à l'énergie atomique, dirigé par André Giraud qui lui
vante la qualité des centrales nucléaires françaises. Le
1er septembre, les deux gouvernements
signent un accord « relatif à l'équipement des armées
irakiennes », et les premières négociations s'engagent entre
les responsables de l'aviation militaire irakienne et Dassault.
Sans disposer de renseignements très précis sur cette étape, on
peut parier que, dans le droit fil d'un engagement qui voulait que
ce qui était bon pour Dassault le fût pour la France, le Premier
ministre encouragea ces pourparlers.
Le 1er décembre 1974,
Jacques Chirac est accueilli à bras ouverts à Bagdad par Saddam
Hussein. Les observateurs notent que l'hôte de Matignon
« séduit » littéralement l'homme fort irakien, notamment
par sa façon de savoir « perdre » du temps avec lui, de
condescendre à jouer avec ses enfants, à genoux sur les tapis.
Enthousiasmé par l'accueil qui lui est réservé, Chirac annonce la
signature de nombreux contrats pour les entreprises françaises,
équivalant à une somme de 15 milliards de francs. Si le chiffre
paraît gonflé, il n'en traduit pas moins un emballement des
relations industrielles et militaires entre les deux pays.
Le 12 mars 1975, une délégation de Dassault-Snecma
débarque à Bagdad pour y présenter un Mirage F1. Le
5 septembre de la même année, l'avion du président irakien se
pose à Orly où Jacques Chirac l'accueille dans des termes on ne
peut plus chaleureux : « Vous êtes mon ami personnel.
Vous êtes assuré de mon estime, de ma considération, de mon
affection ! » Les deux hommes passent plusieurs jours à
visiter ensemble les installations militaires de Cadarache, puis à
mieux se connaître dans le cadre d'un week-end privé. Les habitants
des Baux-de-Provence se souviennent encore du commun séjour de ces
illustres hôtes. La table du restaurant L'Oustan de Beaumanière fut
particulièrement appréciée par Saddam Hussein.
Chirac voyait en Saddam le dirigeant arabe laïc
qui entendait moderniser son pays et que la France se devait
d'aider : « Ils sont tombés dans les bras l'un de
l'autre. Chirac cherchait à se constituer un domaine de politique
étrangère que Giscard ne voulait pas lui concéder. Saddam, lui,
voulait se désengager de la tutelle soviétique au profit d'un pays
européen à la technologie avancée. Chirac savait que l'Irak était
un pays important. Il a saisi l'occasion », se souvient
l'ambassadeur Jacques Morizet 3 .
Au terme de cette visite, lors du dîner officiel
donné à Versailles dans la galerie des Glaces en l'honneur de son
hôte, le Premier ministre confirme les bonnes dispositions de son
gouvernement à l'égard de Bagdad : « La France est prête
à apporter à votre pays ses hommes, sa technologie, ses
compétences. » Marcel Dassault figure parmi les convives.
Chirac l'a convaincu de la justesse de son engagement aux côtés de
l'Irak, ainsi que le rapporte le général Gallois 4 : « Marcel Dassault vouait
une très grande affection à Jacques Chirac. Avant son arrivée à
Matignon, il avait l'habitude de dire à son sujet : “Il ira
loin, ce petit.” Il avait une grande confiance dans ses
orientations politiques et partagea vite ses raisons d'encourager
une politique d'indépendance nationale de l'Irak, l'incitant à
rompre son alignement sur l'URSS. Marcel Dassault finit par être
totalement convaincu de l'importance, pour la France, de mener une
grande politique arabe. Il était même assez fier d'avoir obtenu le
marché irakien. Et puis, les affaires sont les affaires… Il croyait
de surcroît en la force de persuasion. Quand il avait un ennemi,
qu'une personne lui faisait du mal, il me disait : “Invitez-le
donc à déjeuner.” Pour lui, de la même façon, il suffisait de
persuader Saddam Hussein de ne pas attaquer Israël… » Dès
novembre 1975, des officiers de l'armée de l'air irakienne sont
envoyés visiter les usines où se fabriquent les éléments du F1
qu'ils espèrent acquérir. Le même mois, les deux gouvernements
signent un accord de coopération nucléaire.
Moins de deux mois après la signature de cet
accord, en janvier 1976, au retour d'un voyage officiel en Inde,
Jacques Chirac fait escale à Bagdad en compagnie de Raymond Barre,
ministre du Commerce extérieur, pour rencontrer l'ami Saddam et
s'enquérir de l'avancement des pourparlers entre les Irakiens et la
Snecma, Dassault, Thomson et Matra.
Jacques Chirac démissionne à la fin de l'été et
c'est Raymond Barre qui chausse immédiatement ses bottes, comme
Jacques Chirac avait fait naguère de celles de Pierre Messmer. Le
25 juin 1977, le nouveau Premier ministre se déplace à Bagdad pour
y signer un premier contrat portant sur 36 Mirage F1, le dernier
modèle.
Il est généralement admis que les contrats conclus
avec l'Irak ont été bénéfiques pour le parti gaulliste et pour
d'autres partis, ainsi que nous l'avons nous-mêmes appris lors de
notre enquête sur Marcel Dassault 5 . Proche collaborateur de l'avionneur, le
général Gallois, qui se plaignait des hémorragies d'argent
provoquées par son soutien aux partis politiques, fait dire à son
patron : « Mais, mon cher Gallois, vous n'avez rien
compris : je finance la démocratie, je finance tous les
partis, il le faut ! Nous vendons beaucoup à l'exportation,
c'est l'étranger qui finance les campagnes politiques. Il suffit de
majorer un peu les prix de vente à l'exportation ! »
Gallois nous a confirmé ces dires de Marcel Dassault :
« C'est effectivement l'étranger qui finançait les campagnes
politiques. Il suffisait de majorer un peu les prix. De toute
façon, sans commission pour les intermédiaires, on ne vendait rien,
que ce soit aux pays arabes ou ailleurs. C'était facile : on
demandait l'autorisation de payer un certain nombre
d'intermédiaires locaux et on ne leur en versait qu'une certaine
partie. Exemple : sur 50 millions, 25 étaient réglés aux
intermédiaires du pays acheteur ; quant aux 25 restants, grâce
à la complicité des banques, ils revenaient en espèces, via des
paradis fiscaux, aux partis politiques. La France n'était pas la
seule à user de telles pratiques. Les Américains de Lockheed
faisaient de même pour arracher des marchés avec la Suisse, et
rappelez-vous le scandale qui éclata aux Pays-Bas : le prince
Bernhard en personne touchait des pots-de-vin ! »
Le marché irakien a ainsi beaucoup aidé Dassault à
« financer la démocratie » par la surfacturation de ses
avions. Le montant des commissions, rétro-commissions et
surfacturations pouvait faire l'objet d'âpres discussions. Le
général Gallois fournit quelques détails croustillants sur les
bénéficiaires des largesses de Marcel Dassault :
« L'entourage de Valéry Giscard d'Estaing faisait partie des
fidèles habitués. Michel Poniatowski venait au rond-point des
Champs-Élysées. On appelait Jeannine Grandin, la secrétaire
particulière de Dassault : “Jeannine, apportez-moi le paquet
n? 8”, lançait l'avionneur… » Si le nom de Jacques Chirac
n'est pas sorti, celui de son parti était bien sûr affiché comme
une des « danseuses » du généreux Marcel. Gageons même
que la formation gaulliste était sa danseuse étoile.
Le fossé entre VGE et son Premier ministre ne
cesse de se creuser alors même que Jacques Chirac continue à
manifester la plus grande déférence envers le président de la
République.
À l'occasion d'un petit remaniement ministériel
imposé par Giscard début janvier 1976, « Ponia » et Jean
Lecanuet, les deux ministres les plus hostiles à Chirac, ont pris
du galon et sont devenus ministres d'État. L'hôte de Matignon va
dès lors commencer à laisser entendre au président de la République
qu'il va bientôt lui falloir trouver un autre Premier ministre. Les
élections cantonales de mars 1976 sont une catastrophe pour la
majorité. Le chef de l'État est ébranlé alors que les critiques
épargnent dans une large mesure son chef de gouvernement. Influencé
par Pierre Juillet, Giscard, fin mars, confie à Jacques Chirac
« le soin de coordonner et d'animer l'action des partis
politiques de la majorité », faisant ainsi de lui le patron de
cette majorité avec des pouvoirs accrus. Puis, se ravisant, il
décide de reprendre ce qu'il a imprudemment concédé à son Premier
ministre. Dès lors, le compte à rebours de la rupture a commencé.
« Si vous voulez ma place, monsieur le Premier ministre,
dites-le franchement », lance un jour, agacé, le
président.
Le 23 mai est lancée par Jean Lecanuet et Jacques
Duhamel, soutenus par « Ponia », ce qui va bientôt
devenir l'UDF. Chirac a compris : la guerre a repris de plus
belle. Dès lors, il cherche un prétexte pour quitter Matignon dans
les meilleures conditions, prêt à transgresser la règle non écrite
selon laquelle le Premier ministre occupe son poste par la volonté
du président, ce dernier décidant de sa nomination comme de son
départ.
Conscient du danger, Giscard invite le couple
Chirac au fort de Brégançon pour la Pentecôte. Journalistes et
essayistes ont beaucoup glosé sur le choc de leurs deux manières
d'être. D'un côté, un président qui, au fil du temps, poussé par un
incommensurable ego, s'est pris pour un Capétien renouant avec
l'ancienne étiquette, comme Louis XVIII et Charles X après
1815. De l'autre, un Premier ministre qui, tout en ayant consolidé
ses origines bourgeoises par un cursus d'énarque, se considère,
lui, le Parisien, comme un pur Corrézien aux semelles crottées.
« J'ai compris ce jour-là que Giscard ne supportait pas que
ses enfants dussent passer après le Premier ministre. S'il y avait
eu une prochaine fois, c'était clair : Bernadette et moi
passions après le chien ! » a-t-il raconté à Bernard
Billaud 6 , cinq mois après la rencontre de
Brégançon.
Dernier d'une longue liste, j'interrogeai à mon
tour Jacques Chirac sur son séjour dans la résidence d'été des
présidents. Il reconnaît bien volontiers que le séjour à Brégançon
ne fut pas la cause première de sa démission, mais que ce week-end
mit en pleine lumière la véritable nature de leurs
rapports :
« Ce qui m'a d'abord choqué, c'est que nous
sommes restés dans notre chambre, l'après-midi du samedi, sans
qu'il se passe rien jusqu'à 19 heures 30. Le lendemain,
pour le dîner, Giscard avait invité son moniteur de ski (l'hiver)
et de natation (l'été), ainsi que la femme de celui-ci. Des gens
très gentils, très modestes. Ils arrivent. Cela a été
affreux : Anémone avait dit à Bernadette de venir en robe
longue. Il est venu en polo, elle en petite jupette. J'en étais
malade. Cette pauvre fille a passé tout son temps, pendant
l'apéritif, à tirer sur sa jupe pour essayer de lui faire gagner
quelques centimètres. On voyait bien qu'elle était malheureuse,
désespérée d'être là. On ne fait pas des choses comme ça, ou alors
on prévient. J'ai trouvé que c'était au-delà de la faute de goût.
C'était inadmissible ! Les deux invités étaient terrorisés.
Vous vous rendez compte : ils se retrouvaient face au
président de la République et au Premier ministre, et à leurs
épouses en robe longue ! Mettez-vous à la place de ce pauvre
garçon à qui on n'adressait pratiquement pas la parole. Je me suis
décarcassé pour essayer de leur faire la conversation, notamment à
la jeune femme, mais elle ne me répondait même pas. Elle était
tétanisée. On ne se permet pas des choses pareilles. Il faut
toujours traiter les gens avec respect. Là, c'était bel et bien un
manque de respect. En plus, pour l'apéritif, il y avait deux
fauteuils pour le président et sa femme, et des tabourets pour
nous, les quatre autres ! C'était franchement mal
élevé. »
Et Jacques Chirac de conclure par un
vigoureux : « J'en avais marre ! » Moins d'un
mois plus tard, le 4 juillet 1976, le Premier ministre remet sa
démission au président qui lui demande de surseoir jusqu'à la
rentrée. Le 25 août au matin, avant même l'arrivée du président,
Jacques Chirac annonce sa démission devant les ministres réunis en
Conseil. Il estime n'avoir pas disposé des moyens nécessaires pour
affronter une situation difficile : « Je n'ai pas obtenu
les moyens et la liberté que je demandais. » Et, s'adressant à
« Ponia » et à Lecanuet : « Certains d'entre
vous ont compliqué ma tâche. En affaiblissant la cohésion
gouvernementale, ils ont affaibli la majorité. »
Après l'arrivée de Giscard, le Premier ministre
reformule sa démission. Le président l'accepte en émettant quelques
commentaires fielleux. Jacques Chirac a ensuite un très rapide
tête-à-tête avec le chef de l'État. Il lui déclare qu'il n'entendra
plus parler de lui en politique. Quelques instants plus tard,
depuis Matignon, il annonce son départ devant les caméras :
« J'estime aujourd'hui que je ne possède pas les outils
nécessaires pour assumer mes fonctions de Premier ministre, et,
dans ces conditions, j'ai décidé d'y mettre fin. »
Le ton est rageur. La guerre entre Jacques Chirac
et Valéry Giscard d'Estaing est devenue totale.
L'après-midi, le Premier ministre démissionnaire
réunit l'ensemble des membres de son cabinet et commente
l'événement : « J'ai choisi Giscard d'Estaing en 1974
parce qu'il n'y avait pas d'autre option possible. Je n'avais plus
les moyens de gouverner. Je n'ai d'ailleurs pas hésité, ce matin,
en plein Conseil, à déclarer devant le président de la République
que certains ministres, qui se sont reconnus sans peine, se sont
employés à me rendre la tâche impossible. Mon combat politique se
poursuit au sein de la majorité présidentielle en vue d'épargner à
la France les affres de la venue au pouvoir d'une coalition dominée
par les communistes. Je ne suis pas opposé à l'alternance, mais une
telle éventualité est obérée par la présence des communistes au
sein de la coalition de gauche. Or il n'y a pas de cas où les
communistes arrivés au pouvoir l'aient abandonné de leur plein gré.
Au train où vont les choses, la coalition de gauche gagnera les
élections municipales de 1977, puis les élections législatives de
1978. C'en sera alors fait de la liberté et de la démocratie dans
notre pays. Car comment imaginer qu'après avoir quêté le pouvoir
pendant vingt ans, M. Mitterrand veuille jamais, après l'avoir
conquis, le remettre en jeu ? Vous m'entendez bien : si
la gauche arrive au pouvoir, il n'y aura plus d'élections
présidentielles à l'avenir ! »
Ce ton vindicatif traduit la volonté de Jacques
Chirac d'en découdre à droite comme à gauche ; il colle bien
avec le portrait qu'amis et ennemis font et se font alors de
lui.
Quel a été son bilan à ce premier poste de hautes
responsabilités ? Jacques Chirac a rarement droit à une
analyse sereine de son action. Raymond Barre, son successeur à
Matignon, ne s'est pas privé de dire qu'il avait trouvé, à son
arrivée, les caisses vides et une situation pour le moins
catastrophique. Dix ans plus tard, Christine Mital émettait dans
L'Expansion un jugement plutôt mitigé,
rappelant que l'inflation était alors tombée de 15 à 10 %, que
la production s'était redressée, mais qu'en revanche, sous l'effet
du « choc pétrolier », le nombre des chômeurs avait
doublé et le déficit commercial s'était creusé.
Subsiste un mystère dans les relations entre
Giscard et Chirac : malgré les coups que lui a portés le
premier – auxquels, il est vrai, il a fort bien répondu –, le
second conserve aujourd'hui encore une certaine fascination pour
son intelligence et préfère croire que, sans « Ponia »,
il aurait pu s'entendre avec lui : « C'est Ponia qui m'a
brouillé avec Giscard. Il a tout fait pour nous fâcher. Sans lui,
cela aurait pu marcher entre nous. Je me serais fait au
fonctionnement de Giscard, j'avais assez de personnalité, et mon
jardin secret était préservé… Ponia a été le mauvais génie de ma
relation avec lui. »
Cette explication me semble pour partie une
reconstruction du passé qui permet de mieux intégrer l'admiration
qu'il a longtemps vouée à Giscard et son engagement à ses côtés
pour le porter à l'Élysée. En 1974, ne déclarait-il pas :
« Je suis très loin d'avoir les capacités intellectuelles du
président de la République… C'est probablement sans doute pour cela
qu'il est à l'Élysée » ? Au cours de nos entretiens, ce
mélange ambigu de rejet, de rancune et d'admiration s'est manifesté
à plusieurs reprises. Ainsi, lors de l'un d'eux, quand je le
relance.
« Il vous doit la présidence…
– Sans nul doute, répond-il. Pourquoi ?
Parce que je pensais qu'il était le meilleur. Après quoi, j'ai
changé d'avis…
– Le meilleur dans l'absolu, ou le meilleur
pour battre la gauche ?
– C'était un homme dont l'intelligence
séduisait. Cela ne fait aucun doute. Un homme très brillant, mais
qui raisonnait faux, et qui n'incarnait pas la France,
contrairement au père de Gaulle, contrairement à Pompidou, et
contrairement – je vais vous surprendre – à
Mitterrand… »